L'interdiction des festivals pop au début des années 1970 : une comparaison franco-britannique

 

 

En Angleterre, les premiers festivals de rock avaient été créés à la fin des années 1950, souvent à la suite de festivals de jazz. A partir de 1969, les festivals pop se diversifièrent avec la vogue des free festivals qui s’inscrivaient en réaction à une commercialisation croissante. En même temps, les plaintes des riverains face à l’afflux des festivaliers se multipliaient. La situation était plus tendue encore du côté français. Alors que sortait sur les écrans, le 4 août 1970, le film Woodstock de Michael Wadleigh, la France connaissait ses premiers festivals pop dans le sud de la France. Déjà, en 1969, Jean-Luc Young et Jean Georgakarakos (dit Karakos) [1] , créateurs du label jazz BYG Actuel avaient tenté d’organiser un festival pop à Paris, aux Halles puis au Parc de Saint-Cloud. Suite aux interdictions, le First Paris Music Festival s’était finalement tenu à Amougies, en Belgique, du 24 au 28 octobre 1969. Un seul festival avait pu avoir lieu au Bourget, en mars 1970, sous la condition d’une limitation du nombre des participants et de l’absence de référence au « pop » [2] . Dans le contexte post-68, alors que la presse multipliait les articles inquiétants sur la drogue, les grands rassemblements pop semblaient propices aux débordements. Le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin les avait explicitement dénoncés. Cependant, si une majorité de festivals pop étaient interdits, des groupes de pop et de free jazz se produisirent dans le cadre d’autres manifestations, notamment des festivals de jazz ou de musique contemporaine [3] .

Pour analyser les interdictions dont furent l’objet les festivals pop au tournant des années 1970, j’ai choisi de concentrer mon analyse sur un petit nombre de festivals représentatifs de la période : pour la France, les festivals de Valbonne et de Biot (23-25 juillet et 5 août 1970) et d’Aix-en-Provence (1-3 août 1970) ; pour l’Angleterre, le festival de l’Ile de Wight (1968-1970) et le Windsor Free Festival (1972-1974 [4] ). L’approche comparative permet de mettre en évidence une opposition apparente : bien que, dans les deux pays, les festivals pop aient été l’objet d’interdictions, domine en France le sentiment d’une bataille perdue pour la pop music, alors que la Grande-Bretagne s’impose comme une terre de festivals. Pour comprendre cette situation paradoxale, je concentrerai mon analyse sur trois points : les problèmes d’organisation, les interdictions qui frappèrent un certain nombre de festivals et le sens qui fut donné à ces manifestations.

L’organisation des premiers festivals

En Grande-Bretagne comme en France, il est possible de distinguer deux types de festivals, les festivals commerciaux et les festivals gratuits. Cependant, alors que les festivals pop, et notamment les free festivals étaient, au tournant des années 1970, en progression croissante en Grande-Bretagne, ils restaient rares en France.

L’organisation des festivals rock puis pop était d’abord le fait de professionnels [5] . Parmi les plus anciens festivals britanniques, citons le festival de Newport, Rhodes Island (1954), le premier à se dérouler en plein air, ou le festival de Beaulieu de 1958, organisé dans la lignée du festival de jazz créé en 1956 par Lord Montagu, un grand propriétaire privé, doté de ressources substantielles et d’un bon ancrage local. Au fil des années, le public s’élargit. En 1960, des troubles éclatèrent sous le prétexte que les organisateurs avaient davantage pris en compte les intérêts de la BBC, qui filmait le festival, que ceux des spectateurs. L’édition de 1961, marquée à nouveau par des tensions et la présence renforcée de la police fut la dernière du genre. La même année cependant, Harold Pendelton, président de la National Jazz Federation, qui avait participé à la préparation du festival de Beaulieu et qui dirigeait le célèbre club le Marquee à Londres, lançait une série de concerts, d’abord axés sur le jazz, puis, dès 1963, ouverts au rock, à Richmond. A partir de 1965, le festival de Richmond fut clairement identifié comme pop, mais les plaintes des riverains, au sujet du bruit et des problèmes d’hygiène contraignirent Pendleton à changer de lieu. Le festival s’installa définitivement à Reading en 1972.

