Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Écrire l’histoire du théâtre. L’historiographie des institutions lyriques françaises (1780-1914) | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
La Collection Gilles : valoriser un siècle de programmation au Théâtre de Montpellier (1790-1908) | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Sabine Teulon-Lardic | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
RÉSUMÉ
À Montpellier, préfecture de l’Hérault, être historiographe et musicien du Théâtre est une double compétence dont Adolphe Gilles (1835-1908) sut extraire les visées culturelles et citoyennes. Violoniste de l’orchestre du Théâtre depuis l’âge de quinze ans, il en rédige l’histoire sur un siècle (1790-1908) selon la méthode statistique et chronologique, en se préoccupant tant des acteurs culturels que du fonctionnement institutionnel et de la réception des publics. Les dix-neuf volumes manuscrits de sa collection, illustrés à la manière d’un manuscrit ancien, mis en page à l’instar d’une publication contemporaine, convoquent des données archivistiques pour la période précédant son entrée in situ (1850). Par la suite, sa minutieuse recension des spectacles est complétée par divers documents-sources collés (programme de salle, compte-rendu de périodique, photo d’artiste). Si la neutralité de l’historiographe prédomine, ses rares écarts laissent entrevoir les difficultés du salariat dans la gestion entrepreunariale d’un théâtre français. |
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Le « moment archives », tel que Vincent Duclert le définit, confère désormais aux archives un statut, non seulement de matériau pour la recherche, mais d’« objet de connaissance réfléchissant les processus de savoir, les logiques institutionnelles, les identités sociales [1] ». Dès lors, interroger les registres historiographiques d’un théâtre français au xixe siècle devient un projet passionnant en 2016. À Montpellier, préfecture de l’Hérault en Bas-Languedoc, être historiographe et musicien du Théâtre est une double compétence dont Adolphe Gilles (1835-1908) sut extraire les visées culturelles et citoyennes. Violoniste de l’orchestre de fosse du Théâtre depuis 1849, il en devint historiographe probablement à son initiative. Chroniquer la vie théâtrale de 1790 à 1908 représentait un défi pour le musicien n’ayant pu accomplir des études supérieures. Montpelliérain de milieu modeste (son père est charcutier), Gilles entrait en effet à l’orchestre du Théâtre à l’âge de quinze ans où il occupait le poste de second violon du rang jusqu’à son décès survenu en 1908. « On ne sait, à ce jour, rien de la formation musicale de Gilles. Il assure pendant quelques mois le remplacement du bibliothécaire du théâtre en 1896 [2] ».
Ill. 1 : Théâtre de Montpellier, carte postale ca 1900
Sa Collection de registres manuscrits est une mine pour l’histoire d’une ville française à l’âge d’or de la sortie théâtrale [3], ville notamment enrichie par la viticulture, l’implantation administrative et le tissu universitaire séculaire. En effet, l’amplitude temporelle, la richesse et la diversité des sources la caractérisent. Nous nous proposons de la décrire avant de nous intéresser à sa présentation visuelle. Nous nous attarderons ensuite sur la méthode de l’historiographe et sur ce que réfléchissent ses contenus au vu des objectifs ci-dessus introduits. I. La Collection Gilles 1) L’objet La Collection Gilles est conservée aux Archives municipales de Montpellier (AMM), classée dans la sous-série 9S depuis sa numérisation intervenue en 2012-2013. Pour sa description, nous nous fondons sur les travaux de l’archiviste, Clémence Segalas-Fricaud, présentant ces neuf registres et dix cahiers, tous manuscrits, qui couvrent le large xixe siècle, de 1790 à 1908 : La Collection Gilles est une chronique de la vie du théâtre de Montpellier rédigée approximativement entre 1889 et 1908. Elle complète la documentation sur le théâtre et permet d’améliorer la connaissance de celui-ci. Cette collection, unique par sa forme (entièrement décorée à la gouache), permet d’avoir une vue d’ensemble sur la création théâtrale aux xviiie et xixe siècles à Montpellier [4].
Tableau 1. Registres et cahiers de la Collection Gilles (AMM, sous-série 9 S)
Elle a fait l’objet d’une présentation publique lors de l’exposition « Opéra et Comédie en 2005 » qui commémorait les cent-cinquante ans de la fondation du Théâtre de Montpellier [5], puis d’une communication par Clémence Segalas lors d’un récent colloque au Théâtre de l’Opéra-Comique [6]. L’objet de l’historiographe est essentiellement le Théâtre de Montpellier. Mais pas exclusivement, car au détour du panorama culturel de la cité surgissent quelques mentions concernant deux autres institutions musicales. D’une part, le second théâtre, dit du Gymnase, a connu trois années d’existence [7], sa programmation étant potentiellement concurrentielle de l’institution principale (opéra-comique, opérettes et comédies). D’autre part, le Conservatoire de Montpellier [8] apparaît ponctuellement du fait de sa localisation dans les étages du Théâtre à ses débuts, puis de son occupation de la salle des Concerts (à l’arrière du Théâtre) lors des distributions annuelles de prix. En délaissant en revanche l’histoire des scènes privées de divertissement (le Casino et l’Éden-Concert), Gilles pose la frontière entre lieu de « culture légitime » – le Théâtre municipal – et lieux de cultures plurielles comme les spectacles de revues, de music-hall, etc., dont la multiplication est contemporaine de son activité de musicien. Au xixe siècle, cette attitude est loin d’être singulière, elle reflète la vision d’un acteur même de l’institution municipale du Théâtre, qui a donc intégré cette partition des cultures. Cette posture de limitation de l’historiographie nationale révèle les normes culturelles du siècle de la bourgeoisie, cloisonnant culture de haute légitimité et culture populaire pour un même champ d’activité. Quelle est sa diffusion du vivant de l’historiographe ? Sans connaissance de son éventuelle diffusion privée (ou publique ?) au moment de son écriture, nous ne pouvons qu’affirmer sa conscience d’écrire pour le futur, au vu de l’effort conséquent de collecte et de présentation. Quoi qu’il en soit, la Collection Gilles devient publique lors de sa donation aux Archives municipales de Montpellier en 1916 par la fille du musicien-historiographe (Joséphine Gilles), dans un geste testamentaire : « Je vous en fais don, comme d’ailleurs c’était les intentions de mon père, afin que vous la déposiez, soit aux Archives municipales, soit à la Bibliothèque de la Ville, afin que les érudits puissent y puiser tous les renseignements nécessaires pour l’histoire du Théâtre » (Joséphine Gilles, « Montpellier, 9 février 1909 », l.a.s. à M. le Maire de Montpellier, dans le registre R2/8 Théâtre. Généralités 1909-1913, Archives municipales de Montpellier). Ce geste en détermine désormais les usages publics. 