Dix-neuf compositeurs d’opéra, sur un total de trente-sept demandes, ont été aidés au titre de la commande d’État par le ministère de la Culture et de la Communication entre 2001 et 2013. En réalité, ils furent dix-sept, puisque l’un d’eux, Martin Matalon, n’a pas pu achever son projet, et qu’un autre, Oscar Strasnoy, a reçu deux fois cette aide pour deux projets à onze ans d’intervalle [1]. Sachant que le nombre de nouveaux opéras en France varie en moyenne entre cinq et dix par an, cela paraît tout à fait représentatif de l’état de la créativité lyrique de ce pays [2]. Système conséquent par son organisation, connu de la plupart des compositeurs, y compris étrangers, la commande d’État s’ajoute de biais, par une aide directe à l’artiste, au système de production lyrique, car les compositeurs doivent, au moment du dépôt de leur dossier, justifier de la production de l’opéra qu’ils vont écrire, tout comme leurs collègues dans d’autres domaines (symphonique, musique de chambre, etc.). Ils ont quatre ans pour terminer l’œuvre et perçoivent le montant du financement après envoi de la partition au ministère de la Culture et de la Communication.
Dans un ensemble très éclectique de compositions, pour un genre toujours plus difficilement définissable, ce panel d’opéras, reliés par cet élément commun qu’est la commande d’État, est apparu lui-même suffisamment varié pour permettre une analyse esthétique des courants généraux du début du xxie siècle.
Par « influence du politique sur la création lyrique », j’entends non seulement le poids que pourrait avoir un pouvoir politique sur la création lyrique, comme élément déterminant dans la construction de la production, c’est ce que j’examinerai dans une première partie, mais plus encore comment le politique apparaît au sein des œuvres créées, et ce sera l’objet de la deuxième partie.
Cela permettra de déterminer si, contrairement à ce qu’a pu affirmer Theodor W. Adorno, non seulement l’opéra a encore du sens par sa fonction sociale, mais aussi de voir de quelle manière ce sens est mis en œuvre au début du xxie siècle.
I. Le politique
Malgré le poids symbolique encore très fort de la notion de commande d’État, le politique, dans le sens de pression du pouvoir pour obtenir un objet contrôlé, n’est plus l’enjeu de la production lyrique de notre époque. Et ce bien que l’opéra reste dans la tête des élus un objet fort, non pas à travers l’œuvre mais à travers le lieu, porteur de la symbolique du pouvoir surtout municipal (et de plus en plus d’agglomération ou de métropole) en France.
Pouvoir et politique sont indissolublement liés à la scène et à l’opéra depuis son origine : il est, notamment selon Florence Alazard, « considéré par les hommes du Cinquecento comme un moyen d’agir en politique qui assure à la communauté organisée des hommes sa pérennité [3] ». Cette fonction semble s’être progressivement épuisée, mais il serait plus juste de dire qu’elle ne remplit plus la fonction magique qu’on lui prêtait [4].
Les aides aux compositeurs contemporains de la part des institutions publiques en France (quelles qu’elles soient) sont la preuve même de la fonction toujours donnée à la composition d’œuvres nouvelles. Ces aides s’inscrivent ainsi dans l’idée que la vitalité artistique ne pourrait trouver son plein épanouissement que si elle est en grande partie soutenue. C’est un constat qui prédomine pour l’ensemble des aides à la création culturelle. C’est le cas de la commande d’État, qui parfois a été remise en cause, notamment dans les années soixante-dix, pour imaginer un autre mode de distribution, par le biais d’institutions relais, au moment de la création de l’IRCAM ou des centres nationaux de création musicale.