En France, les festivals organisés à l’été 1970 étaient tous organisés par des professionnels et payants. Souvent, là encore, ils reprenaient des formules testées dans le cadre d’autres manifestations. A Aix-en-Provence, le festival qui était supposé réunir, sur trois jours, 150 000 personnes, était pris en charge par un spécialiste des galas et tournées, Jean-Pierre Rawson  et patronné par Europe 1. Le général Jean Clément, l’un des responsables du Festival international d’art lyrique d’Aix dirigeait l’ensemble. Le terrain était prêté par des châtelains de Saint-Pons. Le festival « Popanalia » de Biot, le seul autorisé, était géré par Jean Karakos et parrainé par RTL. L’affiche, réunie par Georgio Gomelski était digne des grands festivals britanniques, avec, entre autres, Joan Baez, Pink Floyd, Eric Clapton, Soft Machine, Gong, Country Joe et les Moody Blues.

D’abord concerts en plein air sur un site improvisé, les festivals des années 1960 devinrent ainsi de grosses machines demandant une organisation sans faille et s’étalant sur plusieurs jours, à l’exemple des Etats-Unis. Très vite, les problèmes se multiplièrent : embouteillages monstres (Bath, 1970), désastre climatique (Krumlin, 1970), crispation des riverains devant l’afflux imprévu de festivaliers. Le deuxième festival de l’Ile de Wight, en 1969, ayant attiré entre 80 000 et 100 000 personnes contre 8000 en 1968, la National Farmers Union conseilla à ses membres de ne plus louer le site. Les organisateurs durent souscrire une assurance de 2,5 M de livres pour obtenir l’aval des propriétaires terriens, de la municipalité et du comté. Des forces de police spéciales furent réquisitionnées, un laboratoire pour tester les drogues installé. Le troisième festival de l’Ile de Wight, en 1970 attira entre 200 et 600 000 personnes avec des têtes d’affiches comme Joan Baez, Jimi Hendrix, les Doors ou les Who. Les frais croissants, auxquels s’ajoutaient les cachets réclamés par les têtes d’affiche obligeaient les organisateurs à une surveillance accrue des resquilleurs. 60 000 personnes s’étaient installées sur la colline d’Afton Down qui dominait le site, dont les White Panthers [6] et des groupes d’extrême gauche français qui réclamaient le droit à la musique libre. Malgré les menaces des organisateurs de faire évacuer le lieu, près de 5000 personnes pénétrèrent de force sur le site. Au bout de deux jours, les organisateurs capitulèrent et l’on put entrer gratuitement. Les pertes furent évaluées à 50 000 £ et  la société Fiery Creation, créée par les frères Foulk, à l’origine du festival, fit faillite. A Aix, près de la moitié des spectateurs présents n’auraient pas payé leur entrée. A Biot, moins de 4000 visiteurs, sur un total estimé à 30 000 auraient payé leur entrée. Une tentative pour lancer une quête, sur l’exemple de ce qui s’était fait dans certains festivals gratuits américains, rapporta une somme dérisoire. Dans l’impossibilité de payer les artistes – certains, comme Soft Machine refusèrent de jouer –, Jean Karakos décida à 5 h. du matin d’arrêter le festival et l’atmosphère tourna au pugilat, des groupes de maos dénonçant les « exploiteurs » capitalistes.

De fait, les problèmes financiers constituaient le principal obstacle à la tenue des festivals, alors même que cette dimension lucrative, qui s’exprimait non seulement par des tarifs d’entrée jugés prohibitifs (55 Fr; à Aix, 30 Fr. à Biot, 5 livres en moyenne en Angleterre), mais aussi par des prestations surtaxées (nourriture, boisson), suscitait des réactions de rejets da la part d’une partie des festivaliers qui refusaient d’être traités comme de simples clients et entendaient défendre un idéal communautaire et anti-matérialiste. La lourdeur organisationnelle allait en outre à contre-courant de l’esprit de spontanéité, d’entraide et de liberté prôné par les hippies, de même que la sécurisation croissante des sites, qui passait par la mise en place de barrières et le recrutement de gardes plus ou moins compétents (Hell’s Angels parfois, mais le plus souvent une main-d’œuvre temporaire et non formée), ainsi que par la coopération avec la police, notamment en matière de drogue.

