La commémoration du cinquantenaire du Traité de l’Élysée, en 2013, pour mettre en évidence le caractère fondateur de l’acte scellant la réconciliation
franco-allemande dans le cadre de la construction européenne, a insisté sur la dimension culturelle du rapprochement promu par le texte signé le 22 janvier
1963 par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, alors même que les dispositions du texte ne comprenaient que la mise en place d’institutions chargées des
affaires culturelles au même titre que des affaires politiques et économiques [1]. Or, force est de constater
que les effets culturels à long terme de ce rapprochement politique – considéré comme mettant en place le « couple » jouant un rôle moteur dans la
construction européenne, au moment même où le général de Gaulle multiplie les signes de la distance critique que la France peut prendre par rapport à la
politique américaine – ne sont pas à la hauteur de ce qui est commémoré. L’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ), créé par le Traité, remplit sans
doute sa mission – notre intention n’est pas d’en discuter ici –, mais la connaissance de la langue et de la culture du partenaire n’est pas devenue un
véritable rapprochement massif « à la base ». L’enseignement de la langue allemande (passant de 18,4 % des effectifs en 2000 à 15,4 % en 2008) dans le
secondaire français est largement distancé par l’enseignement de l’espagnol (passant au même moment de 34,2 % à 39,7 %) [2]. Le constat est peut-être moins accablant lorsqu’il s’agit des traductions en français d’ouvrages
savants, par exemple philosophiques, allemands [3].
Pour ne pas conduire à un bilan mitigé réduisant la portée historique de l’événement politique, les responsables de la commémoration ont eu massivement
recours à un mythe : l’événement politique majeur a eu sa traduction culturelle en chanson. Le schéma est celui du miroir. Un fait politique majeur a des
effets culturels perceptibles dans des productions significatives. Le Traité de l’Élysée aurait eu ainsi sa traduction culturelle avec une chanson devenue
un quasi-hymne : Göttingen de Barbara. La chanson a ainsi été célébrée lors de la commémoration du cinquantenaire du Traité. Dans Le Figaro
du 20 janvier 2013, Patrick Saint-Paul parle d’« un trait d’union nommé Barbara [4] ». Ailleurs, on parle
d’hymne [5]. Dès que l’on entre dans le processus de création de la chanson de Barbara, comme le fait Nikola
Obermann pour l’émission d’Arte Karambolage [6], on sort de l’idée d’un reflet culturel du politique.
Et les mémoires de Barbara font bien de cette aventure autre chose que la mise en pratique dans la chanson d’une politique étrangère : « Je pars donc pour
Göttingen en ce mois de juillet 1964. Seule et déjà en colère d'avoir accepté d'aller chanter en Allemagne. Gunther Klein [Hans-Günther Klein, directeur du
Junges Theater de Göttingen] m’attend à la descente du train. Il est toujours plein d’enthousiasme. Il insiste pour me faire visiter la ville, si belle en
cette saison [7]. »
La réflexion menée ici tend à remettre en cause ce schéma de la chanson miroir. Cette approche critique s’articule en thèses apparemment disjointes, de
façon qui peut sembler dogmatique, mais qui concourent à sortir du schéma du miroir et de la transcription par la chanson a posteriori d’un
événement politique majeur. Ainsi, l’inscription de la chanson de Barbara dans les mémoires dans la société française [8], pas plus que la traduction allemande qu’en a fait la chanteuse en 1967 [9], ne suffit, selon nous, quelles que soient ses qualités, pour percevoir la façon dont les relations
franco-allemandes institutionnelles ou non institutionnelles sont perceptibles dans l’ensemble de la production de chanson des deux pays.