En effet, le système de la commande d’État, créé en 1938, a vu son organisation continuellement remise en cause, après la parenthèse de l’État français et son utilisation à des fins de propagande. Une commission d’experts de plus en plus étoffée, renouvelée chaque année, et qui ne comprend plus seulement des compositeurs (souvent défendant leur propre courant de créativité, ou pouvant entrer dans des systèmes économiques liés au pouvoir des éditeurs par exemple), est désormais réunie tous les ans pour statuer à propos des projets déposés par les compositeurs quelques mois auparavant. Le choix est fait en son sein, avec une vigilance exacerbée des inspecteurs du ministère, présents à chaque étape de la sélection, devant s’assurer de la pluralité des opinions. Les influences qui peuvent peser sur cette commission apparaissent donc diluées. Et même le poids des familles d’auteurs et des éditeurs, ces dernières années, s’est plutôt étiolé (cela s’inscrit dans la crise de l’édition musicale). Certaines polémiques concernant la question des critères de choix existent encore, plus ou moins médiatisées, mais le système reste globalement stable, voire confirmé. Revu en 2014, il s’appelle désormais « aide à l’écriture d’œuvres musicales nouvelles et originales ». Il est intéressant de constater que l’État, durant les premières années du xxie siècle, cherche non seulement à continuer à avoir un rôle d’intellectuel super partes mais aussi à répondre, presque en temps réel, aux oppositions, aux critiques, et à toute forme de remise en cause de ce système. Il faut tout de même compléter cette réflexion en mentionnant que, parmi les opéras les plus en vogue ces dernières années, nombreux sont ceux qui n’ont pas demandé le soutien de la commande d’État. Cela confirme que la pression politique ne passe pas par cette forme d’attributions.
L’autre grand système d’aide lyrique centralisée où intervient très indirectement l’État (par sa présence au sein des commissions) est le fonds pour la création lyrique (FCL) de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD). Les systèmes d’influence exercés au sein de ces deux organisations sont extrêmement différents et cela tient notamment à la composition des commissions chargées de se prononcer sur les projets (d’un côté, une commission renouvelée chaque année, de l’autre une commission peu renouvelée). Cela tient aussi à leur objectif différencié, puisque l’aide à la commande publique bénéficie aux compositeurs, tandis que le FCL est destiné aux producteurs des spectacles. Il n’y a d’ailleurs aucun lien de cause à effet, puisque tous les opéras aidés par la commande d’État ne le sont pas forcément par le FCL.
La commande d’État aux compositeurs a déjà suscité les réflexions d’un certain nombre de chercheurs dans divers domaines, tels Pierre-Michel Menger [5] et Eric Tissier [6] qui examinent, à 30 ans d’intervalle, les diverses influences exercées sur les compositeurs dans la création musicale contemporaine. Malgré la disparition des obsessions populistes ou récupératrices des grands systèmes politiques du xxe siècle, on trouve encore dans les esprits des compositeurs le refus obstiné d’être la voix d’un maître quelconque, et ils défendent encore la liberté d’expression comme unique possibilité pour la création.
Mais dans le système très complexe de la production d’un opéra, le compositeur est loin d’agir seul. Il est totalement encadré par une série d’injonctions qui contraindront plus ou moins son écriture. Maryvonne de Saint-Pulgent [7], mais aussi plus récemment Philippe Agid et Jean-Claude Tarondeau [8] ont décrit ces systèmes. Nicolas Darbon [9] a quant à lui tenté de montrer par une approche systémique tous les éléments d’influence touchant l’opéra contemporain. Que l’économie soit un élément de la réflexion ne fait aucun doute, et ce depuis longtemps, car l’opéra nécessite, selon une organisation mise en place depuis près de deux siècles dans de grandes maisons spécialisées, des moyens conséquents pour sa mise en œuvre. Le financement est donc un élément incontournable du paysage, même si pendant longtemps le discours sur l’argent, lorsqu’il manquait moins sans doute, ou dont il semblait simplement inconvenant de parler, était relégué au second plan. Son irruption de plus en plus décomplexée dans la sphère culturelle au début du xxie siècle pose d’autres questions que la question purement politique. Le pouvoir est pris en main par l’économie, qui envahit progressivement non seulement les lieux dits de culture mais aussi et par conséquent les discours politiques. En effet, la réflexion économique sur le spectacle vivant s’appuie encore sur la loi de Baumol [10], qui a, dans les années soixante, posé comme nécessaire une intervention financière exponentielle de la part des tutelles pour permettre notamment au système organisé au sein des maisons d’opéra de survivre.
