Les enjeux de la politique des archives en France
« Les archives sont
l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur forme et leur
support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale, et
par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de leur
activité. La conservation de ces documents est organisée dans l’intérêt public
tant pour les besoins de la gestion et de la justification des droits des
personnes physiques ou morales, publiques ou privées, que pour la documentation
historique de la recherche. » La loi française sur les archives du 3
janvier 1979, qui définit ainsi son objet dans son titre Ier (« Dispositions générales »), en donne une extension très large, au
contraire de la tradition anglo-saxonne qui distingue des « archives
courantes » (ou records) utiles au droit des personnes et au
fonctionnement des institutions, et des « archives historiques » (ou archives) seulement conservées en vue de
la recherche. L’archivistique française ne retient cette distinction qu’au
niveau des usages des archives, pas dans leur constitution même. Les
dispositions législatives qui s'appliquent aux archives constituent désormais le
livre II du code du patrimoine, promulgué en 2004 et modifié par la
récente loi sur les archives du 15 juillet 2008. Elles reprennent également des
dispositions du code général des collectivités territoriales et du code de
commerce relatives à certains types d'archives.
Cette loi nouvelle sur les archives modifie les délais de communicabilité
des documents. Elle constitue un relatif progrès eu égard à la situation
antérieure, mais la discussion du projet a bien failli entraîner au contraire
une sérieuse régression. Et il n’en demeure pas moins que l’ensemble du
dispositif juridique est frappé d’obsolescence. La loi du 3 janvier 1979, même
modifiée par celle du 15 juillet 2008, n’est plus adaptée à la situation
actuelle des archives, aux missions et rôles qui lui sont reconnus, et à la
complexité des législations relatives à la société de l’information. Aucun des
projets de loi développés depuis 1996 n’est allé jusqu’à son aboutissement logique, en dépit de nombreuses garanties
tant administratives, au niveau de la direction des Archives de France, que
politiques, au niveau du Premier ministre. La France ne peut éternellement
faire l’économie d’une nouvelle loi sur les archives, conformément à l’esprit
de la constitution. Guy Braibant, dans son rapport
remarqué sur les archives en France remis au Premier ministre en 1996,
soulignait que la loi de 1979 s’était fondée sur l’article 34 de la
Constitution, qui réserve à la loi le pouvoir de fixer « les droits
civiques et les garanties fondamentales accordées au citoyen pour l’exercice
des libertés publiques ». Les rédacteurs de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789 avaient pour leur part anticipé la dimension
fondamentale des archives : « la société a le droit de demander compte à
tout agent public de son administration » (art. 15).Plus immédiate
était l’ambition de coordonner toute une législation éclatée entre l’actuelle
loi de 1979 et les lois des 6 janvier 1978 (« Informatique et
libertés »), 17 juillet 1978 (« accès aux documents
administratifs ») et 12 avril 2000 (« droits des citoyens dans leurs
relations avec l’administration »). Ce devoir était également impératif
pour restituer la valeur de la loi, celle des archives étant régulièrement
bafouée, notamment avec les phénomènes fréquents d’aliénation ou de destruction
d’archives publiques par leurs producteurs, mais aussi aux pratiques des
institutions publiques elles-mêmes qui ne respectent pas la loi en ne versant
pas leurs archives à l’institution chargée de les recueillir, des les classer,
de les conserver et de les communiquer. Une loi ambitieuse en matière
d’archives donnerait aux institutions et aux personnels chargés de conserver la
mémoire nationale les moyens matériels et symboliques d’une telle tâche.
Les moyens manquent aussi pour le réseau des archives publiques. Moyens
administratifs d’abord, avec une réforme des Archives de France qui
disparaissent en tant que direction du ministère de la Culture au profit d’un
« Service interministériel des Archives de France » dépendant cette
fois d’une direction des Patrimoines. Relevant toujours du ministère de la
Culture et de la Communication, cette nouvelle direction a été créée par le
décret du 11 novembre 2009, dans le cadre des bouleversements induits pas la
« révision générale des politiques publiques » lancée en 2007. Elle
est devenue effective depuis le 13 janvier 2010 et elle a pour premier
titulaire Philippe Bélaval. L’expérience et les qualités de ce conseiller
d’Etat et ancien directeur des Archives de France (de 1998 à 2000) constituent
des garanties pour le respect des missions régaliennes autant que scientifiques
des institutions publiques d’archives. Il n’en demeure pas moins, comme pour la
dimension juridique, que le volet administratif reste très inférieur aux
ambitions nécessaires. En dépit des discours souvent iréniques des responsables
officiels, la disparition de la direction des Archives de France au profit d’un
Service – qui n’est interministériel qu’en vertu du caractère
interministériel du ministère de la Culture – représente une régression
des moyens de l’Etat, c’est-à-dire de la collectivité, et un recul de la notion
« des droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux
citoyens pour l’exercice des libertés publiques » – dont seule une
institution puissante et dotée d’indépendance peut assurer la protection. Les
politiques d’archives ne questionnent pas seulement la puissance publique, le
regard de l’Etat sur son passé ou la place du citoyen dans l’économie des
pouvoirs. Elles conditionnent aussi la recherche en histoire et en sciences
sociales de même que la satisfaction des intérêts de la société pour sa mémoire
et son histoire. La question des archives doit être appréciée à l’aune des
enjeux d’une politique scientifique qui fait elle-aussi défaut même si les
professionnels des archives intègrent de plus en plus ces dimensions de la
recherche. Celles-ci leur sont souvent un levier pour défendre leur métier,
leur identité, leurs missions, mis à mal par les objectifs comptables et la
réduction du périmètre de l’Etat central.