I. Des chants pré-élyséens
Dès avant la signature du Traité de janvier 1963, la chanson était un terrain d’échanges et de transferts culturels franco-allemands. D’une certaine
façon, le genre même de la chanson française a été défini et codifié dans les cafés-concerts de la Belle Époque où fleurissaient les couplets et les
refrains revanchards, créés, par exemple à La Scala ou à l’Eldorado, par Madame Amiati. La période de l’Occupation facilita peut-être l’adaptation en
français de succès de la chanson allemande. Guy Berry reprend en 1941 le succès de Peter Kreuder qu’avait lancé au cinéma Marika Rökk, Musique, musique [10]. Mais l’intérêt de la chanson française pour les succès d’outre-Rhin n’est pas
nouveau. Bien des tangos chantés en français sont, en fait, des adaptations de l’allemand [11]. Tino Rossi et Reda Caire se spécialisent dans ce répertoire : C’était un musicien (Es war einmal ein Musikus) [12], Il pleut sur la route (Auch In Trüben Tagen). Le cinéma contribue largement à la
diffusion de chansons allemandes en français. L’Opéra de quat’sous de Brecht et Weill est repris au cinéma par Georg Wilhelm Pabst (1931) et tourné
simultanément en français et en allemand. C’est aussi le cas du Congrès s’amuse (Der Kongreß tanzt) réalisé par Erik Charell et Jean Boyer,
également sorti en 1931.
L’accession au pouvoir de Hitler conduit en exil en France des auteurs, des compositeurs et des interprètes. Kurt Weill a composé la musique d’une chanson réaliste de Maurice Magre [13] mais, chahuté lors d’un concert [14], il continue sa carrière brillante aux États-Unis. Des compositeurs et arrangeurs, issus de
communautés juives d’Europe centrale et orientale, formés dans des conservatoires allemands et ayant parfois commencé une carrière comme compositeurs de
chansons ou d’opérettes en Allemagne, s’établissent durablement en France, tels Wal-Berg et Norbert Glanzberg. Marianne Oswald (née Sarah Alice Bloch en
1901 à Sarreguemines en Moselle annexée) a connu une double carrière à Berlin puis à Paris. Adaptant en français un ton évoquant le Sprechgesang,
elle chante des chansons entre les cultures. Ainsi dans Mon Oncle a tout repeint, sont associés en 1933, de façon surprenante, le compositeur
allemand communiste Hanns Eisler et le parolier cocasse Jean Nohain [15]. La chanteuse berlinoise Eva
Busch, qui avait épousé le chanteur militant Ernst Busch, engagé dans les Brigades internationales en Espagne, a fui le nazisme en France. Elle s’adapte au
répertoire français, chantant Mireille et Jean Nohain [16]. Ses convictions antinazies sont claires mais
elle peut encore enregistrer à Paris en octobre 1940, par exemple une version bilingue de Bel Ami , chanson tirée de la musique du film de Willi
Forst (1939) avec une musique de Theo Mackeben [17]. Du côté allemand, avant le nazisme, l’intérêt pour la
chanson française est réel dans le très célèbre groupe vocal des Comedian Harmonists, qui enregistre certains de ses succès dans une version française et
reprend par exemple Avec les pompiers [18].
