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L'interdiction des festivals pop au début des années 1970 : une comparaison franco-britannique
En Angleterre, les premiers
festivals de rock avaient été créés à la fin des années 1950, souvent à la
suite de festivals de jazz. A partir de 1969, les festivals pop se diversifièrent
avec la vogue des free festivals qui
s’inscrivaient en réaction à une commercialisation croissante. En même temps,
les plaintes des riverains face à l’afflux des festivaliers se multipliaient. La
situation était plus tendue encore du côté français. Alors que sortait sur les
écrans, le 4 août 1970, le film Woodstock de Michael Wadleigh,
la France connaissait ses premiers festivals pop dans le sud de la France. Déjà, en 1969, Jean-Luc Young et Jean Georgakarakos (dit Karakos)
[1]
,
créateurs du label jazz BYG Actuel avaient tenté d’organiser un festival
pop à Paris, aux Halles puis au Parc de Saint-Cloud. Suite aux interdictions,
le First Paris Music Festival s’était finalement tenu à Amougies,
en Belgique, du 24 au 28 octobre 1969. Un seul festival avait pu avoir lieu au
Bourget, en mars 1970, sous la condition d’une limitation du nombre des
participants et de l’absence de référence au « pop »
[2]
.
Dans le contexte post-68, alors que la presse multipliait les articles
inquiétants sur la drogue, les grands rassemblements pop semblaient propices
aux débordements. Le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin les avait
explicitement dénoncés. Cependant, si une majorité de festivals pop étaient
interdits, des groupes de pop et de free jazz se produisirent dans le cadre
d’autres manifestations, notamment des festivals de jazz ou de musique
contemporaine
[3]
.
Pour analyser les interdictions
dont furent l’objet les festivals pop au tournant des années 1970, j’ai choisi
de concentrer mon analyse sur un petit nombre de festivals représentatifs de la
période : pour la France, les festivals de Valbonne et de Biot (23-25
juillet et 5 août 1970) et d’Aix-en-Provence (1-3 août 1970) ; pour
l’Angleterre, le festival de l’Ile de Wight (1968-1970) et le Windsor Free
Festival (1972-1974
[4]
).
L’approche comparative permet de mettre en évidence une opposition
apparente : bien que, dans les deux pays, les festivals pop aient été
l’objet d’interdictions, domine en France le sentiment d’une bataille perdue
pour la pop music, alors que la Grande-Bretagne s’impose comme une terre de
festivals. Pour comprendre cette situation paradoxale, je concentrerai mon
analyse sur trois points : les problèmes d’organisation, les interdictions qui
frappèrent un certain nombre de festivals et le sens qui fut donné à ces
manifestations.
L’organisation des premiers festivals
En Grande-Bretagne comme en France, il est possible de
distinguer deux types de festivals, les festivals commerciaux et les festivals
gratuits. Cependant, alors que les festivals pop, et notamment les free festivals étaient, au tournant des
années 1970, en progression croissante en Grande-Bretagne, ils restaient rares
en France.
L’organisation des festivals rock puis pop était d’abord
le fait de professionnels
[5]
.
Parmi les plus anciens festivals britanniques, citons le festival de Newport,
Rhodes Island (1954), le premier à se dérouler en plein air, ou le festival de
Beaulieu de 1958, organisé dans la lignée du festival de jazz créé en 1956 par
Lord Montagu, un grand propriétaire privé, doté de
ressources substantielles et d’un bon ancrage local. Au fil des années, le
public s’élargit. En 1960, des troubles éclatèrent sous le prétexte que les
organisateurs avaient davantage pris en compte les intérêts de la BBC, qui
filmait le festival, que ceux des spectateurs. L’édition de 1961, marquée à
nouveau par des tensions et la présence renforcée de la police fut la dernière
du genre. La même année cependant, Harold Pendelton,
président de la National Jazz Federation, qui avait participé à la préparation du
festival de Beaulieu et qui dirigeait le célèbre club le Marquee à Londres, lançait une série de concerts, d’abord axés sur le jazz, puis, dès
1963, ouverts au rock, à Richmond. A partir de 1965, le festival de Richmond fut
clairement identifié comme pop, mais les plaintes des riverains, au sujet du
bruit et des problèmes d’hygiène contraignirent Pendleton à changer de lieu. Le
festival s’installa définitivement à Reading en 1972.