2) Quelle présentation privilégie Adolphe Gilles ? La morphologie de cette Collection est originale et fort diversifiée. Au plan symbolique, la stylisation du blason médiéval des consuls de Montpellier en page titre du premier volume dévoile la conscience de s’inscrire dans le temps long de la cité languedocienne. Ill. 2 : Collection Gilles (AMM), registre 9S 1, couverture. Ce blason est en effet placé au centre de l’armorial d’un précieux parchemin acquis par les Consuls de Montpellier en 1443, le Cartulaire des Guilhem, seigneurs de Montpellier, recension minutieuse de centaines d’actes administratifs. De 1873 à 1874, ce manuscrit est précisément réédité dans la Revue des langues romanes [9]. Au plan décoratif, chaque registre de la Collection est lui aussi artistiquement et « amoureusement » décoré. En peinture, les frises conjuguent les couleurs rouge, bleu, jaune et vert en à-plat, tandis que le fonds est à dominante brique, une teinte éminemment méridionale. À la manière des manuscrits médiévaux, la page de titre de chaque direction du Théâtre est ornée de motifs géométriques, floraux, ou encore de faune stylisée. Pliages et collages des bordures, également peints, participent également de l’ornementation. Le tout, utilisant souvent des effets de perspective, fait de Gilles un illustrateur autant qu’un historiographe. Serait-il en cela influencé par les enluminures du célèbre Manuscrit de Montpellier (antiphonaire H. 159), découvert en 1848 par Félix Danjou [10] à la faculté de médecine ? Ill. 3 : Collection Gilles (AMM), cahier 9S 17 (couverture). L’aspect fonctionnel n’est pas en retrait puisque la numérotation et l’encadrement des chapitres sont clairement définis au sein de chaque registre. Cette précision quasi éditoriale, imitant les techniques de l’imprimé, laisserait-elle supposer que Gilles ne pensait pas publier ses travaux ? Quoiqu’il en soit, l’encadrement s’opère avec une invention renouvelée qui fuit tout aspect systématique. Il adopte parfois la fonction d’un bandeau à l’instar des mises en page de la presse. Ainsi de l’incendie du théâtre, à l’occasion duquel nous découvrons la sobriété du rédacteur : « Incendie du Théâtre dans la nuit du 5 au 6 avril 1881. Tout est entièrement brûlé, il ne reste que les quatre murs. Le feu a été des plus violents et des plus rapides [11] ». Quant à la numérotation, elle figure en toute lisibilité en coin du haut de page, selon un procédé uniforme couvrant les registres. Ill. 4 : Collection Gilles (AMM), registre 9S 2, p. 85. II. Quelle méthode historiographique utilise le musicien ? Si Gilles se met brièvement en scène par son paraphe et la mention introductive du premier registre – « Le tout est écrit avec la plus grande sincérité et le plus grand soin possible [12] » – il adopte ensuite une relative neutralité, ne se mettant en scène qu’à de rares occasions [13]. Nous verrons en quelles occasions il abandonne cette distance « scientifique ». Celle-ci se double d’une impartialité à toute épreuve pour un rédacteur qui est aussi musicien de fosse. Ainsi, lors de la première locale de La Fille de Madame Angot (1874) de Lecocq, il consigne : « Nota : cette opérette a été représentée pour la première fois à Montpellier le 23 décembre 1873 par une troupe de passage et jouée d’une manière supérieure [14]. » Il convient de valoriser à présent les aspects de sa démarche, inhérents aux prescriptions en ce siècle qui découvre l’historicisme : une méthode chronologique et statistique, une ambition d’exhaustivité. 1) Méthode chronologique et statistique d’après les sources L’ambition moderniste de l’historiographe est annoncée en seconde de couverture du volume inaugural : « Statistique et document relatifs au Théâtre de Montpellier écrits par Adolphe Gilles, musicien au théâtre de cette ville [15] ». Nous distinguons deux démarches au cours de sa rédaction, liées à la temporalité étudiée et aux conditions de sa production. L’une précède son engagement à l’orchestre du Théâtre, l’autre le suit. Gilles en fait la confidence dans un registre tardif : Les documents que j’ai eu la patience de chercher, aux archives, aux journaux de l’époque, m’ont permis de trouver ce que je cherchais, mais depuis l’année 1850 où je suis rentré à l’Orchestre du théâtre, j’ai vu par moi-même et écrit au jour le jour le plus consciencieusement tout ce qui s’y est passé [16]. Pour la période de 1790 à 1850, sa démarche chronologique s’appuie sur des sources exclusivement archivistiques. Un questionnement se glisse : pourquoi ignorer la période inaugurale du Théâtre en 1755 (ouverture avec Pyrame et Thisbé de Rebel et Francoeur) jusqu’au second édifice inauguré en 1787 [17] ? Lorsque Gilles choisit de débuter en 1790, cette date correspond à la création du département de l’Hérault juste avant la Ire République et à la première élection municipale in situ : une borne donc plus politique qu’historique. Cependant, la chronologie n’est ensuite pas chapitrée par régime politique, mais par chaque direction du théâtre. Cette option est pragmatique au vu de la gestion centralisée par « arrondissement théâtral » que les décrets de 1806 et 1807 ont instaurée : chaque arrondissement est fractionné en théâtres, chacun étant géré par un entrepreneur désigné par l’administration. Dorénavant, nous désignerons chaque direction théâtrale par le terme de « séquence », dont la durée varie de une à treize saisons à Montpellier. Pour d’autres temps mouvementés, lors de la guerre franco-prussienne (1870-1871), Gilles n’enregistre ni le conflit ni l’avènement de la IIIe République. Transformant sa voix en porte-parole de ses collègues, il consigne en revanche l’avis éloquent que le personnel