La chanson est un objet historique complexe, par son mélange entre texte, mélodie et orchestration, mais aussi parce qu’elle se situe
à l’intersection entre la création artistique et le marché de masse. Interroger le rapport entre le domaine du politique et celui de
la chanson est un moyen d’aborder le politique sous un angle particulier.
Il ne s’agit ni de sociologie électorale, ni de théorie du pouvoir, mais de l’observation des courants qui parcourent la
société. Autrement dit, je voudrais ici analyser les modifications de mentalités, les changements de positions politiques et plus largement
le rapport au politique que traduisent les chansons.
La chanson est en effet un matériau très fécond, car elle se situe à l’intersection entre des pratiques artistiques savantes
(l’orchestration, un texte parfois d’écriture savante) et une réception large, englobant souvent plusieurs classes sociales. Elle est
aussi la combinaison surprenante entre des parcours artistiques individuels (même dans la chanson dite commerciale) et une production industrielle
destinée à une diffusion de masse.
Nous avons choisi de prendre pour corpus les chansons créées par deux artistes qui ont connu une très forte diffusion, autant par
l’enregistrement que par leur présence sur scène et dans les médias. Placés grâce à une stratégie de carrière
efficace au cœur du système médiatique, ils en contestent les règles, autant par leurs textes que par leur attitude de
présence-absence. Cette position ambiguë est en elle-même intéressante, puisqu’elle manifeste les contradictions du système
médiatique partagé entre les logiques de diffusion de l’idéologie dominante et le souci d’offrir au public ce qui se vend
bien [1].
Il ne sera pas question ici de retracer l’ensemble de leur œuvre, mais d’y puiser les éléments permettant de proposer quelques
éléments d’analyse du changement de rapport au politique vécu par les Français depuis les années soixante. Ce n’est
pas tant le regard que portent ces chanteurs sur la société que leur réception par un vaste public qui m’importe. S’ils sont
loin d’être les seuls chanteurs contestant le système médiatique et politique, ils sont sans doute parmi les plus écoutés.
Il ne s’agit pas de parler d’influence, car celle d’un chanteur est faible, mais de représentativité. Le chanteur est un
porte-voix inséré dans un système de diffusion industrielle. La chanson nous aide à parler et, parfois, à penser nos vies.
Jean Ferrat permet d’observer le découplage progressif entre la contestation institutionnelle du système politique et les aspirations
sociétales. Alain Souchon, plus désabusé, mesure l’installation de la désespérance politique produite par ce qu’il
nomme le « grand machin libéral » et annonce l’émergence d’un autre type de révolte.
Au-delà de ces deux parcours musicaux, la question du découplage progressif entre la contestation politique référencée au PCF,
puis au PS, et la manière de vivre le rapport au collectif et à la politique, marquée par l’individualisation croissante et le
triomphe du néo-libéralisme, s’exprime dans ces chansons.
I. Le croisement des révoltes
Pour développer cette problématique, les chansons de Ferrat s’imposaient sans doute assez spontanément. Ce dernier est
généralement considéré par les commentateurs, comme par les gens du commun, comme un chanteur engagé, mais Souchon n’est pas
ressenti comme tel aussi spontanément, même si une chanson comme Foule sentimentale est
dans toutes les mémoires. Les rapprocher peut donc permettre un éclairage sur les mutations de l’engagement (et du désengagement)
politique depuis les années soixante.
Ferrat n’est pas entré dans la chanson par la chanson engagée mais par ce qu’il appelle la chanson d’expression, musique mise
au service d’un texte. Souchon également.
Leur choix de textes est assez convergent pour la thématique : chansons d’amour, d’humour parfois, souci des petites gens,
préoccupations sociétales.
1) Ferrat : archétype du chanteur engagé ?
Comme tout artiste important, Ferrat offre une œuvre complexe et un parcours hésitant. À ses débuts, faisant la ronde des cabarets
parisiens, il se situe dans le style demandé, alternant chanson à l’humour assez lourd, parfois machiste, et textes sentimentaux. Les
musiques sont simples et regardent vers l’avant-guerre : valse-musette, tango.