En France, les festivals organisés à l’été 1970 étaient tous
organisés par des professionnels et payants. Souvent, là encore, ils reprenaient
des formules testées dans le cadre d’autres manifestations. A Aix-en-Provence,
le festival qui était supposé réunir, sur trois jours, 150 000 personnes,
était pris en charge par un spécialiste
des galas et tournées, Jean-Pierre Rawson et patronné par Europe 1. Le général Jean Clément, l’un des responsables
du Festival international d’art lyrique d’Aix dirigeait l’ensemble. Le terrain était
prêté par des châtelains de Saint-Pons. Le festival « Popanalia »
de Biot, le seul autorisé, était géré par Jean Karakos et parrainé par RTL. L’affiche, réunie par Georgio Gomelski était digne des grands festivals britanniques, avec, entre autres, Joan Baez, Pink Floyd, Eric Clapton, Soft Machine, Gong, Country Joe
et les Moody Blues.
D’abord concerts en plein air sur un site improvisé, les
festivals des années 1960 devinrent ainsi de grosses machines demandant une
organisation sans faille et s’étalant sur plusieurs jours, à l’exemple des
Etats-Unis. Très vite, les problèmes se multiplièrent : embouteillages
monstres (Bath, 1970), désastre climatique (Krumlin,
1970), crispation des riverains devant l’afflux imprévu de festivaliers. Le deuxième
festival de l’Ile de Wight, en 1969, ayant attiré entre 80 000 et
100 000 personnes contre 8000 en 1968, la National Farmers Union conseilla à ses
membres de ne plus louer le site. Les organisateurs durent souscrire une
assurance de 2,5 M de livres pour obtenir l’aval des propriétaires terriens, de
la municipalité et du comté. Des forces de police spéciales furent
réquisitionnées, un laboratoire pour tester les drogues
installé. Le troisième festival de l’Ile de Wight, en 1970 attira entre 200 et
600 000 personnes avec des têtes d’affiches comme Joan Baez, Jimi Hendrix,
les Doors ou les Who. Les
frais croissants, auxquels s’ajoutaient les cachets réclamés par les têtes
d’affiche obligeaient les organisateurs à une surveillance accrue des
resquilleurs. 60 000 personnes s’étaient installées sur la colline d’Afton Down qui dominait le site, dont les White Panthers
[6]
et des groupes d’extrême gauche
français qui réclamaient le droit à la musique libre. Malgré
les menaces des organisateurs de faire évacuer le lieu, près de 5000 personnes
pénétrèrent de force sur le site. Au bout de deux jours, les organisateurs
capitulèrent et l’on put entrer gratuitement. Les pertes furent évaluées à
50 000 £ et la société Fiery Creation, créée par les
frères Foulk, à l’origine du festival, fit faillite. A
Aix, près de la moitié des spectateurs présents n’auraient pas payé leur entrée. A Biot, moins de 4000 visiteurs, sur
un total estimé à 30 000 auraient payé leur entrée. Une tentative pour
lancer une quête, sur l’exemple de ce qui s’était fait dans certains festivals
gratuits américains, rapporta une somme dérisoire. Dans l’impossibilité de
payer les artistes – certains, comme Soft Machine refusèrent de jouer –,
Jean Karakos décida à 5 h. du matin d’arrêter le
festival et l’atmosphère tourna au pugilat, des groupes de maos dénonçant les
« exploiteurs » capitalistes.
De fait, les problèmes financiers constituaient le
principal obstacle à la tenue des festivals, alors même que cette dimension
lucrative, qui s’exprimait non seulement par des tarifs d’entrée jugés
prohibitifs (55 Fr; à Aix, 30 Fr. à Biot, 5 livres en moyenne en Angleterre), mais
aussi par des prestations surtaxées (nourriture, boisson), suscitait des
réactions de rejets da la part d’une partie des festivaliers qui refusaient
d’être traités comme de simples clients et entendaient défendre un idéal communautaire
et anti-matérialiste. La lourdeur organisationnelle allait en outre à
contre-courant de l’esprit de spontanéité, d’entraide et de liberté prôné par
les hippies, de même que la sécurisation croissante des sites, qui passait par
la mise en place de barrières et le recrutement de gardes plus ou moins
compétents (Hell’s Angels parfois, mais le plus souvent une main-d’œuvre
temporaire et non formée), ainsi que par la coopération avec la police,
notamment en matière de drogue.
