Musique, Pouvoirs, Politiques
Ferrat/Souchon, de la révolte à l’insoumission, un parcours du désenchantement
Georges Escoffier
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RÉSUMÉ

Jean Ferrat et Alain Souchon représentent deux figures de l'engagement politique de la fin du xxe siècle. Le premier, longtemps dans la mouvance du PCF, chante une révolte qui cherche son débouché dans l'alternance politique, le second passe du désenchantement personnel à la critique acide du mode de vie. Si Ferrat ne se remet pas de l'échec de la gauche au pouvoir et se retire partiellement dans la poésie, Souchon exprime un désir de révolution hors du cadre partisan en phase avec les mouvements alternatifs. Ils sont donc l'un et l'autre les témoins engagés des mutations de la représentation politique et du décalage croissant entre les dirigeants des partis et la population française.

MOTS-CLÉS
Mots-clés : période contemporaine ; chanson ; engagement politique ; dépérissement politique
Index géographique : France
Index historique : xxe siècle
SOMMAIRE
I. Le croisement des révoltes
1) Ferrat : archétype du chanteur engagé ?
2) Souchon le chanteur désengagé ?
II. Le découragement
1) La désespérance partisane de Ferrat
2) La désespérance politique de Souchon
II. Conclusion : du PC à Podemos
TEXTE

La chanson est un objet historique complexe, par son mélange entre texte, mélodie et orchestration, mais aussi parce qu’elle se situe à l’intersection entre la création artistique et le marché de masse. Interroger le rapport entre le domaine du politique et celui de la chanson est un moyen d’aborder le politique sous un angle particulier.

Il ne s’agit ni de sociologie électorale, ni de théorie du pouvoir, mais de l’observation des courants qui parcourent la société. Autrement dit, je voudrais ici analyser les modifications de mentalités, les changements de positions politiques et plus largement le rapport au politique que traduisent les chansons.

La chanson est en effet un matériau très fécond, car elle se situe à l’intersection entre des pratiques artistiques savantes (l’orchestration, un texte parfois d’écriture savante) et une réception large, englobant souvent plusieurs classes sociales. Elle est aussi la combinaison surprenante entre des parcours artistiques individuels (même dans la chanson dite commerciale) et une production industrielle destinée à une diffusion de masse.

Nous avons choisi de prendre pour corpus les chansons créées par deux artistes qui ont connu une très forte diffusion, autant par l’enregistrement que par leur présence sur scène et dans les médias. Placés grâce à une stratégie de carrière efficace au cœur du système médiatique, ils en contestent les règles, autant par leurs textes que par leur attitude de présence-absence. Cette position ambiguë est en elle-même intéressante, puisqu’elle manifeste les contradictions du système médiatique partagé entre les logiques de diffusion de l’idéologie dominante et le souci d’offrir au public ce qui se vend bien [1].

Il ne sera pas question ici de retracer l’ensemble de leur œuvre, mais d’y puiser les éléments permettant de proposer quelques éléments d’analyse du changement de rapport au politique vécu par les Français depuis les années soixante. Ce n’est pas tant le regard que portent ces chanteurs sur la société que leur réception par un vaste public qui m’importe. S’ils sont loin d’être les seuls chanteurs contestant le système médiatique et politique, ils sont sans doute parmi les plus écoutés. Il ne s’agit pas de parler d’influence, car celle d’un chanteur est faible, mais de représentativité. Le chanteur est un porte-voix inséré dans un système de diffusion industrielle. La chanson nous aide à parler et, parfois, à penser nos vies.

Jean Ferrat permet d’observer le découplage progressif entre la contestation institutionnelle du système politique et les aspirations sociétales. Alain Souchon, plus désabusé, mesure l’installation de la désespérance politique produite par ce qu’il nomme le « grand machin libéral » et annonce l’émergence d’un autre type de révolte.