Le festival gratuit s’imposait dès lors comme une seconde option possible. Pour fonctionner il supposait cependant que les festivaliers ne se comporteraient pas comme de simples consommateurs, mais seraient partie prenante d’un événement collectif pour lequel ils avaient la possibilité de s’engager directement par des dons, ou par une action sur le terrain. Ainsi, lors du concert gratuit organisé par les Rolling Stones en hommage à Brian Jones, qui se tint à Hyde Park en 1969 et rassembla 250 000 personnes, les fans furent encouragés à nettoyer derrière eux et un disque des Stones fut offert pour chaque sac d’ordure enlevé [7] . En Angleterre, le premier free Festival fut celui de Phun City, organisé par le magazine underground International Times (I.T.) en 1970. En 1971 se tint la première édition de la Glastonbury Fayre, qui accueillit près de 10 000 personnes, dans une atmosphère mystique et festive. Rejetant toute publicité, le festival était financé par des contributions individuelles et la vente des droits du film et du disque commémorant l’événement. En France, le festival de Bièvres, organisé par le journaliste Philippe Bone, qui coordonnait en Europe l’Underground Press Syndicate, fut un autre exemple de festival gratuit réussi. La première édition, en 1972 accueillit entre 10 et 15 000 personnes sur trois jours; la seconde, en 1973, 50 à 70 000 personnes sur une durée de 10 jours [8] .

D’autres festivals gratuits sombrèrent cependant dans le chaos, comme le Windsor Free Festival, dont la première édition eut lieu en 1972. L’initiateur du festival, un hippie, Bill Dwyer, à la tête de la Brotherhood Commune, qui rassemblait environ 250 personnes à Londres était épaulé par une secte, l’Eglise d’Aphrodite Pandemos, dont le leader, le Révérend Paul Pawlowski fut bientôt, comme Dwyer, poursuivi pour détention de stupéfiants. Indifférent à toute considération organisationnelle, Dwyer limita son action à la promotion du festival par le biais de tracts et d’annonces dans les médias underground. Les têtes d’affiches annoncées en 1972 – The Incredible String Band et Donovan – n’avaient même pas été contactées. Les questions pratiques, tels que la construction de la scène, la sonorisation, l’approvisionnement en eau et en nourriture, le logement, les installations sanitaires, étaient laissées au bon vouloir de la municipalité, des organisations caritatives, des groupes invités et des spectateurs eux-mêmes. Une partie des attentes put être remplie grâce à l’action des White Panthers et d’autres organisations bénévoles qui se chargèrent de la scène, de l’amplification et de la distribution de nourriture gratuite. En revanche, la municipalité, mise devant le fait accompli, opposa aux demandes de Dwyer une fin de non recevoir, alléguant que si l’on prenait en compte les dégâts dans le parc, le ramassage des déchets et l’entretien des forces de l’ordre, le festival n’avait de gratuit que le nom.

 

Le temps des interdictions

Confrontées à des situations inédites, les municipalités réagissaient avec plus ou moins de tolérance. Si certaines étaient prêtes à des compromis, d’autres choisirent la confrontation. En France, les interdictions des années 1970 prirent la forme d’arrêtés municipaux ou préfectoraux [9] . Pour autant, l’interdiction ou l’autorisation d’un festival ne déterminait pas l’échec ou le succès de celui-ci. A Valbonne, malgré l’interdiction décrétée par la municipalité, le festival put avoir lieu sous une forme raccourcie : en l’absence d’intervention  du service d’ordre au cours de la première nuit, de nombreux festivaliers rejoignirent la clairière où se déroulait le festival et où quelques centaines de fans avaient déjà planté leur tente. A Biot, en revanche, le festival autorisé fut interrompu à cause du resquillage.

Le cas du festival d’Aix-en-Provence, initialement programmé du 1er au 3 août 1970 permet de comprendre le jeu complexe des interdictions, puisqu’il opposa le maire socialiste, Félix Ciccolini, qui interdit le festival le 20 juillet, sous prétexte des risques d’incendie et de l’impossibilité d’assurer la sécurité sur le site, à l’organisateur du festival, le Général Clément, ancien d’Algérie dont les sympathies d’extrême droite étaient connues [10] . Le Général, qui proposa finalement de transformer le festival en un concert unique, se posait à la fois en défenseur de la liberté de réunion, en appelant au « droit des Français de se réunir et d’entendre la musique qu’ils aiment », un argument que l’on retrouvait à la même époque en Grande-Bretagne, et en porte-parole de la jeunesse, jouant de démagogie et laissant planer la menace de troubles à venir : « Ce n'est pas de cette façon qu'on ouvrira le dialogue avec 1a jeunesse. A mon avis on prépare un nouveau mai 1968 [11]. »

