Interview | Pierre Ancet | Covid-19 - Du plaisir d'être confinées
[Interview réalisée par Vincent Chambarlhac le 5 mai 2020]
Pierre Ancet nous présente le travail qu'il mène en ce moment avec un groupe de jeunes femmes autistes qui lui parlent du plaisir d’être confinées (c’est-à-dire d’échapper à la socialisation, aux transports, aux hyperstimulations qui les épuisent d’ordinaire). En cette période de confinement, nous voyons en quoi les normes d’appréciation du normal et du pathologique peuvent être renversées dans des situations particulières touchant l’ensemble du corps social.
Vincent Chambarlhac : En quoi la situation de confinement a-t-elle à voir avec un travail de recherche sur l’autisme ?
Pierre Ancet : Le confinement que nous vivons introduit un étonnant renversement, puisque des personnes habituellement très sociables vivent difficilement le fait de rester chez elles, face à elles-mêmes, dans le même lieu de vie, tandis que des personnes traditionnellement considérées comme « inadaptées » peuvent le vivre très bien.
C’est le cas des jeunes femmes autistes de haut niveau avec lesquelles j’ai la chance de travailler, qui me parlent du plaisir d’être confinées (c’est-à-dire d’échapper à la socialisation, aux transports, aux hyperstimulations sensorielles et relationnelles qui les épuisent d’ordinaire). Plusieurs d’entre elles évoquent le calme, le silence, le chant des oiseaux retrouvé même en plein ville, l’absence de cris et de bruits de circulation.
Tout dépend bien entendu des conditions matérielles de ce confinement : être enfermé dans une petite pièce dans un appartement avec trois autres personnes serait aussi un cauchemar pour elles.
Mais on voit qu’il y a une transformation de ce que nous nommons normal et pathologique en fonction du contexte qui nous environne. Souvenons-nous que les êtres humains n’ont pas de milieux propres, mais créent un milieu artificiel (technique, culturel, social) qui peut évoluer au gré des circonstances, des décisions politiques, de la diffusion des idées et des nouveaux outils dont nous disposons.
Sommes-nous dans ce cas collectivement amenés à devenir autistes avec le confinement ?
C’est une manière de parler, car l’autisme est lié à une neurospécificité, une manière de percevoir le monde, de penser, de sentir, qui est particulière et complique entre autres les relations sociales. On ne devient pas autiste, non plus qu’on peut se séparer de son autisme. En revanche on peut s’y perdre ou s’en distancier, notamment par les compensations et stratégies personnelles que l’on met en place.
Lorsque les personnes non-autistes (neurotypiques) s’isolent, elles ne deviennent donc pas autistes, mais elles font l’expérience d’une barrière qui leur est imposée, qui est peut-être un équivalent des barrières relationnelles rencontrées par les personnes autistes dans leur vie de tous les jours. À propos du confinement, l’une des participantes me disait : « Peut-être que le sentiment d’oppression et de claustrophobie que décrivent en ce moment les neurotypiques est le pendant toutes proportions gardées de ce que nous vivons le reste du temps ».
Et une autre : « Pour les neurotypiques, le mur physique est très contraignant, alors que pour les autistes les murs sont relationnels » . Elle-même se heurte d’ordinaire à un monde incompréhensible, à des séries de barrières sociales invisibles et surtout imprévisibles, car les enjeux de pouvoir, les hiérarchies, les compétitions implicites sont difficilement compréhensibles pour elle.
L’une des difficultés majeures ordinairement rencontrées par les personnes autistes, même bien intégrées, ce sont les salutations sociales, la spontanéité que l’on en attend, et toutes les règles sociales implicites qui s’y jouent. Quand la distanciation sociale est demandée, il n’y a plus d’efforts à faire pour doser la quantité de contact nécessaire dans une poignée de main (si tant est qu’on puisse la tolérer), plus de bises ou d’embrassades à consentir, plus de conversations phatiques sur le temps qu’il fait ou le début de semaine qui mettent très mal à l’aise ces personnes faute de règles claires et d’intérêt pour ce type de communication.
On voit par là que le degré de vulnérabilité de chacun est modifié par le contexte et les moyens de communiquer dont on dispose : l’écrit, la messagerie instantanée (le tchat) ou la visioconférence sont de très bons moyens de contact pour les personnes autistes. Par exemple en visioconférence, il est possible de s’échapper un temps puis de revenir dans l’interaction, sans être débordé par elle, pour prendre du recul par rapport à un échange que l’on aurait subi lors d’une rencontre en présence au risque de s’épuiser et de n’avoir pu se faire comprendre.
Les normes d’appréciation d’une conduite peuvent être renversées dans des situations particulières touchant l’ensemble du corps social.
Mais il faudra bien un jour sortir du confinement…
Certes, mais il se peut que cette expérience marque durablement nos habitudes culturelles, notre manière de nous saluer par exemple. Peut-être nous marquera-t-elle suffisamment pour nous permettre de collectivement réfléchir davantage à nos priorités dans la vie, notre rapport à l’essentiel, le sens que nous donnons à nos activités.
Dans une telle période, nous sentons plus nettement si nous faisons nos activités pour les partager avec d’autres ou si nous les faisons prioritairement pour nous-mêmes. Un élève très investi dans la relation aux autres ou à son enseignant travaille prioritairement pour eux, et secondairement pour lui. Ce n’est pas le cas d’un élève autiste, qui n’a pas besoin de s’adresser à autrui pour être motivé par le travail d’une question qui le passionne. Les personnes autistes ont des centres d’intérêts très marqués qui leur permettent de se concentrer durablement sur la même activité. C’est plutôt le changement d’activité imposé qui les met mal à l’aise, le fait de devoir quitter intérêt spécifique pour jouer un jeu social.
Certaines participantes m’ont dit être heureuses d’être libérées de l’énergie nécessaire pour apparaître face aux autres, pour se protéger une fois à l’extérieur. C’est une énergie que l’on peut consacrer à d’autres fins. Être chez soi permet de ne pas avoir à endosser ces couches protectrices pour donner le change des apparences sociales.
Ne pourrions-nous pas collectivement profiter de ce que nous vivons pour repenser nos priorités ? En étant face à soi-même, chez soi, face à ses proches, on mesure ce que l’on peut attendre de soi, sans compter sur d’aide de l’extérieur pour s’estimer, se valoriser ou produire une impression. Il y a dans la relation à l’intime une épreuve de vérité que beaucoup s’efforcent d’éviter en temps normal.
Pierre Ancet est membre du LIR3S (UMR 7366 UMR CNRS-uBFC), maître de conférences en philosophie des sciences à l’Université de Bourgogne.
Il interviendra dans le cadre du séminaire interdisciplinaire Bourgogne-Franche-Comté Penser la pandémie, par visioconférence, le 8 septembre 2020.
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(ex Centre Georges Chevrier)
n° 85 - mai 2020
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