C’est ainsi que s’est constitué dans le répertoire de la chanson française une zone méconnue constituée par un ensemble de chansons adaptées de l’allemand
mais perçues comme de vraies chansons françaises. Le processus d’appropriation a été mené jusqu’au point où l’origine allemande de la chanson a été
entièrement oubliée. Plusieurs conférences publiques avec des auditeurs français confirment le sentiment que des chansons comme Avoir un bon copain
(Ein Freund ein guter Freund, tiré du film Die Drei von der Tankstelle avec une musique de Werner Richard Heymann) ou Les Gars de la Marine sont quasi-unanimement perçues comme des chansons françaises. Mais ce mouvement d’appropriation réussie ne s’arrête pas dans
les années trente. Après la seconde guerre mondiale, un succès de Jacques Hélian (enregistré en 1949), repris, entre autres, par Line Renaud, illustre bien
ce phénomène de construction d’un cadre référentiel « identitaire » français, voire spécifiquement attaché à la Savoie : Étoile des Neiges. Il
s’agit en fait d’une adaptation d’un succès original en allemand : Fliege mit mir in die Heimat. Le compositeur autrichien Franz Winkler avait
enregistré en 1944 et repris en 1948 cette valse évoquant le mal du pays. La chanson est devenue, pour les germanophones, la chanson des populations
déplacées en Europe centrale et orientale après la guerre. La construction d’un marqueur identitaire en France est une transposition de cette nostalgie du
pays perdu. On est en tout cas bien éloigné de la revendication d’un rapprochement culturel franco-allemand. Au contraire, on est dans une logique de déni
de l’influence d’un répertoire étranger. Göttingen n’est pas le premier exemple d’un échange franco-allemand dans le domaine de la chanson, mais
peut-être le premier exemple d’une représentation non caricaturale de la nation voisine. Cela reste cependant une exception dans une production dominée par
la persistance des stéréotypes.
II. Des chansons renforçant les stéréotypes
Admettons, sans que l’on puisse établir un lien de causalité, que certaines manifestations de germanophobie en chanson se sont atténuées et que le Traité
de l’Élysée coïncide avec la disparition progressive de représentations stéréotypées. Un examen attentif de la production de chansons de part et d’autre du
Rhin met en évidence la persistance des stéréotypes mais avec des variations significatives. Quand paraît chez Vogue, en 1963, le 45 tours de Jean
Constantin avec la chanson Une bière pour ma Gretchen, les effets du rapprochement franco-allemand sont, peut-être, trop récents pour
influencer la production. La photographie de la pochette reprend l’image la plus figée du « Germain », allemand ou autrichien, affublé d’un chapeau tenant
un impressionnant bock de bière [19]. Et le souvenir de la seconde guerre mondiale est d’une certaine façon
banalisé dans les cultures populaires, en particulier dans le cinéma. On peut penser au rôle de Papa Schulz interprété dans Babette s’en va-t-en guerre de Christian-Jacque (1959) par Francis Blanche, qui a joué un rôle important dans l’histoire de la chanson comme
parolier pour de nombreuses adaptations, mais aussi au rôle du major Achbach interprété, en 1967, par Benno Sterzenbach dans La Grande Vadrouille.
Mais est-ce le reflet d’un particularisme franco-allemand ? La caractérisation de l’officier allemand apparaît dès 1942 dans To be or not to be
d’Ernst Lubitsch, où Sig Ruman interprète le Colonel Ehrhardt.
S’ajoute à ce stéréotype une question de concurrence économique : l’Allemagne de la reconstruction et du miracle économique inspire les quolibets ravageurs
des humoristes. En 1967, le chansonnier Roger Nicolas évoque les mésaventures d’un voyageur de commerce français à Berlin en des termes qui prouvent que le
Traité de l’Élysée n’a pas encore rapproché les peuples et les cultures [20]. L’Allemagne travaille et
Henri Salvador en fait une forme de slogan : « Quand on travaille, on travaille. Quand on rigole, on rigole [21]. » La chanson française reste dans cette représentation très stéréotypée de ce qui est « germanique »
avec par exemple La Grosse Noce de Gilbert Bécaud (1962) [22]. Quand en 1975, Annie Cordy enregistre
comme un air typiquement allemand Frida oum papa (1975) [23], rares sont les Français prêts à
considérer que la mélodie est, à l’origine, tchèque (Škoda lásky), composée par Jaromír Vejvoda, avant d’être reprise en Amérique ( Beer Barrel Polka) et ailleurs (Rosamunde).
À force de s’inspirer du stéréotype pour caractériser la nation voisine, on ignore la réalité des pratiques culturelles qui prévalent outre-Rhin, y
compris lorsqu’elles sont auto-parodiques. Le Tyrol autrichien et la Bavière sont alors désignés comme les lieux archétypaux de la germanité.