L’affirmation d’un objet « archives »
Pour les chercheurs, les archives existent traditionnellement en tant que
sources nécessaires à la recherche, sur lesquelles reposent la majorité des
travaux, d’histoire notamment. Cette fonction de « documentation
historique », ainsi que le rappelle la loi, détermine aujourd’hui la
volonté d’organiser la collecte des archives, leur conservation et leur
communication, des pratiques définies selon les réglementations nationales et
les normes de l’archivistique. Cette dernière, dite « science des
archives » s’est constituée dès la naissance des institutions qui leur ont
été dédiées à la fin du Moyen Âge, en relation avec la construction de l’État,
et elle a connu un fort développement dès le XVIIe siècle. Elle a
pris place parmi les sciences auxiliaires de l’histoire lorsque celle-ci s’est
professionnalisée dans la seconde moitié du XIXe siècle. La
dimension technique de l’archivistique a eu pour conséquence de limiter l’approche
du document à son unique fonction de documentation pour les historiens. Les
archives, l’archive, ne pouvaient exister à elles seules. Ce schéma plus que
séculaire a cédé depuis plus de dix ans, pour laisser place à la naissance d’un
véritable objet archives pour la recherche.
Le « moment archives » des chercheurs
Au début des années 1990, des interrogations convergentes de chercheurs
ont transformé ce qui n’était qu’un matériau pour la recherche ou une donnée de
l’archivistique en une véritable question scientifique. Les archives ont été
pensées pour elles-mêmes, à travers les processus de toute nature qui les ont
constituées et dans leur pouvoir de révéler aussi bien les institutions (ou les
acteurs) qui les ont produites que les savoirs qui les exploitent. L’idée d’un
« rapport à l’archive » a conduit vers l’étude des savoirs
scientifiques et des identités sociales.
Cette prise de conscience a succédé à une longue période de désintérêt
des historiens, ou plutôt d’une certaine catégorie d’historiens, les
contemporanéistes, souvent dominés dans leur rapport aux archives par une forme
de néo-positivisme – les archives disent obligatoirement le vrai –
ou même d’ignorance de ces processus constitutifs. Les médiévistes et les
modernistes avaient, par contraste, davantage travaillé ce « rapport à
l’archive ». C’est du reste de ce monde des chercheurs habitués à
travailler avec les archives qu’est venue en 1989 l’amorce d’une réflexion
originale sur « le goût de l’archive » avec l’essai d’Arlette Farge
du même nom .
Aujourd’hui, l’initiative semble mieux appartenir aux historiens
contemporanéistes
[3]
.
Leurs interventions relancent même la réflexion des modernistes et des
médiévistes sur le sujet. On peut voir un indice de cette interaction dans le
projet même de la revue Histoire et
archives longtemps animée par l’historienne moderniste Françoise
Hildesheimer, ou bien dans un numéro de 2004 de la Revue de synthèse consacré à la « Fabrique des archives,
fabrique de l’histoire ». Mais l’apport essentiel est sans conteste
l’association des historiens avec d’autres chercheurs en sciences sociales et
humaines, des archéologues, des anthropologues, des juristes, des philosophes.
Cet âge présent de l’expérience des archives a été précédé de celui,
précédemment évoqué, du « goût de l’archive ». Mais cette relation
quasi enchantée avec le document s’est souvent heurtée à la réalité du terrain
qui a rendu beaucoup plus difficile la perpétuation de ce désir. En effet, les
archives sont devenues des espaces de conflit, leur accès étant parfois très
difficile pour les chercheurs. Il s’agit par exemple des archives dites
« sensibles » relevant des pouvoirs régaliens ou concernant des pages
noires des histoires nationales. L’occultation des documents, leur disparition
volontaire ou non, les contraintes opposées à la communication ont remis en
cause l’évidence d’une relation entre chercheur et archives. Mais l’espace du
conflit a renforcé l’intérêt pour les archives et pour la connaissance émanant
de leur propre histoire.
