Musique, Pouvoirs, Politiques
Coco & rock à la Fête de l’Humanité
Usage politique de la musique rock et pop
Matthias Glenn
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RÉSUMÉ

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le positionnement franco- et soviéto-centré du PCF l’amène à s’opposer à l’importation d’objets culturels américains comme le Coca-Cola ou la bande-dessinée. Également d’origine américaine, le rock’n’roll ne subira pas le même traitement. Dès 1963, le bureau politique du Parti crée un magazine pour jeunes qui se veut le pendant communiste de Salut Les Copains et qui traite donc des chanteurs yé-yé. Cette même année, le groupe français de rock’n’roll Les Chaussettes Noires se produit à la Fête de l’Humanité. À partir de 1970, des groupes anglais (Pink Floyd, Who) ou américains (Chuck Berry, Jerry Lee Lewis) y jouent également. À travers des articles du journal L’Humanité, il s’agira d’étudier les usages du rock et de la pop music par le PCF à l’occasion des concerts organisés à la Fête de L’Humanité de 1970 à 1973. La présence du rock à une manifestation communiste relève d’une stratégie politico-culturelle du Parti et les journalistes de L’Humanité travaillent à concilier l’origine américaine du rock et leur anti-américanisme. L’article donnera l’occasion de poser la question des enjeux politiques et nationaux des circulations culturelles.

MOTS-CLÉS
Mots-clés : Parti communiste français ; Fête de l’Humanité ; rock ; pop music ; anti-américanisme
Index géographique : France
Index historique : xxe siècle ; années soixante-dix
SOMMAIRE
I. La « carotte » rock : adhésions, abonnements et jeunisation du Parti
1) Manifestation politique ou grand festival de musique
2) Une prise en compte très relative du rock. Le positionnement du PCF vis-à-vis de la culture
II. La non-américanité du rock
1) « Un rock artistique et poétique ». Légitimité culturelle vs culture commerciale
2) La contre-américanité de la musique noire américaine
3) Insertion d’une portée socio-politique
III. Conclusion
TEXTE

Chaque année au mois de septembre, la Fête de l’Humanité présente une programmation musicale éclectique au sein de laquelle les passionnés de musique rock y trouvent leur compte. Les ondes musicales de grands noms du rock français et étranger (Scorpions, Patti Smith, Iggy Pop, Deep Purple, Alain Bashung, M, pour ne citer qu’eux) ont inondé la grande scène du Parc de La Courneuve. Pourtant, la présence du rock à une manifestation communiste ne va pas de soi. La situation géopolitique de la guerre froide au lendemain de la seconde guerre mondiale a conduit le Parti communiste français à condamner l’importation d’objets culturels identifiés comme américains. Le Coca-Cola a par exemple constitué à la fin des années quarante une lutte symbolique pour les communistes européens mais surtout français, qui assimilaient l’importation du breuvage à une invasion économico-culturelle américaine [1] ; en 1949, L’Humanité titrait superbement « Serons-nous coca-colonisés ? », en assurant que le Coca menacerait à terme les ventes de vin français [2]. Dans la même veine, les communistes ont travaillé main dans la main avec le MRP (Mouvement républicain populaire) sur un texte visant à interdire en France les comics étrangers, en réaction à la prolifération de bandes dessinées américaines après la Libération [3]. Ces deux cas révèlent les enjeux nationaux et politiques des circulations culturelles. L’antiaméricanisme français – pouvant désigner ici un discours d’opposition à une invasion économico-culturelle américaine via l’exportation d’un way of life – n’est alors pas l’apanage de la gauche française, il se retrouve sur l’ensemble de la palette politique [4]. Néanmoins, dans un contexte de guerre froide, l’antiaméricanisme prend un sens particulier pour un parti politique simultanément franco- et soviéto-centré. A contrario d’évènements comme la guerre d’Indochine qui met le PCF dans une situation particulièrement gênante (il est alors au Gouvernement) [5], l’opposition aux objets culturels américains leur fournit l’occasion d’une allégeance au bloc communiste (en s’opposant à une « culture capitaliste ») et d’une allégeance patriotique (en défendant la culture française contre la culture américaine).

D’origine américaine, la musique rock ne semble pourtant pas avoir subi le même sort que le Coca-Cola ou la bande dessinée. En 1963, le groupe de rock’n’roll français Les Chaussettes Noires est invité à se produire à la Fête de L’Huma. Cette même année, le bureau politique du Parti fusionne plusieurs magazines tenus par la Jeunesse Communiste : Nous les garçons et les filles se présente comme la version communiste de Salut les copains, à savoir un magazine pour jeunes qui traite des yé-yé français [6]. Le concert de Pink Floyd à la Fête de l’Huma en 1970 marque l’entrée des artistes et groupes anglais (Soft Machine en 1971, Who en 1972) et américains (Voices Of East Harlem en 1970 et 1972, Chuck Berry et Jerry Lee Lewis en 1973). En adoptant une perspective synchronique (de 1970 à 1973), il s’agira de s’intéresser au traitement de la musique rock et pop pour comprendre la manière dont les communistes résolvent la tension entre leur antiaméricanisme et l’acceptation d’une musique d’origine américaine. Plus largement, je tenterai d’expliquer le branchement [7] du PCF sur la musique rock.