théâtral transmet à la presse locale : 1871 / Les artistes réunis en société, donnent par la voie des journaux de la localité, l’Avis suivant : « Cruellement éprouvés par les temps difficiles que nous traversons, les artistes réunis en société adressent un pressant appel à l’inépuisable bienveillance du public qui, comme l’administration municipale, voudra bien leur fournir à son tour, par son empressement, les moyens d’utiliser leur industrie et leur talent. » Les représentations commenceront le 22 janvier 1871 [18]. La chronologie est parfois entrecoupée d’excursus – tableau des musiciens, de typologie de voix et d’emploi par exemple – mais aussi d’incursions vers d’autres séquences. Dans ce cas, Gilles mentionne les renvois entre registres pour une navigation optimale de l’usager. Cet aspect dévoile probablement sa rédaction simultanée de plusieurs volumes, mais également son instinct éditorial alors qu’il est probablement un historien autodidacte. Aussi, le dernier volume (registre 9S 19) est-il un récapitulatif de tous les registres, qui, à l’instar d’un thesaurus, indique les entrées successives pour chaque fonction de l’institution : directeur, régisseur, maître de musique et chef d’orchestre, haute-contre et fort ténor, 2 e haute-contre et ténor léger, Colin et 2e ténor léger, Trial, Laruette, baryton, basse, 2e basse, forte chanteuse, chanteuse légère, Dugazon, mère Dugazon et duègne, danseur, chef d’orchestre de vaudeville, répétiteur, musicien. Celui-ci se clôt sur la liste des créations, c’est-à-dire les 195 « premières montpelliéraines », ainsi que des concerts, au nombre de 309. À l’intérieur d’une séquence, nous observons l’immuabilité de la démarche de Gilles. Il nomme le personnel administratif, puis le personnel artistique de manière exhaustive sans omettre les artistes de passage. Ensuite, il relève le répertoire de chaque saison en le classant par genre : opéra, opéra-comique, drame et comédie. Pour la recherche musicologique, le tableau de la troupe est une mine précieuse car il est scrupuleusement consigné. Successivement, les chanteurs hommes, femmes, les comédiens de la comédie et du drame, précèdent le nombre (ou parfois la liste) des artistes de l’orchestre et du ballet, enfin le nombre de choristes anonymes. Ces données permettent d’enregistrer l’évolution de la troupe, inhérente à l’évolution des genres : la première mention de « Grand opéra » survient par exemple lors de la saison 1834-1835 [19], lorsque treize chanteurs sont recrutés. À compter de 1876, sa seconde démarche s’adosse à un processus différent puisque sa rédaction s’opère sans doute au présent et se matérialise par le passage à un deuxième registre (registre 9S 2, voir le Tableau n° 1), puis aux suivants. Désormais, Gilles a le loisir d’affiner la chronologie d’une saison en tenant un (quasi) journal de bord. Chaque soirée ou matinée théâtrale est systématiquement renseignée – d’où la possibilité d’observer les couplages d’œuvres – et traitée de manière statistique. Numérotée par un effet de relief dans le décor à la gouache, chacune devient ainsi une unité composite (une comédie en sus d’un opéra, un opéra-comique en sus d’un drame ou d’un opéra par exemple [20]). En outre, chaque première montpelliéraine (comédie, drame ou bien opéra) fait l’objet d’une numérotation interne au sein de la saison, depuis la première jusqu’à ses reprises, avec un code couleur spécifique (ici, le bleu). Ill. 5 : Collection Gilles (AMM), registre 9S 2, p. 162. Quelles sources utilise Gilles, à présent témoin d’un temps vécu ? Soit la source est collectée et traitée par lui, grâce à son expérience intra-muros. Citons un exemple de source inestimable pour le chercheur : la liste des « Artistes musiciens qui ont fait partie de l’Orchestre de Montpellier, et qui y sont décédés depuis 1852 [21] » avec entrée chronologique, nom et poste occupé par chaque instrumentiste. Soit le document-source est collé sur le registre. Programmes, coupures de presse et photos d’artiste, soit les médias de son temps, sont sélectionnés par l’historiographe. Le premier imprimé collé concerne la tournée des Concerts Ullmann avec Marie Cabel, Franchomme, Sivori [22] lors de la saison 1873-1874. Un autre exemple plus conséquent consiste à donner la chronologie de la reconstruction du Théâtre, de 1882 à 1888, d’après diverses coupures sélectionnées du Petit Méridional [23], quotidien local d’opinion républicaine. Quant au document photographique, il apparaît tardivement (1897). Il semble réservé aux artistes lyriques ou comédiens en costume de scène, ou encore aux rares directeurs, comme Marius Granier et Ismaël Dubois en codirection durant les saisons 1896 à 1898. Quelques rares dessins collés, sans mention de l’artiste (seraient-ils également de la main de Gilles ?), apparaissent dans les derniers cahiers, de 1902 à 1908. Un dernier mode de saisie surgit tardivement lorsqu’il fait dialoguer un imprimé collé et ses corrections manuscrites sur le même folio. À la reprise de Mignon d’Ambroise Thomas en octobre 1903 par exemple, il complète la source imprimée où figurent les « débuts » des protagonistes : « M. Derick, basse chantante, devait également effectuer son troisième début. Mais la commission, d’accord avec l’artiste, a décidé que le troisième début aurait lieu ultérieurement [24]. » 2) À visée exhaustive Gilles ambitionne de couvrir l’histoire du lieu non seulement en tant qu’institution et lieu de ressources, mais également en tant que bâtiment, parfois même comme chambre d’écho de l’histoire sociale. L’institution accueille les politiques locaux et les officiers de la garnison, plus rarement les élus nationaux, lors de représentations adossées à un congrès. Ainsi, lors du VIe centenaire de l’université de Montpellier, la représentation de gala de Patrie d’Émile Paladilhe le 24 mai 1890 est « offerte par la municipalité à M. Carnot, président de la République Française [25] ». L’institution fonctionne en dépit de la succession parfois heurtée de directeurs (nommés par l’administration municipale), scrupuleusement consignée par le musicien, y compris lorsque des « artistes en société » prennent le relais en cours de saison suite à une faillite. Cet aperçu permet d’en dresser une liste avec quelques particularités de programmation en vis-à-vis (voir la 3e colonne du Tableau n° 2).