Il tente de vivre d’un métier qu’il apprend, en espérant signer un contrat avec une maison de disque, soit comme compositeur, soit
comme chanteur. En passant au disque, Ferrat s’inscrit dans le domaine des variétés encore débutant. Un exemple de ce choix est le
succès de l’été 1961 : Deux enfants au soleil. Même si la parolière a
enrichi le texte d’allusions à la création du monde, la musique est un slow-rock assez conventionnel calibré pour François
Deguelt, qui ne la chante pas. Il est ensuite présélectionné pour l’Eurovision avec Isabelle Aubret [2]. Ce succès commercial lui donne la capacité de proposer des chansons plus ambitieuses, et
c’est la surprise de J’entends, j’entends, qui figure sur le même disque. Comment
expliquer la présence de ce texte d’Aragon sur ce qui paraît tout d’abord un disque de variétés [3] ? Par plusieurs hypothèses : la nouveauté du format (45 tours à quatre titres)
n’a pas encore dégagé une conception claire du marché et la firme Decca est prête à des essais, par ailleurs peu
coûteux ; l’indépendance qu’a obtenue Gérard Meys, éditeur et directeur artistique de Ferrat ; peut-être
enfin, la capacité du public à s’ouvrir à des chansons de qualité, parce que l’école l’a formé à la
poésie.
En ce début de carrière, après plus de cinq années de cabarets, Jean Ferrat a donc trois axes à son répertoire : la
chanson réaliste (Ma Môme), la variété (Deux enfants au soleil pour Isabelle
Aubret ; Eh, l’Amour, pour Zizi Jeanmaire) et
la chanson poétique (J’entends, j’entends).
Mais surtout la carrière de Ferrat va pouvoir se développer grâce au réseau de la CGT et du PCF. Membre de ce syndicat, et même
co-fondateur de la section des artistes, il donne de nombreux concerts pour les comités d’entreprise, les fédérations des œuvres
laïques et les associations culturelles des entreprises publiques (EDF, SNCF, etc.). Cette conquête progressive d’un public va accentuer
l’image d’un chanteur engagé et a probablement un rôle important dans la naissance de textes que sa situation commerciale lui permet
d’imposer à la maison de disque.
Il ne s’agit pas d’opportunisme mais de la possibilité que lui donne un réseau militant d’exprimer une pensée que les
cabarets ne pouvaient accueillir entre deux entrecôtes. La force de ce mouvement d’opinion se manifeste dans le succès de La Montagne (1964), dans laquelle se reconnaissent les travailleurs venus de l’exode rural de
l’après-guerre, et encore plus dans le succès de Nuit et brouillard (1963),
malgré la censure qui « déconseille » sa diffusion sur les antennes nationales sous prétexte de réconciliation
franco-allemande [4]. Cette chanson, de même que la complainte ardéchoise, représente,
comme nous le verrons chez Alain Souchon, la rencontre rare entre la subjectivité d’un auteur et le refoulé d’une société
qui prend la parole contre toute attente, et surtout contre le discours du pouvoir politique.
Le PCF est dans les années soixante le principal parti de gauche, réalisant régulièrement plus de 22 % des voix et dirigeant de
nombreuses municipalités (27 villes de plus de 30 000 habitants en 1965). Son réseau culturel dépasse largement des municipalités
dirigées par le parti. Les sympathies communistes, fondées en grande partie sur l’image du parti des résistants et du
prolétariat, sont importantes dans le milieu culturel. Le soutien aux opposants aux guerres coloniales, dont Ferrat se fera l’écho (En groupe, en ligue, en procession) est aussi un élément déterminant de la constitution
d’une conscience générationnelle. Ce compagnonnage durera jusqu’en 1968, nous y reviendrons plus loin.
2) Souchon le chanteur désengagé ?
Les chansons d’Alain Souchon posent question : faut-il les classer en chansons de divertissement ou de réflexion ?
Tout comme Ferrat, il débute avec des chansons de variétés, mais glisse très vite vers une vision acide de la société, sous
une apparente fantaisie. Son point de départ est conditionné par une nouvelle stratégie des maisons de disque qui recherchent alors des
fabricants de succès et Souchon auditionne pour plusieurs firmes. Il participe au concours de la Rose d’or d’Antibes, antichambre de celui
de l’Eurovision, avec une chanson au charme mélodique sirupeux qui lance sa carrière.
Son créneau est ensuite la fantaisie, et nous retrouvons les premières inspirations de Ferrat, en plus léger. Le ton est davantage moqueur
que dénonciateur (Poulailler’s song, S’asseoir par terre,
dès le premier album) et ne propose pas d’engagement politique clair, mais exprime déjà une forte distance avec l’engagement
partisan.
