Interview | Laurent-Henri Vignaud - Covid-19 : regards des SHS sur une crise sanitaire
[Interview réalisée par Vincent Chambarlhac le 31 mars 2020]
Chacun s’accorde à dire désormais que la crise sanitaire actuelle due au Covid-19 est « historique ». Pourtant, tant dans les grands médias qu’auprès des politiques, seule la parole des médecins semble avoir été entendue. Une épidémie ne se résume pas à la rencontre d’un microbe avec un hôte humain, les chercheurs en SHS ont pleine légitimité pour évoquer les conséquences économiques, sociales, historiques, mentales, etc., de tels phénomènes.
Vincent Chambarlhac : L'épidémie actuelle illustre un aspect de la globalisation, est-elle à tes yeux
un phénomène autant politique que sanitaire ?
Laurent-Henri Vignaud : Évidemment les virus ne nous demandent pas la permission pour circuler, et ils n’ont pas attendu que l’économie soit mondialisée pour se répandre de continent en continent. La première pandémie connue en Occident, à l’échelle historique, est la « peste de Justinien » qui frappe le bassin méditerranéen au VIe siècle et qui correspond à un moment charnière de transition entre l’écoumène antique et le repli haut-médiéval. Cependant un chiffre est très parlant : lors de la grippe asiatique de 1957-1958 (l’une des dernières grandes pandémies), le virus avait mis six mois pour atteindre l’Europe, ce coronavirus a mis un mois et demi !
Nier que la pandémie actuelle soit en lien avec la « mondialisation » serait donc absurde. Les virus n’ont pas de passeport mais les humains qu’ils contaminent, si. La crise est globale, mais les réponses sont extraordinairement adaptées au contexte local : la réponse chinoise n’est pas la réponse coréenne qui n’est pas la réponse française qui n’est pas la réponse anglaise ou américaine.
L'histoire des épidémies montre que celles-ci sont des phénomènes sociaux globaux, comment percevoir
la très faible place accordée aux SHS (et notamment l'histoire) dans le traitement médiatique actuel
du Covid-19 ?
Du point de vue du chercheur en SHS, à fortiori pour l’épistémologue ou l’historien des sciences, cette crise est une expérimentation in vivo mettant à jour des phénomènes théoriquement bien connus, à commencer par la notion d’expertise, contestable quand elle se double d’une prise de pouvoir. C’est ce que recoupe le concept désormais presque trivial de « biopolitique » de M. Foucault où un pouvoir « s’exerce sur les êtres vivants en tant qu’êtres vivants », ce qui ne s’applique pas seulement à la santé mais aussi à l’économie, l’éducation, la justice, etc.
Pendant presque deux mois, politiques et journalistes (à l’exception d’une partie de la presse écrite) n’ont voulu appréhender le phénomène épidémique qu’à travers la voix des médecins. Or, une épidémie c’est un phénomène social global qui ne peut se résumer à la rencontre inopportune entre un microbe et un être humain. Lorsqu’elle se produit, elle induit toutes une série de réactions d’ordre politique, psychologique, économique, social, etc. Ce n’est pas seulement la « crise » qu’il faut alors gérer (par exemple, le risque de troubles à l’ordre public) mais toute une chaîne de bonnes décisions à construire.
Le pouvoir a failli politiquement quand, après avoir reçu l’avis des experts médicaux, il a maintenu les élections municipales prenant le risque (avéré) d’une abstention massive et différentielle, favorisant de facto certains partis et en défavorisant d’autres. Cette « expertise » là, pourtant, était hors du champ médical et pleinement de son ressort ! Il a fallu presque quinze jours pour que les discours officiels incluent la caissière de supermarché, le boulanger, l’éboueur ou le chauffeur de bus parmi les « héros de guerre ». Les chercheurs en SHS étaient en mesure d’alerter sur cet aspect bien plus tôt.
Comment caractériser le discours médical sur le traitement du Covid-19, et plus particulièrement
la polémique autour des propositions du Professeur Raoult ?
Contrairement à ce qu’on entend ici ou là, le discours médical n’a pas été défaillant. Tous ceux qui connaissent les phénomènes épidémiques savaient à quoi s’attendre, si et seulement si la mécanique pandémique devait se déclencher. Tout le débat et les atermoiements, y compris de l’OMS, ont reposé sur cette incertitude, doublée par la suspicion que les Chinois ne nous disaient pas tout. Les plus visionnaires n’ont cependant pas été les médecins mais les statisticiens qui savent lire l’allure d’une courbe… Premier constat : dans cette crise sanitaire, et c’est une constante de la « médecine épidémique », les matheux ont été plus clairvoyants que les médecins.
La controverse autour de la chloroquine offrira sans aucun doute un exemple paradigmatique aux historiens et aux sociologues des sciences de demain. Tous les acquis des « sciences studies » concernant les études de controverses s’y retrouvent, les mêmes concepts qui donnent mal au crâne à nos étudiants qui les trouvent parfois trop abscons : flexibilité interprétative, cycle de crédibilité, charge théorique, expérience cruciale, etc. Quelle que soit l’issue de l’Affaire Raoult, tous ces éléments y sont d’ores et déjà visibles.
Du point de vue de l'historien, le contexte actuel semble faire ressurgir toute une série de discours
– notamment complotistes – déjà aperçus auparavant. Est-ce un effet d'optique ou une manière sociale d'appréhender la complexité de la crise ?
J’ai botté en touche lorsque la question m’a été posée il y a quelques semaines par un journaliste car elle me gêne. Non pas que les complotistes ne trouvent pas de grain à moudre dans cet épisode bénit pour eux mais parce qu’elle suggère que la circulation des fakenews seraient plus dangereuse que celle du virus. C’est encore une manière de dire, dans la bouche d’un certain nombre de politiques et de journalistes : ne vous inquiétez pas, tout est sous contrôle, et si cela dérape ce sera la faute de ces imbéciles de citoyens.
Or, comme tu l’indiques, certaines recherches (par exemple, celles du sociologue Emmanuel Taïeb) montrent que le complotisme repose en grande partie sur la recherche d’une rationalité plus accessible et immédiate que celle des « sachants » vu comme un groupe homogène (ce qu’ils ne sont pas). On ne peut rejouer éternellement la « science populaire » contre la « science savante », l’affaire de la chloroquine en est une démonstration éclatante. Tout se mélange et les frontières sont poreuses.
Alors, oui, bien sûr parmi les partisans du professeur en microbiologie marseillais on retrouve pas mal de complotistes et d’antivax qui se représentent l’affaire comme un nouveau combat de David contre Goliath/BigPharma, sans crainte d’avoir recours à des arguments antisémites d’ailleurs. On atteint là la limite du « principe de prolifération » cher à l’anarchisme épistémologique de Feyerabend : peut-on se passer des protocoles ? Faut-il dire adieu à la méthode ? Toute structure de contrôle est-elle par nature néfaste ? L’histoire de la médecine est pleine de découvertes en partie inattendues (par exemple, la pénicilline) mais aussi de faux remèdes à l’allure de panacées (par exemple, la ciclosporine qui devait guérir du sida).
Laurent-Henri Vignaud est membre du LIR3S (UMR 7366 UMR CNRS-uBFC), historien des sciences, maître de conférences en histoire à l’Université de Bourgogne. Il est l'auteur avec Françoise Salvadori d'Antivax. La résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours. |
Françoise Salvadori et Laurent-Henri Vignaud, Antivax. La résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Éditions Vendémiaire, collection « Chroniques », 2019. |
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(ex Centre Georges Chevrier)
n° 84 - avril 2020
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