Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-UBE
Territoires contemporains


La prescription culturelle en question
Le dispositif musical du Mouvement de la jeunesse communiste de France (1956-1968) : prescription culturelle et gouvernementalité militante
Jedediah Sklower
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RÉSUMÉ
Le Parti communiste français et le Mouvement de la jeunesse communiste de France, dans leur volonté d’attirer et d’intégrer à leurs rangs la jeunesse des années 1950-1960, ont progressivement composé avec la nouvelle culture jeune. En analysant les discours sur les musiques populaires et l’évolution du dispositif culturel communiste, cet article entend explorer les liens entre prescription culturelle et gouvernementalité militante.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : Parti communiste français ; Mouvement de la jeunesse communiste de France ; musiques populaires ; dispositif culturel ; prescription culturelle ; gouvernementalité militante
Index géographique : France
Index historique : années 1950-1960
SOMMAIRE
I. Introduction
II. Une jeunesse « qui aime twister mais qui a ses soucis » : l’évolution des prescriptions musicales communistes
1) « Les soucis et les joies de ceux qui travaillent et aiment »
2) « Faire de Johnny Hallyday un héros de la lutte des classes ! »
3) L’échec du virage « copains »
II. Les Relais de la chanson : ambivalences de la contre-industrie culturelle communiste
1) Un dispositif prescriptif
2) Une alternative à l’industrie musicale ?
3) Le répertoire des candidats
IV. Conclusion

TEXTE
Rien de ce qui préoccupe la jeunesse ne nous est étranger. [1]

I. Introduction

À partir du milieu des années 1950, le PCF entre dans une phase d’ouverture, entreprenant notamment une transformation de sa conception de l’art qui l’amène à s’écarter par étapes, avant de l’abandonner définitivement, de la doctrine jdanoviste (réalisme socialiste, soumission des artistes et des intellectuels à la ligne et à « l’esprit de parti »). Cette première phase est comme un prélude à l’« aggiornamento » idéologique et stratégique plus général [2], dont les contours s’affirment et se précisent dans les années 1960, avec le dégel à l’échelle internationale, les conséquences de la mort de Maurice Thorez en 1964, la recherche d’une alliance électorale avec la SFIO, entre autres. Ce tournant concerne notamment ses rapports à la jeunesse, à une époque où la catégorie s’impose dans la société et le débat public [3]. Le PCF avait lancé une réorientation des activités de l’Union de la jeunesse républicaine de France (UJRF) vers les loisirs, développant de nombreuses activités à destination des jeunes, accordant une place croissante à la nouvelle culture jeune dans sa presse (vedettes, flirt, etc.), sans pour autant délaisser ses normes et représentations antérieures. Le Mouvement de la jeunesse communiste de France (MJCF) [4] cherche donc à s’adapter à la nouvelle culture jeune. Il renoue notamment avec la forme magazine [5] s’adressant à l’ensemble de la jeunesse, avec Nous les Garçons et les Filles (NGF), qui remplace en mai 1963 les publications antérieures destinées aux filles, aux garçons, aux jeunes ruraux et aux lycéens.

À cet égard, les discours et l’offre culturelle du MJCF en matière de musique constituent un prisme particulièrement fécond pour comprendre les rapports entre culture politique et culture populaire jeune, et pour analyser les formes prises par la prescription culturelle dans le cadre d’une organisation telle qu’un parti politique et ses mouvements de jeunesse. L’objectif de cet article est d’explorer certaines des transformations du dispositif musical communiste à destination de la jeunesse, pour penser plus généralement l’articulation entre militantisme et prescription culturelle – un des aspects du « gouvernement des sens » communiste [6]. Car c’est l’ensemble des éléments de ce dispositif qui, d’une manière ou d’une autre, participent à ce qu’est « la » prescription culturelle communiste, qui ne peut être pensée de la même manière que les formes de prescription prises par des instances plus nettement circonscrites, ou dont la coordination ne peut être aussi clairement ramenée à une instance centrale – quand bien même le concept de dispositif, dans l’acception foucaldienne que j’adopte dans mon travail, impliquerait de penser l’agencement d’éléments hétéroclites et épars, dont « l’origine » ne saurait être assignée à un centre unique.