Au-delà de ces deux parcours musicaux, la question du découplage progressif entre la contestation politique référencée au PCF, puis au PS, et la manière de vivre le rapport au collectif et à la politique, marquée par l’individualisation croissante et le triomphe du néo-libéralisme, s’exprime dans ces chansons.

I. Le croisement des révoltes

Pour développer cette problématique, les chansons de Ferrat s’imposaient sans doute assez spontanément. Ce dernier est généralement considéré par les commentateurs, comme par les gens du commun, comme un chanteur engagé, mais Souchon n’est pas ressenti comme tel aussi spontanément, même si une chanson comme Foule sentimentale est dans toutes les mémoires. Les rapprocher peut donc permettre un éclairage sur les mutations de l’engagement (et du désengagement) politique depuis les années soixante.

Ferrat n’est pas entré dans la chanson par la chanson engagée mais par ce qu’il appelle la chanson d’expression, musique mise au service d’un texte. Souchon également.

Leur choix de textes est assez convergent pour la thématique : chansons d’amour, d’humour parfois, souci des petites gens, préoccupations sociétales.

1) Ferrat : archétype du chanteur engagé ?

Comme tout artiste important, Ferrat offre une œuvre complexe et un parcours hésitant. À ses débuts, faisant la ronde des cabarets parisiens, il se situe dans le style demandé, alternant chanson à l’humour assez lourd, parfois machiste, et textes sentimentaux. Les musiques sont simples et regardent vers l’avant-guerre : valse-musette, tango.

Il tente de vivre d’un métier qu’il apprend, en espérant signer un contrat avec une maison de disque, soit comme compositeur, soit comme chanteur. En passant au disque, Ferrat s’inscrit dans le domaine des variétés encore débutant. Un exemple de ce choix est le succès de l’été 1961 : Deux enfants au soleil. Même si la parolière a enrichi le texte d’allusions à la création du monde, la musique est un slow-rock assez conventionnel calibré pour François Deguelt, qui ne la chante pas. Il est ensuite présélectionné pour l’Eurovision avec Isabelle Aubret [2]. Ce succès commercial lui donne la capacité de proposer des chansons plus ambitieuses, et c’est la surprise de J’entends, j’entends, qui figure sur le même disque. Comment expliquer la présence de ce texte d’Aragon sur ce qui paraît tout d’abord un disque de variétés [3] ? Par plusieurs hypothèses : la nouveauté du format (45 tours à quatre titres) n’a pas encore dégagé une conception claire du marché et la firme Decca est prête à des essais, par ailleurs peu coûteux ; l’indépendance qu’a obtenue Gérard Meys, éditeur et directeur artistique de Ferrat ; peut-être enfin, la capacité du public à s’ouvrir à des chansons de qualité, parce que l’école l’a formé à la poésie.

En ce début de carrière, après plus de cinq années de cabarets, Jean Ferrat a donc trois axes à son répertoire : la chanson réaliste (Ma Môme), la variété (Deux enfants au soleil pour Isabelle Aubret ; Eh, l’Amour, pour Zizi Jeanmaire) et la chanson poétique (J’entends, j’entends).

Mais surtout la carrière de Ferrat va pouvoir se développer grâce au réseau de la CGT et du PCF. Membre de ce syndicat, et même co-fondateur de la section des artistes, il donne de nombreux concerts pour les comités d’entreprise, les fédérations des œuvres laïques et les associations culturelles des entreprises publiques (EDF, SNCF, etc.). Cette conquête progressive d’un public va accentuer l’image d’un chanteur engagé et a probablement un rôle important dans la naissance de textes que sa situation commerciale lui permet d’imposer à la maison de disque.

Il ne s’agit pas d’opportunisme mais de la possibilité que lui donne un réseau militant d’exprimer une pensée que les cabarets ne pouvaient accueillir entre deux entrecôtes. La force de ce mouvement d’opinion se manifeste dans le succès de La Montagne (1964), dans laquelle se reconnaissent les travailleurs venus de l’exode rural de l’après-guerre, et encore plus dans le succès de Nuit et brouillard (1963), malgré la censure qui « déconseille » sa diffusion sur les antennes nationales sous prétexte de réconciliation franco-allemande [4]. Cette chanson, de même que la complainte ardéchoise, représente, comme nous le verrons chez Alain Souchon, la rencontre rare entre la subjectivité d’un auteur et le refoulé d’une société qui prend la parole contre toute attente, et surtout contre le discours du pouvoir politique.