Le rapport à l’archive est donc devenu plus difficile, mais plus profond
aussi. Il a fait place à une multiplicité de liens, d’approches qui traduisent
cette « mobilisation des historiens ». Pour apprécier l’importance et
la valeur de ce nouvel âge du rapport avec les archives, il convient, dans un
premier temps, de distinguer entre elles toutes ces expériences d’archives afin
d’en dégager ensuite quelques-uns des apports les plus décisifs. Ainsi les
archives sont-elles en passe d’acquérir un nouveau statut : au-delà de
leur utilité comme sources pour la recherche en sciences sociales et humaines,
elles se constituent elles-mêmes comme objet de connaissance et question
scientifique en définissant une interrogation sur les processus de mémoire et
de conservation des sociétés. Parce qu’elles témoignent de la construction du
pouvoir, les archives deviennent même un pouvoir. Aux historiens,
particulièrement, de le révéler.
Les formes de l’expérience
Les réflexions actuelles sur les archives peuvent se rattacher à cinq
grands types d’expériences. Politiques, professionnelles, disciplinaires,
scientifiques, épistémologiques.
Les expériences politiques sont
celles qui relèvent de l’étude de la politique des archives. Elles ne sont pas
politiques dans le sens idéologique, mais politiques parce qu’elles
interviennent sur le terrain des politiques publiques et qu’elles relèvent de
l’histoire politique. Ce sont des textes ou des initiatives d’historiens sur la
situation des Archives nationales en France, sur l’évolution du réseau
national, sur l’état de la législation, sur des abcès de fixation –
découverte des fichiers juifs datant de la Seconde Guerre mondiale ,
difficulté d’accès aux archives des manifestations du 17 octobre 1961 à Paris
et de Charonne
[5]
–, etc. De telles expériences impliquent quoiqu’il
arrive de posséder une solide connaissance en histoire de l’État et en histoire
du droit. Par l’étude des politiques d’archives, on atteint souvent à une
véritable connaissance des États ou des institutions. Ou bien l’on se donne les
moyens d’interroger les formes politiques les plus complexes, ainsi la
République en France
[6]
.
Les expériences professionnelles concernent
quant à elles la confrontation des chercheurs avec le document et toutes les
questions que pose son exploitation en histoire et en sciences sociales. Cette
dimension a souvent caractérisé le travail des médiévistes et des modernistes,
à l’image de ce qu’en a écrit Marc Bloc dans Apologie pour l’histoire
[7]
.
Elle a longtemps relevé d’un genre, celui des archives comme « science
auxiliaire de l’histoire ». Mais l’idée que les archives relèvent d’un
ensemble de processus qui doivent être étudiés pour comprendre et exploiter le
document a amplifié ce champ des expériences professionnelles .
La formation des jeunes chercheurs s’en est ressentie de manière positive
puisque les universités proposent désormais de fréquents séminaires de
formation à la recherche en archives.
Les expériences disciplinaires renvoient
à tous les travaux individuels et collectifs qui réfléchissent à une thématique
de recherche ou à une question particulière en empruntant la voie de l’étude
des archives qui s’y rapportent. De nombreuses rencontres et tables rondes
permettent ainsi d’avancer dans la connaissance d’une question et d’élargir ainsi
le champ de la recherche par une bien meilleure appréhension de ses matériaux.
Il s’agit même parfois de revenir vers un type de savoir historien pour
l’appréhender à travers les sources qu’il se donne
[9]
.
Les expériences scientifiques portent
sur les archives considérées, non comme une source pour la recherche, mais
comme un objet d’étude au point même d’aller jusqu'à l’analyse de ce que nous
décrivons ici. Le nouvel âge historien des archives est un sujet d’histoire en
soi. La question des archives, le passé des archives, les lieux d’archives, les
usages des archives, la science des archives ou archivistique peuvent mobiliser
la recherche et le font désormais. Ces sujets d’étude, l’historien ne peut les
appréhender ni même parfois les concevoir seul. C’est le rapprochement avec
d’autres sciences sociales, l’anthropologie, l’ethnologie, la sémiologie, les cultural studies qui a permis d’étudier
les archives et de leur donner un statut scientifique à part entière. Les
travaux dirigés par Philippe Artières, par Marie Cornu, par Nathalie Léger
constituent de belles illustrations de l’avènement de l’« objet
archives »
[10]
.
Les expériences épistémologiques se
fondent enfin sur l’hypothèse que l’étude des archives et du rapport des
historiens avec elles décrit profondément le temps historique ou l’écriture de
la recherche, comme le soutiennent des historiens tels François Hartog ou Bertrand Müller
[12]
.
L’apport des philosophes dans ce dernier type d’expérience est réel, à l’image
d’un Paul Ricœur réfléchissant au rapport de l’histoire et de la mémoire .
Les archives apparaissent ainsi comme une question commune à toutes les
sciences sociales, susceptible donc de recevoir des réponses croisées, mais
aussi, et surtout, de constituer un terrain unique d’interrogation pour les
sciences sociales et de favoriser l’émergence de nouvelles configurations au
sein des communautés savantes.
Ainsi les archives sont-elles passées d’un statut technique de
« science auxiliaire » pour les historiens et les chercheurs à celui,
bien plus ambitieux, d’objet de connaissance réfléchissant les processus de
savoir, les logiques institutionnelles, les identités sociales. Le
« moment archives » contribue ainsi à rendre plus accessibles des
questions essentielles à la recherche.