Son inspiration musicale, liée à la chanson de contestation américaine, et en particulier à Bob Dylan, est évidemment
représentative de sa génération. Elle donne une couleur particulière, renforcée par la collaboration étroite avec Laurent
Voulzy, qui apporte non seulement son charme mélodique (par exemple Belle-Île-en-Mer), sa
capacité à assurer le succès commercial (Recollection), mais aussi une orchestration en couches, typique des nouvelles techniques de
studio multi-pistes. Par cette technique à la fois d’écriture et d’orchestration, le couple Souchon-Voulzy fonctionne comme un groupe
pop en studio, tout en présentant deux chanteurs solistes en deux séries de concerts. Il s’agit d’une rupture musicale très
forte avec le couple ancien : orchestrateur de culture classique/chansonnier [5]. Le recours à
un orchestrateur déployant des instruments classiques se fera plus tard, avec des musiques de Souchon et un ton nettement nostalgique (Quand j’serai KO), comme si les instruments acoustiques connotaient un charme bourgeois ancien.
Cette maîtrise artistique complète leur donne une grande liberté, tout comme s’ils possédaient leur propre label. Mais
c’est aussi l’intérêt de la maison de disque qui achète un produit fini, élaboré dans le studio personnel de Voulzy,
pratiquement sans instrumentistes supplémentaires. Cette stratégie correspond également à un changement de nature des directeurs des
firmes qui ne sont plus des artistes mais des gestionnaires, incapables de choisir une chanson sans entendre le produit fini.
Viennent ensuite, à chaque album, un ou deux titres engagés, mais très différents de l’engagement de Ferrat ou de Maxime Le
Forestier (Parachutiste), puisqu’ils expriment un point de vue, sans appeler au ralliement (C’est déjà ça). Et la tonalité est celle d’une révolte individuelle,
sans espoir immédiat de débouché politique. Ce sont les années des septennats de François Mitterrand et des désillusions de
la gauche.
II. Le découragement
Le parcours des deux artistes, éloignés d’une génération, est assez parallèle au plan du positionnement politique, même
s’ils ne sont pas reçus de la même manière par le public, et probablement pas par le même public. Ferrat, plus âgé et
plus fortement engagé, exprime le premier le malaise que ressent l’ensemble de la société. La participation électorale
s’effrite en effet, le militantisme décline, sauf aux deux extrêmes du spectre politique.
Taux d’abstention au 1er tour des élections législatives, de 1958 à 2012
Source : ministère de l’Intérieur
1) La désespérance partisane de Ferrat
Si Jean Ferrat exprime très tôt une désespérance existentielle (On ne voit pas le temps passer), c’est surtout à partir de 1968 que ses références
idéologiques explosent. L’année précédente, au retour d’un long voyage à Cuba, au Mexique et en Californie, ses
convictions sont réaffirmées sur un mode festif (Cuba Si, À Santiago de Cuba, 1967). Mais l’invasion de la Tchécoslovaquie, comme chez beaucoup de
communistes, a été un traumatisme violent. L’imposture stalinienne avait été dénoncée en son temps et avait permis de
garder l’espérance en l’avènement d’un régime socialiste démocratique. La réaction de Ferrat est alors une
stupéfaction, bien plus qu’une dénonciation (Camarade : « Que venez-vous faire camarades, que venez vous faire
ici ? »). Il garde encore un peu d’espérance mais les événements de mai ont un écho probablement plus profond.
Trop âgé pour participer au mouvement sans recul, il se situe plutôt du côté des syndicats, comme en témoigne un entretien de
1994 [6]. Le disque enregistré en janvier 1969 propose deux chansons très marquantes, par le
texte et l’orchestration. La première (Au printemps de quoi rêvais-tu ?) interroge
le mouvement de mai :
Au printemps de quoi rêvais-tu ?
Vieux monde clos comme une orange
Faites que quelque chose change
Et l’on croisait des inconnus
Riant aux anges
Sa particularité est d’introduire un double discours, très rare dans la chanson. Alors que le texte est assez descriptif et, surtout, situe
la question de Mai au niveau politique, avec une analyse fine, mais désabusée, de la naïveté de la jeunesse (« Jeune homme
bleu de l’innocence »), l’orchestre évoque l’arrière-plan qui paraît alors plus important pour Ferrat. Dans le
même entretien de 1994, il reconnaît que, malgré l’échec politique du mouvement, quelque chose a changé dans le domaine de
la libération des mœurs, et l’orchestre dit l’émergence du désir dans un double pastiche. Alain Goraguer, qui a
été l’arrangeur de Boris Vian et de Gainsbourg, pastiche l’emprunt d’Arthur Greenslade à la Symphonie du Nouveau
Monde utilisé dans Initials BB [7]. Bardot dans
ces années soixante est un symbole de la sensualité et l’allusion (l’illusion ?) auditive est claire. Est-ce Goraguer qui a eu
cette idée ? Mais Ferrat l’a approuvée et il montre qu’il a entendu le message des situationnistes et se détache du
conservatisme du PCF.