C’est la raison pour laquelle je vais étudier deux aspects de ce dispositif musical, avec tout d’abord l’analyse des discours tenus sur les musiques populaires, et plus précisément la chanson, la variété et le rock’n’roll, en tentant de déterminer leurs effets sur leurs destinataires. La prescription culturelle s’y fait d’abord et avant tout mode de gouvernementalité militante (II). Comme cette prescription s’inscrit dans ce dispositif musical plus vaste, j’examinerai spécifiquement le rôle qu’y joue un autre élément, de nature différente : les Relais de la chanson française, un crochet musical lancé par le MJCF en 1958 (III).

II. Une jeunesse « qui aime twister mais qui a ses soucis » [7] : l’évolution des prescriptions musicales communistes et ses effets

1) « Les soucis et les joies de ceux qui travaillent et aiment »

Dans sa presse comme dans l’ensemble des éléments de sa politique culturelle, le PCF et le MJCF entendent « exalter et défendre la chanson française, surtout la bonne, comme il [leur] a été donné de défendre le cinéma [8]. » De fait, il vont également devoir de plus en plus composer avec les variétés, quitte à renier une part de leur identité politico-culturelle, et surtout à dérouter les jeunes militants les plus dévoués et orthodoxes.

Aux yeux du PCF, la jeunesse n’est pas une catégorie sociale en soi ; elle n’est pas marquée par « une communauté d’intérêts, une solidarité existentielle [9] », indépendante de la division de la société en classes sociales. Les journalistes de l’Avant-Garde (AG) et de NGF n’ont de cesse de rejeter le « conflit des générations » et associent systématiquement le sort et les préoccupations de la jeunesse populaire à ceux de la classe ouvrière, l’opposant à la « jeunesse dorée [qui] s’abandonne à toutes les corruptions [10] ». La « jeunesse ouvrière et paysanne est statistiquement la plus saine [11] », une santé qui s’exprime dans un corps, une morale et des goûts. Dans ces discours, jusque vers la fin des années 1950, la jeunesse populaire authentique ne saurait aspirer à autre chose qu’à des formes artistiques homogènes à sa situation et son caractère, et le pendant esthétique de ces conceptions, c’est que « la vraie poésie ne se doit chercher que dans les simples faits de la vie quotidienne ». Ainsi, la chanson

ne doit pas s’évader des réalités, mais bien refléter ces réalités. Cela n’exclut nullement le rêve et le fantastique, mais exige que soient toujours exprimés les beaux sentiments des jeunes : le goût du beau et du juste, la haine de la guerre et de la mort, l’amour de la vie [12].

L’opposition évasion/reflet est un topos du discours réaliste socialiste, commun à toute la critique artistique communiste de l’époque, quel que soit le champ artistique. Un jeune ouvrier conscient n’aspire pas au divertissement pur, il ne refoule pas les tracas de sa condition sociale : ses pratiques culturelles accompagnent le cheminement de sa conscience politique. Dans sa vie quotidienne et laborieuse – et donc politique –, la jeunesse populaire est optimiste et combattive.

C’est dans le répertoire des compagnons de route que les journalistes retrouvent cet idéal, du moins dans sa version la plus homogène. Ainsi, les chansons de Francis Lemarque [13] évoquent « les préoccupations, les soucis, les espoirs de la jeunesse d’aujourd’hui ». Yves Montand, « le plus grand, le plus populaire de nos chanteurs », a quant à lui « redonné à la chanson française son inspiration populaire » [14], en réintroduisant « les soucis et les joies de ceux qui travaillent et aiment [15] ». Montand abandonnant le compagnonnage avec le parti à la fin des années 1950 [16], Jean Ferrat [17] prend la relève dans les années 1960, notamment pour défendre le vrai métier de chanteur contre le « culte du pognon » [18] de cette « foire commerciale » [19] qu’est la musique en France, ou encore pour dénoncer la censure gaulliste qui s’abat sur certaines de ses chansons, dont par exemple « Potemkine » [20].