L’accordéoniste André Verchuren, ancien résistant, salué par le général de Gaulle, connaît un beau succès avec son P’tit chapeau tyrolien [24]. Or, il s’agit d’une adaptation, en définitive assez proche, d’une parodie de Blasmusik
allemande interprétée en allemand par le chanteur et trompettiste d’origine jamaïcaine Billy Mo [25]. Le
public français considère comme typiquement allemandes des chansons dans lesquelles la plupart des Allemands ne se reconnaissent pas. Dans des soirées
dansantes françaises, en particulier dans l’Est de la France, un slow est perçu comme typiquement allemand : Sag warum [26]. Or ce succès de 1959 est une chanson luxembourgeoise, interprétée par Camillo Felgen, sur une musique
de Phil Spector. Par la suite Camillo Felsen représente le Grand-Duché du Luxembourg au concours de l’Eurovision. L’institution européenne du concours de
la chanson, le rôle qu’y joue le Luxembourg, tout cela montre bien que la chanson n’est pas un terrain où l’on peut isoler un face-à-face germano-français.
C’est en effet sous les couleurs du Luxembourg que se sont présentées au concours de l’Eurovision, outre Camillo Felgen, des personnalités aussi
différentes que Michèle Arnaud, Michèle Torr, Nana Mouskouri, Vicky Leandros, France Gall. Plusieurs de ces interprètes ont d’ailleurs eu des expériences
professionnelles françaises et allemandes. La façon dont la production de chansons est sortie du stéréotype ne s’explique pas par la seule volonté
politique du rapprochement franco-allemand mais aussi par la présence d’autres références, d’autres modèles culturels. Nous reviendrons à cette
triangulation ; bornons-nous, pour le moment, à relever que le genre même de la chanson implique au moins autant que des stéréotypes nationaux des
figures obligées, des situations-types telles que la tristesse de la séparation, la rencontre amoureuse, la nostalgie.
III. Des figures obligées de l’art de la chanson
L’histoire d’amour impossible entre un Français et une Allemande apparaît comme une thématique inépuisable dans la chanson. Lale Andersen, créatrice de Lili Marleen, prononce en exergue d’une chanson allemande deux mots en français : « Au revoir, Marcel. » La chanteuse s’était spécialisée dans le
répertoire lié à l’Allemagne du Nord, dans les histoires de ports, de marins, d’adieux. Ce français minimal, marqueur exotique des chansons allemandes, se
concentre sur le mot « merci ». En 1937, Zarah Leander interprète une chanson qui a pu changer de signification avec la Seconde Guerre mondiale :
Merci mon ami es war wunderschön
Tausend Dinge möchte' ich Dir noch sagen
Liebling wir müssen und wiederseh'n
Es war ja so schön [27]
En 1966, la chanson franco-germanophone est autrichienne et européenne : Merci, Chérie et son interprète Udo Jürgens obtiennent le Premier Prix au
concours de l’Eurovision [28]. Le label Vogue a vite lancé un disque comprenant une version française des
succès d’Udo Jürgens, y compris celui-là [29]. Parfois les références en français s’étoffent un peu. En
1961, la chanteuse danoise Vivi Bach (ou Bak) enregistre, pour le marché européen et le marché allemand particulièrement, chez Philips, un 45 tours : sur
une face, le titre est en anglais (Play Boy), sur l’autre, en français (Voulez-vous Monsieur [30]). En 1996, la chanteuse Nicole reste dans le même registre en
mêlant français et allemand [31]. Lady Marmalade chantée par Patti LaBelle en 1974 apporte une
référence plus précise à Nicole qui passe du « voulez-vous danser ? » à « voulez-vous coucher avec moi ? ». Là encore, une approche exclusivement
franco-allemande ne suffit pas à rendre compte de la réalité des échanges culturels franco-allemands intégrés à l’émergence d’un marché européen et
transatlantique de la variété. En 1983, le groupe néerlandais The Shorts, qui se place dans le genre des « boys bands », lance en anglais une chanson avec
un refrain en français basique. Suivent des versions dans presque toute l’Europe où le refrain français alterne avec un couplet en néerlandais, norvégien,
hongrois mais aussi une version allemande :
Comment ça va ? Comme ci, comme ci, comme ci, comme ça.