Le positionnement du PCF vis-à-vis du rock peut être saisi par le discours sur le rock dans L’Humanité puisque ce quotidien national [8] constitue « l’organe central du Parti communiste français ». Jusqu’aux années 1980-1990, les articles de ses journalistes sont fortement contraints par l’orientation idéologique et politique du Parti. Les responsables du PCF occupent dans L’Humanité un large espace rédactionnel, leurs articles ne différant pas de ceux des rédacteurs et pouvant se trouver fréquemment en Une [9]. D’autre part, l’ensemble des journalistes n’ont pas été recrutés pour leur « savoir-faire journalistique » (formation ou expérience professionnelle antérieure) mais pour leur engagement militant. De la même manière, les mobilités internes sont encouragées mais les qualités d’analyse et de rédaction passent au second plan derrière la conformité à l’orientation du Parti [10]. Le discours des journalistes sur le rock est donc un discours autorisé et permet d’introduire une réflexion sur le positionnement d’un parti communiste vis-à-vis de la musique rock, même s’il ne s’agit ici que d’un angle d’attaque parmi tant d’autres. Cependant, l’alignement du journal sur le Parti n’empêche pas dans l’absolu des divergences entre les journalistes, tant que ces dernières soient également autorisées. Malheureusement, le terrain restreint de ce travail n’a pas permis de mettre à jour d’éventuelles divergences entre les journalistes sur la question du rock. Nous le verrons, le rock est présent dans L’Humanité et il est traité avec bienveillance. Nous ne pouvons cependant pas en conclure qu’il soit au goût de tout le monde ; l’absence de critique négative n’empêche pas l’existence d’un dégoût. D’autre part, dans la mesure où je montrerai que la présence de la musique rock à la Fête de l’Huma peut relever d’un choix stratégique, la question d’un goût pour le rock y sera exclue mais reste totalement ouverte. Pour finir, si le discours sur le rock est autorisé, il aurait fallu proposer une sociologie des journalistes qui s’en saisissent pour savoir si cette autorisation découle exclusivement d’une position du Parti en fonction des enjeux que soulève le rock, ou si rentre en compte également le profil sociologique et la trajectoire personnelle des journalistes qui en parlent et de ceux qui n’en parlent pas mais tiennent pourtant les pages culturelles – et donc, pouvoir saisir la question du goût. De manière générale, d’importants changements morphologiques ainsi que des renouvellements générationnels s’opèrent dans la presse française au cours des années soixante-dix [11]. Coexistent alors à L’Humanité des journalistes porteurs des traditions journalistiques d’après-guerre et des baby-boomers marqués par la rupture soixante-huitarde, dont on peut supposer que chacun d’eux apporte ses propres goûts, son propre rapport aux institutions et à la hiérarchie, ses propres schèmes et principes de di-vision. Dans la mesure où cette sociologie des journalistes de L’Humanité manque, il faudra prendre toutes les précautions et nuances nécessaires quant à une conclusion sur le positionnement du PCF vis-à-vis de la musique rock.

I. La « carotte » rock [12] : adhésions, abonnements et jeunisation du Parti

Parallèlement à la dimension politique, l’un des enjeux de la Fête de l’Humanité est d’ordre financier. Étienne Fajon – membre du Comité Central, du Bureau Politique et du Secrétariat et directeur de L’Humanité – reconnait qu’« Au plan financier, les résultats de la fête sont indispensables à la bonne gestion de notre journal et fournissent des ressources aux organisations du Parti qui y participent [13]. » L’intérêt financier va de pair avec la possibilité d’un grossissement militant et d’un accroissement des abonnements à L’Huma :

Elle sera aussi le meilleur moyen de faire connaître notre journal à des gens qui ne le lisent pas encore, et l’occasion de faire une récolte d’abonnements pour que nos idées soient mieux connues au moment des élections législatives [14].

En nombre jamais égalé, des amis des communistes désireux de faire plus pour leur avenir et celui du pays, vont venir dans l’immense parc paysager de La Courneuve. Une moisson exceptionnelle d’abonnements à « l’Humanité », d’adhésions au Parti, au Mouvement de la Jeunesse Communiste est à notre portée [15].

Programmer des groupes connus par un large public, à l’époque des grands festivals de pop music, c’est s’offrir l’opportunité d’un rassemblement plus important de participants, et donc, d’augmenter les chances d’une rentrée d’argent plus conséquente, de grossir le rang des militants et d’augmenter les abonnements au journal. Les résultats semblent d’ailleurs satisfaisants. En moyenne, de 1970 à 1973, 600 000 vignettes sont vendues chaque année (autant d’entrées qu’en 2009 [16]). En 1972, 100 000 spectateurs assistent au concert des Who [17]. Chaque année, le Parti enregistre environ 2 500 adhésions et abonnements [18]. Somme toute, les grands noms de la chanson française auraient tout aussi bien pu servir ces intérêts. L’entrée du rock anglais et américain à la Fête de l’Humanité répond avant tout à un impératif particulier : attirer les jeunes. Le sociologue Julian Mischi a montré que le Parti mène à partir des années 70 – rappelons que le Programme commun est signé avec le Parti socialiste en 1972 – une politique d’ouverture militante. Les classes moyennes et les intellectuels sont ciblés mais cette ouverture est aussi marquée par une volonté de rajeunissement des militants et des directions militantes [19]. Or, le rock’n’roll des années cinquante puis la pop music des années soixante se sont révélés comme des musiques faites « par et pour les jeunes » dans une logique d’opposition culturelle aux générations précédentes. Quantité d’articles font ainsi le lien entre la musique rock/pop et la présence de jeunes à la Fête de L’Huma :

Le Pink Floyd à Vincennes, tu t’imagines que les jeunes ne vont pas rater ça ! S’exclamait tout à l’heure le fils d’un camarade [20].

« Ils » seront encore plus nombreux. On en est sûr. Parce que c’est ainsi depuis des années. Parce qu’« ils » sont de plus en plus politisés, et très tôt, dès l’apprentissage ou le lycée. Parce qu’« ils » aiment les fêtes et les spectacles et qu’à Vincennes se trouvent la plus grande des fêtes et le plus extraordinaire des spectacles. Avec Jazz City, le Pink Floyd, Polnareff… [21]

Sur ce point également, les résultats ne sont pas négligeables : on passe de 3 000 adhésions à la Jeunesse Communiste [22] en 1970 à 7 000 en 1973, soit plus du double des adhésions au Parti. La thématique de la jeunesse est récurrente dans les articles consacrés à la Fête de l’Huma. 