Tableau n° 2 : directions du Théâtre de
Montpellier (1790-1908) d’après la Collection Gilles
(AMM, sous-série 9S)
Car le théâtre est un lieu de ressources et de négociations en perpétuel mouvement du fait des directions changeantes (de quelques mois à plusieurs saisons) et parfois-même entrecroisées. Par exemple, le retour ponctuel de Chapelo-Gaubert sur la place montpelliéraine, en embuscade lors de la saison 1861-1862, s’effectue ensuite par éclipses : en 1864-1865, puis en 1866-1867. Gilles s’attarde sur les difficultés de constitution de la troupe en début de saison, notamment face à une sorte de mercato lyrique à l’échelle nationale. Ainsi, le 9 décembre 1883, La municipalité a l’honneur d’informer le Public qu’elle avait traité avec M. Mayan, 1re basse, qui, malgré l’engagement signé par lui et les avances reçues, ne s’est pas rendu à Montpellier. L’administration s’occupe activement de son remplacement et espère pouvoir sous peu présenter au public son titulaire [29]. De fait, l’historiographe, soit rédacteur, soit collecteur de la presse, se fait souvent l’écho de controverses entre les propositions du directeur et leur validation par les publics selon la modalité des « débuts ». Appliqués depuis la direction de Letellier (1840-1843 [30]), ceux-ci provoquent souvent des remous, malgré leur encadrement par décret municipal, comme dans tout théâtre de département. Après leur prudent retrait en 1869, leur restauration est consignée lors de la rentrée 1878 : « Le conseil municipal ayant voté une petite subvention, les débuts qui avaient été supprimés depuis l’année 1869, sont exigés cette année par la Municipalité [31]. » Lorsque les modalités de votation changent à la rentrée 1886, Gilles précise que l’« on prendra parmi les spectateurs ordinaires un nombre égal à la moitié des abonnés inscrits. Les artistes, pour être admis, devront réunir les 3/5 des suffrages exprimés [32]. » Autre législation influant sur la programmation, le cahier des charges est souvent convoqué par Gilles. Lors de la saison 1879-1880, une modification relie l’appel et l’offre : « Nota : la Municipalité ayant augmenté la subvention, le Grand opéra et la danse sont exigés par le cahier des charges [33]. » Un exemple plus anecdotique, mais révélateur des comportements à la Belle Époque, est la revue de presse qu’il constitue concernant l’ordre municipal de déposer les chapeaux de dames au théâtre [34] (1898). Ce dernier fait suite à une pétition de spectateurs, incommodés par leur manque de visibilité du spectacle. Toutefois, le rédacteur demeure un observateur circonspect en cas de litige entre la direction et la mairie : il consigne sobrement l’injonction municipale signifiant son refus de substituer au rideau de scène un « rideau annonce » en ouverture de saison 1884 [35], qui apporterait cependant des subsides conséquents à la longue direction de Louis Saint. Le théâtre est aussi un bâtiment, une infrastructure en évolution. Gilles mentionne le premier éclairage au gaz à la rentrée 1841 [36], puis le choix de l’électricité à l’ouverture du nouvel édifice (1888) ou encore la transformation de la fosse d’orchestre en 1904 sous la direction de Marius Granier. Les équipements ne sont pas seulement techniques, ainsi le « 29 septembre 1876, nouveau Rideau de scène peint par M. A. Gayraud [37]. » Après l’incendie du 6 avril 1881, l’historiographe enregistre la décision municipale de doter la ville d’un nouvel édifice : Le Conseil décide qu’un nouveau Théâtre sera construit, et pour que ce monument soit plus grandiose, vote l’expropriation des deux îles [sic [38]] qui formaient le commencement des rues Richelieu et des Étuves. Le conseil vote que le plan sera mis au concours (séance du 6 juillet 1881 [39]). À la suite, il établit un dossier conséquent en compilant les décrets du conseil municipal qui aboutissent à l’inauguration du Théâtre municipal provisoire sur le Champ de Mars dans un premier temps, puis à l’édification du Grand-Théâtre [40] de l’architecte Cassien-Bernard (disciple de Charles Garnier) dans un second temps. Il y relate les deux accidents mortels sur le chantier : celui d’un jeune ouvrier de dix-huit ans (septembre 1883) et d’un charpentier de vingt-et-un ans (8 juillet 1886 [41]). Le 1er octobre 1888, l’inauguration du Grand-Théâtre avec Les Huguenots de G. Meyerbeer [42] fait l’objet de recensions diverses, soit de sa main, soit sous forme de revue de presse. C’est un quasi reportage au vu de la diversité des informations. Nous apprenons la venue de chanteurs de l’Opéra de Paris et leur cachet (Boudouresque, dans le rôle de Marcel, toucherait un cachet de mille cinq cents francs), la présence d’un haut-fonctionnaire, le directeur des Beaux-Arts (Larroumet) sans oublier la vocation caritative de ce gala qui récolte 4 959 F de bénéfices, « convertis en bons de pain et de viande, afin de venir en aide aux nécessiteux [43]. » Ill. 6 : « Inauguration du Théâtre, 1er octobre 1888 », Collection Gilles (AMM), registre 9S 3, p. 264. Enfin, le Théâtre est un réceptacle du spectacle vivant, investigation à l’évidence prépondérante de la Collection. En couvrant la saison théâtrale et lyrique, Gilles n’omet pas de relever les « créations » en fin de séquence. Cette dénomination désigne une première montpelliéraine pour des ouvrages créés à Paris ou bien à l’étranger (voir le Tableau n° 2). Nous attirons l’attention sur celle de Carmen de Bizet pour ses conditions de production qui rendent compte des usages en province sous la IIIe République. À Montpellier, cinq répétitions seulement précèdent la « 1 re représentation de Carmen / opéra-comique (4 actes). Mme Caillot a été engagée spécialement pour créer le rôle de Carmen [44] » le 11 décembre 1879, quatre ans après sa création parisienne. Lors de sa neuvième représentation (8 avril 1880), « Mme Galli-Marié jouera Carmen qu’elle a créé à l’Opéra-Comique [45] ». Pour une création comme celle d’Hérodiade de Massenet (24 avril 1889), Gilles décrit des conditions de préparation similaires et évoque les ressources de nouveaux réseaux de communication : Le succès d’Hérodiade eut été certain, si l’administration avait monté cet opéra en pleine saison. Malgré le peu de répétitions (5 avec orchestre), cette œuvre a été bien rendue et le public connaisseur, malgré le petit nombre de représentations, a pu en apprécier les beautés. Par télégramme, M. Odezenne, directeur, a