2)« Faire […] de Johnny Hallyday un héros de la lutte des classes ! [21] »

Mais pour s’adresser à l’ensemble de la jeunesse populaire, les organisations du PCF doivent prendre en compte les succès de toutes les vedettes en vogue, notamment lorsque les compagnons de route se font plus rares. La presse prend donc progressivement en compte les variétés, tant que le répertoire est français et chanté en français (une condition d’admission aux Relais de la chanson, soit dit en passant). Jusqu’au lancement de NGF, le discours tenu sur les nouvelles modes musicales est encore régulièrement assassin : on oppose par exemple « l’art national » aux « américanismes, italianismes et d’autres turqueries qui sont lancées à grand renfort de publicité tapageuse par les magnats du disque et de l’édition [22] » et autres « mielleuses roucoulades italiennes [23] ». Le PCF est toujours du côté de la chanson française, contre le cosmopolitisme industrialisé.

Mais à partir de la fin des années 1950, il ne condamne plus que rarement l’ensemble de l’œuvre de telle ou telle vedette : il faut séparer le bon grain de l’ivraie, à l’échelle d’un répertoire ou d’une chanson. Ainsi, la voix de Dalida ne se réduit plus au stigmate marchand de son accent : elle est « belle », « profonde et prenante », même si la vedette devrait éliminer ses « chansons trop sirupeuses [24] ». La chanson « Que Sera sera » est « agréable », mais on en regrette « le fatalisme [25] » – un trait typique de la « chanson noire » et des « complaintes désespérées [26] », vices également dénoncés dans la littérature ou le cinéma. Les propos négatifs à l’encontre des interprètes et des chansons elles-mêmes disparaissent quasiment dans NGF, où l’on ne commente plus beaucoup les paroles : on préfère l’absence de commentaires aux propos fâcheux ou aux contorsions rhétoriques trop acrobatiques, tandis que l’on réserve dès lors les jugements esthétiques à la chanson d’auteur (Brassens, Brel, Ferrat, pour l’essentiel).

L’arrivée d’un style de performance scénique bien plus énergique – et les réactions qu’il déclenche – avec des personnalités comme Gilbert Bécaud, et l’importation d’un nouveau genre musical américain avec les premiers rock’n’rollers français [27] suscitent elles aussi l’attention critique des journalistes communistes. Le premier article consacré à Johnny Hallyday dans L’AG défend la vedette montante et le genre qu’il représente, rappelant les réactions outrées face au tango et au charleston des « tenants de la valse ou de la polka, elles-mêmes imposées contre la désapprobation des vertueux censeurs ». De plus, il « chante bien » et a un « parfait sens du rythme », même s’il « se laisse peut-être trop aller à la facilité commerciale. Il est plus facile de recueillir les applaudissements du public en se laissant tomber à terre qu’en recherchant des effets élaborés. » Et de conclure sur le caractère éphémère de ce phénomène de mode : « seul un talent réel, beaucoup de travail et du discernement dans le choix du répertoire » permettent à l’artiste véritable de durer. Le musicien est un travailleur comme les autres – du moins, est-il censé l’être. D’autres articles de l’époque réduiront le rock’n’roll au rang de « musique de Prisunic [28] » et dénonceront le culte de l’argent promu par ces nouvelles idoles, que tout oppose au peuple.

Dans NGF, en revanche, c’est la bienveillance qui prédomine vis-à-vis des yéyés. Pour concilier critiques et concessions à la culture marchande, ses journalistes adoptent une parade contradictoire : « l’intérêt pour la vedette et la suspicion à l’égard du processus qui la fait [29] ». Ils valorisent l’authenticité et la popularité des chanteurs et chanteuses contre les intermédiaires de l’industrie (producteurs, éditeurs, impresarios, patrons de salles, etc.), parasites de l’ombre au cigare entre les dents :

Il est difficile aujourd’hui d’être véritablement Johnny Hallyday ou Sylvie Vartan. Les personnages créés par la presse et la radio les étouffent et les débordent. […] Pour certains, Johnny, c’est la rentabilité immédiate. […] Le résultat, c’est d’isoler l’homme lui-même. Peu ou pas d’amis mais une cour qui rit, qui boit, qui mange [30].