Malgré tout, le fonctionnement de la production lyrique reste inchangé dans la première décennie du xxie siècle : la délégation de la programmation et de la création lyrique à des maisons spécialisées permet à l’État comme aux collectivités publiques s’intéressant à la culture de soutenir la vie culturelle par une influence décalée. L’interventionnisme est exclu a priori de la programmation, elle-même laissée entièrement aux mains du directeur nommé, qui en a la responsabilité. Ce principe sacré, tenacement défendu par les directeurs eux-mêmes face, on l’a vu, à la montée en puissance des questionnements des élus, a permis durant la première décennie du xxie siècle de conserver pratiquement intact le fonctionnement des maisons. Les équilibres budgétaires ont été assurés, d’autant que les collectivités territoriales, dans le cadre d’une politique de décentralisation renforcée à partir de 2003, ont déployé des moyens financiers toujours plus importants en matière de culture et une velléité forte de s’inscrire dans les labels nationaux mis en place par le ministère de la Culture et de la Communication. La visibilité apportée par ces labels et les financements à la clé ont été particulièrement sollicités par les villes, aux financements majoritaires.
La décision de créer une œuvre nouvelle naît donc principalement dans la tête des directeurs de lieux ou de festivals (Musica, Aix-en-Provence), de plus en plus souvent en coproduction avec d’autres maisons ou au sein d’un système de diffusion notamment porté par des orchestres indépendants au sein de réseaux y compris européens (par exemple, le réseau Varèse [11]). Les directeurs des lieux sont, par la commande qu’ils organisent et qu’ils financent, les véritables intercesseurs de la nouveauté en France. C’est par leur intercession que les compositeurs peuvent ensuite solliciter des aides comme la commande d’État. C’est en tout cas la situation qui prédomine entre 2001 et 2013.
Aucune censure, aucun interdit, aucune pression visible ne s’exercent à l’encontre du compositeur, si ce n’est de rencontrer l’intérêt du producteur, du directeur d’un lieu, qui dès lors s’inscrira dans une démarche de promotion de son choix. L’écheveau invisible des réseaux d’amitiés pourrait devenir l’enjeu d’une description permettant de démêler les pressions des uns et des autres [12], mais il ne me semble pas déterminant dans la première décennie du siècle.
Concernant le poids exercé par le ministère de la Culture, il est utile de lire, notamment sur le site internet du centre de documentation de musique contemporaine (CDMC), dans l’onglet intitulé « aides à l’écriture », le texte concernant le fonctionnement de la commande et dont voici le début :
La procédure des aides à l'écriture constitue pour l’État l’un des principaux moyens de soutenir la création et d'apporter une aide directe aux compositeurs. Elle a pour effet de susciter des œuvres nouvelles, d’améliorer les conditions de travail du compositeur et de favoriser la rencontre entre les différents acteurs de la création musicale.
Elle conduit également à apporter aux compositeurs une reconnaissance par l’État de leur métier et de leur travail et soutient l’effort accompli par les structures de création, de production et de diffusion présentant au public les œuvres soutenues ; de plus, elle favorise une répartition équilibrée sur le territoire des projets aidés.
Les aides à l'écriture contribuent à l’existence d’une création musicale contemporaine, car sans un soutien financier direct ou indirect, celle-ci ne trouve que rarement les conditions économiques de son existence.
Tout compositeur peut solliciter une aide à l'écriture auprès des services de la DGCA (Direction générale de la création artistique). Il n’existe ni limite d’âge, ni âge minimum, ni condition relative à la nationalité, dès lors que l’œuvre faisant l’objet de la demande est interprétée par un orchestre ou un ensemble français et/ou est créée en France. Il n’est pas nécessaire de faire valoir un diplôme musical, ni une éventuelle notoriété. Aucune information relative au style du compositeur n’est non plus discriminatoire pour la recevabilité des candidatures [13].
Le système de commande d’État permet aux inspecteurs qui en ont la responsabilité au début du xxie siècle, et qui sont chargés de redistribuer des subsides somme toute très relatifs, de recevoir une attention toujours forte de la part des producteurs et des compositeurs, et de s’insérer dans un système de connivence nécessaire pour obtenir une reconnaissance du milieu de la musique contemporaine. En effet, le ministère exerce toujours un poids symbolique fort sur les acteurs culturels, en tant que garant de la qualité des créations.
II. Les œuvres
La redéfinition globale du monde et son influence sur la musique sont les éléments d’un univers varié et complexe à analyser, dont il est intéressant d’examiner les effets sur les œuvres.