Le festival gratuit s’imposait dès lors comme une seconde
option possible. Pour fonctionner il supposait cependant que les festivaliers
ne se comporteraient pas comme de simples consommateurs, mais seraient partie
prenante d’un événement collectif pour lequel ils avaient la possibilité de
s’engager directement par des dons, ou par une action sur le terrain. Ainsi, lors
du concert gratuit organisé par les Rolling Stones en hommage à Brian Jones,
qui se tint à Hyde Park en 1969 et rassembla 250 000 personnes, les fans furent
encouragés à nettoyer derrière eux et un disque des Stones fut offert pour
chaque sac d’ordure enlevé
[7]
. En Angleterre, le premier free
Festival fut celui de Phun City, organisé par le
magazine underground International Times (I.T.) en 1970. En 1971
se tint la première édition de la Glastonbury Fayre, qui
accueillit près de 10 000 personnes, dans une atmosphère mystique
et festive. Rejetant toute publicité, le festival était financé par des
contributions individuelles et la vente des droits du film et du disque
commémorant l’événement. En France, le festival de Bièvres, organisé par le
journaliste Philippe Bone, qui coordonnait en Europe
l’Underground Press Syndicate, fut un autre exemple de festival
gratuit réussi. La première édition, en 1972 accueillit entre 10 et 15 000
personnes sur trois jours; la seconde, en 1973, 50 à 70 000 personnes
sur une durée de 10 jours
[8]
.
D’autres festivals gratuits sombrèrent cependant dans le
chaos, comme le Windsor Free Festival, dont la première édition eut lieu en 1972.
L’initiateur du festival, un hippie, Bill
Dwyer, à la tête de la Brotherhood Commune, qui rassemblait environ 250 personnes à Londres était épaulé par une secte, l’Eglise
d’Aphrodite Pandemos, dont le leader, le Révérend
Paul Pawlowski fut bientôt, comme Dwyer, poursuivi
pour détention de stupéfiants. Indifférent à toute considération
organisationnelle, Dwyer limita son action à la promotion du festival
par le biais de tracts et d’annonces dans les médias underground. Les têtes
d’affiches annoncées en 1972 – The Incredible String Band et Donovan – n’avaient même pas été contactées. Les questions
pratiques, tels que la construction de la scène, la sonorisation,
l’approvisionnement en eau et en nourriture, le logement, les installations
sanitaires, étaient laissées au bon vouloir de la municipalité, des
organisations caritatives, des groupes invités et des spectateurs eux-mêmes. Une
partie des attentes put être remplie grâce à l’action des White Panthers et d’autres organisations bénévoles qui se
chargèrent de la scène, de l’amplification et de la distribution de nourriture
gratuite. En revanche, la municipalité,
mise devant le fait accompli, opposa aux demandes de Dwyer une fin de non
recevoir, alléguant que si l’on prenait en compte les dégâts dans le parc, le
ramassage des déchets et l’entretien des forces de l’ordre, le festival n’avait
de gratuit que le nom.
Le temps des interdictions
Confrontées à des
situations inédites, les municipalités réagissaient avec plus ou moins de tolérance.
Si certaines étaient prêtes à des compromis, d’autres choisirent la
confrontation. En France, les interdictions des années 1970 prirent la
forme d’arrêtés municipaux ou préfectoraux
[9]
.
Pour autant, l’interdiction ou l’autorisation d’un festival ne déterminait pas
l’échec ou le succès de celui-ci. A Valbonne, malgré l’interdiction décrétée par la municipalité, le festival put avoir
lieu sous une forme raccourcie : en l’absence d’intervention du service d’ordre au cours de la
première nuit, de nombreux festivaliers rejoignirent la clairière où se
déroulait le festival et où quelques centaines de fans avaient déjà planté leur
tente. A Biot, en revanche, le festival autorisé fut interrompu à cause du
resquillage.