Le PCF est dans les années soixante le principal parti de gauche, réalisant régulièrement plus de 22 % des voix et dirigeant de nombreuses municipalités (27 villes de plus de 30 000 habitants en 1965). Son réseau culturel dépasse largement des municipalités dirigées par le parti. Les sympathies communistes, fondées en grande partie sur l’image du parti des résistants et du prolétariat, sont importantes dans le milieu culturel. Le soutien aux opposants aux guerres coloniales, dont Ferrat se fera l’écho (En groupe, en ligue, en procession) est aussi un élément déterminant de la constitution d’une conscience générationnelle. Ce compagnonnage durera jusqu’en 1968, nous y reviendrons plus loin.

2) Souchon le chanteur désengagé ?

Les chansons d’Alain Souchon posent question : faut-il les classer en chansons de divertissement ou de réflexion ?

Tout comme Ferrat, il débute avec des chansons de variétés, mais glisse très vite vers une vision acide de la société, sous une apparente fantaisie. Son point de départ est conditionné par une nouvelle stratégie des maisons de disque qui recherchent alors des fabricants de succès et Souchon auditionne pour plusieurs firmes. Il participe au concours de la Rose d’or d’Antibes, antichambre de celui de l’Eurovision, avec une chanson au charme mélodique sirupeux qui lance sa carrière.

Son créneau est ensuite la fantaisie, et nous retrouvons les premières inspirations de Ferrat, en plus léger. Le ton est davantage moqueur que dénonciateur (Poulailler’s song, S’asseoir par terre, dès le premier album) et ne propose pas d’engagement politique clair, mais exprime déjà une forte distance avec l’engagement partisan.

Son inspiration musicale, liée à la chanson de contestation américaine, et en particulier à Bob Dylan, est évidemment représentative de sa génération. Elle donne une couleur particulière, renforcée par la collaboration étroite avec Laurent Voulzy, qui apporte non seulement son charme mélodique (par exemple Belle-Île-en-Mer), sa capacité à assurer le succès commercial (Recollection), mais aussi une orchestration en couches, typique des nouvelles techniques de studio multi-pistes. Par cette technique à la fois d’écriture et d’orchestration, le couple Souchon-Voulzy fonctionne comme un groupe pop en studio, tout en présentant deux chanteurs solistes en deux séries de concerts. Il s’agit d’une rupture musicale très forte avec le couple ancien : orchestrateur de culture classique/chansonnier [5]. Le recours à un orchestrateur déployant des instruments classiques se fera plus tard, avec des musiques de Souchon et un ton nettement nostalgique (Quand j’serai KO), comme si les instruments acoustiques connotaient un charme bourgeois ancien.

Cette maîtrise artistique complète leur donne une grande liberté, tout comme s’ils possédaient leur propre label. Mais c’est aussi l’intérêt de la maison de disque qui achète un produit fini, élaboré dans le studio personnel de Voulzy, pratiquement sans instrumentistes supplémentaires. Cette stratégie correspond également à un changement de nature des directeurs des firmes qui ne sont plus des artistes mais des gestionnaires, incapables de choisir une chanson sans entendre le produit fini.

Viennent ensuite, à chaque album, un ou deux titres engagés, mais très différents de l’engagement de Ferrat ou de Maxime Le Forestier (Parachutiste), puisqu’ils expriment un point de vue, sans appeler au ralliement (C’est déjà ça). Et la tonalité est celle d’une révolte individuelle, sans espoir immédiat de débouché politique. Ce sont les années des septennats de François Mitterrand et des désillusions de la gauche.