Le sens des pratiques
S’il était nécessaire d’établir une typologie pour se repérer dans les
nombreuses figures de ce rapport chercheurs et archives, il n’est pas dans
notre intention de durcir abusivement les catégories. Des points communs et des
enseignements généraux peuvent aussi être aisément dégagés.
Il y a d’abord le constat qu’à la base de ces expériences il y a souvent
une pratique concrète d’archives, un choix de chercheurs sur des fonds
particuliers ou bien une contrainte qui s’est transformée en une avancée. C’est
le cas des archives littéraires, des archives orales, ou des archives de la
répression. En valorisant des fonds d’écrivains comme à l’Institut Mémoire de
l’édition contemporaine (IMEC) créé précisément pour cette mission ,
en recueillant la parole des contemporains grâce à l’histoire orale ,
en s’impliquant dans la recherche des archives de la spoliation en France ou
dans l’ouverture des archives à l’Est après 1991
[16]
,
les historiens se sont faits archivistes. Ils ont dû affronter des questions
clairement archivistiques et leur apporter des réponses aussi bien techniques
qu’intellectuelles. La place des historiens dans le monde des archives et la
pensée archivistique est désormais bien plus forte, comme le montrent l’enquête
de la Maison des sciences de l’homme de Dijon sur les archives des sciences
sociales et humaines, le séminaire « archives et sciences sociales »
qui a fonctionné à l’École des hautes études en sciences sociales de 2001 à
2005, ou bien en 2006 le programme d’étude « Catalogues et inventaires
dans la transmission de l’histoire » associant archivistes,
bibliothécaires et historiens à la Maison des sciences de l’homme de Paris. Ces
différentes initiatives ont eu une double conséquence, celle d’une part de
mieux comprendre la place des archives dans l’écriture de la recherche, celle
de l’autre d’inciter les institutions et leurs membres à se préoccuper du
destin matériel des archives produites. Les archives ainsi retravaillées par
les historiens accèdent à un statut qui pourrait s’apparenter à celui de
« patrimoine scientifique ».
Il y a ensuite la conviction que chacune des expériences décrites
précédemment ne se referme pas sur elle-même et qu’elle appelle au contraire un
travail réflexif sur les méthodes et les résultats. En tout état de cause les
historiens doivent développer pour les archives autant d’exigence critique que
s’ils analysaient l’historiographie. C’est en ce sens qu’on peut lire la
critique de Philippe Grand relative à la commission René Rémond sur le
« Fichier juif »
[17]
– chargée d’en établir la signification –, reprochant aux
historiens de ne pas avoir été suffisamment historiens, c’est-à-dire d’avoir
ignoré l’histoire politique sous-tendant toute recherche sur les archives de
l’Occupation
[18]
.
Il y a bien, également, la nécessité de lier ces expériences multiples.
On a eu un bon exemple avec le collectif Archives
« secrètes », secrets d’archives dirigé par Sébastien Laurent et
dont les contributions traduisaient la diversité des modes d’intervention . Cette approche large des archives
oblige à ne pas se contenter d’un aspect particulier et d’avancer sur tous les
plans à la fois, d’aller de la question politique des institutions à la
dimension philosophique des savoirs.
L’objet archives apparaît également comme un puissant vecteur de
décloisonnement des sous-disciplines de l’histoire et des disciplines des
sciences sociales, voire de rapprochement des sciences « molles » et
des sciences dures souvent confrontées aux mêmes défis des archives, depuis
leur sauvegarde matérielle jusqu’à leur exploitation la plus intellectualisée.
Penser les archives de sa discipline, c’est penser la discipline elle-même, ses
méthodes, son savoir, son écriture
[20]
.
Ce possible d’ordre épistémologique fonde une communauté d’interrogations et de
pratiques pour toutes les sciences, susceptible de réunir des chercheurs sur un
terrain partagé. On n’insistera pas sur le fait – tout aussi essentiel
– que l’objet archives fournit aussi l’occasion de fortes coopérations
internationales. La grande majorité des entreprises collectives en ce domaine
associe une part significative de chercheurs étrangers tandis que d’autres pays
s’ouvrent aux chercheurs français par cette voie. La comparaison internationale
en matière d’archives est souvent fructueuse, de la même manière que l’objet
peut être facilement abordé du point de vue international, européen en tout cas .
Se pose enfin la question récurrente du rapport archivistes / chercheurs
dans cet âge de l’expérience. Posée comme telle, la question reviendrait à dire
que les archivistes ne sont pas des chercheurs, puisqu’on les distingue
généralement des chercheurs. Ce n’est bien sûr pas le cas, mais cette
insistance à poser cette distinction contraste avec la réalité de cette
mobilisation scientifique à laquelle participent de nombreux archivistes
intervenant comme des chercheurs. Les réalisations communes ne sont pas rares,
à l’image du travail exemplaire mené sur les archives de l’Académie des
sciences
[22]
. Les
archivistes sont aussi bien les médiateurs des archives que de la recherche
qu’ils saisissent, soit en la pratiquant directement, soit en la retrouvant
dans le traitement des archives. Les introductions des inventaires sont souvent
très démonstratives de ce point de vue-là.