De fait, pour une grande partie de la presse, les interdictions de l’été 1970 traduisaient un conflit de générations, avec d’un côté les conservateurs, « ceux qui haïssent les jeunes », et de l’autre les « libéraux », qui « veulent laisser les jeunes s'exprimer, serait-ce sous surveillance [12] ». Une telle analyse peinait cependant à rendre compte de la situation aixoise, où les positions semblaient en quelque sorte inversées. De fait, on ne saurait réduire le débat à un affrontement droite-gauche alors que les enjeux locaux apparaissaient ici déterminants. A Aix, Félix Ciccolini, en interdisant le festival, s’inscrivait dans une double démarche. Alors que se profilaient les élections municipales et que les sondages l’annonçaient en difficulté face à une liste proche du gouvernement, il cherchait sans doute à préserver ses chances auprès de ses électeurs les plus conservateurs. Il obtint du reste le soutien de la section locale du Centre démocrate [13]. A cela s’ajoutaient des considérations financières : le festival pop était programmé en même temps que le festival international de musique d’Aix. L’opposition du directeur du Casino municipal, organisateur du Festival d’art lyrique, à la tenue du festival pop rejoignait les inquiétudes du maire qui craignait de faire fuir la clientèle majoritairement aisée qui fréquentait le festival de musique classique et contribuait à la bonne image, mais aussi à la fortune, de la ville, au profit de jeunes dont le pouvoir d’achat était a priori beaucoup plus faible, et qui restaient associés, dans l’esprit d’une partie du public, à la drogue et à la délinquance. C’était bien à un choc culturel, mâtiné d’opposition de classes que l’on assistait ici. Ainsi, pour le maire « en général les personnes qui vont aux spectacles du Festival international de musique d’Aix s’habillent bien, ce qui est leur droit : d’une façon générale les personnes qui fréquentent les rassemblements pop’ s’habillent avec laisser-aller, ce qui est leur droit aussi. J’ai précisé qu’il me paraissait difficile de faire “cohabiter” ces deux clientèles. Elles ne peuvent pas se trouver au même moment au même endroit  [14] ». La section locale du Centre démocrate refusait pour sa part de permettre à « toute cette faune, dont nous sommes envahis en cette saison de s’amonceler à nos portes dans une débauche d’exhibitionnisme un peu malsain et qui n’est certainement pas un bel exemple pour la jeune population aixoise [15] ». A Windsor aussi,les festivaliers étaient assimilés à des envahisseurs barbares. Certains résidents ne se contentèrent pas de souligner les nuisances que le festival causait en ville, mais alléguaientt que celui-ci les empêchait, ainsi que des milliers de touristes, de profiter du parc un week-end férié.

En Angleterre comme en France, les festivals pop s’inscrivaient au cœur du débat politique. Suite aux incidents survenus lors du festival, fut voté en 1971 le Isle of Wight County Council Act, qui imposait de multiples autorisations pour les rassemblements nocturnes en plein air et une stricte régulation des débits de boisson sur l’île. Derrière la mise en avant d’impératifs d’hygiène et de sécurité, différents intérêts étaient en jeu – police, autorités locales, résidents, services de transports pour lesquels la gestion de masses de festivaliers posait des problèmes majeurs. La loi fut votée sans rencontrer d’oppositions notables, dans un parlement à majorité conservatrice. Du côté des travaillistes, Tom Driberg à la Chambre des Communes et Lady Birk à la Chambre des Lords firent partie des rares à s’indigner de cette atteinte à la liberté de réunion. La loi sonna le glas du festival de l’île de Wight, le conseil rejetant désormais systématiquement les sites proposés.

D’autres représentants souhaitèrent bientôt bénéficier d’une législation identique dans leur région. En 1972, le député conservateur Jerry Wigin proposa le Night Assemblies Bill, qui entendait donner aux autorités locales un contrôle accru sur les rassemblements en plein air de plus de 1000 personnes, menaçant directement la survie des free festivals. Cette fois, la réaction s’organisa. The National Council for Civil Liberties, appuyé par d’autres organisations bénévoles liées aux festivals monta une campagne de lobbying auprès des députés, insistant sur le danger de donner des pouvoirs exorbitants aux autorités locales. La presse les suivit sur ce point, du Times jusqu’au Spectator. Le gouvernement retira son soutien et le projet fut finalement abandonné. A la place, un comité (Advisory Committee on Pop Festivals), présidé par Dennis Stevenson fut mis en place par le Departement of the Environment, avec pour mission la mise en œuvre d’un code de conduite (Code of Practice) [16] destiné à minimiser les nuisances, assurer la sécurité publique, et faire le lien entre promoteurs, propriétaires terriens et autorités locales. Stevenson rassembla une masse de données impressionnantes, émanant de toutes les parties concernées, jusqu’aux témoignages de festivaliers. Son rapport, publié en 1973, prônait la conciliation. Cela impliquait pour les promoteurs de chercher les sites les moins conflictuels et de prévoir, avant même de contacter les autorités, des solutions pour tous les problèmes susceptibles de se poser en termes de sécurité, de transport ou d’organisation. Les autorités locales devaient s’en remettre à la législation existante si elles souhaitaient interdire le festival. De manière générale, l’ensemble du document était un appel à la responsabilité de chacun, complété par un véritable manuel d’organisation de festival.