Le cas du festival d’Aix-en-Provence, initialement programmé du 1er au 3 août 1970 permet de comprendre le jeu complexe des interdictions, puisqu’il
opposa le maire socialiste, Félix Ciccolini, qui interdit
le festival le 20 juillet, sous prétexte des risques d’incendie et de l’impossibilité
d’assurer la sécurité sur le site, à l’organisateur du festival, le Général
Clément, ancien d’Algérie dont les sympathies d’extrême droite étaient connues
[10]
. Le Général, qui proposa finalement de
transformer le festival en un concert unique, se posait à la fois en défenseur
de la liberté de réunion, en appelant
au « droit des Français de se réunir et d’entendre la
musique qu’ils aiment », un argument que l’on retrouvait à la même époque
en Grande-Bretagne, et en porte-parole de
la jeunesse, jouant de démagogie et laissant planer la menace de troubles à
venir : « Ce n'est pas de cette façon qu'on ouvrira le dialogue avec 1a
jeunesse. A mon avis on prépare un nouveau mai 1968
[11]. »
De fait, pour une grande partie de la presse, les interdictions de l’été
1970 traduisaient un conflit de générations, avec d’un côté les conservateurs, « ceux qui haïssent
les jeunes », et de l’autre les « libéraux », qui « veulent
laisser les jeunes s'exprimer, serait-ce sous surveillance
[12]
».
Une telle analyse peinait cependant à rendre compte de la situation aixoise, où
les positions semblaient en quelque sorte inversées. De fait, on ne saurait
réduire le débat à un affrontement droite-gauche alors que les enjeux locaux apparaissaient
ici déterminants. A Aix, Félix Ciccolini, en interdisant le festival, s’inscrivait dans
une double démarche. Alors que se profilaient les élections municipales et que
les sondages l’annonçaient en difficulté face à une liste proche du
gouvernement, il cherchait sans doute à préserver ses chances auprès de ses
électeurs les plus conservateurs. Il obtint du reste le soutien de la section
locale du Centre démocrate
[13].
A cela s’ajoutaient des considérations financières : le festival pop était
programmé en même temps que le festival international de musique d’Aix.
L’opposition du directeur du Casino municipal, organisateur du Festival d’art
lyrique, à la tenue du festival pop rejoignait les inquiétudes du maire qui
craignait de faire fuir la clientèle majoritairement aisée qui fréquentait le
festival de musique classique et contribuait à la bonne image, mais aussi à la
fortune, de la ville, au profit de jeunes dont le pouvoir d’achat était a priori beaucoup plus faible, et qui
restaient associés, dans l’esprit d’une partie du public, à la drogue et à la
délinquance. C’était bien à un choc culturel, mâtiné d’opposition de classes
que l’on assistait ici. Ainsi, pour le maire « en général les personnes
qui vont aux spectacles du Festival international de musique d’Aix s’habillent
bien, ce qui est leur droit : d’une façon générale les personnes qui
fréquentent les rassemblements pop’ s’habillent avec laisser-aller, ce qui est
leur droit aussi. J’ai précisé qu’il me paraissait difficile de faire “cohabiter”
ces deux clientèles. Elles ne peuvent pas se trouver au même moment au même endroit
[14]
».
La section locale du Centre démocrate refusait pour sa part de permettre à
« toute cette faune, dont nous sommes envahis en cette saison de
s’amonceler à nos portes dans une débauche d’exhibitionnisme un peu malsain et
qui n’est certainement pas un bel exemple pour la jeune population aixoise
[15] ». A Windsor aussi,les festivaliers étaient assimilés à des
envahisseurs barbares. Certains résidents ne se contentèrent pas de souligner
les nuisances que le festival causait en ville, mais alléguaientt que celui-ci les empêchait, ainsi que des milliers de touristes, de profiter du
parc un week-end férié.