II. Le découragement

Le parcours des deux artistes, éloignés d’une génération, est assez parallèle au plan du positionnement politique, même s’ils ne sont pas reçus de la même manière par le public, et probablement pas par le même public. Ferrat, plus âgé et plus fortement engagé, exprime le premier le malaise que ressent l’ensemble de la société. La participation électorale s’effrite en effet, le militantisme décline, sauf aux deux extrêmes du spectre politique.

Figure_1
Taux d’abstention au 1er tour des élections législatives, de 1958 à 2012
Source : ministère de l’Intérieur

1) La désespérance partisane de Ferrat

Si Jean Ferrat exprime très tôt une désespérance existentielle (On ne voit pas le temps passer), c’est surtout à partir de 1968 que ses références idéologiques explosent. L’année précédente, au retour d’un long voyage à Cuba, au Mexique et en Californie, ses convictions sont réaffirmées sur un mode festif (Cuba Si, À Santiago de Cuba, 1967). Mais l’invasion de la Tchécoslovaquie, comme chez beaucoup de communistes, a été un traumatisme violent. L’imposture stalinienne avait été dénoncée en son temps et avait permis de garder l’espérance en l’avènement d’un régime socialiste démocratique. La réaction de Ferrat est alors une stupéfaction, bien plus qu’une dénonciation (Camarade : « Que venez-vous faire camarades, que venez vous faire ici ? »). Il garde encore un peu d’espérance mais les événements de mai ont un écho probablement plus profond. Trop âgé pour participer au mouvement sans recul, il se situe plutôt du côté des syndicats, comme en témoigne un entretien de 1994 [6]. Le disque enregistré en janvier 1969 propose deux chansons très marquantes, par le texte et l’orchestration. La première (Au printemps de quoi rêvais-tu ?) interroge le mouvement de mai :

Au printemps de quoi rêvais-tu ?
Vieux monde clos comme une orange
Faites que quelque chose change
Et l’on croisait des inconnus
Riant aux anges

Sa particularité est d’introduire un double discours, très rare dans la chanson. Alors que le texte est assez descriptif et, surtout, situe la question de Mai au niveau politique, avec une analyse fine, mais désabusée, de la naïveté de la jeunesse (« Jeune homme bleu de l’innocence »), l’orchestre évoque l’arrière-plan qui paraît alors plus important pour Ferrat. Dans le même entretien de 1994, il reconnaît que, malgré l’échec politique du mouvement, quelque chose a changé dans le domaine de la libération des mœurs, et l’orchestre dit l’émergence du désir dans un double pastiche. Alain Goraguer, qui a été l’arrangeur de Boris Vian et de Gainsbourg, pastiche l’emprunt d’Arthur Greenslade à la Symphonie du Nouveau Monde utilisé dans Initials BB [7]. Bardot dans ces années soixante est un symbole de la sensualité et l’allusion (l’illusion ?) auditive est claire. Est-ce Goraguer qui a eu cette idée ? Mais Ferrat l’a approuvée et il montre qu’il a entendu le message des situationnistes et se détache du conservatisme du PCF.

Sur le même album, il met en musique des textes d’Henri Gougaud, de la même veine, comme Un jour futur :

Un jour futur parmi les millions de jours
J’avancerai parmi les millions d’hommes
Brisant les murs de ce siècle trop lourd
Croquant l’amour comme la pomme rouge

Et puis, le disque se termine par une proclamation politique qui est une réponse au succès inattendu de la droite en juin 1968, et c’est Ma France, répertoire de toutes les références de la gauche, hymne aux militants et au pays qu’il faut libérer des imposteurs. Le pastiche du texte du Chant des partisans fait ainsi pendant à la citation de la chanson de Gainsbourg [8]. L’orchestration pseudo-baroque est également une revendication patrimoniale, comme si la bourgeoisie avait confisqué la beauté du monde. Cette revendication d’accès de tous à la « grande culture » est l’un des thèmes permanents du PCF des années d’après-guerre. Les orchestrations de Goraguer pour Ferrat en témoignent et on sait le soin que Ferrat accordait à celles-ci en les concevant avec son chef d’orchestre.