Pour autant, la réflexion intellectuelle des archivistes sur leur objet
ne connaît pas l’ampleur ni la profondeur que l’on constate avec le monde des
musées, du patrimoine, ou celui des bibliothèques
[23]
.
Ce déficit critique a pu être exposé
[24]
,
suscitant parfois de vigoureuses polémiques, et renvoyant aussi au long
désintérêt des historiens pour la genèse de leurs sources, depuis les processus
de constitution matérielle jusqu’aux démarches de conservation. Mais les
réinvestissements heuristiques nombreux ont permis d’ouvrir de multiples chantiers
communs démontrant que la pensée de l’objet « archives », au pluriel
comme au singulier, forme un domaine à part entière de la recherche historienne
comme de la profession d’archiviste. Cette approche souligne que les archives,
loin d’être seulement déterminées par une technique archivistique, représentent
une manière de concevoir le monde et son histoire.
La dégradation des politiques d’archives
Les politiques
publiques d’archives ont été longtemps en crise, précipitant les institutions
eux-mêmes dans une situation de doute sur leurs missions voire sur leur raison
d’être. Cette crise date du début des années 1990. Elle découle largement du
désintérêt des personnels de la Ve République pour ce domaine
pourtant hautement républicain et régalien. Cette crise est celle d’une
institution – les Archives nationales et la direction des Archives de
France –, d’une profession – les archivistes formés à l’École
nationale des chartes et à l’École nationale du Patrimoine –, d’une
fonction – définie par la loi sur les archives du 7 janvier 1979 et par
une « pratique archivistique » lourdement codifiée et réglementée
–, et aussi une crise de moyens masquée par l’engagement de l’Etat dans
la construction d’un nouveau centre des Archives nationales sur la commune de
Pierrefitte (Seine-Saint-Denis), à proximité de l’Université de Paris VIII,
destiné aux documents postérieurs à 1789. Annoncé le 9 mars 2004, lors d’une
réunion de travail au Palais de l’Élysée, par le Président de la République de
l’époque Jacques Chirac, ce projet est entré dans une phase de réalisation
concrète avec la pose solennelle de la première pierre, le 11 septembre 2009,
par le Premier ministre François Fillon et le ministre de la Culture et de la
Communication Frédéric Mitterrand.
Une crise durable et polymorphe
La crise des
archives, qui a été clairement attestée par la teneur du rapport au Premier
ministre de Guy Braibant remis en 1996
[25]
,
a été déclenchée par les vives polémiques résultant de la découverte fortuite
d’éléments des fichiers ayant permis l’arrestation et la déportation pendant la
Seconde Guerre mondiale des juifs du département de la Seine, le 16 septembre
1991, par l’avocat à la Cour et historien de Vichy Serge Klarsfeld, au centre
des archives du secrétariat aux Anciens Combattants et Victimes de guerre
(Val-de-Fontenay). Ces dossiers, qui auraient dû avoir été versés et conservés
aux Archives nationales, n’étaient cependant pas ici dissimulés volontairement.
Ils avaient seulement été oubliés, comme beaucoup de documents publics qui
disparaissent par négligence ou indifférence. Mais, alors que la responsabilité
de la Direction des Archives de France et des Archives nationales qui ont en
charge les fonds de l’administration centrale de l’État en France, était réelle
même si aisément compréhensible, le refus de prendre la mesure du problème,
tant dans ses implications classiques de collecte, de conservation et de
communication des documents publics, que symboliques eu égard au travail de
mémoire qui se réalisait déjà fortement sur cette période noire de l’histoire
nationale
[26]
, eut des
effets désastreux, alimentant des polémiques souvent très stériles qui ne
firent en rien progresser la réflexion
[27]
,
mais qui contribuèrent à faire des archives une question introuvable, ingérable.
D’autres affaires, et notamment tout ce qui allait avoir trait aux nombreux
dossiers non résolus de la guerre d’Algérie, alimentèrent la suspicion du
public utilisateur d’archives. De nombreuses critiques, en France, mais aussi à
l’étranger
[28]
, furent dirigées
contre une institution archivistique qui apparaissait comme inerte, plongée
dans une crise indépassable, incapable de remplir ses missions légales,
éloignée aux évolutions sociales qui faisaient qu’après les musées et le
patrimoine devait venir le temps des archives, nouveau régime d’expression de
la mémoire des personnes et des sociétés
[29]
.
Au-delà, c’était l’État et le politique qui étaient visés dans leur impuissance
à maintenir un haut niveau de développement pour une haute administration créée
par les hommes de 1789 pour assurer le progrès des libertés démocratiques et de
l’État moderne.