Si le rapport Stevenson ouvrait la voie à une gestion apaisée des festivals, il n’apportait pas de solution en cas de blocage. Dans le cas de Windsor, les deux parties restèrent sur leurs positions. Sur le terrain, la situation se dégrada avec des heurts entre policiers et festivaliers et des arrestations pour vol et usage de drogue. Les affrontements culminèrent en 1974 : 220 personnes furent arrêtées, et il y eut 116 blessés, dont 70 policiers. Soulignant que d’autres festivals avaient pu se tenir sans connaître les mêmes tensions, le Times concluait de manière significative. « Les festivals tendent à créer du désordre, ils sont bruyants et les rues sont remplies de styles de vêtements surprenants. Mais ils sont, à la base, d’aimables rassemblements, qu’il doit être possible d’aménager avec un minimum de tolérance  [17] . » Dans le même temps, un nouveau groupe de travail sur les festivals pop, présidé cette fois-ci par Lord Melchett était chargé de réfléchir à l’avenir des free festivals [18] . D’esprit très libéral, il affirmait, dans son rapport intérimaire, que les « free festivals sont des activités légitimes – certains diraient désirables – en soi » et que la majorité des participants sont « bien intentionnés ». Néanmoins, il soulignait que la majorité des free festivals avaient su s’organiser par eux-mêmes, à faible coût, et qu’il devait en être de même à Windsor.

 

Révolution ou récupération ?

En France, aussi, la majorité des observateurs se prononçait en faveur des festivals. La presse, à droite comme à gauche, condamnait les interdictions, à l’exception de Minute. Philippe Bouvard, dans Le Figaro soulignait que ces réunions, au pire, « sont innocentes, et il n’y a aucune raison de les contrecarrer, ou bien elles ne le sont pas, et les policiers ont ainsi l’assurance de mettre facilement la main sur un maximum d’individus dangereux pour la société… » Même Lucien Rebatet, dans Rivarol, se déclarait à contrecœur pour le maintien des festivals. Porté par un élitisme de « puriste », il s’avouait davantage séduit par des artistes comme Joan Baez, Crosby, Still et Nash ou Country Joe (« je ne parle pas des textes, absurdement engagés »), dont le style « authentique » puiserait ses origines dans le seul folklore américain, que par « l'ignoble jazz industriel » ou « les numéros incohérents transpirés par M. Johnny Halliday [sic] ». Il n’en redoutait pas moins « l’africanisation de la jeunesse » et « la reculade dans une sauvagerie qui ne fait que singer les vrais primitifs ». La discipline des masses rassemblées de manière pacifique n’était du reste pour lui que le signe d’un embrigadement et il feignait de voir dans Woodstock un spectacle comparable aux cérémonies de Nuremberg. Quant aux hippies, « des têtes faibles, bourrées de poncifs enfantins », ils n’étaient que des victimes de la déculturation, « une réaction élémentaire, puérile mais prévisible à la société mécanisée, uniforme, contre nature, au culte féroce du profit. […] Dès lors, pourquoi leur refuserait-on d'entendre les concerts pop' dont ils raffolent, défoulement de loin préférable à la destruction systématique des voitures neuves?  [19] ». Renvoyés au domaine du simple divertissement, les festivals pop se voyaient ainsi dénier toute portée politique.

Du côté du PCF également, si l’interdiction des festivals était l’occasion de condamner la « politique réactionnaire du gouvernement », il ne s’agissait pas pour autant de cautionner les festivals pop, qui « accréditent l’illusion d’un éventuel rôle dangereux et puissant de la musique ». Pas question de transformer « une simple envie d’écouter de la musique en un violent mouvement contestataire ! Faire oublier aux jeunes les luttes réellement dangereuses pour le système en les isolant dans des utopismes inoffensifs ! » Les festivals pop n’étaient qu’une entreprise de récupération capitaliste : « Car, après tout, des milliers de jeunes, même si ça conteste, ça consomme, et la fable pourrait fort bien se terminer ainsi : “Puisqu’ils contestent la consommation…, qu’ils consomment la contestation !  [20]  » Philippe Aubert, dans Combat ne disait pas autre chose. Organisés par « de braves financiers pleins de bon sens qui investissent dans du Pink Floyd au lieu de le faire dans du Shell-Berre [21]  », les festivals participeraient au final, à la normalisation de la jeunesse : « les jeunes, après avoir payé un prix d'entrée très élevé sont parqués derrière des barbelés pendant plusieurs jours, sans aucun confort. Ils en ressortent affamés et dociles, achètent de la nourriture à en faire crever la société de consommation. Puis ils vont se coucher chez leurs parents ».