Les années 1980 sont plus désespérantes encore, Ferrat est sur deux fronts : le PCF dirigé par Georges Marchais qui n’abjure toujours pas le stalinisme (Le Bilan) et le PS qui trahit ses engagements (La porte à droite). Alors Ferrat se tait progressivement, mettant en musique d’autres auteurs et réenregistrant ses chansons afin de les protéger de la mainmise des firmes multinationales. Le combat politique est mis en sourdine, la retraite ardéchoise est également un refuge dans l’action politique locale et la poésie.

2) La désespérance politique de Souchon

La désespérance de Souchon est d’une nature différente. Elle est d’abord constat d’impuissance, mais elle concentre ses attaques, sur deux cibles dans un premier temps : la classe dirigeante et ceux qui acceptent d’en être les complices. Dans le premier cas, nous trouvons des chansons comme Les cadors (1988) :

Les cadors on les retrouve aux belles places,
Nickel.
Les autres, c'est Saint-Maur, Châteauroux Palace,
Plus de ciel.

Mais Souchon va plus loin que la dénonciation de l’oligarchie. Il souligne les effets désastreux de l’illusion et du consentement. Le texte est beaucoup plus agressif que ceux de Ferrat, car il attaque aussi les gens ordinaires et son habileté est de le glisser, on peut dire, sous une mélodie entraînante et une orchestration folklorique, qui ajoute à l’ironie de la chanson (Le Bagad de Lann Bihoué, 1978) :

Tu la voyais pas comme ça ta vie,
Pas d'attaché-case quand t'étais p'tit,
Ton corps enfermé, costume crétin,
T'imaginais pas, j'sais bien.
Moi aussi j'en ai rêvé des rêves. Tant pis.
Tu la voyais grande et c'est une toute petite vie.
Tu la voyais pas comme ça, l'histoire :
Toi, t'étais tempête et rocher noir.
Mais qui t'a cassé ta boule de cristal,
Cassé tes envies, rendu banal ?
T'es moche en moustache, en laides sandales,
T'es cloche en bancal, p'tit caporal de centre commercial.

Il n’y a donc rien à attendre des élites ni du peuple, et pourtant celui-ci continue à acheter les disques et à venir aux concerts. Au-delà de la fête musicale, des guitares électriques, le contenu parvient-il aux auditeurs ? Là où Ferrat prend grand soin de faire entendre son texte, par la diction, le phrasé, le mixage, Souchon découpe la syntaxe et noie sa diction dans un univers pop qui participe au divertissement.

Il agit donc dans une logique de subversion, dans un univers économique qui met à l’écart beaucoup de chanteurs désireux de porter un message politique. Lavilliers ou Le Forestier sont eux aussi marginalisés et ne reviennent au premier plan qu’en proposant des tubes fondés sur l’impact musical d’arrangements issus des musiques populaires (Noir et blanc ou Né quelque part).

Le monde a changé en quelques années : la variété s’est segmentée, les succès calibrés par tranche d’âge, par saison, sont de ce fait éphémères. Dans les années quatre-vingts arrivent les radios « musicales » d’esthétique américaine. Brassens, Brel ou Ferrat sont rangés dans le rayon nostalgie et patrimoine des « grandes chansons », celles dont on édite des compilations à moindre coût, celles dont les paroles sont peu dérangeantes. Il faut donc, pour un créateur, trouver un « son », c’est ce que font beaucoup d’artistes déjà installés avant cette évolution, pour survivre face à la concurrence des plus jeunes.

Souchon dispose d’une assise commerciale pour poursuivre son chemin assez librement, mais avec un discours plutôt conforme aux courants sociaux émergents. L’appel à la charité et aux bons sentiments (Balavoine, Goldman, etc.), le miroir complaisant tendu à la société (Goldman encore), en dehors de toute référence à un parti politique, permettent à l’oligarchie de se développer sans gêne.