Tu ne comprends rien à l'amour, restez la nuit, restez toujours.
Mann, war das ein Mädchen damals in Paris.
Ich ging mit ihr tanzen, ach, was war sie süß.
Sie lag so eng in meinen Armen, ich sagte, komm wir geh'n hier fort
Doch ihre Antwort war französisch, ich verstand kein Wort [32].
La représentation de la France dans les chansons allemandes conjugue une tradition spécifique qui fait que lorsque l’on vit bien on vit « comme Dieu en
France » (« wie Gott in Frankreich ») et une tradition internationale du plaisir d’être à Paris et en France très présente dans le cinéma américain.
C’est la France d’un Américain à Paris, des standards d’outre-Atlantique qui réinventent l’esprit européen : I love Paris (Cole Porter,
1953), April in Paris (Vernon Duke, 1932), etc. D’ailleurs, bien des chansons allemandes sur la France sont interprétées par des chanteurs d’origine
anglo-saxonne. William McCreery Ramsey né dans l’Ohio en 1931 fait carrière en Allemagne sous le nom de Bill Ramsey. Un de ses succès conduit à Pigalle,
présenté comme une véritable souricière (« Mausefalle ») [33]. Chris Howland, né à Londres en 1928,
chante en allemand ce qu’il a appris à Paris et qui renvoie à sa formation sentimentale [34]. La chanson
allemande reste longtemps figée sur cette image de la facilité de vivre en France et particulièrement à Paris. La Goualante du Pauvre Jean de René
Rouzaud et Margueritte Monod, immortalisée par Piaf, est vite transposée en allemand et devient Les Braves Gens de Paris (Die feine Leute von Paris), titre interprété par le chanteur néerlandais Lou Van Burg et, toujours en allemand, par la chanteuse italienne Ines
Taddio [35].
IV. Adaptations, transpositions…
Lorsque Liselotte Malkowsky interprète Das Meer, elle adapte fidèlement la chanson de Charles Trénet. Ancienne résistante antinazie allemande, elle
travailla avec les autorités américaines d’occupation et chanta un répertoire résolument franco-allemand [36]. Les adaptations mettent en évidence chez certains interprètes une forme de culture multiple.
Elles mettent en jeu des phénomènes plus complexes que la simple traduction d’un texte : il s’agit d’une appropriation, d’un phénomène actif qui
bouscule le schéma des échanges culturels bilatéraux. Quand Dalida reprend en allemand Milord, il suffit de rappeler que les paroles françaises de
cette chanson de Piaf sont de Georges Moustaki pour qu’une dimension multipolaire apparaisse. Les échanges culturels franco-allemands s’inscrivent dans un
cadre comprenant d’autres systèmes de référence. Nous évoquerons plus loin des effets de « triangulation ». Interviennent aussi des stratégies
commerciales. Jacques Dutronc a enregistré sous le label Vogue Paris s’éveille (1968) [37]. La
transposition berlinoise de Bob Telden Berlin erwacht (1969), est également enregistrée sous le label Vogue [38].