Pour autant, à côté d’une masse de festivaliers venue d’abord pour se distraire, une minorité exprimait clairement les liens qui étaient alors faits entre rock et politique. En octobre 1970, le FLIP (Front de Libération Internationale de la Pop), proche de la LCR diffusa un manifeste publié dans la presse musicale et de gauche :

« Nous sommes un certain nombre dans la Pop à vouloir tirer les leçons de l'été “Pop” 70. Interdits ou tolérés, sabotés ou sabordés, “maudits” [le festival de Biot] de toute façon, les festivals ont montré la force du mouvement Pop parmi les jeunes. Le fiasco qu'ont connu les festivals spectaculaires et marchands façon bourgeoise ne signe pas l'échec de la Pop en France. Ce qu'il montre, c'est ce que les jeunes ne veulent plus : pour eux, la Pop, c'est autre chose qu'un marché, c'est une nouvelle façon de vivre qui passe nécessairement par la contestation radicale de la société bourgeoise, de ses lois, de l'aliénation qu'elle sécrète et qui, hydre à mille têtes, nous étouffe tous  [22] . »

En 1967, en Angleterre, le rédacteur en chef de I.T., reprenant un slogan situationniste, soutenait que, à l’avenir, les « révolutions prolétariennes seraient des festivals  [23]  ». Pour Dwyer, le festival de Windsor n’était pas « politique », c’était « une révolution  [24]  ». Cet engagement libertaire prenait la forme d’actions symboliques, comme le refus d’une programmation fixée à l’avance, qui supposait l’existence d’une hiérarchie entre les groupes déterminant leur ordre de passage. Si à Windsor se produisirent surtout des groupes régionaux mineurs, on y trouvait aussi des groupes qui bénéficiaient d’une véritable légitimité underground et tournaient dans la plupart des festivals de l’époque, comme les Pink Fairies, successeur des Deviants de Mick Farren, Hawkwind, Global Village Trucking Company, ou Gong, qui fonctionnaient sur le modèle de la communauté. Windsor se distinguait également par un activisme politique plus marqué que dans la plupart des festivals pop : pétitions contre le Night Assemblies Bill (1972) et les lois réprimant l’usage du cannabis (1973) ; publication, en 1973 et 1974 d’un journal alternatif, Windsor Freek Press, par un groupe de « communistes anti-autoritaires, de féministes et de freeks anarchistes », qui fonctionnait à la fois comme une feuille d’information pour les festivaliers (avec par exemple un banc d’essai des drogues en circulation dans le festival et le signalement des policiers en civil dans le parc) et comme le lieu d’expression des revendications les plus diverses (dénonciation de la politique britannique en Irlande du Nord). Militants pour les droits des homosexuels, nudistes, écologistes profitèrent également du festival pour faire entendre leur voix. Lui-même engagé dans le mouvement des squatters, Dwyer réclamait le droit à la terre et préconisait, dès 1972, une « grève des loyers » (Rent Strike). Derrière le festival « pop » s’affirmait, de manière confuse, un projet de mise en place d’une commune hippie, dans un parc récupéré par le peuple sur la Couronne. La volonté d’organiser, coûte que coûte, le festival dans le parc de Windsor, alors même que, à partir de 1975, des sites alternatifs étaient proposés, ne peut se comprendre que dans cette logique.