De ce piège, nos deux chanteurs sortiront différemment, tout en pratiquant l’un et l’autre le retrait à la campagne. De son côté, Cabrel, fera aussi un retour au pays et tout en s’investissant dans la formation de jeunes auteurs, produira des chansons tout aussi grinçantes et désespérées que Souchon (La Corrida, Le monde est sourd, etc.). D’autres s’investiront dans la charité…

III. Conclusion : du PC à Podemos

Lorsque Ferrat était en pleine carrière, à la fois au disque et sur scène, il correspondait aux choix politiques du PCF, tels qu’ils apparaissent à travers les Lettres Françaises et la programmation de la Fête de l’Humanité. Il s’agissait de défendre la culture « légitime », le patrimoine, menacés par l’empire américain, et de les rendre accessibles au plus grand nombre.

Lorsque Ferrat chante Aragon, c’est sans doute par inclination artistique, et il se défend d’un choix dicté par les affinités politiques, mais c’est aussi une œuvre d’éducation populaire. Aragon n’aurait sans doute pas été aussi connu du grand public sans les chansons de Ferrat. Lorsque Ferré ou Brassens ont mis les poètes en musique, ils ont créé, dans la réception du public, des chansons de Brassens ou de Ferré. Ferrat et les médias ont toujours présenté les textes comme des poèmes d’Aragon et non des paroles de chanson.

Les pochettes, originales ou rééditées, sont sans équivoque. Les orchestrations sont très sages et référencées à l’univers symphonique post-romantique, comme les musiques de film d’Antoine Duhamel ou de Pierre Jansen, tous deux engagés à gauche et défenseurs d’une écriture savante dans ce domaine. Il s’agit bien de refuser la tentation anglo-saxonne et le nivellement par le bas (voir Les F… de Brel) alors que l’industrie du disque en est imprégnée.

Et Ferrat, probablement déçu de l’évolution politique, cesse de se battre à travers les chansons, même s’il continue à militer localement, à signer des pétitions, après avoir jeté une dernière protestation (Dans la jungle ou dans le zoo, 1991).

Son refuge est alors dans la poésie d’Aragon. L’album publié en 1995 s’ouvre par la Complainte de Pablo Neruda, hommage au grand poète, mais sans espoir de secours et se boucle par le terrible Epilogue :

La vie aura passé comme un grand château triste que tous les vents traversent
Les courants d'air claquent les portes et pourtant aucune chambre n'est fermée
Il s'y assied des inconnus pauvres et las, qui sait pourquoi, certains armés
Les herbes ont poussé dans les fossés si bien qu'on n'en peut plus baisser la herse

Quand j'étais jeune on me racontait que bientôt viendrait la victoire des anges
Ah comme j'y ai cru, comme j'y ai cru, puis voilà que je suis devenu vieux
Le temps des jeunes gens leur est une mèche toujours retombant dans les yeux
Et ce qu'il en reste aux vieillards est trop lourd et trop court que pour eux le vent change…

La radicalisation de Souchon est plus tardive. Il a soutenu Coluche dans sa pré-campagne présidentielle (Ferrat soutient Mélenchon un peu plus tard), mais son combat n’est pas partisan, il se situe sur le bord du chemin, en observateur de ce qui survient [9]. Et le succès est au rendez-vous, qui traduit l’adéquation entre son analyse de la société et la sensibilité des classes moyennes. On connaît Foule sentimentale, qui terminait ses concerts par la reprise par la salle entière ; en 2015, le duo avec Voulzy propose Oiseau malin, également chanté en fin de concert.

Souchon est parvenu à faire adopter ses chansons comme hymnes de la révolte à venir, en dehors des partis dominants, alors que les textes de Ferrat qui allaient dans le même sens en 1991, n’ont trouvé ni le chemin des mémoires, ni celui de la révolte. C’est peut-être le signe d’un changement de mode de revendication, comme il existe en Espagne ou en Grèce mais tarde à s’organiser en France. Et ce changement est plus facile à observer par celui qui ne s’engage pas dans la bataille.