La critique de la marchandise musicale est un dépeçage démystifiant, qui permet de retrouver le jeune chanteur populaire (l’accent est ici misérabiliste : « Johnny est un enfant de la balle, abandonné par ses parents [31] »), travailleur, sincère (accent ouvriériste : « Il aime son travail, méprise certaines de ses chansons qu’on lui a imposées pour vendre plus et toujours plus de disques ») et sympathique (accent paternaliste : « tout le monde l’aime bien, parce qu’il est un peu le grand gosse de chacun » [32]), et qui suffoque dans le costume artificiel de l’idole. Dans l’opération, si l’on sauve le jeune homme sous le vernis de la vedette formatée, la musique, elle, est presque totalement évacuée.

3) L’échec du virage « copains »

Vous n’avez pas honte de parler de Sylvie Vartan, alors que vous pourriez faire des articles sensationnels sur les abus d’Hitler pendant la guerre !
Martine… qui n’a pas encore 15 ans. [33]

Cette ligne éditoriale de NGF, consistant en la recherche d’un équilibre entre une concurrence mimétique avec Salut les copains [34] (format magazine avec papier glacé et photographies couleur, parler « copain » [35] au détriment de la camaraderie, recours au vedettariat, diversification des rubriques, etc.), et la nécessaire perpétuation de l’identité politique du journal (critiques de l’industrie musicale, et surtout articles sur des thèmes politiques nationaux ou internationaux, sur les problèmes des jeunes, etc.), fut-elle couronnée de succès ? Le MJCF parvint-il avec cette stratégie à attirer de nouveaux lecteurs et à les intéresser aux idées communistes ? Surtout, comment les jeunes militants réagirent-ils à cette ligne et à ses contradictions ?

Les éléments disponibles pour pouvoir en juger sont rares. Il y a d’abord le courrier des lecteurs, qu’il faut bien sûr traiter avec énormément de prudence – d’autant plus dans le cas de la presse partisane [36]. Rappelons néanmoins que Lénine lui-même appelait les dirigeants de la presse communiste à susciter une correspondance libre avec leurs lecteurs, notamment dans la jeunesse [37]. Un article des Cahiers du communisme, la revue du Comité central du PCF, en janvier 1962, ne dit pas autre chose : les lettres de lecteurs « perçoivent avec beaucoup de fraîcheur ce qui est trop habituel et échappe au regard des vieux militants expérimentés [38] ».

Lire ce courrier est utile à la rédaction du magazine, mais doit également l’être auprès des jeunes militants qui le diffusent : en le publiant, la rédaction en dédouble la destination et la fonction, s’adressant ainsi par procuration à ses lecteurs [39]. Entre 1963 et le tournant de la repolitisation à partir de 1966, les lettres publiées, dans leur ensemble, ont donc pour fonction d’œuvrer au dépassement du conflit entre partisans de la formule « de masse » (se montrer complaisant vis-à-vis de la nouvelle culture jeune, attirer le plus de monde possible, présenter un visage accueillant) et avant-gardisme (éduquer et mobiliser les masses à l’aide d’un journal de combat) : les jeunes militants qui découvrent les goûts de la masse des jeunes doivent prendre conscience de la justesse de la stratégie d’ouverture aux « chanson et [aux] rythmes modernes [40] », entre autres.