reçu à ce sujet toute satisfaction de la part de l’auteur [46]. Outre cette circulation entre ville et capitale, inhérente à tout théâtre de département, Gilles mentionne les tentatives avortées de mutualisation en région. Rares sont les représentations externalisées de la troupe montpelliéraine dans le département de l’Hérault : aux théâtres de Sète, de Béziers (1894), auxquelles s’ajoutent celles de Nîmes et d’Avignon (1905). Entre-temps, le projet de mutualiser les ressources des scènes de Nîmes (Gard) et de Montpellier, longuement débattu à l’automne 1896 par les édiles respectifs, ne se concrétise pas [47]. La saison théâtrale est également rythmée par des anniversaires ou commémorations nationales, que l’historiographe estime important de signaler pour leur couverture locale. Le dimanche 27 février 1881 « à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de Victor Hugo / Représentation et concert donné à 2 heures de l’après-midi sous le patronage des Sénateurs et Députés du Département de l’Hérault / au bénéfice des Écoles laïques [48]. » Au décès de Charles Gounod, la représentation de Faust du 19 octobre 1893 devient un hommage qui témoigne d’une évidente empathie pour le musicien : Au quatrième acte, un bouquet voilé d’un crêpe est offert par la direction à la mémoire de l’illustre Charles Gounod. […] M. Warnots [le chef d’orchestre] le place sur la partition, se retournant vers le public qui témoigne les marques les plus sympathiques à la mémoire de l’illustre géant [49]. Cependant, aucune réaction de chauvinisme lorsque Gilles mentionne le gala à la mémoire de Giuseppe Verdi (7 février 1901) avec le couronnement de son buste [50]. En sus des programmations de la troupe, Gilles manifeste son souci d’exhaustivité lorsqu’il enregistre brièvement celles de troupes de passage. Il n’est pas inintéressant d’apprendre que l’opéra italien (la première de La Sonnambula et de Norma l’été 1836) opère une percée avec la résidence de la troupe F. Bariola [51] ou bien que celle d’Hervé diffuse sept opérettes dont Le Compositeur toqué, joué par l’artiste en 1862. C’est encore de la capitale que provient Michel Strogoff, pièce à grand spectacle de Jules Verne et d’Ennery, à compter du 6 novembre 1897 [52]. Le Théâtre est également le réceptacle des séances instrumentales grâce à sa seconde « salle des Concerts », sise à l’arrière de l’édifice. Si Gilles chronique brièvement le passage d’artistes comme Vieuxtemps (violoniste), Bottesini (contrebassiste) ou Gariboldi (flûtiste), sa rubrique concert s’étoffe considérablement à compter de la fondation de la Société des Concerts Symphoniques de Montpellier en 1890 [53]. En sus du programme de salle collé, des compte-rendus de périodiques complètent ponctuellement l’information. En outre, Gilles n’omet pas le spectacle marginal hébergé au Théâtre. Au fil de sa recension, celui d’un prestidigitateur côtoie la première « séance donnée par M. Stéman / le phonographe reproduisant la parole [54] » en 1878. Ou encore, le « Grand bal masqué et travesti, donné par les étudiants des diverses facultés de Montpellier [55] » lors du carnaval du printemps 1884. En chroniqueur montpelliérain, il prend en effet soin de rédiger le carnet de bord d’événements factuels touchant à la vie sociale et culturelle de la cité. Nous esquissons ici leur présentation par rubrique afin de respecter notre objectif initial, celui du « moment archives ». Les métiers et l’activité du personnel intéressent au premier chef le violoniste-historiographe, bien qu’il laisse les « métiers de la soirée [56] » dans l’ombre. Avant son arrivée dans l’institution, il détecte dans les archives une rareté, à propos d’une nomination sous la monarchie de Juillet qui fait exception au machisme ordinaire, exception qui avorte d’ailleurs : « La directrice Mme X ne s’étant pas rendue après avoir été nommée par la municipalité, le théâtre de Montpellier resta fermé l’année 1837-1838 [57] ». De rares fois, Gilles sort du périmètre institutionnel pour renseigner la vie musicale associative à laquelle il prend plaisir à participer : Lundi 24 [novembre 1879] à l’occasion de la Sainte-Cécile, grand banquet chez Bannel / M. Mercurin chef de musique de la Société Philharmonique Sainte-Cécile a su donner à cette réunion tout l’attrait et le charme possible. Ladite Société a fait bon nombre d’invitations et je faisais partie de cette charmante réunion qui était présidée par M. Vernière, adjoint au Maire de Montpellier [58]. Au fil de la vie culturelle, l’historiographe enregistre les évènements languedociens fêtés sous le toit du Théâtre. Sans s’inscrire dans l’idéologie félibréenne, il consigne par exemple le Centenaire de l’abbé Fabre, commémoré avec faste en mai 1884 [59], ou encore le concert de l’Association occitaniste Jaime le Conquérant, le 1 er mai 1889. Ill. 7 : « Concert de l’Association Jaime le Conquérant », Collection Gilles (AMM), registre 9S 4, p. 31. Recenser la vie locale, c’est aussi consigner les multiples manifestations des sociétés de secours mutuels que la salle de Concerts héberge à compter de la IIIe République. Le concert de la Société des tonneliers et foudriers de Montpellier (21 décembre 1898 [60]), le concours de coiffure dames (26 janvier 1898 [61]) ne forment qu’un échantillon des multiples corporations urbaines exerçant tour à tour leur solidarité grâce au prêt de la salle octroyé par arrêté municipal. Toujours à l’actif de la municipalité radicale-socialiste, notons la conférence de Jean Jaurès du 2 juillet 1898, dont Gilles précise qu’elle se déroule à l’initiative du Parti ouvrier et du comité socialiste d’Union, et que la recette des entrées couvrira le « règlement du solde de compte du scrutin de ballotage de l’élection législative du 22 mai dernier […] La conférence est terminée à minuit trois-quarts [62]. » Ill. 8 : « Grande conférence de Jean Jaurès », Collection Gilles (AMM), registre 9S 7, p. 393. Cette même année, la qualification universitaire de Montpellier, lui vaut d’abriter le IVe Congrès français de médecine. Celui-ci fournit l’occasion d’une création locale, fait rarissime : « Soirée de gala offerte par la Municipalité de Montpellier en l’honneur du Congrès : Les Surprises du rayon X, pièce en un acte d’Auguste Veronière [63] ». Les personnalités recrutées hors de la sphère locale n’échappent pas à la vigilance du rédacteur. Hors-saison, le Théâtre accueille la