En Angleterre comme en France, les festivals pop s’inscrivaient au cœur
du débat politique. Suite aux incidents survenus lors du festival, fut voté en
1971 le Isle of Wight County Council Act, qui imposait de multiples
autorisations pour les rassemblements nocturnes en plein air et une stricte
régulation des débits de boisson sur l’île. Derrière la mise en avant
d’impératifs d’hygiène et de sécurité, différents intérêts étaient en jeu –
police, autorités locales, résidents, services de transports pour lesquels la
gestion de masses de festivaliers posait des problèmes majeurs. La loi fut
votée sans rencontrer d’oppositions notables, dans un parlement à majorité
conservatrice. Du côté des travaillistes, Tom Driberg à la Chambre des Communes et Lady Birk à la Chambre
des Lords firent partie des rares à s’indigner de cette atteinte à la liberté
de réunion. La loi sonna le glas du festival de l’île de Wight, le conseil
rejetant désormais systématiquement les sites proposés.
D’autres représentants souhaitèrent bientôt bénéficier d’une législation
identique dans leur région. En 1972, le député conservateur Jerry Wigin proposa le Night Assemblies Bill, qui entendait donner aux autorités locales un contrôle accru sur les
rassemblements en plein air de plus de 1000 personnes, menaçant directement la
survie des free festivals. Cette fois, la réaction s’organisa. The National Council for Civil Liberties,
appuyé par d’autres organisations bénévoles liées aux festivals monta une
campagne de lobbying auprès des députés, insistant sur le danger de donner des
pouvoirs exorbitants aux autorités locales. La presse les suivit sur ce point,
du Times jusqu’au Spectator. Le gouvernement retira son
soutien et le projet fut finalement abandonné. A la place, un comité (Advisory Committee on
Pop Festivals), présidé par Dennis Stevenson fut mis en place par le Departement of the Environment,
avec pour mission la mise en œuvre d’un code de conduite (Code of Practice)
[16]
destiné à minimiser les nuisances,
assurer la sécurité publique, et faire le lien entre promoteurs, propriétaires
terriens et autorités locales. Stevenson rassembla une masse de données
impressionnantes, émanant de toutes les parties concernées, jusqu’aux
témoignages de festivaliers. Son rapport, publié en 1973, prônait la
conciliation. Cela impliquait pour les promoteurs de chercher les sites les
moins conflictuels et de prévoir, avant même de contacter les autorités, des
solutions pour tous les problèmes susceptibles de se poser en termes de
sécurité, de transport ou d’organisation. Les autorités locales devaient s’en
remettre à la législation existante si elles souhaitaient interdire le
festival. De manière générale, l’ensemble du document était un appel à la
responsabilité de chacun, complété par un véritable manuel d’organisation de
festival.
Si le rapport Stevenson ouvrait la voie à une gestion apaisée des
festivals, il n’apportait pas de solution en cas de blocage. Dans le cas de
Windsor, les deux parties restèrent sur leurs positions. Sur le terrain,
la situation se dégrada avec des heurts entre policiers et festivaliers et des
arrestations pour vol et usage de drogue. Les affrontements culminèrent en
1974 : 220 personnes furent
arrêtées, et il y eut 116 blessés, dont 70 policiers. Soulignant que d’autres
festivals avaient pu se tenir sans connaître les mêmes tensions, le Times concluait de manière significative. « Les festivals tendent à créer du
désordre, ils sont bruyants et les rues sont remplies de styles de vêtements
surprenants. Mais ils sont, à la base, d’aimables rassemblements, qu’il doit
être possible d’aménager avec un minimum de tolérance
[17]
. » Dans le même temps, un nouveau groupe de travail sur les
festivals pop, présidé cette fois-ci par Lord Melchett était chargé de réfléchir à l’avenir des free festivals
[18]
.
D’esprit très libéral, il affirmait, dans son rapport intérimaire, que les
« free festivals sont des activités légitimes – certains
diraient désirables – en soi » et que la majorité des participants
sont « bien intentionnés ». Néanmoins, il soulignait que la majorité
des free festivals avaient su s’organiser par eux-mêmes, à faible coût,
et qu’il devait en être de même à Windsor.
Révolution ou récupération ?
En France, aussi, la majorité des observateurs se prononçait en faveur des
festivals.