Les penseurs postmodernes comme Jean-François Lyotard ou Jacques Rancière permettent d’analyser la situation culturelle de la fin du xxe siècle, où la pensée critique selon eux s’est transformée en pensée du deuil, et la pensée avant-gardiste en pensée nostalgique [14]. Le passage au début du xxie siècle voit surgir la crise de cette pensée postmoderne. Une vision neuve du monde commence seulement, décrite d’ores et déjà par des théoriciens comme Ulrich Beck [15], ou par des philosophes comme Jean-Luc Nancy et Christian Ruby, pour qui les enjeux démocratiques sont totalement liés à l’expérience esthétique. C’est dans ce contexte de transition que la musique trouve elle aussi ses penseurs, comme Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Jacques Nattiez.
Plus concrètement, Fabien Ramel [16] analyse le positionnement des compositeurs d’opéras au xxe siècle, qui pour lui se divisent en deux groupes : pour les uns, l’acte créateur s’inscrit totalement dans le contexte politique (comme Luigi Nono ou Mauricio Kagel), pour les autres, dans la lignée de la pensée de Claude Lévi-Strauss, l’écriture musicale reste à un niveau de mystère inatteignable pour le commun. Trouve-t-on une différenciation similaire parmi les compositeurs de ce début de siècle ?
Il est aussi intéressant de constater que les spectacles lyriques sont divisés en deux groupes distincts au sein du système de la commande d’État : les opéras (de petite comme de grande forme) sont examinés dans le cadre de la commission 1 et les œuvres du théâtre musical sont examinées dans le cadre de la commission 2. Les compositeurs eux-mêmes se rangent dans l’une ou l’autre de ces catégories (et souvent passent de l’une à l’autre). Il faut savoir que les montants sont bien moindres pour une œuvre de théâtre musical que pour un opéra [17]. L’opposition historique entre opéra, considéré comme le lieu symbolique bourgeois par excellence, et théâtre musical, lieu là encore symbolique des oppositions politiques, a perdu de sa force, suite à la progressive extinction des systèmes globalisants de la pensée politique du xxe siècle [18]. Il reste malgré tout un certain nombre de choix esthétiques qui ramènent à ces luttes désormais dépassées : par exemple, l’opposition du compositeur à utiliser un livret poursuivant une dramaturgie qu’on pourrait qualifier de traditionnelle. Mais là encore, si le théâtre musical était le lieu de l’anti-dramaturgie et l’opéra celui d’une dramaturgie abondante, on s’aperçoit que l’absence d’histoire intervient de plus en plus dans ce qui est classé comme opéra, et que certaines œuvres classées dans le théâtre musical procèdent d’une dramaturgie très développée. Les frontières s’atténueraient-elles ?
En ayant en tête ces éléments, l’examen des œuvres au corpus permet de voir qu’elles appartiennent à des courants variés, qu’elles sont de dimensions très diverses et sont représentées dans des lieux eux aussi très différents, allant des grandes institutions lyriques à des maisons plus modestes, aux moyens techniques différents eux aussi.
Grâce aux informations obtenues principalement par l’intermédiaire du CDMC [19], ci-dessous se trouve la liste des dix-neuf compositeurs retenus par la commission de la commande d’État et de leurs opéras composés entre 2001 et 2014 :
2001 - Oscar Strasnoy, Midea (3) - Aucune information
2002 - Claudio Ambrosini, Il canto della pelle (Sex unlimited) - 2006 - Festival Musiques en scène, auditorium de l'Opéra national de Lyon
2002 - Graciane Finzi, Là-bas peut-être - 2003 - Le Grand Bleu, Lille
2002 - Suzanne Giraud, Le vase de parfum - 2004 - Angers-Nantes Opéra
2003 - Georges Aperghis, Avis de tempête - 2004 - Opéra National de Lille
2003 - Laszlo Tihanyi, Genitrix - 2007 - Opéra National de Bordeaux
2004 - Philippe Fénelon, Faust - 2007 - Théâtre du Capitole, Toulouse
2005 - Giorgio Battistelli, Divorzio all'italiana - 2008 - Opéra National de Lorraine,
Nancy
2005 - Bernard Cavanna, Zaïde actualité - 2005 - Scène nationale de Quimper
2005 - Bruno Mantovani, L'Autre côté - 2006 - Opéra national du Rhin / Festival Musica, Strasbourg
2005 - Marc Monnet, Pan - 2005 - Opéra national du Rhin / Festival Musica, Strasbourg
2006 - André Bon, Iq et Ox - 2009 - Opéra-théâtre de Metz Métropole
2009 - Michael Levinas, La Métamorphose - 2011 - Opéra National de Lille
2009 - Martin Matalon, Il ne faut pas boire son prochain - Non réalisé