tournée des comédiennes Rachel (en 1848), Sarah Bernhardt [64], celle des comédiens-français tels les Coquelin [65] ou encore Mounet-Sully en 1892 [66], Albert Brasseur en juin 1895 [67]. Ce sont également Yvette Guilbert, étoile des cafés concerts Parisiens (avril 1902 [68]) ou Loïe Fuller (juin 1902 [69]), qui foulent la scène montpelliéraine. Au fil des saisons, la venue de chanteurs et compositeurs depuis la capitale enrichit ponctuellement les productions locales. Pour les premiers, nous nous limiterons à une présence emblématique tant les invitations sont nombreuses, de Caroline Miolhan-Carvalho à Mlle Théo des Bouffes-Parisiens (1880). La présence de Georgette Leblanc est remarquable au double titre de la diversité stylistique : celle du répertoire d’une artiste lyrique, mais également celle d’une scène à la Belle Époque. Effectivement, l’artiste est invitée pour interpréter un cycle de Thaïs et de Carmen [70] en avril 1899 ; elle participe en 1908 à la recréation française de Castor et Pollux de Jean-Philippe Rameau. Parmi les compositeurs invités, le montpelliérain le plus renommé intervient pour la première locale de son opéra-comique Suzanne le 17 avril 1884 – « M. Paladilhe auteur de l’opéra, a assisté aux dernières répétitions de cet ouvrage [71] » – et lors de la représentation de gala du VIe centenaire de l’université avec son opéra Patrie, le 24 mai 1890. Ce sont également A. Thomas, sortant de la gare du P.‑L.‑M. pour se rendre à la représentation d’Hamlet (17 mars 1889 [72]) ; J. Massenet convié au premier festival lyrique in loco (1er avril 1897) ; Camille Saint-Saëns dirigeant la reprise de sa Déjanire (7 décembre 1900 [73]) depuis la création la tragédie aux arènes de Béziers ou encore G. Charpentier réglant les dernières répétitions avant la première de Louise (19 décembre 1901 [74]). Ill. 9 : “Festival Massenet”, Collection Gilles (AMM), registre 9S 7, p. 142. Enfin, relater les désordres publics, aspect récurrent de la sortie théâtrale, est une rubrique pittoresque au sein de la Collection. Ceux produits durant la saison 1863-1864 entraînent d’ailleurs la fermeture du Théâtre malgré l’intervention « de la police et même de la force armée [75] ». Dans le souci d’information distanciée qui le caractérise, Gilles constitue une revue de presse lors d’une tumultueuse représentation en 1892 : en janvier, la création montpelliéraine de Lohengrin de Wagner s’opère dans un climat tendu pour des motifs outrepassant les aléas de la réception wagnérienne en France [76]. Cette première production wagnérienne à Montpellier cristallise l’opposition entre deux chefs d’orchestre et leur clan respectif. L’un dirige Lohengrin (Auguste Amalou), l’autre dirige Faust de Gounod (Luigini). Ill.10 : « Lohengrin de R. Wagner, 30 janvier 1892 », Collection Gilles, registre 9S 4, p. 432. Ce n’est point lors de la première wagnérienne que l’émeute éclate, mais peu après, lorsque le second chef dirige une représentation de Faust. Celle-ci se solde par la descente du rideau de fer et l’évacuation de la salle. La soirée d’hier, 4 février [1892], restera mémorable dans les annales du Grand-Théâtre de Montpellier, car on en vit rarement de plus mouvementée, de plus tumultueuse et de plus regrettable. […] salle comble, comme il fallait s’y attendre. Beaucoup de spectateurs décidés à manifester pour ou contre M. Luigini […]. Dès 7 h ½, la manifestation hostile à M. Luigini a commencé, bien que celui-ci n’eut pas encore paru. Les sifflets se faisaient entendre […]. Aussitôt que M. Luigini a paru pour monter au pupitre, la manifestation s’est déchaînée […] et l’orchestre entonnait les premières mesures [de Faust]. Personne, naturellement, n’a rien entendu. À ce moment, des projectiles – des pommes de terre dit-on – évidemment destinés à M. Luigini, ont été lancés sur l’orchestre : Luigini n’a pas été atteint, mais deux artistes, MM. Delhom et Gilles ont été touchés au visage [77]. Ces dégâts collatéraux, sur lesquels l’historiographe, musicien victimisé, ne s’appesantit pas, témoignent à leur manière d’une culture « chaude » vécue au théâtre. 3) S’échapper de la neutralité historiographique Sortir de la neutralité inhérente à la posture d’historiographe, c’est une attitude plutôt rare chez le citoyen Gilles. Lorsqu’il franchit la limite, c’est pour révéler certains dysfonctionnements qui accusent la gestion entrepreunariale. Le discours social s’immisce pour rendre compte du salariat et du mode d’exploitation des théâtres. Sa réserve s’estompe en particulier pour relater les rudes conditions du salariat « intermittent » qui s’appliquent au métier de musicien d’orchestre au xixe siècle, dénué de statut : M. Betout [directeur de la saison 1863-1864] retient à tout son personnel les appointements à partir des jours de la fermeture du Théâtre. Cette retenue n’est pas acceptée par l’orchestre, qui tente un procès et le perd. […] M. Betout, vexé de ce que les musiciens composant l’orchestre réclament leurs droits, ne cesse de leur faire toutes les misères possibles [78]. L’utilité publique de la culture, une constante sous la IIIe République selon Jann Pasler [79], est une mission que l’historiographe s’approprie lorsqu’il commente la faillite de la direction Marius Granier au 1er janvier 1907, laissant tout un personnel sur le pavé. Le Théâtre de Montpellier décline tous les ans et d’après l’aperçu que l’on lira ci-derrière on verra ce que fut jadis ce théâtre, ce qu’il est actuellement, quant à l’avenir il est bien sombre et si le public continue de l’abandonner comme il le fait depuis quelques années c’est sa ruine [80]. En outre, Gilles ne renie pas ses origines prolétaires en dénonçant l’égoïsme des riches à l’occasion d’une représentation au bénéfice des pauvres en 1889. Cette relative libération du discours historiographique, notifiée en marge de l’information et de sa propre main, est un des atouts de la Collection. Le document n’étant a priori pas destiné à la publication, son auteur n’est pas contraint de s’exprimer avec précaution à l’égard de ses concitoyens. Par ailleurs, Gilles choisit son camp lorsqu’il commente la désaffection de ses concitoyens lors d’une soirée caritative, dont le bénéfice devrait en principe soulager les pauvres de la ville : Cette fois, les pauvres ne seront pas contents. Le programme de la représentation ci-dessus [Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée d’Alfred