1) Manifestation politique ou grand festival de musique

Les journalistes rendent compte de l’éclatement des couleurs et de l’enchevêtrement de cheveux aux coupes variées qui composent, au pied de la Grande Scène, ce qu’ils considèrent comme le jeune public pop. Il faut souligner que la « Fête » de l’Humanité n’est pas à proprement parler une fête, au sens de foire ; des débats politiques y sont organisés, le secrétaire général du PCF, Georges Marchais, adresse une allocution sur cette même grande scène, un Salon du Livre présente les œuvres d’Aragon et autres écrivains communistes ou sympathisants. Avec les concerts, cette dimension politique de la Fête semble alors s’effacer au profil d’un déferlement d’engouements et de plaisirs assouvis dans la grande messe pop. Les membres de Pink Floyd félicitent un des journalistes : « Enfin un festival de pop music réussi en France » [23]. Le rédacteur serre les dents : « Question d’interprétation ». Dans le même article, il évoque un groupe de jeunes motards qui n’ont pas décollé du stand de la Seine-Saint-Denis pour écouter des groupes de rock et de rhythm’n’blues : « Vous avez l’intention d’aller ailleurs, quand même ? ». Le malaise que pourrait provoquer un désintérêt politique de ces jeunes venus n’écouter que « leur » musique est rapidement étouffé, la manifestation musicale ne supplantant en rien la manifestation politique :

[…] que cette jeunesse, bien que présentant sous l’aspect habituel de la jeunesse d’aujourd’hui, adoptant son style et parfois ses extravagances, sa démarche nonchalante, ses façons de s’étendre n’importe où, en plein champ, en pleine poussière, n’importe où, vous dis-je, à condition de se détendre les guiboles, que cette jeunesse ait témoigné tout au long de ces deux jours d’une telle curiosité, d’un tel intérêt à priori pour ce que cette fête offrait d’exceptionnel. Bien sûr que le Palais de la Moto ne désemplissait pas… et la Discothèque donc [24] !

L’idée est claire : les jeunes viennent peut-être pour la musique mais ils finissent par témoigner un intérêt pour la Fête dans ce qu’elle a de plus politique, d’humanité. Un autre jeune raconte : « On est venu pour la musique, dit l’un d’eux. Sun Râ, c’était formidable, 8 F pour autant de spectacles, c’est pas cher [25] ». Le journaliste en déduit les intentions du jeune homme : « […] ajoute-t-il avec une pointe de provocation, comme si la fête de l’Huma n’était que cela pour lui ». Puis il justifie son interprétation en soulignant que le jeune homme a signé une pétition à la Cité internationale. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de remettre en cause la sincérité des journalistes, de leur supposer des intentions manipulatrices ni même d’avancer sans validation sociologique le véritable sens de l’intérêt de ces jeunes pour la Fête. Il semble beaucoup plus intéressant ici de mettre l’accent sur l’agencement du discours, le raccordement effectué entre les enjeux de la Fête et la présence de la musique rock.

Quand bien même la fête ne constituerait pour ces jeunes qu’un festival de musique, la dimension politique et militante n’en serait pas plus absente. En effet, à une époque où peu de festivals rock/pop sont organisés en France, où les salles de concert à la grande capacité d’accueil manquent, la programmation de grands noms du rock fournit l’occasion d’une célébration du Parti :

Je suis saisie, subjuguée. On tourne une page de la fête ce soir. Un silence vibrant, houleux, impressionnant, monte de la pelouse. C’est une autre rencontre, énorme. Le premier grand spectacle « pop », c’est nous qui le donnons. La dernière technique. La plus ardente jeunesse. L’avenir qui se cherche. Et nous. C’est normal. « Tu sais, dit tranquillement Michel, qui est redescendu de sa grue, c’est très bon pour nous tout ça [26]. »

Ils nous ont volé toutes nos fêtes. Du 14 juillet, ils ont fait une parade de la force de frappe. Nos bals, ils les ont transformés en supermarchés du disque et de la boisson gazeuse. Ils ont inventé de fausses fêtes où ils s’efforcent de nous vendre leurs boniments sur la nouvelle société, la nouvelle morale et la nouvelle culture. Dans les flonflons et le blabla, ils vident tout à la fois nos poches et nos cervelles […] Vous en connaissez, vous, une autre fête où se trouvent, pour la première et l’unique fois, rassemblés les poèmes d’Éluard et les motos japonaises, les jambons de Bayonne et les Who’s […] Les autres, ils veulent saucissonner notre vie : une tranche de Béjart, une tranche de rôti de porc, une tranche de contestation juvénile. Comme ça les arrange, ce rassurant compartimentage !... Surtout ne mettez jamais la culture en contact avec la vie : c’est ce qu’ils appellent à la télévision la « séparation des genres ». Que chacun reste enfermé dans sa spécialité, dans son ghetto. Fabriquons des techniciens qui ne connaissent que leur technique et des intellectuels qui ne sachent parler qu’à d’autres intellectuels [27].

La joie et le spectacle – et quelle joie : celle de la fraternité ! et quels spectacles : les plus attendus de notre jeunesse [28] !

Cette célébration du Parti prend également des airs de revanche sur Mai 68. Malgré une prise en compte des aspirations de la révolte étudiante, le PCF s’est éloigné des cultures jeunes en s’opposant aux valeurs d’autonomie individuelle véhiculées par l’« esprit de Mai » [29]. À l’inverse, les jeunes gauchistes (trotskistes, maoïstes et libertaires) renvoient le PCF à une force démodée et conservatrice sur le plan culturel et politique. Le rock à la Fête s’avère alors utile pour tenter de renouer avec cette culture jeune :

Il restera de cette fête l’étonnement de ces jeunes casqués et bottés, aux cheveux longs et en blue-jeans, de tous ceux venus d’abord pour le rock et la moto, découvrant au gré des stands que les idées de fête et de débat, de lutte pour un monde plus fraternel, qu’ils avaient cru découvrir en 68, vivaient ici grâce aux communistes [30].

La notion de jeunisation prend ici tout son sens. Il ne s’agit pas uniquement d’un rajeunissement démographique du socle militant mais également de l’importation des valeurs et de la culture jeune dans une festivité communiste ; la volonté d’attirer les jeunes va de pair avec un mouvement du Parti vers la jeunesse.

*

Sans qu’il soit possible d’établir une corrélation entre la présence du rock et les résultats attendus par le Parti, j’ai pu au moins montrer que les journalistes envisagent le rock sous un angle stratégique : attirer des spectateurs et en particulier des jeunes ; par la «  carotte rock », faire découvrir l’humanité du PCF. Au-delà des attentes strictement politiques, la réussite et le succès des concerts constituent pour les journalistes l’occasion de réaffirmer certaines valeurs du Parti (fraternité, partage, joie collective, progrès technique et culturel) qui s’y trouve célébré dans son action festive.  