2009 - Sebastian Rivas, Aliados - 2013 - Centre Dramatique National de Gennevilliers
2010 - Marco Stroppa, Re Orso - 2012 - Opéra-Comique, Paris
2011 - Philippe Manoury, La nuit de Gutenberg - 2012 - Opéra national du Rhin / Festival Musica, Strasbourg
2012 - Oscar Strasnoy, Slutchaï - 2012 - Opéra National de Bordeaux
2013 - Nicolas Bacri, Cosi fanciulli - 2014 - Scène nationale de Saint-Quentin en Yvelines
Les titres à eux seuls sont très évocateurs : certains font directement référence à des textes littéraires et dramatiques (Faust, La Métamorphose, Génitrix, L’Autre Côté, Zaïde), à des onomatopées (Pan !, Iq et Ox), à des films (Divorzio all’italiana de Pietro Germi), à des opéras existants, notamment de Mozart (Zaïde ou Cosi fanciulli pour Cosi fan tutte), etc. Cela permet dès lors de constater que nombreux sont les compositeurs aux esthétiques très différentes, qui s’inscrivent désormais dans une lignée dite classique. C’est un signe de l’ouverture du champ lyrique vers un référencement qui n’est plus considéré comme rétrograde, comme ce fut longtemps le cas de la part des opposants à l’art lyrique.
Divers titres annoncent des livrets en langue étrangère : cinq en italien, un en castillan, un autre en russe (slutchaï, qui signifie « faits divers »). Dans cet esprit, bien que l’Autrichien Alfred Kubin ait été à l’origine de l’opéra de Bruno Mantovani, L’Autre côté, le livret est écrit en français. Le mélange des langues est aussi le fait de certains opéras (Avis de tempête, notamment). Il n’y a pas de restriction non plus concernant la nationalité des compositeurs : Georges Aperghis est d’origine grecque, Claudio Ambrosini, Giorgio Battistelli et Marco Stroppa sont d’origine italienne, Martin Matalon, Oscar Strasnoy et Sebastian Rivas d’origine argentine, et Laszlo Tihanyi d’origine hongroise. Le début du xxie siècle est totalement ouvert aux influences venues d’ailleurs. Les sujets sont traités en livrets soit directement par les compositeurs, soit confiés à des intellectuels, des professeurs d’université ou des auteurs de roman, rarement de véritables dramaturges.
Concernant le contenu des œuvres, on trouve trois grandes thématiques, qui représentent un éventail des questions récurrentes du début du siècle : le didactisme, les drames individuels à valeur universelle et la mise en garde contre les dictatures.
La volonté d’éduquer, d’informer, de communiquer, parfois à travers des thématiques très légères, ou sans rien raconter de spécifique, apparaît dans près de la moitié des opéras étudiés. Trois de ces œuvres appartiennent au champ du jeune public mais les opéras tous publics ne sont pas exempts de réflexions morales, qui peuvent parfois donner du sens à des questions globales, comme le sexe ou la communication :
Il canto della pelle : réflexion sur la sensualité à travers les cinq sens ;
Avis de tempête : la tempête sous toutes ses formes, tempête de l’information, des guerres, des sentiments, etc. ;
Là-bas, peut-être (jeune public) : émigration, cités, retour aux racines ;
Iq et Ox (jeune public) : paix, fraternité et générosité comme valeurs à partager ;
Pan ! : pas de dramaturgie ni de sens, opposition à la convention, où la liberté même de ne rien raconter est posée comme nécessaire ;
La nuit de Gutenberg : référence à Strasbourg et à l’imprimerie, se veut une explication des méfaits de la communication de masse ;
Cosi fanciulli (jeune public) : Mozart est invité à aider les jeunes gens à découvrir l’amour ; présenté en ouverture de Cosi fan tutte.
Dans d’autres opéras, les expériences individuelles sont un lien avec des expériences collectives. S’ils peuvent paraître a priori apolitiques, ces opéras abordent de grands thèmes individuels, voire intimes ou psychanalytiques (la violence faite aux femmes, la religion, la mort, le divorce, la folie), qui ont des répercussions sur la société et le vivre ensemble :
Zaïde actualités : émigration, violence, lapidation à mort d’une femme à cause d’un « adultère », présenté en ouverture de Zaïde de Mozart ;
Le vase de parfum : religion, angoisses face à la mort ;
Genitrix : inspiré par le roman de François Mauriac, sur les rapports mère-fils étouffants ;
Faust : inspiré de celui très noir de Nikolaus Lenau, où Faust sombre dans la folie ;
Divorzio all’italiana : inspiré du film homonyme de Pietro Germi, en léger décalage avec la question désormais réglée du divorce en Italie, mais réflexion sur la famille.