Cette crise
profonde des archives en France prit différentes formes, patrimoniales,
institutionnelles, politiques, scientifiques, lesquelles ne furent pas seulement
constatées par le rapport de Guy Braibant, mais aussi par une série de
documents officiels ou officieux, allant même jusqu’au Centre historique des
Archives nationales à Paris où sa directrice, Marie-Paule Arnauld, souligna
avant son départ volontaire l’extrême difficulté de sa tâche
[30]
.
La naissance de l’association
[31]
qui milita efficacement pour un nouveau centre des Archives nationales –
l’un des trois volets des décisions de mars 2004 – reposa ainsi sur une
enquête d’archivistes publics réalisée à l’été 2000 sur la situation des fonds
dans les grands dépôts de Paris. Cette mobilisation en faveur d’une solution
immobilière à la crise des archives reprenait elle-même certaines solutions
préconisées dans un rapport tout à fait essentiel, postérieur au rapport
Braibant et qui fut l’œuvre de celui qui était à l’époque directeur des
Archives de France, Philippe Bélaval
[32]
.
Elle déboucha sur un vaste colloque organisé au Conseil économique et social le
5 novembre 2001
[33]
,
lequel ne fut malheureusement pas suivi d’effets, à la fois en raison du
changement de majorité et de gouvernement issus des élections d’avril-juin
2002, mais aussi à cause du désintérêt général de la classe politique à l’égard
de la politique des archives, gauche et droite confondues
.
À l’exception du
rapport de Guy Braibant, puis de celui de Philippe Bélaval en 1999, les
analyses conduites sur la crise des archives, depuis que celle-ci se révéla
dans toute sa complexité et dans toute son importance, sont restées très
partielles. Le refus de poser la question des responsabilités politiques,
qu’elles soient gouvernementales ou législatives, handicapa gravement la
réflexion, tandis qu’à l’inverse la volonté de mettre systématiquement en cause
un État forcément liberticide, voire « totalitaire », réduisit
l’analyse de la crise à une charge idéologique hors de propos. Le caractère
polémique de la question amena la plupart des responsables du monde public des
archives à euphémiser les problèmes ou même à les occulter
[35]
,
préférant se féliciter, comme le fit Lionel Jospin le 5 novembre 2001, de la
« politique moderne et ambitieuse » que le gouvernement consacrait
aux archives. Objectivement, ce jugement n’était pas conforme à ce qui a été
effectivement réalisé
[36]
.
Un bilan sévère mais nécessaire
Le cœur de la
crise des archives est bien là, dans cette impossibilité récurrente de la
reconnaître et de l’analyser. Elle est aussi – ceci expliquant cela
– dans l’impuissance de la résoudre. Le statut actuel des archives
publiques n’est ni achevé ni satisfaisant. La direction des archives de France,
placée sous la tutelle du ministre de la Culture depuis 1959, ne s’est jamais
intégrée à la rue de Valois, et la rue de Valois n’a rien fait pour l’y aider.
Régulièrement, un changement de tutelle était évoqué, mais jamais rien n’a été
sérieusement envisagé jusqu’à la réforme du ministère de la Culture du 11
novembre 2009 qui fige encore davantage la situation administrative dans une
version peu satisfaisante. Les Archives nationales quant à elles dépendent
encore des archives de France. Leur statut a été modifié par l’arrêté du 24
décembre 2006 ; elles sont devenues (comme les Archives d’outre-mer
d’Aix-en-Provence et les Archives du monde du travail de Roubaix), un
« service à compétence nationale ».
La loi du 3 janvier
1979, qui reste largement en vigueur, n’est plus adaptée à la situation
actuelle des archives et à la complexité des législations relatives à la
société de l’information, comme nous l’avons signalé dès l’introduction. Enfin,
la fameuse Cité des Archives nationales, qui a cristallisé tant d’énergie et
représenté si fortement le relèvement attendu de l’institution, et qui est
désormais acquise par un vœu présidentielle, a signifié aussi, depuis dix ans,
l’impuissance de l’État à doter la France des outils à la mesure des ambitions
et des missions en la matière. Dès 1994 en effet, un comité interministériel
d’aménagement du territoire décidait de construire à Reims une maison de la
Mémoire de la Cinquième République destinée à désengorger les sites des Archives
nationales à Paris et Fontainebleau déjà saturés et à constituer un pôle
scientifique et patrimonial en région, dans une ville universitaire proche de
Paris et promise par cet équipement à un fort développement intellectuel. Très
rapidement pourtant, le projet fut défait de l’intérieur, par le fait d’une
mauvaise gestion interne du dossier et surtout en raison de l’absence
d’engagement des hautes autorités politiques et administratives. Cet échec d’un
projet cohérent et ambitieux renvoyait à celui de la Cité interministérielle
des archives voulue à Fontainebleau, sous le ministère Malraux, par le
directeur André Chamson, et qui se réduisit à n’être plus, en 1986, qu’un
Centre des Archives contemporaines qui ne trouva jamais ni son identité ni sa place.