Sur le même album, il met en musique des textes d’Henri Gougaud, de la même veine, comme Un jour futur :
Un jour futur parmi les millions de jours
J’avancerai parmi les millions d’hommes
Brisant les murs de ce siècle trop lourd
Croquant l’amour comme la pomme rouge
Et puis, le disque se termine par une proclamation politique qui est une réponse au succès inattendu de la droite en juin 1968, et
c’est Ma France, répertoire de toutes les références de la gauche, hymne aux
militants et au pays qu’il faut libérer des imposteurs. Le pastiche du texte du Chant des partisans fait ainsi pendant à la
citation de la chanson de Gainsbourg [8]. L’orchestration pseudo-baroque est également une
revendication patrimoniale, comme si la bourgeoisie avait confisqué la beauté du monde. Cette revendication d’accès de tous à la
« grande culture » est l’un des thèmes permanents du PCF des années d’après-guerre. Les orchestrations de
Goraguer pour Ferrat en témoignent et on sait le soin que Ferrat accordait à celles-ci en les concevant avec son chef d’orchestre.
Les années 1980 sont plus désespérantes encore, Ferrat est sur deux fronts : le PCF dirigé par Georges Marchais qui n’abjure
toujours pas le stalinisme (Le Bilan) et le PS qui trahit ses engagements (La porte à droite). Alors Ferrat se tait progressivement, mettant en musique d’autres auteurs
et réenregistrant ses chansons afin de les protéger de la mainmise des firmes multinationales. Le combat politique est mis en sourdine, la
retraite ardéchoise est également un refuge dans l’action politique locale et la poésie.
2) La désespérance politique de Souchon
La désespérance de Souchon est d’une nature différente. Elle est d’abord constat d’impuissance, mais elle concentre ses
attaques, sur deux cibles dans un premier temps : la classe dirigeante et ceux qui acceptent d’en être les complices. Dans le premier cas,
nous trouvons des chansons comme Les cadors (1988) :
Les cadors on les retrouve aux belles places,
Nickel.
Les autres, c'est Saint-Maur, Châteauroux Palace,
Plus de ciel.
Mais Souchon va plus loin que la dénonciation de l’oligarchie. Il souligne les effets désastreux de l’illusion et du consentement. Le
texte est beaucoup plus agressif que ceux de Ferrat, car il attaque aussi les gens ordinaires et son habileté est de le glisser, on peut dire, sous
une mélodie entraînante et une orchestration folklorique, qui ajoute à l’ironie de la chanson (Le Bagad de Lann Bihoué, 1978) :
Tu la voyais pas comme ça ta vie,
Pas d'attaché-case quand t'étais p'tit,
Ton corps enfermé, costume crétin,
T'imaginais pas, j'sais bien.
Moi aussi j'en ai rêvé des rêves. Tant pis.
Tu la voyais grande et c'est une toute petite vie.
Tu la voyais pas comme ça, l'histoire :
Toi, t'étais tempête et rocher noir.
Mais qui t'a cassé ta boule de cristal,
Cassé tes envies, rendu banal ?
T'es moche en moustache, en laides sandales,
T'es cloche en bancal, p'tit caporal de centre commercial.
Il n’y a donc rien à attendre des élites ni du peuple, et pourtant celui-ci continue à acheter les disques et à venir aux
concerts. Au-delà de la fête musicale, des guitares électriques, le contenu parvient-il aux auditeurs ? Là où Ferrat prend
grand soin de faire entendre son texte, par la diction, le phrasé, le mixage, Souchon découpe la syntaxe et noie sa diction dans un univers pop
qui participe au divertissement.
Il agit donc dans une logique de subversion, dans un univers économique qui met à l’écart beaucoup de chanteurs désireux de
porter un message politique. Lavilliers ou Le Forestier sont eux aussi marginalisés et ne reviennent au premier plan qu’en proposant des tubes
fondés sur l’impact musical d’arrangements issus des musiques populaires (Noir et blanc
ou Né quelque part).
Le monde a changé en quelques années : la variété s’est segmentée, les succès calibrés par tranche
d’âge, par saison, sont de ce fait éphémères. Dans les années quatre-vingts arrivent les radios
« musicales » d’esthétique américaine. Brassens, Brel ou Ferrat sont rangés dans le rayon nostalgie et patrimoine
des « grandes chansons », celles dont on édite des compilations à moindre coût, celles dont les paroles sont peu
dérangeantes. Il faut donc, pour un créateur, trouver un « son », c’est ce que font beaucoup d’artistes
déjà installés avant cette évolution, pour survivre face à la concurrence des plus jeunes.