Les grandes questions strictement politiques (comme l’inquiétude suscitée par les systèmes non démocratiques) sont abordées dans le reste des œuvres. Se basant sur des textes existants, ou s’inspirant grandement de faits et de personnages historiques, ils proposent des thèmes de réflexion sur l’avenir du monde, à travers une dramaturgie efficace :
L’Autre côté : l’illusion du pouvoir ;
La Métamorphose : nouvelle emblématique de Kafka, désespoir de l’étouffement social symbolique de l’étouffement politique ;
Aliados : cynisme du politique, travail sur la mémoire ;
Re Orso : basé sur un texte d’Arrigo Boito, histoire d’un roi de Crète cruel et malfaisant, en l’an mille, qui meurt dans l’opprobre ;
Slutchaï : à Saint Pétersbourg, années trente, situation politique délirante décrite par l’absurde.
Comment tout cela est-il traité musicalement ? Qu’est-ce qui dans le traitement musical pourrait avoir un rapport avec le politique ? Ces grands questionnements posés avec acuité par Jean-Jacques Nattiez [20] nécessiteraient une analyse approfondie dont il ne peut être question dans le cadre d’un article. Mais certains éléments peuvent être avancés.
Dans le registre instrumental et vocal, de multiples influences marquent chacune des œuvres. Tous ces opéras ont un traitement très diversifié musicalement. La référence à l’opéra du xxe siècle est encore essentielle, surtout pour les grandes formes, à travers des compositeurs comme Mozart (très cité), Giacomo Meyerbeer, Alban Berg ou Richard Strauss, soit sous forme de citation, soit comme source d’inspiration. On trouve aussi de nombreuses références aux musiques populaires, traditionnelles ou rock. L’intervention de manipulations électroniques par des ingénieurs de l’IRCAM plus ou moins impliqués dans la composition (intervention parfois absente des partitions, comme par exemple La Métamorphose de Michaël Levinas, ce qui viendrait à signifier que cet opéra peut s’en passer) est de plus en plus importante. L’IRCAM s’est en effet largement ouvert aux expérimentations les plus variées avec l’opéra (et cela concerne sept opéras du corpus, de petite comme de grande forme).
Les maisons d’opéra qui commandent des œuvres continuent à demander la plupart du temps que soient utilisées les masses artistiques stables. Ce qui donne lieu à des explorations de son massives (tant des orchestres que des chœurs). Ce sont les opéras de petite forme qui s’autorisent généralement le plus de nouveautés.
On trouve dans le traitement de la voix tout le sens des livrets : elle est donc souvent très tourmentée. Aux côtés des voix lyriques traditionnelles, apparaît la mise en valeur de voix liées au répertoire baroque (les hautes-contre apparaissent dans de nombreux opéras). Le lien avec le passé est là aussi toujours extrêmement fort, malgré l’utilisation de plus en plus massive de moyens technologiques, y compris pour modifier les voix. La voix « chanson » est elle aussi utilisée (notamment pour les opéras jeune public), sans doute pour rendre plus accessibles les ouvrages aux enfants et aux adolescents, pouvant être rebutés par la voix travaillée.
Concernant les lieux de monstration : les œuvres considérées montrent qu’il est possible de faire des opéras partout. Ce qui appartenait au théâtre musical a envahi l’opéra avec des représentations possibles sur des scènes tout à fait traditionnelles (exemple de Pan ! de Marc Monnet, présenté à l’Opéra national du Rhin), et inversement. Si Paris reste le centre de l'activité culturelle française, cela n'entre pas dans les critères de sélection des opéras de la commande d’État. Un seul d'entre eux y a été créé spécifiquement (Re Orso de Marco Stroppa, à l'Opéra-Comique) et deux autres dans ses environs.