de Musset, Le Pour et le contre d’Octave Feuillet] organisée par la municipalité avec le concours des artistes de la Comédie-Française, a été certainement un régal pour les amateurs de bonne comédie, mais hélas ! les gourmets étaient rares et le gros public, habitué aux pièces à sensation et aux grands opéras n’avait pas donné. / On a trop oublié le but de la soirée ; on n’a pas suffisamment songé aux nombreuses infortunes que pouvait soulager une abondante recette et les pièces blanches et les gros sous ne sont pas tombés drus dans l’escarcelle que tendaient nos quêteurs à des banquettes vides. Une pareille indifférence de la part de nos concitoyens est des plus regrettables [81]. Cette opération, soldée par un semi-échec au vu d’une programmation élitiste, dévoile les limites des processus de « dérégulation culturelle [82] » en province : le grand opéra et le drame sont plus populaires que la (fine) comédie. Néanmoins, Gilles n’est pas le seul porte-parole des pauvres au Théâtre. Sous le maire Laissac, radical-socialiste, la salle de Concerts est par exemple prêtée en juin 1894 pour le « Grand Concert / organisé par les Groupes socialistes fusionnés / au bénéfice des grévistes de Graissessac et du Bousquet d’Orb [83] ». III. De mémoire en citoyenneté, l’implication d’un historiographe L’objet Collection Gilles réunit donc la valeur artistique d’un manuscrit et les quasi fonctionnalités d’une publication par l’adéquation entre la forme et le fond. En effet, à l’instar d’un imprimé, la rigueur chronologique et statistique de l’historiographe, son souci de lisibilité et de navigation au sein de l’ensemble ne sont pas si éloignés des publications contemporaines concernant les scènes parisiennes. Sa diffusion publique aux Archives de Montpellier depuis 1927 permet désormais des usages patrimoniaux (mémoire) et scientifiques (recherche). En rendant compte de la vie théâtrale par la collecte des médias de son temps et des archives du passé, en prêtant ponctuellement l’oreille aux coulisses comme à la réception des publics, le témoin-musicien fait entrer le champ social dans sa recension. Davantage impliqué que ses confrères parisiens, il assume l’expression citoyenne de l’action culturelle montpelliéraine, parfois même la dénonciation des conditions du salariat artistique via son expérience in situ. Son projet dépasse donc l’ambition initiale d’écrire l’histoire théâtrale locale. Il n’est pas sûr qu’il ait lu le Système de politique positive du montpelliérain Auguste Comte [84], dont la philosophie a contribué à l’avènement de la IIIe République. Mais la démarche de Gilles pourrait modestement s’inscrire dans le projet comtien d’une sociologie dynamique. En combinant les éléments de statistique sociale, la sociologie comtienne se proposait de faire advenir une nouvelle temporalité de l’humanité, le troisième âge. |
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AUTEUR Sabine Teulon-Lardic Chercheure au CRISES-EA4424 Université de Montpellier 3 |
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ANNEXES
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NOTES
[1]
Vincent Duclert, « Les enjeux de la politique des
archives en France », dans Philippe Poirrier et Julie
Lauvernier [dir.],
Historiographie et archivistique. Écriture et
méthodes de l’histoire à l’aune de la
mise en archives, Territoires contemporains, nouvelle série,
n° 2, mis en ligne le 12 janvier 2011. Disponible sur
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/historiographie/V_Duclert.html, consulté le 2 mai 2016.
[2]
Clémence Segalas-Fricaud, « Du nouveau sur les
archives de la vie culturelle montpelliéraine aux xixe et xxe siècles », Bulletin historique de la Ville de Montpellier, 2013,
n° 35, p. 106-113. Nous remercions Christine
Feuillas, directrice des Archives municipales de Montpellier, ainsi
que Clémence Segalas pour leur accompagnement pendant nos
recherches.
[3]
Pascale Goetschel et Jean-Claude Yon [dir.],
Au théâtre ! La sortie au spectacle (xixe-xxie siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 2014.
[4]
Clémence Segalas-Fricaud, op. cit., p. 109.
[5]
Pierre de Peretti [dir.], Opéras et Comédies 1755-2005, Bulletin historique de la Ville de Montpellier,
décembre 2005, n° 30.
[6]
Agnès Terrier et Patrick Taïeb [dir.], La notion d’emploi dans l’opéra-comique,
colloque du Théâtre de l’Opéra-Comique,
février 2013. Actes à paraître sur le site
http://www.bruzanemediabase.com/.
[7]
Collection
Gilles, registre 9S 2, seconde partie « Théâtre
du Gymnase », p. 43. Ce théâtre, sis rue
Boussairolles, n’est pas municipal, mais propriété
initiale de Denis Robert (1880), vendu, selon Gilles, sous
adjudication à Guillermain le 31 juillet 1882. Il a
fonctionné du 12 novembre 1881 jusqu’au 9 octobre 1884.
Désormais, nous utiliserons l’abréviation CG pour nommer la Collection Gilles.
[8]
CG, 9S 3, p. 31-37. La fondation du Conservatoire est
entérinée le 30 avril 1886.
[9]
Pierre-Joan Bernard, « Le cartulaire des Guilhem de
Montpellier », Bulletin historique de la Ville de Montpellier, 2013,
n° 35, p. 12-33. Pour son édition partielle au
xixe siècle, voir Achille Montel,
« Archives de Montpellier. Le Mémorial des
Nobles », Revue des langues romanes,
série 1, tome 4, 1873, p. 481-501 ;
tome 5, 1874, p. 40-79 ; tome 6, 1874,
p. 39-67.
[10]
Jean-Louis Félix Danjou (1812-1866), organiste, musicographe
et restaurateur du plain-chant dans les églises. C’est
à Montpellier qu’il découvre cet antiphonaire et
qu’il s’implante après 1848, fondant le
périodique le Messager du Midi.
[11]
CG, 9S 2, p. 85. Voir ci-dessus l’Illustration
n° 4.
[12]
CG, 9S 1, 2e de couverture.
[13]
« Croyant rentrer au nouveau Casino (Denis Robert), je ne
rentre pas à l’orchestre [du
Grand-Théâtre] ; mais cet établissement, par
suite de suspension de travaux ne pouvant être terminés
cette année, j’ai repris ma place à
l’orchestre le 24 octobre 1879 ». Cf. CG,
9S 2, p. 49.
[14]
CG, 9S 1, p. 214.
[15]
CG, 9S 1, 2e de couverture.
[16]
CG, 9S 16, p. 122.
[17]
Théâtre édifié par Jacques Donnat et Samson N.
Lenoir. Cf. C. Brossard, « Jacques Donnat, un architecte
au service de la ville (1743-1824) », dans Laure Pellicer
[dir.],
Société et culture à Montpellier vers la fin du
xviiie siècle,
Bulletin du Centre d’Histoire moderne et contemporaine de
l’Europe méditerranéenne et de ses
périphéries, juillet-décembre 1999, n° 4, p. 59-78.
[18]
CG, 9S 1, p. 192.