V. La France et l’autre Allemagne en chansons
Le schéma des relations franco-allemandes « reflétées » par la chanson néglige l’existence, à l’Est, d’une République démocratique allemande qui, dans les
années soixante et, surtout, dans les années soixante-dix, a une politique culturelle active dans laquelle la chanson occupe une place importante. Une
chanteuse française, dont la production est largement exportée, semble s’être spécialisée dans la diffusion en allemand vers les deux Allemagnes : Mireille
Mathieu. Ses disques sont inscrits au catalogue de la firme d’État de musique populaire Amiga, elle passe à la télévision est-allemande, rencontre la star
de la chanson de la RDA Frank Schöbel [39]. Mais il serait caricatural de s’en tenir à la répétition de
chaque côté du Mur du succès Hinter den Kulissen von Paris pour rendre compte de la réalité des échanges entre la RDA et la France dans le domaine
de la chanson. Le catalogue des disques Amiga ne se limite pas, en chanson française, à Mireille Mathieu, mais comprend aussi Charles Aznavour, Georges
Moustaki, Gilbert Bécaud [40], gaulliste notoire, prônant les relations entre les peuples contre les
superpuissances, par exemple dans Nathalie. Dans la version en allemand [41], le « champagne de
France » est, cependant, remplacé par du « Krimsekt ». Une chanteuse est-allemande popularise en France les chansons de Brecht, avec les musiques de
Kurt Weill, mais aussi celles moins connues d’Eisler ou de Dessau. Mais elle chante également du Brel adapté en allemand [42]. L’absence de relations diplomatiques privilégiées et l’appartenance à des blocs politiques hostiles,
l’existence du Mur, la guerre froide ne mettent pas fin aux échanges dans le domaine de la chanson.
Le centre culturel de la République démocratique allemande inauguré à Paris le 19 décembre 1983 est, certes, un outil étroitement contrôlé par le régime [43], mais la chanson n’est qu’accessoirement un outil de propagande. Le phénomène d’« ostalgie »
lorsqu’il s’applique à la chanson ressuscite souvent des succès « occidentaux » qui faisaient partie d’une culture commune. La conformité de la chanson à
un stéréotype n’est pas seule en cause pour favoriser son inscription dans les mémoires : les chansons sont associées à des épisodes de l’histoire
personnelle des auditeurs. Des chansons dont le rapport avec les questions franco-allemandes peut sembler ténu dans le texte ou la musique ont pu prendre
dans leur contexte un intérêt pour les échanges culturels. En un sens, ce sont de nouveaux stéréotypes qui se mettent en place.
VI. Des thématiques allemandes dans les chansons françaises
Lorsque Georges Moustaki met en musique Verlaine dans Gaspard [44], rares sont les auditeurs qui
mettent la chanson en relation avec l’histoire de Kaspar Hauser apparu à Nuremberg et décédé à Ansbach au xixe siècle. Moustaki enregistre une
version pour l’exportation non en allemand mais en espagnol [45]. L’Allemagne chantée en France n’est plus
celle du miracle économique mais un pays retournant vers un passé mythique, une Allemagne romantique, de voyages et d’escales portuaires. Suzy Solidor, à
la réputation sulfureuse, chante Hambourg, « un soir de pluie » [46], mais de Rotterdam à Frisco, tous les
ports se valent pour se perdre dans des amours impossibles. Le Berlin chanté par Piaf est tout aussi sinistre et propice aux rencontres sans lendemain [47]. Et pourtant un autre visage de Berlin, en tout cas Berlin-Ouest, apparaît dans une chanson d’Elga Andersen, sur des paroles françaises d’Eddy Marnay et une musique d’Emil Stern, comme une ville trop occidentalisée, avec trop de néons et trop de vaine
agitation [48], peut-être parce que la ville n’est plus conforme au nouveau stéréotype nostalgique qui
s’accentue au cours des années soixante et soixante-dix. La nostalgie conduit la chanson à célébrer un passé germanique où Allemagne et Autriche sont
étroitement associées. Eddy Marnay et Emil Stern écrivent ensemble « une rengaine qui traîne dans Vienne » [49]. L’évocation du cabaret berlinois dans le film de Bob Fosse, en 1972 [50]. La nostalgie conduit presque Patricia Kaas à trouver plus de souvenirs dans « l’autre Allemagne » [51]. Alors que le passé « est une injure », l’examen critique va jusqu’à remettre en cause avec
Jean-Jacques Goldman une bonne conscience a posteriori [52]. Mais on ne peut isoler le dialogue
franco-allemand, qu’il soit consensuel ou critique, de courants d’échanges culturels européens et transatlantiques.