Il semblerait qu’une sorte de synthèse, tant musicale que dramaturgique, se soit accomplie avec l’opéra de Sebastian Rivas, Aliados, qui a réuni un véritable consensus autour de lui. La création s’est faite durant le festival ManiFeste de l’IRCAM, le 14 juin 2013. Le réseau Varèse a permis à l’œuvre de tourner dans de nombreuses maisons y compris à l’étranger : d’où les nombreuses dates constatées deux années encore après la création. Les interprètes sont aussi pour beaucoup dans le succès rencontré : l’Ensemble Multilatérale – dont la composition est la suivante : clarinette basse, trombone, percussions, guitare, piano, violon –, ainsi que la mise en scène d’Antoine Gindt, ont permis un travail raffiné avec un acteur (l’aide de camp) et quatre chanteurs solistes.
Le sujet est ouvertement politique dès le titre, et le livret développe un argument clairement critique sur la manière dont a été conduite la guerre des Malouines par Margaret Thatcher, notamment dans le lien qu’elle a développé avec le dictateur chilien Augusto Pinochet [21] pour parvenir à ses fins. Le librettiste, Esteban Buch, professeur à l’EHESS, lui-même Argentin, travaille au quotidien sur les relations entre musique et politique.
La thématique trouve une répercussion forte sur la musique : la ligne de chant est souvent encombrée des bredouillements des deux protagonistes (Margaret Thatcher et Augusto Pinochet), désormais retirés de la vie publique, mais qui se souviennent, par bribes et de travers, de leur action quelques années auparavant. La maladie de Pinochet accentue encore la violence des propos proférés avec une parfaite suavité. Leurs voix sombres (mezzo-soprano, baryton) contribuent fortement à accentuer le sens désespérant du livret. Le travail instrumental, en lien avec l’IRCAM (le studio RIM avec Robin Meyer), est conçu de manière à créer chez le spectateur un univers de références communes (des hymnes nationaux, des chansons, du rock), des citations y compris de compositeurs comme Stravinsky (citation de L’Histoire du Soldat). Tout ce système de référencement est pensé et soupesé. Il contribue à parler non seulement par la matière du texte, mais aussi par la ligne musicale, sans pour autant qu’elle devienne simplement illustrative, de la part obscure des hommes et femmes politiques de la dernière partie du xxe siècle. Il s’agit d’une dénonciation à rebours des silences qui entourent les dictatures et des compromissions des systèmes démocratiques qui les ont laissé s’épanouir et en ont profité.
L'histoire, qui laisse ressentir profondément le drame qu’il suppose, plutôt que suivre des circonvolutions dramaturgiques complexes, à travers une musique révélatrice, rejoint totalement, de fait, l'opéra dans ce qu’il représentait à sa naissance, c’est-à-dire dans son rôle éminemment politique et social.
III. Conclusion
L’opéra contemporain continue à parler aux humains du monde qui les entoure. Rien de très nouveau en matière musicale n’est apparu, sauf sans doute l’utilisation de plus en plus systématique des technologies informatiques et des citations rock ou traditionnelles. Mais ce qui apparaît encore comme un puzzle abstrait devrait, avec le temps, marquer le pas vers un tissage d’influences mondiales, non pas comme le craignent certains pour devenir une soupe médiocre, mais pour mettre en valeur chaque œuvre comme une expérience musicale unique.
Le système de la commande d’État continue à s’inscrire dans un ensemble complexe d’influences. Parallèlement, une nouvelle génération d’élus intervient dans le débat public, qui ne voit pas dans l’opéra les mêmes symboliques que ses aînés. Le pouvoir d’attraction d’un théâtre lyrique semble désormais moindre par rapport à celui exercé par d’autres styles musicaux, notamment les musiques actuelles. D’où la nécessité ressentie aussi par les compositeurs de coller davantage à la réalité quotidienne.
Une nouvelle doxa tend à inciter les compositeurs à se concentrer sur des formes plus petites, qui conditionneront l’avenir et interrogent l’organisation opératique telle qu’elle existe à présent (avec ses bâtiments et ses masses dédiées).
Entre la pérennité de la communauté (citée par Florence Alazard) et la crise du postmodernisme, la création lyrique en France cherche encore sa voie, mais certains compositeurs réalisent d’ores et déjà la synthèse attendue, en particulier à travers la volonté de dénonciation qui traverse l’ensemble des œuvres.
Rencontrer des publics et de fait des citoyens, pour leur parler du monde autrement, procède d’une logique politique immanente à l’histoire de l’opéra, dont on trouve bien les caractères dans les œuvres issues du système de la commande d’État au début du xxie siècle.