Ce bilan sévère,
qui atteste de la profondeur et de l’ampleur d’une crise qui dépasse de
beaucoup son objet, doit être apprécié aussi en comparaison des progrès
remarquables que connurent en France les secteurs des musées et des
bibliothèques, preuves qu’une politique volontariste et ambitieuse n’était pas
exclue pour les archives elles-mêmes. Il est vrai aussi que ces deux secteurs
de comparaison avaient bénéficié de l’engagement de directeurs résolus, comme
Françoise Cachin pour les musées et Jean Gattegno pour les bibliothèques. Après
le très long mandat de l’historien et archiviste Jean Favier à la tête des
Archives de France (1974-1994), deux démissions, celle d’Alain
Erlande-Brandenburg en juillet 1998, celle de Philippe Bélaval en décembre 2000,
ont révélé l’extrême difficulté d’innover dans ce secteur, une situation qu’a
fortement intériorisée l’ancienne directrice Martine de Boisdeffre (2001-2009)
[37]
.
Toujours du
point de vue comparatif, la réussite, dans de nombreux départements, de
l’action des directeurs d’archives très soutenus par les exécutifs locaux,
montre sans hésitations que la volonté politique est payante dès lors qu’elle
est choisie
[38]
. Un autre
angle d’analyse et de jugement critique réside dans le fort développement des
unités d’archives publiques extérieures à la direction des archives de France,
tant du côté du ministère de l’Économie et des Finances (implantation de
Savigny-le-Temple) que de celui du ministère de la Défense, avec notamment les
services historiques installés au château de Vincennes. Et il y a, plus encore,
la démonstration apportée par les initiatives privées, associatives ou
para-publiques. La Bibliothèque de documentation internationale contemporaine
implantée sur le campus de l’université de Paris X-Nanterre a fortement accru
son activité archivistique, disposant dès lors de fonds très riches dont la
consultation s’harmonise intelligemment avec celle des vastes collections
d’imprimés conservées par ce haut établissement scientifique. Déjà évoqué,
l’Institut mémoire de l’édition contemporaine, créé à l’initiative d’un petit
groupe de chercheurs de la Maison des sciences de l’homme emmené par Olivier
Corpet, est devenu en une décennie un poids lourd de la conservation des
archives privées, passant des fonds éditeurs à celui des écrivains, des
intellectuels, pour finir avec les prestigieux ensembles du Collège de France.
Les investissements immobiliers et organisationnels ont suivi puisque l’IMEC
achève aujourd’hui, avec le soutien déterminant du Conseil régional de Basse-Normandie,
un vaste programme de transformation de l’abbaye Dardenne, près de Caen, en un
lieu unique de conservation, de communication et de recherche. Ces deux
exemples ne doivent pas éclipser le nombre croissant d’initiatives, tant du
côté des comités d’histoire qui fleurissent dans les ministères, les grands
établissements, les entreprises privées, que vers les multiples associations
qui se constituent pour sauver le patrimoine écrit de la société française.
La « nuit des archives »
La faiblesse des
politiques d’archives en France peut s’apprécier au regard de situations
étrangères, comme celle des Etats-Unis qui disposent, au niveau fédéral, d’un
poste régalien d’« archiviste national » dirigeant la National Archives and Records Administration (NARA), une agence indépendante garantie par l’exécutif américain. Une
législation essentielle et très libérale, fondée sur l’idéal d’Open Government qui s’est trouvée
renforcée après le scandale du Watergate, est définie par trois lois
ambitieuses, le Freedom of Information
Act 1967, le Privacy Act de 1974,
et le Presidential Records Act de
1978, complétée en 1995 par un Executive
Order du président Bill Clinton qui a raccourci à dix ans le délai de
non-communicabilité de la majeure partie des documents classifiés. En Europe, le
système fédéral qui domine les pays de l’Union a permis, en Grande-Bretagne
comme en Allemagne de disposer de grands centres d’archives, souvent implantés
au cœur des grandes cités, fortement insérés dans les tissus scientifiques et
universitaires, assumant pleinement la tâche d’exprimer le lien civique et
l’historicité des administrations. Une inquiétude
très vive a saisi la communauté des historiens après l’adoption par le Sénat,
le 8 janvier 2008, d’un projet de loi sur les archives qui sera soumis au vote
des députés le 29 avril prochain. Au-delà d’une discussion qui semble ne
concerner que les spécialistes, le risque de promulgation d’une telle loi
menace la recherche en histoire et la liberté des citoyens. Une nouvelle fois
les archives publiques nous rappellent que, loin d’être seulement de vieux
papiers d’Etat, elles demeurent au centre de la cité et participent pleinement
de la démocratie. Le débat sur la nouvelle loi du 15 juillet 2008 a souligné
une nouvelle fois le contraste entre les enjeux des archives et les réponses
politiques.