Souchon dispose d’une assise commerciale pour poursuivre son chemin assez librement, mais avec un discours plutôt conforme aux courants sociaux
émergents. L’appel à la charité et aux bons sentiments (Balavoine, Goldman, etc.), le miroir complaisant tendu à la
société (Goldman encore), en dehors de toute référence à un parti politique, permettent à l’oligarchie de se
développer sans gêne.
De ce piège, nos deux chanteurs sortiront différemment, tout en pratiquant l’un et l’autre le retrait à la campagne. De son
côté, Cabrel, fera aussi un retour au pays et tout en s’investissant dans la formation de jeunes auteurs, produira des chansons tout aussi
grinçantes et désespérées que Souchon (La Corrida, Le monde est sourd, etc.). D’autres s’investiront dans la
charité…
III. Conclusion : du PC à Podemos
Lorsque Ferrat était en pleine carrière, à la fois au disque et sur scène, il correspondait aux choix politiques du PCF, tels
qu’ils apparaissent à travers les Lettres Françaises et la programmation de la Fête de l’Humanité. Il
s’agissait de défendre la culture « légitime », le patrimoine, menacés par l’empire américain, et
de les rendre accessibles au plus grand nombre.
Lorsque Ferrat chante Aragon, c’est sans doute par inclination artistique, et il se défend d’un choix dicté par les affinités
politiques, mais c’est aussi une œuvre d’éducation populaire. Aragon n’aurait sans doute pas été aussi connu du grand
public sans les chansons de Ferrat. Lorsque Ferré ou Brassens ont mis les poètes en musique, ils ont créé, dans la réception du
public, des chansons de Brassens ou de Ferré. Ferrat et les médias ont toujours présenté les textes comme des poèmes
d’Aragon et non des paroles de chanson.
Les pochettes, originales ou rééditées, sont sans équivoque. Les orchestrations sont très sages et référencées
à l’univers symphonique post-romantique, comme les musiques de film d’Antoine Duhamel ou de Pierre Jansen, tous deux engagés à
gauche et défenseurs d’une écriture savante dans ce domaine. Il s’agit bien de refuser la tentation anglo-saxonne et le nivellement
par le bas (voir Les F… de Brel) alors que l’industrie du disque en est imprégnée.
Et Ferrat, probablement déçu de l’évolution politique, cesse de se battre à travers les chansons, même s’il continue
à militer localement, à signer des pétitions, après avoir jeté une dernière protestation (Dans la jungle ou dans le zoo, 1991).
Son refuge est alors dans la poésie d’Aragon. L’album publié en 1995 s’ouvre par la Complainte de Pablo Neruda, hommage au grand poète, mais sans espoir de secours et se boucle par le
terrible Epilogue :
La vie aura passé comme un grand château triste que tous les vents traversent
Les courants d'air claquent les portes et pourtant aucune chambre n'est fermée
Il s'y assied des inconnus pauvres et las, qui sait pourquoi, certains armés
Les herbes ont poussé dans les fossés si bien qu'on n'en peut plus baisser la herse
Quand j'étais jeune on me racontait que bientôt viendrait la victoire des anges
Ah comme j'y ai cru, comme j'y ai cru, puis voilà que je suis devenu vieux
Le temps des jeunes gens leur est une mèche toujours retombant dans les yeux
Et ce qu'il en reste aux vieillards est trop lourd et trop court que pour eux le vent change…
La radicalisation de Souchon est plus tardive. Il a soutenu Coluche dans sa pré-campagne présidentielle (Ferrat soutient Mélenchon un peu
plus tard), mais son combat n’est pas partisan, il se situe sur le bord du chemin, en observateur de ce qui survient [9]. Et le succès est au rendez-vous, qui traduit l’adéquation entre son analyse de la
société et la sensibilité des classes moyennes. On connaît Foule sentimentale, qui
terminait ses concerts par la reprise par la salle entière ; en 2015, le duo avec Voulzy propose Oiseau malin, également chanté en fin de concert.
Souchon est parvenu à faire adopter ses chansons comme hymnes de la révolte à venir, en dehors des partis dominants, alors que les textes de
Ferrat qui allaient dans le même sens en 1991, n’ont trouvé ni le chemin des mémoires, ni celui de la révolte. C’est
peut-être le signe d’un changement de mode de revendication, comme il existe en Espagne ou en Grèce mais tarde à s’organiser en
France. Et ce changement est plus facile à observer par celui qui ne s’engage pas dans la bataille.