Cela passe par la publication aussi bien de lettres demandant par exemple plus de contenu sur les vedettes, d’autres le félicitant pour son équilibre [41], comme de dénonciations plus ou moins outrées de la complaisance vis-à-vis du phénomène yéyé, à l’instar de celle citée en exergue [42]. Lorsque la rédaction répond aux lettres commentant le contenu du magazine, en général, c’est aux représentants de la seconde catégorie qu’elle le fait, pour rappeler la ligne du MJCF aux militants impatients, à savoir le devoir de « gagner des lecteurs sur cette base » et de « répondre aux goûts, aux aspirations des jeunes de notre époque [43] », contrairement au régime gaulliste qui les ignore et à la presse bourgeoise qui les méprise.

Le premier constat, c’est cette fracture du lectorat, comme un écho radicalisé du clivage de l’ethos discursif [44] de la rédaction et de la position du MJCF. Et ces ambivalences se paient d’un échec de la ligne, comme le révèlent les mauvais chiffres de ventes dont on trouve des traces dans les archives. Le premier numéro se vend très bien (mieux que le total des quatre journaux qu’il a remplacés), notamment grâce au lancement à l’occasion du 1er mai et de la « campagne de diffusion » organisée pour l’occasion, avec une tournée de grandes vedettes pour en assurer la promotion, avec notamment Jean Ferrat, les groupes de rock’n’roll les Chats sauvages, les Champions et les Pirates, ainsi que deux lauréats des Relais de la chanson, Frida Boccara [45] et Leny Escudero [46]. Mais par la suite, ce sont les ventes en kiosque qui augmentent, tandis que la diffusion militante chute de plus de 50 % dès le deuxième numéro, et continue à baisser ensuite [47]. Certaines lettres du courrier révèlent le désarroi des jeunes diffuseurs : Francine Loscos d’Oullins (Rhône) « arrive surtout à le vendre quand il y a de belles photos sur les chanteurs “yé-yé” [48] », tandis que Michèle R. de Ceyrat (Puy-de-Dôme) se désole de ce que, lorsqu’elle leur évoque le Vietnam, ses amies la « regardent effarées et trouvent [qu’elle se] complique la vie inutilement. [49] » Quand ils n’abandonnent pas tout simplement l’activité, les militants semblent parvenir de moins en moins à diffuser le magazine communiste, et les nouveaux lecteurs sont attirés par les couvertures figurant leurs idoles, sans médiation militante : si le résultat peut être positif pour les finances du magazine, du point de vue de la praxis marxiste-léniniste, c’est une catastrophe.

À la fin des années 1950, les rémanences de jdanovisme dans les discours disaient encore avec assurance le bon et le bien (et dans une moindre mesure, le beau). Ceux du début des années 1960, eux, rechignent à trop laisser transparaître de tels jugements de valeur. L’abandon progressif de la ligne yéyé à partir de 1966 (puis le retour à l’AG en 1969 et l’abandon de la publication de lettres de jeunes ayant pour objet la culture jeune) indique que d’une certaine manière, prise entre deux feux – sa propre culture politique et la nouvelle culture jeune –, l’organe central du MJCF n’a d’autre choix que de (re)devenir relativement aphone en matière culturelle.

III. Les Relais de la chanson : les ambivalences de la contre-industrie culturelle communiste

1) Un dispositif prescriptif

Nous avons examiné un pan des normes esthético-politiques défendues par la presse du MJCF en matière musicale. Mais penser la prescription culturelle d’une organisation telle que le PCF nous impose d’ouvrir la focale pour prendre en compte la multiplicité des instances contribuant à diffuser les valeurs de la « contre-société [50] » communiste, de même que leurs visées. Certes, le militant communiste, et a fortiori le jeune visé par sa propagande, ne furent jamais constamment pris dans les filets du dispositif culturel communiste. Mais si l’on souhaite a minima définir les formes prises par cette prescription musicale et commencer à envisager leurs effets sur leurs destinataires (militants et public), on ne peut penser isolément chacun des cadres et des médiations présidant à l’expérience musicale, quand bien même celle-ci puiserait dans toute une panoplie de textes, de normes et d’environnements prescriptifs antagonistes – la réserve valant de toute façon pour toute analyse de la prescription culturelle.