Si, dans les faits, il n’était pas possible d’affirmer que le festival était aux mains d’une composante politique un tant soit peu organisée, la présence, au sein du festival, d’organisations marquées à l’extrême gauche, comme les White Panther, fut cependant instrumentalisée par les opposants au festival pour dénoncer un événement dans lequel ils ne voulaient voir qu’un rassemblement de fauteurs de trouble. En France également, la présence d’éléments perturbateurs était régulièrement dénoncée. Ce sont les resquilleurs qui sont d’abord mis en cause, des « pieds nickelés de la contestation » qui promettaient dans un tract « la musique gratuite pour le peuple » ou qui criaient « Vive la violence des masses ! », interrompant à Biot la minute de silence demandée par Joan Baez en souvenir des victimes d’Hiroshima [25] . A Aix, Le Figaro s’émeut de la présence de « quelques deux mille maoïstes ou soi-disant tels qui se déplacent aux quatre coins de la France pour y semer la pagaille  [26]  ». Leonard Cohen est accueilli par « un silence glacial interrompu par des insultes ordurières », traité « tantôt de fasciste, tantôt de “révolutionnaire de salon”  [27]  ». Claude Fléoutier, dans Le Monde, atteste du mélange des genres avec « des amateurs de la pop’music venus avec la ferveur de ceux qui allaient à Wight ou à Bath, de jeunes clochards “économiques” qui depuis trois semaines se promènent à travers la Côte sans un centime en poche, de jeunes clochards “intellectuels” à qui un confusionnisme sert de doctrine  [28]  ». Un constat partagé par les lecteurs de Rock&Folk qui se divisaient sur l’attribution des responsabilités. Si à Biot certains mettaient en cause les « voyous, jeunes délinquants, fous même (il ne faut pas être fort intelligent pour essayer de mettre le feu au camion des Pink Floyd) », d’autres, se basant sur le cas aixois, jugeaient que le problème venait plutôt de la présence de « faux hippies, de déguisés, de minet et de snobinards ou même de bourgeois curieux et intrigués », qui faisait de ce soi-disant festival pop une « kermesse commerciale  [29]  ». La rédaction était tout aussi partagée. Pour le rédacteur en chef Philippe Koechlin, qui considérait qu’il n’y a « rien de plus apolitique que le mouvement pop », « la violence incohérente du “loulou” peut traduire une révolte inconsciente et justifiée. Mais à l’innocenter systématiquement, on en arrive à une apologie de la connerie, à la justifier toujours par “l’aliénation capitaliste”, on débouche sur une apologie de l’irresponsabilité ». Pour Paul Alessandrini : « C’est un peu l’échec de ceux qui refusent que la pop soit un fait politique, même s’il nous faut dénoncer ceux qui par militantisme récupèrent, par l’infantilisme révolutionnaire, en prêchant le réalisme socialiste  [30] . »

Pour autant, la violence qui s’exprima à Biot surprit les observateurs, marqués par l’exemple de Woodstock jusqu’à en oublier Altamont. On s’interrogeait sur ce qui avait pu pousser cette jeunesse supposément apaisée à refuser de payer son entrée ou à combattre les forces de l’ordre, dans un paysage décrit comme idyllique. Selon Françoise Berger, « le public s’est puni lui-même » : « je souhaite qu’ils n’obtiennent pas de sitôt les “festivals populaires gratuits” qu’ils réclamaient à grand bruit. Ils ne les méritent pas [31]  ». L’échec, ici, était bien celui d’un modèle festivalier imposé à la jeunesse, qui ne s’y reconnaissait pas. François-René Christiani résumait ainsi la situation dans Rock&Folk : « Obnubilés par Woodstock, les organisateurs se sont précipités. Affolés par les jeunes, les notables ont interdit. Agitant la contestation, le public a refusé de payer. » Et Paul Alessandrini de conclure : « l’ambiguïté des festivals pop comme ceux-là ne peut plus être entretenue. Ou bien les festivals seront gratuits, ou bien ils auront vécu. En effet, comment contrôler une foule de plusieurs milliers de personnes si ce n’est en employant les plus basses méthodes d’ordre et de répression ?  [32]  »

« Attendons la lumière, ne nous impatientons surtout pas : c’est bien connu, les Français ne sont pas encore prêts [33]Face à la multiplication des interdictions, la France semblait, au début des années 1970, une exception en Europe. Philippe Aubert, dans Combat n’hésitait pas à rapprocher la situation française de celle des dictatures des pays de l’Est, de l’Espagne ou du Portugal : « La liberté surveillée est le seul régime que l'on accorde à la jeunesse  [34] . »

On aurait tort pourtant d’opposer traits à traits un modèle français à un modèle étranger, notamment britannique, supposé plus conciliant. Si, au milieu des années 1970, la Grande-Bretagne était l’un des rares pays européens où il était légal de tenir un festival pop sans qu’il soit nécessaire d’obtenir au préalable l’accord de la police ou des autorités locales, cette tolérance avait été gagnée de haute lutte. Elle était autant le fruit d’arrangements locaux que le fruit d’un compromis imposé par en haut. A la différence de la France cependant, les réactions violentes suscitées par les free festivals n’avaient pas résulté en leur disparition, mais en leur normalisation progressive, au prix, sans doute, de l’abandon d’un certain idéal libertaire.