La presse, à droite comme à gauche, condamnait les interdictions, à l’exception
de Minute. Philippe
Bouvard, dans Le Figaro soulignait
que ces réunions, au pire, « sont innocentes, et il n’y a aucune raison de
les contrecarrer, ou bien elles ne le sont pas, et les policiers ont ainsi
l’assurance de mettre facilement la main sur un maximum d’individus dangereux
pour la société… » Même Lucien Rebatet, dans Rivarol, se déclarait à contrecœur pour le maintien des
festivals. Porté par un élitisme de « puriste », il s’avouait
davantage séduit par des artistes comme Joan Baez, Crosby, Still et Nash ou Country Joe (« je ne parle
pas des textes, absurdement engagés »), dont le style « authentique »
puiserait ses origines dans le seul folklore américain, que par « l'ignoble
jazz industriel » ou « les numéros incohérents transpirés par M.
Johnny Halliday [sic] ». Il n’en redoutait pas moins « l’africanisation
de la jeunesse » et « la
reculade dans une sauvagerie qui ne fait que singer les vrais primitifs ».
La discipline des masses rassemblées de manière pacifique n’était du reste pour
lui que le signe d’un embrigadement et il feignait de voir dans Woodstock un
spectacle comparable aux cérémonies de Nuremberg. Quant aux hippies, « des
têtes faibles, bourrées de poncifs enfantins », ils n’étaient que des
victimes de la déculturation, « une réaction élémentaire, puérile mais
prévisible à la société mécanisée, uniforme, contre nature, au culte féroce du
profit. […] Dès lors, pourquoi leur refuserait-on d'entendre les concerts pop'
dont ils raffolent, défoulement de loin préférable à la destruction
systématique des voitures neuves?
[19]
».
Renvoyés au domaine du simple divertissement, les festivals pop se voyaient ainsi
dénier toute portée politique.
Du côté du PCF
également, si l’interdiction des festivals était l’occasion de condamner la
« politique réactionnaire du gouvernement », il ne s’agissait pas
pour autant de cautionner les festivals pop, qui « accréditent l’illusion
d’un éventuel rôle dangereux et puissant de la musique ». Pas question de
transformer « une simple envie d’écouter de la musique en un violent
mouvement contestataire ! Faire oublier aux jeunes les luttes réellement
dangereuses pour le système en les isolant dans des utopismes
inoffensifs ! » Les festivals pop n’étaient qu’une entreprise de
récupération capitaliste : « Car, après tout, des milliers de jeunes,
même si ça conteste, ça consomme, et la fable pourrait fort bien se terminer
ainsi : “Puisqu’ils contestent la consommation…, qu’ils consomment la
contestation !
[20]
»
Philippe Aubert, dans Combat ne disait
pas autre chose. Organisés par « de
braves financiers pleins de bon sens qui investissent dans du Pink Floyd au lieu de le faire dans du Shell-Berre
[21]
»,
les festivals participeraient au final, à la normalisation de la
jeunesse : « les jeunes, après avoir payé un prix d'entrée très élevé
sont parqués derrière des barbelés pendant plusieurs jours, sans aucun confort.
Ils en ressortent affamés et dociles, achètent de la nourriture à en faire
crever la société de consommation. Puis ils vont se coucher chez leurs parents ».