Le PCF a tôt mis en place les rouages d’une (contre-) politique culturelle, dès les années 1920 et surtout à partir de la décennie suivante [51], lorsqu’il s’implanta durablement dans un certain nombre de municipalités (la fameuse ceinture rouge, les bastions du Nord et du Sud-Ouest, notamment) et y développa les premières facettes culturelles du « communisme de clocher » (bibliothèques, colonies de vacances, chorales, maisons de jeunes, etc.) [52]. La Fête de l’Humanité [53], inaugurée en 1930, allait s’imposer après-guerre comme l’un des plus grands rassemblements populaires en France. À une époque où les salles adaptées à la diffusion de musiques amplifiées étaient rares en France et où l’organisation de tournées et de concerts était encore balbutiante [54], le réseau de fêtes (de L’AG, les fêtes départementales, municipales, les galas, etc.) pallia cette rareté [55], proposant une programmation musicale mainstream (variétés, rock à partir de 1968) en même temps qu’un répertoire militant (chanteurs compagnons de route, groupes venant de pays en lutte, etc.).

En ce qui concerne la production, il faut également citer la firme d’édition phonographique fondée en 1938 par Léon Moussinac, Le Chant du monde, qui sera « rapidement “satellisé” par le parti communiste français [56] » sans pour autant lui être inféodé. Ces éléments constituent une alternative tant aux politiques publiques qu’au dispositif de l’industrie musicale, celui du « music-hall [57] » – une contre-politique culturelle, voire une contre-industrie. Nous n’allons nous concentrer ici que sur le cas des Relais de la chanson française, ce crochet national lancé en 1958 par le MJCF et L’Humanité-Dimanche.

Un tract/bulletin d’inscription pour une étape
    à Villeneuve-Saint-Georges de la première édition des Relais
    de la chanson (1958), avec en vedette le chanteur (et patron du fameux
    cabaret de la rue de l’Arbalète à Paris, L’École
    buissonnière) René-Louis Lafforgue</a>, un ami de Georges Brassens. Celui-ci l’accompagne à la guitare ici dans son interprétation de « Le Poseur de rails ».
Ill. 1 : Un tract/bulletin d’inscription pour une étape à Villeneuve-Saint-Georges de la première édition des Relais de la chanson (1958), avec en vedette le chanteur (et patron du fameux cabaret de la rue de l’Arbalète à Paris, L’École buissonnière) René-Louis Lafforgue, un ami de Georges Brassens. Celui-ci l’accompagne à la guitare ici dans son interprétation de «  Le Poseur de rails ».
AD93, fonds MJCF, boîte 500 J 773. Reproduction avec l’aimable autorisation du Mouvement jeunes communistes de France

2) Une alternative à l’industrie musicale ?

L’objectif affiché de ce crochet était de

rassembler et de distraire sainement la jeunesse, en même temps que de contribuer, avec d’autres, à l’éclosion de milliers de jeunes talents en couveuse qui tentent vainement de briser la coquille empêchant l’épanouissement de leurs qualités artistiques [58].

Il s’agissait de « montrer que, dans ce pays de France où l’on avait coutume de dire que “tout finit par des chansons”, il est bien des choses qui peuvent commencer en chantant ! ». La référence cabotine à Beaumarchais réaffirme la cohérence politique du projet, contre ceux qui y verraient une soumission à la mode du jour. Pourtant, parmi ceux qui freinent l’éclosion de nouveaux talents de la chanson française authentique et désamorcent le potentiel politique de la musique, il y a bien « les hommes qui tirent les ficelles de la grande machinerie des variétés [59] ». Or, dès le premier concours, les Relais, plutôt que d’envisager un partenariat organique avec Le Chant du monde, s’associent à la firme Pathé-Marconi, filiale française d’une major britannique (EMI), plus puissante que les indépendantes Barclay et Vogue, et dont la production ne se distingue pas par un répertoire particulièrement plus respectueux de la chanson française que les firmes concurrentes. Le choix s’explique peut-être par le fait que le PCF ne souhaitait pas que c