2) Une prise en compte très relative du rock. Le positionnement du PCF vis-à-vis de la culture

Avant d’en arriver au traitement du rock par les journalistes de L’Humanité, il convient de corriger ce que le présent travail pourrait laisser supposer. Le rock n’est pratiquement pas pris en compte dans le journal. Les pages culturelles sont consacrées à la musique classique et contemporaine, à l’opéra, au cinéma, au théâtre, aux chanteurs français de chansons à texte, etc., jamais il n’est question de musique rock ou pop. Aucun article n’a par exemple été écrit lors des grands rassemblements du festival de Woodstock ou de l’île de Wight. Alors que le rock a déjà ses entrées dans des journaux généralistes nationaux comme Le Monde ou dans des revues politico-socio-culturelles comme Actuel, L’Humanité ne traite du rock que lorsqu’il s’agit d’évoquer les groupes et artistes programmés à la Fête de L’Humanité, ce qui semble confirmer que la présence du rock à la Fête résulte plus d’une stratégie que d’un goût ou d’un intérêt.

Le positionnement du PCF vis-à-vis de la culture, et en particulier de la culture de masse, est une histoire complexe. Complexe car le positionnement culturel est en grande partie déterminé par le positionnement politique mais aussi parce qu’il existe une culture militante plus ou moins hermétique qui se transmet de génération en génération. Tout d’abord politique. En 1954, à son XIIIe Congrès, le PCF abandonne le jdanovisme. Il s’agissait d’un système de censure visant à contrôler l’art en Union Soviétique. Le jdanovisme reposait sur l’opposition dichotomique d’un art ouvrier et d’un art bourgeois, l’art devant alors servir les intérêts de la classe ouvrière. L’idéologie jdanoviste convergeait avec les lectures marxistes de l’école de Francfort sur la culture de masse, et en particulier celle d’Adorno pour qui la contestation politique de la pop music est neutralisée par son inscription dans un système commercial [31]. Pour Jeannine Verdès-Leroux, malgré cet abandon, le jdanovisme reste persistant au sein du PCF : « […] j’ai été plus encore impressionnée par des constantes : la présence, explicite ou latente, d’un point de vue de classe, le recours à un moralisme répressif pour intervenir sur le terrain de l’art [32]. » Pourtant, le Comité central de 1966 réaffirme le renoncement de l’intervention du Parti dans les sciences et les arts. Il semble donc que deux forces contraires se soient affrontées depuis le XIIIe Congrès : une libéralisation de la culture qui a permis une ouverture (relative) à la culture de masse (et à condition, nous allons le voir, d’un certain traitement) et la persistance d’une lecture de l’art dont la grille se pense en terme de classes et de lutte des classes.

Deuxièmement, l’homogénéité d’une culture militante doit être remise en cause par l’ouverture militante dont nous avons parlé plus haut. Une culture militante s’est façonnée durant plusieurs décennies autour de la figure du métallo, c’est-à-dire de la classe ouvrière des usines [33]. Richard Hoggart a très bien décrit – à propos de la classe ouvrière anglaise – la force de reproduction d’une culture du pauvre  hermétique dont les membres ont un très fort sentiment d’appartenance (« Eux » et « Nous ») et sont rassemblés autour de lieux et objets totems (les chansons, le bistrot, les histoires de quartier) [34]. La désindustrialisation de la France dans la seconde moitié du xxe siècle a ébranlé cette culture ouvrière : « […] les formes de reproduction du groupe ouvrier sont atteintes [35] ». D’autre part, l’ouverture militante (classe moyenne et intellectuels) a participé à la porosité de plus en plus grande d’une culture hermétique en redessinant les frontières entre « eux » et « nous ». Je fais pourtant l’hypothèse que cette porosité militante a été freinée par des résistances culturelles. Dans les années étudiées, les chroniques musicales de Guy Silva dans L’Humanité témoignent de la persistance de chanteurs qui font lien, non pas en raison d’un positionnement politique mais parce qu’ils font partis d’une culture de groupe : Georges Brassens, Léo Ferré, Jacques Brel, Jean Ferrat forment un des backgrounds sonores les plus récurrents de L’Humanité. Bien que je ne puisse objectiver statistiquement cette hypothèse, j’aimerais évoquer la récurrence et la cohérence de certains goûts musicaux au sein d’un « clan coco » que je fréquente : chanson française, chanson à texte, chanson engagée dont Jean Ferrat en constitue l’étendard le plus totémique. Donc là encore, une force contraire : la persistance d’une culture militante qui se transmet de génération en génération et soude les « camarades » et l’arrivée de nouveaux militants qui apportent avec eux leurs propres goûts musicaux et codes culturels.   

*

La timide entrée du rock chez les communistes, outre les différents enjeux détaillés plus haut, s’explique par la balance entre deux processus contraires dont les forces antagonistes agissent comme deux aimants : d’un côté, les bouleversements culturels opérés en amont et en aval, c’est-à-dire par décision des organes de direction et par la jeunisation et l’élargissement du socle militant, de l’autre, les formes de résistance, passive ou active, à ces bouleversements culturels.

II. La non-américanité du rock

Si L’Humanité ne laisse que très peu de place à la musique rock dans ses colonnes, il n’en reste pas moins que les rares articles qui en parlent sont bienveillants, voire presque élogieux. J’ai relevé trois procédés, qui se combinent ou fonctionnent indépendamment les uns des autres, que les journalistes utilisent pour traiter la musique rock : la mise en avant d’une dimension artistique, de son authenticité et de sa portée socio-politique. Dans chacun des trois cas, il s’agit de présenter, implicitement ou explicitement, une non-américanité du rock, c’est-à-dire une forme d’exorcisation du lien qui unit le rock à son pays de naissance et à son système économique capitaliste, donc une exorcisation qui permet aux journalistes de traiter des groupes et artistes programmés à la Fête sans mettre au placard pour autant leur antiaméricanisme et leur positionnement dans un monde bipolarisé.

1) « Un rock artistique et poétique ». Légitimité culturelle vs culture commerciale

Les critères employés par les journalistes pour évaluer la musique de certains groupes de rock/pop proviennent du champ artistique, notamment de l’espace le plus légitime – selon l’axe de la hiérarchie culturelle –, où des agents produisent « la croyance dans la valeur de l’art et dans le pouvoir créateur de la valeur de l’artiste [36] ». Il ne s’agit pas d’évoquer les critères propres au champ du rock, c’est-à-dire les critères produits par les acteurs du rock pour produire la croyance dans la valeur du rock, en opposition justement à la culture légitime – comme l’énergie, la sauvagerie, la spontanéité, etc. –, mais au contraire de mobiliser le champ lexical du champ artistique, de l’œuvre d’art :

Il faut dire que déjà la musique du Pink Floyd se distinguait des productions de l’époque. La violence sonore ne visait pas à l’exaspération du public. Avec le Pink Floyd, on pouvait commencer à parler « d’œuvres » de « Pop music », « œuvres » qui peuvent durer jusqu’à une vingtaine de minutes [37].