[19]
CG, 9S 1, p. 37.
[20]
Pour un regard sur les soirées théâtrales des
saisons 1862 à 1867 (Montpellier-Comédie), consulter la
base Dezède qui répertorie les évènements du
spectacle vivant.
https://dezede.org/evenements/?lieu=|19|&dates_0=1866&dates_1=1866.
[21]
CG, 9S 1, p. 331-333.
[22]
CG, 9S 1, p. 211.
[23]
CG, 9S 1, p. 284.
[24]
CG, 9S 11, p. 33.
[25]
CG, 9S 4, p. 214.
[26]
Légende : * compositeur natif de Montpellier.
[27] Il démissionne le 20 novembre suite à une cabale
provoquée par les débuts.
[28] Il démissionne le 31 décembre pour cause de déficit.
Après un mois de janvier sans représentation, les
artistes réunis prennent la succession.
[29]
CG, 9S 2, p. 124.
[30]
Voir le Tableau n° 2.
[31]
CG, 9S 1, p. 245, ou bien 9S 2, p. 33.
[32]
CG, 9S 3, p. 36-37. Idem lors des changements
intervenus en saison 1903-1904 (CG, 9S 11, p. 10).
[33]
CG, 9S 1, p. 253.
[34]
CG, 9S 7, p. 236.
[35]
CG, 9S 2, p. 153.
[36]
CG, 9S 1, p. 52.
[37]
CG, 9S 1, p. 229.
[38]
Îles ou îlots désignent les quartiers de la ville
sous l’Ancien Régime. Cf. Louis Grasset-Morel,
Montpellier, ses sixains, ses iles et ses rues, ses faubourgs, Montpellier, L. Valat, 1908, reprint : Nîmes, Lacour,
1989.
[39]
CG, 9S 1, p. 268.
[40]
CG, 9S 1, p. 284-314.
[41]
CG, 9S 1, p. 287, p. 298.
[42]
CG, 9S 3, p. 264 et sq.
[43]
CG, 9S 3, p. 273.
[44]
CG, 9S 2, p. 55.
[45]
CG, 9S 2, p. 63.
[46]
CG, 9S 4, p. 35. Pour plus d’informations, voir
Sabine Teulon Lardic, « “Tout le monde est heureux
à Montpellier” programmation et présence de J.
Massenet in loco de 1889 à 1912 »,
dans Simone Ciolfi [dir.], Massenet and the Mediterranean World, International
Conference (2012), Bologna, Ut Orpheus Edizioni, 2015,
p. 219-251.
[47]
CG, 9S 7, p. 21 et 93.
[48]
CG, 9S 2, p. 82.
[49]
CG, 9S 5, p. 277- 278.
[50]
CG, 9S 8, p. 326.
[51]
CG, 9S 1.024.
[52]
CG, 9S 7, p. 276.
[53]
Voir Sabine Teulon Lardic,
Inventer le concert public à Montpellier : la
Société des concerts symphoniques (1890-1903), Lyon, Symétrie, 2014.
[54]
CG, 9S 1, p. 252.
[55]
CG, 9S 2, p. 134.
[56]
Tels les vendeurs de programme, de places, les services à
l’entracte, etc. Cf. Pascale Goetschel et Jean-Claude Yon,
« Dans la salle », Au théâtre !, op. cit.
[57]
CG, 9S 1, p. 46. Dans un cahier ultérieur, Gilles
nomme Rosine Dacosta, la directrice qui ne se présente pas.
Cf. CG, 9 S 16, p. 128.
[58]
CG, 9S 2, p. 54.
[59]
CG, 9S 2, seconde partie « Théâtre du
Gymnase », p. 42. Les vaudevilles occitans de cet
abbé atypique des Lumières sont représentés
dans leur langue originale.
[60]
CG, 9S 7, p. 473.
[61]
CG, 9S 7, p. 320.
[62]
CG, 9S 7, p. 393.
[63]
En date du 15 avril 1898 (CG, 9S 7, p. 362).
[64]
En 1885 pour Théodora de Sardou avec la troupe du
Théâtre de la porte Saint-Martin, en juillet 1899 pour La Dame aux camélias (CG, 9S 8,
p. 87).
[65]
CG, 9S 5, p. 37.
[66]
CG, 9S 5, p. 37, puis p. 42, 48, 231.
[67]
CG, 9S 6, p. 205.
[68]
CG, 9S 8, p. 469.
[69]
CG, 9S 8, p. 484.
[70]
CG, 9S 8, p. 46 à 53.
[71]
CG, 9S 2, p. 138.
[72]
CG, 9S 4, couverture et seconde de couverture.
[73]
CG, 9S 8, p. 298-299.
[74]
CG, 9S 8, p. 424-426.
[75]
CG, 9S 1, p. 147.
[76]
Sur la création française de Lohengrin, se
référer à Yannick Simon [dir.], « Lohengrin à Rouen (1891) », Dezède [en
ligne].
https://dezede.org/dossiers/id/4/, page consultée le 8 mars 2016. Voir également du
même auteur, Lohengrin : Un tour de France (1887-1891), Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2015.
[77]
Le Petit Méridional, 5 février 1892. Article collé dans CG,
9S 4, p. 436.
[78]
CG, 9S 1, p. 147-148.
[79]
Jann Pasler, La République, la musique et le citoyen 1871-1914,
Paris, Gallimard, 2015, p. 20-49.
[80]
CG, 9S 16, p. 121.
[81]
CG, 9S 4, p. 27.
[82]
Traqué par Christophe Charle en ce siècle, ce processus
favorise la loi du marché dans l’État libéral.
Christophe Charle,
La dérégulation culturelle. Essai d’histoire
des cultures en Europe au xixe siècle, Paris, PUF, 2015, p. 7-32.
[83]
CG, 9S 5, p. 467.
[84]
Auguste Comte, Système de politique positive,
1851-1854 ; extraits des tomes II et III, Paris, Les Presses
universitaires de France, troisième édition, 1969. En
ligne :
http://classiques.uqac.ca/classiques/Comte_auguste/systeme_politique_positive/systeme_politique_intro.html, page consultée le 24 aout 2016.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Sabine Teulon-Lardic, « La Collection Gilles : valoriser un siècle de programmation au Théâtre de Montpellier (1790-1908) », dans Écrire l'histoire du théâtre. L'historiographie des institutions lyriques françaises (1780-1914), Séverine Féron et Patrick Taïeb [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 27 novembre 2017, n° 8, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Sabine Teulon-Lardic. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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