Pour autant, à côté d’une masse
de festivaliers venue d’abord pour se distraire, une minorité exprimait clairement
les liens qui étaient alors faits entre rock et politique. En octobre 1970, le
FLIP (Front de Libération Internationale de la Pop), proche de la LCR diffusa
un manifeste publié dans la presse musicale et de gauche :
« Nous sommes un certain
nombre dans la Pop à vouloir tirer les leçons de l'été “Pop” 70. Interdits ou
tolérés, sabotés ou sabordés, “maudits” [le festival de Biot] de toute façon,
les festivals ont montré la force du mouvement Pop parmi les jeunes. Le fiasco
qu'ont connu les festivals spectaculaires et marchands façon bourgeoise ne
signe pas l'échec de la Pop en France. Ce qu'il montre, c'est ce que les jeunes
ne veulent plus : pour eux, la Pop, c'est autre chose qu'un marché, c'est une
nouvelle façon de vivre qui passe nécessairement par la contestation radicale
de la société bourgeoise, de ses lois, de l'aliénation qu'elle sécrète et qui,
hydre à mille têtes, nous étouffe tous
[22]
. »
En 1967, en Angleterre, le rédacteur en chef de I.T., reprenant un slogan situationniste, soutenait que, à l’avenir, les « révolutions prolétariennes seraient des
festivals
[23]
». Pour Dwyer, le festival de
Windsor n’était pas « politique », c’était « une
révolution
[24]
». Cet engagement libertaire
prenait la forme d’actions symboliques, comme le refus d’une programmation
fixée à l’avance, qui supposait l’existence d’une hiérarchie entre les groupes
déterminant leur ordre de passage. Si à Windsor se produisirent surtout des groupes régionaux mineurs, on y trouvait
aussi des groupes qui bénéficiaient d’une véritable légitimité underground et
tournaient dans la plupart des festivals de l’époque, comme les Pink Fairies, successeur des Deviants de Mick Farren, Hawkwind, Global
Village Trucking Company, ou
Gong, qui fonctionnaient sur le modèle de la communauté. Windsor se distinguait
également par un activisme politique plus marqué que dans la plupart des
festivals pop : pétitions contre le Night Assemblies Bill (1972) et les lois
réprimant l’usage du cannabis (1973) ; publication, en 1973 et 1974 d’un
journal alternatif, Windsor Freek Press, par un groupe de « communistes
anti-autoritaires, de féministes et de freeks anarchistes », qui fonctionnait à la fois comme une feuille d’information
pour les festivaliers (avec par exemple un banc d’essai des drogues en
circulation dans le festival et le signalement des policiers en civil dans le
parc) et comme le lieu d’expression des revendications les plus diverses
(dénonciation de la politique britannique en Irlande du Nord). Militants pour
les droits des homosexuels, nudistes, écologistes profitèrent également du
festival pour faire entendre leur voix. Lui-même engagé dans le mouvement des
squatters, Dwyer réclamait le droit à la terre et préconisait, dès 1972, une
« grève des loyers » (Rent Strike).
Derrière le festival « pop » s’affirmait, de manière confuse, un
projet de mise en place d’une commune hippie, dans un parc récupéré par le
peuple sur la Couronne. La volonté d’organiser, coûte que coûte, le festival
dans le parc de Windsor, alors même que, à partir de 1975, des sites
alternatifs étaient proposés, ne peut se comprendre que dans cette logique.
Si, dans les faits, il n’était pas possible d’affirmer que le festival
était aux mains d’une composante politique un tant soit peu organisée, la
présence, au sein du festival, d’organisations marquées à l’extrême gauche,
comme les White Panther, fut cependant
instrumentalisée par les opposants au festival pour dénoncer un événement dans
lequel ils ne voulaient voir qu’un rassemblement de fauteurs de trouble. En France
également, la présence d’éléments perturbateurs était régulièrement
dénoncée. Ce
sont les resquilleurs qui sont d’abord mis en cause, des « pieds nickelés
de la contestation » qui promettaient dans un tract « la musique
gratuite pour le peuple » ou qui criaient « Vive la violence des
masses ! », interrompant à Biot la minute de silence demandée par
Joan Baez en souvenir des victimes d’Hiroshima
[25]
. A
Aix, Le Figaro s’émeut de la présence
de « quelques deux mille maoïstes ou soi-disant tels qui se déplacent aux
quatre coins de la France pour y semer la pagaille
[26]
». Leonard Cohen est accueilli par « un
silence glacial interrompu par des insultes ordurières », traité
« tantôt de fasciste, tantôt de “révolutionnaire de salon”
[27]
». Claude Fléoutier, dans Le Monde, atteste du mélange des genres avec « des amateurs de
la pop’music venus avec la ferveur de ceux qui
allaient à Wight ou à Bath, de jeunes clochards “économiques” qui depuis trois
semaines se promènent à travers la Côte sans un centime en poche, de jeunes
clochards “intellectuels” à qui un confusionnisme sert de doctrine
[28]
».