Cette présentation d’un « rock artistique » n’est pas étrangère à l’évolution historique de la musique pop au cours des années soixante. Alors que la musique rock des années cinquante s’est construite sur une logique d’autonomie vis-à-vis de la musique classique et de la musique traditionnelle, ses acteurs développant alors des critères d’évaluation propres au rock, différentes passerelles sont établies entre la musique pop des années soixante et la culture savante [38] : des groupes comme les Rolling Stones, les Beatles ou les Kinks ajoutent à leur musique des instrument de la musique classique et traditionnelle, des groupes du versant psychédélique du rock complexifient les structures et l’harmonie des chansons, des musiciens hors pair tel Jimi Hendrix ou Jimmy Page ajoutent une virtuosité technique à la musique rock, etc. Le principe même de l’album concept qui se développe aux alentours de 1966 avec des albums comme Blonde on Blonde de Bob Dylan ou Pet Sounds des Beach Boys, souligne bien le transfert de schèmes propres au champ artistique vers la pop music. Dans les pages de L’Humanité, ce « rock artistique » induit implicitement l’existence d’un « rock commercial » : « Au moment où le disque a pris l’essor que l’on sait, devenant un support commercial incontestable [39]. » Si elle ne concerne pas directement la musique rock, la dimension commerciale de la culture – qui ne se superpose pas à la dimension artistique mais se présente au contraire comme son opposé alternatif – est constamment associée aux États-Unis. Par exemple, la télévision française programme de nombreux feuilletons américains, ce qui signe pour un journaliste la victoire de la quantité sur la qualité [40]. La musique rock qui est louée dans L’Humanité ne s’insère pas dans la commercialité de la culture américaine. Citons un dernier exemple, le discours sur le groupe français Magma : « Ils jouent une musique qui ne ressemble vraiment à aucune autre et qui, très construite, peu improvisée, répète toujours sa qualité. Cette musique, peu classique en regard des canons du pop […] [41]. » Pink Floyd, Magma, les journalistes opèrent une marginalisation positive de certains groupes présents à la Fête. Ainsi, à l’écart « des canons du pop », ces groupes échappent à une lecture marxiste de la culture de masse, ils constituent les exceptions artistiques d’une musique rock commerciale d’origine américaine.

Les qualités littéraires de certains artistes renforcent la dimension artistique de la musique rock.

Au sujet de Robert Charlebois : « […] l’itinéraire musical et poétique d’un grand chanteur de rock […] [42] ».

Au sujet d’Albert Hammond : « […] un poète de rock-music, à la sensibilité rare, qui a su garder les yeux ouverts sur la réalité de tous les jours [43]. »

Au sujet de Chuck Berry : « Les chansons de Chuck Berry sont de véritables poèmes rock […] [44] ».

L’importance des prétentions littéraires de certains artistes – ou plus exactement ici de la prescription d’une dimension poétique par les journalistes – dépasse de loin le cadre communiste et renvoie plus largement à ce que Paul Yonnet appelle « L’idéologie française de la Grande Culture » [45]. Il s’agit de désigner la pénétration dans le champ musical de la culture savante, légitime ou culture académique qui repose sur les trois piliers : musique classique, théâtre classique, littérature classique. Yonnet montre par exemple qu’une grande partie des chanteurs de la chanson française ont écrit des poésies publiées chez Seghers, une maison d’édition spécialisée dans la poésie – par ailleurs, éditeur du communiste Aragon –, ont adapté en musique des poèmes de la littérature, sont étudiés à l’école : « Cette idéologie française de la Grande Culture, nous l’avons dit, s’est étendue, en se cristallisant, à de larges couches de la population, au point d’exercer une domination à peu près totale dans son secteur [46] […] » L’importance que peuvent revêtir les qualités littéraires d’artistes rock renverrait donc à un ethos français découlant d’une éthique et d’une conception particulières de la culture. Concernant le discours communiste, elle est aussi un moyen d’exclure certains  groupes et artistes présents à la Fête d’une culture commerciale.

2) La contre-américanité de la musique noire américaine

Lorsqu’il s’agit d’évoquer des artistes ou des groupes dont la musique résiste à une association à la culture savante – notamment parce que ses critères d’évaluation sont difficilement applicables –, les journalistes reprennent un système dichotomique qui s’est structuré tout au long du xxe siècle dans le discours sur la musique populaire (entendre ici : contraire à la musique savante), notamment dans le monde jazzistique français. Dès les années trente, les acteurs du jazz en France ont construit un clivage esthétique entre le Jazz Hot des Noirs, jazz chaleureux, authentique, sensuel et le Jazz Straight des Blancs, froid, mécanique, sans swingue ni âme [47]. Par le lien avec la culture noire américaine, les artistes et groupes récupèrent en authenticité ce qu’ils peuvent perdre en légitimité artistique, et soutiennent donc d’une autre façon l’opposition à une musique commerciale [48] :

Au sujet de Chuck Berry : « [il] a gardé la fraîcheur et la foi des chanteurs de blues […] sans manipulation, avec beaucoup de rythme et de cœur [49]. »

 Des artistes blancs peuvent récupérer les qualités des musiciens noirs si le lien avec la culture noire américaine est effectué :

Au sujet de Jerry Lee Lewis : « Blanc nourri de la musique populaire des paysans et de la musique religieuse qui doit tant aux Noirs [50] […] »

Au sujet de Joël Daydé : « Ce disque d’entrée présente une chaleur nouvelle dans la pop française, la voix puissante de Daydé y sent à merveille le blues [51]. »

Comme pour l’opposition des communistes au Coca, qui est partagée avec d’autres partis mais prend chez eux un sens particulier, l’héritage de ce système dichotomique vieux de plusieurs décennies a une portée singulière dans le discours communiste car il s’inscrit dans une lutte contre l’impérialisme américain, contre le ségrégationnisme blanc. Pour bien comprendre en quoi la culture noire américaine permet une contestation du modèle américain, offrons nous un détour par leur lecture du free jazz :

Ce jazz s’est construit contre certaines contraintes et formes rigides fixées au jazz par une commercialisation intempestive. Les musiciens que l’on range sous cette rubrique suivent deux mouvements, une recherche d’une plus grande improvisation, le retour aux origines du jazz, à la musique africaine […] Ce retour aux origines, à l’identité culturelle s’est développé en même temps que les mouvements de libération des noirs américains. On voit quelles résonnances pouvaient prendre ce projet free, ce mot free aux États-Unis [52].