AUTEUR
Georges Escoffier
Docteur en musicologie, enseignant en histoire de la musique
Université Lumière Lyon 2
ANNEXES
NOTES
[1] Afin d’alléger le texte, nous n’avons pas proposé systématiquement de notes de renvoi à la bibliographie. Ces documents reprennent quasiment tous les mêmes éléments.
Pour les références générales voir : Pascal Ory, L’Entre-deux-Mai, Histoire culturelle de la France, mai 1968-mai 1981, Paris, Éditions du Seuil, 1983 ; Myriam Revault d’Allones, Le dépérissement du politique, Paris, Flammarion, 2002 ; Jean-Jacques Becker et Gilles Candar [dir.], Histoire des gauches en France, vol. 2, Paris, La Découverte, 2005 ; Gilles Lipovetsky,  La société de déception, Paris, Textuel, 2006.
Pour ce qui concerne les deux artistes, leur bibliographie est assez mince : Bruno Joubrel, Jean Ferrat, de la fabrique aux cimes, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2008 (l’ouvrage le plus complet pour l’analyse de l’œuvre) ; Je chante magasine, spécial Jean Ferrat, juin 2010, n° 6 (recueil de témoignages très précieux) ; Envol, Notre Jean Ferrat, Mensuel de la Fédération des œuvres laïques de l’Ardèche, supplément au n°600, mai 2010 (témoignages locaux, reflets de l’encrage local de l’artiste) ; Robert Belleret, Jean Ferrat, le chant d’un révolté, Paris, L’Archipel, 2011 (biographie plus récente reprenant la plus grande partie des deux magasines cités) ; entretien de Hugo Cassavetti et Valérie Lehoux avec Alain Souchon, Télérama, n° 3063, 27 septembre 2008. En ligne : http://www.telerama.fr/musique/alain-souchon-mes-chansons-c-est-un-peu-du-baratin,33955.php.
[2] L’auteur est Claude Delécluse, co-parolière notamment du grand succès d’Édith Piaf : Les Amants d’un jour. Pour l’anecdote, la chanson fut proposée à Johnny Halliday qui la refusa car il trouvait la musique trop banale.
[3] Georges Brassens, dès 1953, chante des poésies (P. Fort, L. Aragon, V. Hugo, etc.), mais il crée dès ses débuts un genre particulier, destiné à un public cultivé, et son éditeur (Philips) le présente comme un poète. Inscrit dans la mouvance anarchiste, son message politique a peu d’écho, au-delà d’une sympathie amusée (Gare au gorille !).
[4] Également sans doute de reclassement discret d’anciens collaborateurs comme Papon ou Bousquet.
[5] Ce terme, employé par Jean Ferrat pour désigner Brassens et lui-même, ne renvoie pas aux revues satiriques de certains cabarets parisiens d’inspiration anarchiste ou conservatrice mais à la notion de faiseur de chansons. Celle-ci renvoie ensuite à l’idée d’un ouvrier de l’art, exerçant un métier et polissant ses productions.
[6] Entretien cité par Je chante, spécial Jean Ferrat, juin 2010, n° 6, p 39.
[7] L’évocation de la symphonie du Nouveau Monde n’est pas facile à entendre, mais celle de l’orchestration de la chanson de Gainsbourg est bien repérable.
[8] Il ne faut pas oublier que Maurice Druon, co-auteur des paroles, est un dirigeant gaulliste de premier plan.
[9] Dans l’album Ultra moderne solitude, de 1988, le titre J’attends quelqu’un est emblématique de cette difficulté à s’engager.
RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Georges Escoffier, « Ferrat/Souchon, de la révolte à l’insoumission, un parcours du désenchantement » dans Musique, Pouvoirs, Politiques, Philippe Gonin et Philippe Poirrier [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 05 février 2016, n°  6, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Georges Escoffier.
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
ISSN : 1961-9944
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