Florence Tamagne
Université de Lille III


[1] Il fonda en 1976 Celluloid Records et fut le manager de Gong et de Magma.
[2] Deshayes Eric, Grimaud Dominique, L’underground musical en France, Paris, Le mot et le reste, 2008, p. 24.
[4] Le festival de Windsor survécut jusqu’en 1978, mais à partir de 1974 il ne se tint plus à Windsor.
[5] Clarke Michael, The Politics of Pop Festivals, London, Junction Books, 1982.
[6] Le White Panther Party avait été fondé aux Etats-Unis en 1968 comme un parti d’extrême gauche anti-raciste, en référence aux Black Panthers. En Angleterre, une branche des White Panthers avait été fondée par Mick Farren, journaliste anarchiste et chanteur du groupe The Deviants, à l’origine du festival de Phun City.
[7] Clarke Michael, op. cit., p. 36.
[8] Deshayes Eric, Grimaud Dominique, op. cit., p. 34.
[9] Le festival de musique pop de Saint-Raphaël, prévu les 8 et 9 août 1970 fut interdit par arrêté préfectoral le 24 juillet afin « d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique ». Voir Combat, 27 juillet 1970.
[10] Didier Lancien, professeur agrégé au lycée Mignet d’Aix-en-Provence, s’étonnait que le Général, soutenu par le journal Le Méridional la France, dont « la vindicte coutumière », « s’adressait jusqu’à présent pêle-mêle aux hippies, communistes, gauchistes, tous plus ou moins drogués et délinquants » soit « maintenant saisi d’un irrésistible allant “pop” », lettre au journal Le Monde, 31 juillet 1970. Joan Baez aurait refusé les 10 millions d’anciens francs proposés par le Général Clément en raison de son passé colonialiste. Elle accepta, en revanche, pour une somme moitié moindre, l’invitation de Jean Karakos à Biot. Le Figaro, 3 août 1970 et aussi Combat, 24, 27, 29, 30 et 31 juillet 1970.
[11] Le Monde, 1er août 1970.
[12] Philippe Aubert dans Combat, 29 juillet 1970.
[13] Le Monde, 19-20 juillet 1970 et 31 juillet 1970. Félix Ciccolini avait été élu maire en 1967 au terme d’une bataille juridique où il avait bénéficié de l’appui du centre, alors que le PC se maintenait dans l’opposition. Il fut réélu en 1971 avec 77% des voix.
[14] Le Monde, 1er août 1970.
[15] Le Monde, 31 juillet 1970.
[16] Voir The National Archives (désormais NA)-HLG 20/1543/1 et 2, HLG 120/1544 à 1548, HLG 120/2476. Dennis Stevenson était alors un consultant proche du travailliste Peter Mandelson.
[17] The Times, 30 août 1974, cité par Clarke Michael, op. cit., p. 113.
[18] NA-26/83 à 86 et NA-CRES 61/22. Melchett, un travailliste présida ensuite Greenpeace UK.
[19] Rivarol, 6 août 1970.
[20] France-Nouvelle, hebdomadaire du PCF cité dans Le Monde, 9-10 août 1970.
[21] Combat, 28 juillet 1970.
[22] Cité par Deshayes Eric, Grimaud Dominique, op. cit., p. 28-29.
[23] I.T., n° 6, 16-29 janvier 1967, p. 3.
[24] Lettre de Dwyer au Crown Estate Commissioners, 19 juin 1974, NA-CRES 35/5095.
[25] Le Figaro, 7 août 1970.
[26] Le Figaro, 16 août 1970.
[27] Le Figaro, 3 août 1970. L’artiste aurait touché 150 000 F pour sa prestation.
[28] Le Monde, 8 août 1970, p. 16.
[29] Lettres de Marielle Didier et de J. Arnaud, « Pop à Aix », Rock&Folk, n°44, septembre 1970, p. 19-20.
[30] Rock&Folk, n° 44, septembre 1970, p. 64 et 61.
[31] Le Figaro, 3 août 1970.
[32] Rock&Folk, n° 44, septembre 1970, p. 60.
[33] Philippe Paringaux, Rock&Folk, n°44, septembre 1970, p. 17.
[34] Combat, 31 juillet 1970.

Pour citer cet article :
Florence Tamagne, « L'interdiction des festivals pop au début des années 1970 : une comparaison franco-britannique » in Festivals et sociétés en Europe XIXe-XXIe siècles, sous la direction de Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série - 3 - mis en ligne le 25 janvier 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Festivals_societes/F_Tamagne.html
Auteur : Florence Tamagne
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
ISSN : 1961-9944



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