VII. Une culture multipolaire de la chanson
Si, avant la seconde guerre mondiale, le courant d’échanges conduit à un plus grand nombre d’adaptations françaises de succès allemands, les échanges
semblent s’inverser après la fin du conflit. Mais s’agit-il d’un simple renversement de sens d’un échange bilatéral ? Un des premiers succès français
adapté en allemand est une pseudo-samba brésilienne chantée par l’orchestre de Ray Ventura, reprise par René Carol (pseudonyme de Gerhard Tschierschnitz,
prisonnier de guerre allemand évadé) et Danielle Mac [53]. Il s’agit peut-être d’une forme précoce de la
catégorie « Variété internationale ». Bien des artisans des échanges de chanson entre la France et l’Allemagne sont des artistes internationaux difficiles
à classer dans un seul cadre national : Demis Roussos, Nana Mouskouri, Mike Brant, Dalida, Adamo (belgo-sicilien), les sœurs Kessler. Un très célèbre
Allemand fait carrière un peu partout dans le monde en se faisant passer pour un Russe : Hans Rolf Rippert, alias Ivan Rebroff. Marcel Amont, qui chante
souvent en allemand, a épousé une des sœurs Kessler. Des chanteurs français ou ayant déjà chanté en France réalisent une partie de leur carrière en
Allemagne, que ce soit pour retrouver une popularité déclinante en apparaissant comme des « artistes internationaux » ou pour réaliser des enregistrements
spécifiquement destinés par leur maison de disques à un marché étranger. France Gall reste en Allemagne et enregistre plusieurs albums dans la seconde
moitié des années soixante. Françoise Hardy sort en 1965, sous le label Vogue, un disque en allemand, uniquement commercialisé en République fédérale.
C’est d’ailleurs un des points qui l’opposent au label : elle souhaite diffuser en France, entre autres, ses titres allemands et finit pour cela par fonder
son propre label Hypopotam.
Il n’y a, en définitive, que le chanteur berlinois Reinhard Frederik Mey qui ait pu mener une double carrière franco-allemande. Mais l’esthétique de ses
chansons, les accompagnements relèvent souvent de choix esthétiques assimilables à du « folk ». Même dans une œuvre aussi profondément transnationale
franco-allemande, d’autres références atlantiques sont présentes. Ainsi lorsque Marcel Amont chante en duo avec Peter Kraus, ils mêlent le répertoire
français, allemand et américain avec, en particulier, un remarquable Chattanooga Choo Choo [54],
incontournable référence qui réapparaît quand, en 1983, Udo Lindenberg évoque ses tribulations en République démocratique allemande avec son Sonderzug nach Pankow [55].
On ne peut évoquer le Göttingen de Barbara en oubliant le Berlin de Lou Reed ou le rôle de Hambourg dans la carrière des Beatles. L’insistance sur une
chanson de Barbara, quelles que soient ses qualités poétiques et musicales, a laissé de côté, hors du champ de l’histoire franco-allemande, une masse de
chansons, certes très inégales, mais significatives de réalités historiques aussi diverses que la persistance des stéréotypes, les influences américaines
qui s’exercent de part et d’autre du Rhin, l’émergence d’un marché international de la chanson dominé par quelques grandes figures de chanteurs et
largement déterminé par les stratégies commerciales des maisons de disque. À cet égard, le rachat des disques Vogue par le groupe Bertelsmann en 1992 [56] marque peut-être la fin d’une période d’échanges franco-allemands plus déterminés par le
poids de ces structures de production que par le volontarisme politique et culturel proclamé dans le Traité de l’Élysée.