Trois systèmes dichotomiques s’y superposent et s’y imbriquent : musique commerciale/musique authentique, musique blanche/musique noire [53], ségrégation américaine/lutte des Américains noirs. Parce que les Américains noirs sont en lutte, la musique noire américaine constitue un formidable pivot pour une opposition au système américain. Bien qu’il s’agisse d’une production américaine, la culture noire est présentée comme une contre-américanité, à travers la figure du Noir authentique et chaleureux en lutte contre une Amérique ségrégationniste dont le système économique donne la primeur aux intérêts commerciaux, au détriment d’une culture artistique, chaleureuse…, en un mot humaine.

3) Insertion d’une portée socio-politique

La dimension contestataire de la musique n’est pas exclusivement apportée par les musiciens noirs ou les musiciens blancs inscrits dans la culture noire américaine. Les journalistes réservent un accueil très favorable au folk américain de sensibilité de gauche qui a constitué le fond musical du Mouvement des droits civiques. Ces musiciens, à l’instar de l’une des têtes de file du mouvement folk, Pete Seeger – entré au Parti communiste américain en 1940 –, chantent des protest songs, c’est-à-dire des chansons engagées politiquement. Le même type de traitement y est effectué, à savoir la présentation d’une non-américanité qui cette fois, ne s’effectue pas par l’authenticité mais par la contestation politique. Au sujet de Joan Baez, Paco Ibanez et Mikis Théodorakis :

Trois noms s’enracinent, tous les trois, dans la même profondeur : celle du peuple. À contre-courant d’une Amérique commerciale, en contradiction avec les rengaines du show business, qu’a donc fait Joan, sinon redonner voix à ceux qui composèrent et composent le peuple des États-Unis. Contre les mercantis de la chanson, il y a cette jeune femme. Sur les scènes comme dans les rassemblements de jeunes, elle se dresse pour proclamer les vérités populaires de l’amour, de l’aventure, du travail, de la révolte. Elle est de ces artistes auxquels les USA doivent la grande renaissance du folklore musical, qu’il soit né du génie des Noirs ou de celui des pionniers venus d’Europe. Son talent, d’ailleurs, cueille des chansons aux arbres de toutes les nations. Avec elle, nous écoutons le monde, nous entendons, malgré la diversité des races et des modes, le même rythme essentiel du cœur humain […] Trois nom, mais un seul refus. La musique qu’ils chantent ou composent a ses sources dans la pitié fraternelle à l’égard des exploités et dans la protestation à l’endroit des exploiteurs […] Écoutez Joan Baez lorsqu’elle chante justement We shall overcome (« Nous vaincrons un jour… »), qui est l’hymne des Noirs américains luttant contre la ségrégation, l’hymne qu’ils scandaient lors de la fameuse marche sur Washington en 1963 [54].

La non-américanité est ici d’autant plus forte qu’elle sépare une Amérique commerciale, vidée de son substrat, désincarnée (à l’exception des mercantis de la chanson), du peuple américain, lui-même soumis à cette machine infernale et que la musique folk libère. Se joue ici à travers la musique folk un combat entre un système économique et le peuple qui le compose. La dimension politique se retrouve aussi dans le traitement de certains chanteurs français comme  Jean Ferrat dont on a vu plus haut qu’il faisait partie d’une culture militante :

C’est un chansonnier. Pas dans l’acceptation actuelle de ce terme, avec le discrédit qu’y ont attaché certains méchants rimailleurs trop courtisans envers le pouvoir pour prêter même à rire […] d’une époque aussi où la chanson, pour des millions d’illettrés, pouvait servir d’expression revendicatrice ou contestataire contre des régimes assurant de surcroît une censure brutale ou financière, et souvent les deux à la fois, de la presse écrite [55].

Concernant le rock, l’insertion d’une dimension politique se fait plus timide et prend plutôt des accents, très vagues, de contestation socio-culturelle :

Les mêmes vibrations, la folie de la musique répond à l’impatience et à la révolte normale de la jeunesse, mais aussi à des espoirs plus précis de paix, de justice, de liberté [56].

MUSIQUE naïve et violente pour jeunes gens en colère. Ce Rock’n’roll est vieux aujourd’hui d’une génération. Et pourtant il suffit qu’un des pionniers des premiers âges du rock paraisse sur scène pour que des foules de jeunes se lèvent de nouveau, reconnaissant aujourd’hui encore dans ces rythmes l’expression de leur tendre révolte [57] […]

On retrouve ici toute l’ambiguïté de la contre-culture soulevée par Adorno. Piliers incontestables des majors du disque, ces grands groupes renvoient pourtant à une lutte contre un système. Lequel ? Leur portée contestataire garde dans les colonnes de L’Humanité des contours incertains, une colère non définie qui renvoie plus à une période de la vie qu’à une lutte strictement politique. Précisément parce qu’elles constituent des « signifiants flottants [58] », les grandes valeurs véhiculées par la contre-culture (amour, paix, liberté, etc.), permettent facilement aux communistes de s’y brancher sans nécessairement y trouver une cohérence idéologique.    

*

Le discours communiste sur le rock s’appuie sur une structure sémiotique en vigueur dans le champ artistique, à savoir l’opposition récurrente entre produit commercial et art authentique. Ce système signifiant est chargé dans le discours d’une signification particulière : l’opposition à une culture américaine capitaliste. Qu’il s’agisse de vanter la valeur artistique du rock ou l’authenticité de la culture noire, la musique rock programmée à la Fête de l’Huma présente une non-américanité, voir même une contre-américanité. En fait, le discours particulier sur le rock importe moins qu’un discours d’ensemble dans lequel il s’insère, structuré par une même lecture politique des phénomènes culturels. Malgré l’abandon officiel du jdanovisme, les bouleversements culturels en cours dans les années soixante et l’acceptation de produits de la culture de masse, le discours communiste sur la culture garde sa cohérence idéologique et reste en adéquation avec son positionnement politique et géopolitique.