Dans une « Adresse aux parlementaires »,
l’Association des usagers des Archives nationales avait relevé cinq
dispositions inquiétantes, susceptibles de paralyser la recherche historique
contemporaine et de restreindre « de façon arbitraire le droit d’accès des
citoyens aux archives publiques contemporaines » : la création d’une
catégorie d’archives incommunicables, au nom de la sécurité nationale ou de la
sécurité des personnes, mais qui contredit le principe rendant les archives
publiques communicables de plein droit ; l’instauration d’un nouveau délai
de non-communicabilité d’archives pendant 75 ans, ce qui allonge de 15 ans le
délai interdisant (sauf dérogation) l’accès à toute une série d’archives
sensibles dont certaines sont aujourd’hui librement communicables ; une
aggravation des conditions permettant aux chercheurs d’utiliser des documents
obtenus par dérogation ; l’accélération du processus de privatisation des
archives publiques émanant des chefs d’Etat, des ministres et de leurs
collaborateurs, ceux-ci obtenant une forme de droit sur des documents qui ont
été produits dans l’exercice de leurs fonctions ; enfin, un culte du
secret visible jusque dans la rhétorique du projet et qui apparaît de fait
comme une justification d’un projet résolument obscurantiste.
L’obscurité risquait de tomber sur la recherche
scientifique, les chercheurs se voyant entraver dans leur accès aux sources
politiques (même si certains délais de communicabilité seraient réduits) et
menacer si leurs travaux portent « une atteinte excessive aux intérêts que
la loi a entendu protéger ». Cet étouffement serait d’autant plus
dramatique que les historiens ont prouvé que la recherche était le moyen
essentiel de la sortie par le haut, dans l’honneur et la connaissance, des
crises de mémoire. L’obscurité pouvait recouvrir aussi l’Etat tenté de
s’abstraire de sa mission de servir l’intérêt général et les libertés
publiques. Ce projet de loi, défendu par le précédent ministre de la Culture,
traduit un processus de renforcement des logiques administratives visant au
contrôle des archives par les institutions qui les ont produites. Cette forme
de privatisation du bien commun a affecté jusqu’au Conseil constitutionnel qui
avait décidé pour ses propres archives de sortir du cadre de la loi (27 juin
2001).
Avec ces propositions, l’obscurité touchait enfin les
droits fondamentaux eux-mêmes. La question des archives figure désormais au
nombre des critères de démocratie, comme l’indépendance de la justice ou la
liberté de la presse. Le Conseil de l’Europe ou les institutions fédérales
américaines reconnaissent ce principe qui est aujourd’hui nié par le projet de
loi, synonyme de régression nationale : la France n’a-t-elle pas été dans le
passé une nation de référence pour les politiques publiques d’archives et
l’existence d’une administration scientifique, juridique et technique ?
Soucieux de bien agir, l’ancien directeur des Archives et nouveau directeur des
Patrimoines, Philippe Béléval, avait proposé en 1998 que les archives soient
« au centre de la Cité ». Le projet de loi modifié par le Parlement
les plaçait au dehors. Finalement, le gouvernement put ramener les
parlementaires vers les intentions initiales plus raisonnables.
Le pouvoir des archives
« Alors que
notre monde semble obsédé par la mémoire des grands crimes du XXe siècle,
l’histoire inédite des pillages de la Seconde Guerre mondiale révèle quel rôle
fondamental jouaient pour les régimes nazis et soviétiques, le contrôle du
passé, la connaissance des rouages des régimes adverses, l’assassinat des
mémoires collectives ou privées. Elle peut contribuer à éclairer la relation
qu’entretenaient avec la culture et avec le passé national les deux grands
régimes dits “totalitaires” du XXe siècle, mais aussi le régime de
Vichy et la République française, à comprendre les conséquences durables de
cette spoliation massive sur le droit et la perception des archives par les
États.
[39]
»
Au-delà donc des archives qui traduisent la répression, la politique des
archives elle-même peut devenir un instrument d’oppression. La réparation des
« années noires » doit alors passer par un travail sur les archives,
sur leur récupération puis sur leur inscription dans la mémoire collective. Une
conscience des archives est la condition de leur approche en termes de pouvoir
et de savoir. Elle implique aussi bien les individus que les collectivités, les
institutions, ou les États. Cette conscience, qu’éveille une histoire
méthodique des fonds et des politiques d’archives comme l’a menée Sophie Cœuré,
participe de la transformation des documentations éparses, abandonnées dans les
caves ou les greniers, en patrimoine pour la recherche. Cette responsabilité
incombe maintenant aux historiens qui ont développé une nouvelle connaissance
des archives. Celles-ci sont devenues une question d’histoire contemporaine,
même lorsqu’elles renvoient, comme documentation, à des périodes plus
anciennes. Cette contemporanéité des archives est l’acquis le plus décisif des
multiples recherches de la dernière décennie. Elle fonde leur compréhension la
plus avancée et détermine leurs meilleurs usages. Aux historiens, aux
archivistes, de ne plus l’ignorer désormais.
Vincent Duclert
EHESS-CRH