Un constat partagé par les lecteurs de Rock&Folk qui se divisaient sur l’attribution des responsabilités. Si à Biot certains
mettaient en cause les « voyous, jeunes délinquants, fous même (il ne faut
pas être fort intelligent pour essayer de mettre le feu au camion des Pink Floyd) », d’autres, se basant sur le cas aixois,
jugeaient que le problème venait plutôt de la présence de « faux hippies,
de déguisés, de minet et de snobinards ou même de bourgeois curieux et
intrigués », qui faisait de ce soi-disant festival pop une « kermesse
commerciale
[29]
».
La rédaction était tout aussi partagée. Pour le rédacteur en chef Philippe
Koechlin, qui considérait qu’il n’y a « rien de plus apolitique que le
mouvement pop », « la violence incohérente du “loulou” peut traduire
une révolte inconsciente et justifiée. Mais à l’innocenter systématiquement, on
en arrive à une apologie de la connerie, à la justifier toujours par “l’aliénation
capitaliste”, on débouche sur une apologie de l’irresponsabilité ». Pour
Paul Alessandrini : « C’est un peu l’échec
de ceux qui refusent que la pop soit un fait politique, même s’il nous faut
dénoncer ceux qui par militantisme récupèrent, par l’infantilisme révolutionnaire,
en prêchant le réalisme socialiste
[30]
. »
Pour autant, la violence qui
s’exprima à Biot surprit les observateurs, marqués par l’exemple de Woodstock
jusqu’à en oublier Altamont. On s’interrogeait sur ce
qui avait pu pousser cette jeunesse supposément apaisée à refuser de payer son
entrée ou à combattre les forces de l’ordre, dans un paysage décrit comme
idyllique. Selon Françoise Berger, « le public s’est puni lui-même » : « je
souhaite qu’ils n’obtiennent pas de sitôt les “festivals populaires gratuits”
qu’ils réclamaient à grand bruit. Ils ne les méritent pas
[31]
». L’échec,
ici, était bien celui d’un modèle festivalier imposé à la jeunesse, qui ne s’y
reconnaissait pas. François-René Christiani résumait
ainsi la situation dans Rock&Folk :
« Obnubilés par Woodstock, les organisateurs se sont précipités. Affolés
par les jeunes, les notables ont interdit. Agitant la contestation, le public a
refusé de payer. » Et Paul Alessandrini de
conclure : « l’ambiguïté des festivals pop comme ceux-là ne peut plus
être entretenue. Ou bien les festivals seront gratuits, ou bien ils auront
vécu. En effet, comment contrôler une foule de plusieurs milliers de personnes
si ce n’est en employant les plus basses méthodes d’ordre et de
répression ?
[32]
»
« Attendons la lumière, ne nous
impatientons surtout pas : c’est bien connu, les Français ne sont pas
encore prêts
[33].» Face à la multiplication des interdictions, la France semblait, au début
des années 1970, une exception en Europe. Philippe Aubert, dans Combat n’hésitait pas à rapprocher la
situation française de celle des dictatures des pays de l’Est, de l’Espagne ou
du Portugal : « La liberté
surveillée est le seul régime que l'on accorde à la jeunesse
[34]
. »
On aurait tort pourtant d’opposer traits à traits un modèle français à un
modèle étranger, notamment britannique, supposé plus conciliant. Si, au milieu
des années 1970, la
Grande-Bretagne était l’un des rares pays européens où il était légal de tenir
un festival pop sans qu’il soit nécessaire d’obtenir au préalable l’accord de
la police ou des autorités locales, cette tolérance avait été gagnée de haute lutte. Elle était autant le fruit
d’arrangements locaux que le fruit d’un compromis imposé par en haut. A la
différence de la France cependant, les réactions violentes suscitées par les free festivals n’avaient
pas résulté en leur disparition, mais en leur normalisation progressive, au
prix, sans doute, de l’abandon d’un certain idéal libertaire.
Florence Tamagne
Université de Lille III
Pour citer cet article :
Florence Tamagne, « L'interdiction des festivals pop au début des années 1970 : une comparaison franco-britannique » in Festivals et sociétés en Europe XIXe-XXIe siècles, sous la direction de Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série - 3 - mis en ligne le 25 janvier 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Festivals_societes/F_Tamagne.html
Auteur : Florence Tamagne
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
ISSN : 1961-9944
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