III. Conclusion

 La présence de la musique rock à la Fête de l’Humanité a permis de montrer les usages politiques d’objets culturels. N’incluant pas nécessairement la question du goût, le choix culturel d’une organisation politique peut relever d’un choix stratégique. Ce choix culturel est alors soumis à un traitement de façon à ce qu’il rentre en adéquation avec une ligne politique et idéologique, ou tout du moins, de façon à ce qu’il n’entre pas en conflit.

Contrairement aux études américaines sur le Coca, le discours communiste sur le rock appelle plus à une sociologie des branchements qu’à une sociologie de la réception. Si, dans les deux cas, nous pouvons parler de la circulation d’objets culturels d’un pays émetteur à un pays récepteur, la nature différente de ces deux objets modifie l’équation. C’est tout le problème posé par la notion d’objets culturels qui met sur le même plan des produits de consommation et des produits artistiques. Dans le cas du Coca, il s’agit bien d’un produit fini, abouti, destiné à la consommation. Relevant d’une production industrielle dans une économie capitaliste, on peut lui attribuer les valeurs et structures de la société qui l’a produit et qu’il véhiculerait ; dans ce cas, on peut effectivement s’intéresser au message véhiculé et voir dans un pays d’accueil, dans un contexte particulier, comment ce produit monosémique est reçu. On comprend dès lors la position des communistes français vis-à-vis d’un produit industriel qui véhiculerait le way of life américain dans un contexte de guerre froide. Si la musique rock et pop découle également d’une production industrielle dans une économie capitaliste, lui attribuer une valeur à partir du pôle de la production pose problème pour deux raisons majeures. Premièrement, son double statut produit industriel/produit artistique en font un objet polysémique qu’une lecture économique exclusive ne peut saisir à elle seule. Une chanson ne renvoie pas uniquement à la division du travail d’une entreprise, elle s’emplit de sens au fur et à mesure qu’elle circule, et met en jeu un vaste réseau de coopérations [59] qui participe à sa production, en dehors de la production industrielle : critiques rock, publics, médias, etc. C’est précisément parce qu’une chanson est saturée de messages, d’informations, de significations qu’il est impossible de lui en attribuer, au contraire de produits de consommation qui, comme le Coca, ne disent rien, n’apportent rien d’autre que ce qu’ils sont et peuvent donc être facilement rattachés symboliquement à leur système de production. Le Coca-Cola, symbole du libéralisme américain et de son mode de vie. Le rock, symbole de quoi ? De qui ? Et de quels artistes parle-t-on ? D’Elvis Presley ou des Doors ? Deuxièmement, parce que la musique rock s’est rapidement exportée dans les pays occidentaux et a engendré des versions nationales, une analyse qui se fonde sur l’échange émetteur-récepteur perd tout son sens. Le flux culturel délocalise le lieu de production et l’objet se remplit constamment de significations diverses. Une sociologie des branchements permet d’aborder la circulation de signifiants flottants, sur lesquels se branchent des acteurs divers, dans un contexte particulier, pour des raisons diverses et qui emplissent ces signifiants de significations particulières.

AUTEUR
Matthias Glenn
Université Paris Ouest Nanterre La Défense
ANNEXES
NOTES
[1] Richard Kuisel, « Coca-Cola and the Cold War : The French Face Americanization, 1948-1953 », French Historical Studies, vol. 17, n° 1, 1991.
[2] « Seront nous coca-colonisés ? », L’Humanité, 8 novembre 1949.
[3] Ivan Jobs Richard, « Tarzan under Attack : Youth, Comics, and Cultural Reconstruction in Postwar France », French Historical Studies, vol. 26, n° 4, 2003.
[4] Pour une perspective plus large : Philippe Roger retrace la généalogie de l’antiaméricanisme français qui se cristallise à la fin du xixe siècle. Selon Roger, l’antiaméricanisme dépasse de loin le positionnement politique et se définit plutôt comme « bloc sémiotique historiquement stratifié qu’il est possible et même préférable d’isoler pour l’analyser ». Philippe Roger, L’ennemi américain, Paris, Éditions du Seuil, 2002.
[5] Yves Santamaria, Histoire du Parti communiste français, Paris, Éditions La Découverte & Syros, 1999.
[6] Fabien Marion, Nous les Garçons et les Filles, un révélateur des contradictions du Mouvement de la Jeunesse Communiste de France, mémoire de Master 1 en sciences historiques et humanités, sous la direction d’Isabelle Renaudet, Université de Provence, Aix-Marseille 1, 2007 ; Philippe Buton, « Nous les Garçons et les Filles ou le cheval de Troie communiste », dans Karine Taveaux-Grandpierre et Joëlle Beurier [dir.], Le photojournalisme des années 1930 à nos jours : Structures, culture et public , Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 109-120 ; Frédérique Matonti, « Nous les Garçons et les Filles. Un cas limite de réception présumée politique », dans Isabelle Charpentier [dir.], Comment sont reçues les œuvres. Actualités des recherches en sociologie de la réception et des publics, Paris, Créaphis, 2006, p. 153-163.
[7] Jean-Loup Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001.
[8] De 1970 à 1975, L’Humanité tire en moyenne de 180 000 à 151 000 exemplaires contre 869 000 à 663 000 pour France Soir, 360 000 à 426 000 pour Le Monde et 434 000 à 382 000 pour Le Figaro. Voir Nicolas Kaciaf, Les pages « Politique ». Histoire du journalisme politique dans la presse française (1945-2006), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 257.
[9] Ibid., p. 162.
[10] Ibid., p. 302-303.
[11] Ibid., p. 312-334.
[12] La plupart du temps, les journalistes préfèrent le terme pop à rock, même si on peut trouver ici et là ce dernier.
[13] « La fête de la Courneuve est l’événement politique et culturel majeur de cette rentrée », L’Humanité, 7 septembre 1971, p. 4.
[14] « Deux jours pour donner une dimension nouvelle à la fête », L’Humanité, 7 septembre 1972, p. 8.
[15] André Vieuguet, « Renforcer le parti pendant la fête de « l’Humanité », L’Humanité, 8 septembre 1972, p. 4.
[16] Véronique Mortaigne et Sylvia Zappi, « La Fête de “L'Huma”, entre fièvre sociale et liesse populaire », Le Monde.fr [en ligne], 11 septembre 2010, disponible sur : http://www.lemonde.fr/culture/article/2010/09/11/la-fete-de-l-huma-entre-fievre-sociale-et-liesse-populaire_1409939_3246.html#VEEyXxEHqBvLzV1k.99.
[17] Éric Bureau, « Fête de l’Huma : 80 ans de concerts légendaires », Le Parisien, 11 septembre 2015, p. 30.
[18] Concernant la période 1970-1973, les chiffres proviennent de différents articles de L’Humanité : L’Humanité, 14 septembre 1970, p. 1 ; Vieuguet, ibid. ; L’Humanité, 11 septembre 1972, p. 12 ; L’Humanité, 10 septembre 1973, p. 13.
[19] Julian Mischi, Le communisme désarmé. Le PCF & les classes populaires depuis les années 1970, Marseille, Agone, 2014, p. 58-59.
[20] « Les mille vignettes de Limay », L’Humanité, 4 septembre 1970, p. 8.
[21] « Au rendez-vous de la jeunesse », L’Humanité, 10 septembre 1970, p. 8.
[22] Un jeune peut adhérer à la JC sans adhérer au Parti.
[23] Claude Kroes, « ça sonne jeune », L’Humanité, 14 septembre 1970, p. 6.
[24] Edmonde Charles-Roux, « Une fête comme jamais… », L’Humanité, 13 septembre 1971.
[25] Agnès Lutz, « Jeune la foule jeune la fête », L’Humanité, 10 septembre 1973, p. 3.
[26] Louisette Blanquart, « Avec la foule », L’Humanité, 14 septembre 1970, p. 6.
[27] Jacques Fremontier, « Une fête pour changer la vie », L’Humanité, 11 septembre 1972, p. 2.
[28] André Wurmser, « Le peuple en fête », L’Humanité, 8 septembre 1973, p. 1.
[29] Yves Santamaria, Histoire du Parti communiste français, op. cit., p. 77-79.
[30] Michel Doumenc, « La folie de la musique et leur impatience », L’Humanité, 11 septembre 1972, p. 14.
[31] Theodor Adorno, Introduction to the Sociology of Music, New York, Seabury Press, 1976.
[32] Jeannine Verdès-Leroux, Le réveil des somnambules, le parti communiste, les intellectuels et la culture (1956-1985), Paris, Librairie Arthème Fayard et Éditions de Minuit, 1987, p. 380.
[33] Mischi, Le communisme désarmé…, op. cit., p. 19-21.
[34] Richard Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Éditions de Minuit, 1970.
[35] Mischi, Le communisme désarmé…, op. cit., p. 28.
[36] Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 221.
[37] « Le Pink Floyd, l’un des meilleurs groupes anglais de « Pop Music » », L’Humanité, 1 septembre 1970, p. 6.
[38] Avec la bande dessinée, Luc Boltanski a montré que l’autonomisation et le processus de légitimation de la constitution d’un champ illégitime  se réalisent en partie par un transfert de légitimité de la culture savante à la culture illégitime. Luc Boltanski, « La constitution du champ de la bande dessinée », Actes de la recherche en sciences sociales , vol.1, janvier 1975, p. 37-59.
[39] Guy Silva, « Marcel Amont vole de ville en ville pour distraire et attendrir »,  L’Humanité, 7 septembre 1970, p. 6.
[40] « Rapprocher la télévision et son public ? », L’Humanité, 16 septembre 1970, p. 9.
[41] Michel Guilhem, « 10 groupes Rock et free jazz », L’Humanité, 11 septembre 1971, p. 8.
[42] « La grande fête », L’Humanité, 5 septembre 1973, p. 11.
[43] Ibid.
[44] Michel Doumenc, « Avec Jerry Lee Lewis et Chuck Berry “Viva Rock’n Roll” », L’Humanité, 4 septembre 1973, p. 8.
[45] Paul Yonnet, Jeux, modes et masses, 1945-1985, Paris, Gallimard, 1985, p. 195.
[46] Ibid., p. 197.
[47] Ludovic Tournès, New Orleans sur Seine, histoire du jazz en France, Paris, Fayard, 1999, p. 33-36.
[48] Sur la question de l’authenticité de la culture noire américaine dans un monde capitaliste, voir : Larry Portis, « Musique populaire dans le monde capitaliste : vers une sociologie de l’authenticité », L’Homme et la société, vol. 126, n° 4, 1997, p. 69-86.
[49] Doumenc, « Avec Jerry Lee Lewis… », art. cit.
[50] Michel Guilhem, « Folklore américain et musique pop », L’Humanité, 7 septembre 1971, p. 8.
[51] Ibid.
[52] Michel Guilhem, « 10 groupes Rock et free jazz », art. cit.
[53] Ce point mériterait un détour développé sur l’histoire du jazz. Ici, l’opposition entre la musique blanche et la musique noire se joue à travers « les contraintes et formes rigides fixées au jazz » et « le retour aux origines du jazz, à la musique africaine ». Pour faire simple et très schématique, certains acteurs du jazz américain se positionnent contre un processus de « blanchiment » du jazz, notamment avec l’étape du be bop, c’est-à-dire de la pénétration dans le jazz de conventions issues de la musique savante européenne.
[54] Max-Pol Fouchet, « Joan Baez, Paco Ibanez, Mikis Théodorakis », L’Humanité, 10 septembre 1971, p. 10.
[55] Claude Lecomte, « Qu’est-ce qui fait chanter Ferrat », L’Humanité, 6 septembre 1972, p. 8.
[56] Michel Doumenc, « La folie de la musique… », art. cit.
[57] Michel Doumenc, « Avec Jerry Lee Lewis et Chuck Berry “Viva Rock’n Roll” », art. cit.
[58] Amselle, Branchements…, op. cit., p. 15.
[59] Howard Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988, [The University of California Press, 1982].
RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Matthias Glenn, « Coco & rock à la Fête de l’Humanité. Usage politique de la musique rock et pop » dans Musique, Pouvoirs, Politiques, Philippe Gonin et Philippe Poirrier [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 05 février 2016, n°  6, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Matthias Glenn.
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ISSN : 1961-9944
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