Musique, Pouvoirs, Politiques
La musique et l’aménagement culturel de la métropole parisienne : entre démocratisation et compétitivité des territoires
Camille Rouchi
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ

Si la musique est un véhicule d’idées et sans doute le reflet d’une société, que dire des équipements qui ponctuent nos rues ? Leurs ambitions et leurs esthétiques sont tout autant des messages politiques. Depuis toujours, Paris attire et accueille. Pourtant, hors Paris intra-muros, les territoires sont moins desservis par les transports et l’offre culturelle diminue. L'analyse géographique de la région nous permet d’aborder les politiques publiques en matière de musique comme étant parties prenantes des stratégies territoriales en pleine mutation. Notamment, le projet métropolitain du Grand Paris dessine un avenir culturel centralisé et multipolaire – à travers des lieux emblématiques qui élargiront le socle de l’identité parisienne – et perturbe la lecture politique commune en faveur de la démocratisation culturelle.

MOTS-CLÉS
Mots-clés : politiques culturelles ; Grand Paris ; démocratisation culturelle ; compétitivité ; métropolisation ; aménagement culturel
Index géographique : Île-de-France
Index historique : xxie siècle
SOMMAIRE
I. Un contexte contraint pour les lieux dédiés aux musiques actuelles en Île-de-France et l’offre culturelle de proximité
II. Polarisations métropolitaines et mise en concurrence de nouveaux territoires culturels
III. Conclusion
TEXTE

Depuis plusieurs années, le secteur des musiques actuelles est confronté à de profondes mutations économiques, de la recherche de nouveaux modèles à la constitution de filières, des mutualisations au développement territorial. Mais finalement sont peu évoqués les jeux de territoires et la géographie des subventions. Or, la métropole, phénomène à la fois géographique et institutionnel, est aujourd’hui au cœur du débat public, par sa faculté à organiser une multitude de flux et à concentrer les hommes, les activités et les capitaux. Dans ce contexte, les musiques actuelles cristallisent un certain nombre de problématiques urbaines au cœur des déplacements et des modes de production métropolitains. Ainsi, rapprocher la musicologie de la géographie à travers l’étude des territoires révèle la complexité des pratiques culturelles des populations, des idéologies et surtout l’importance des pouvoirs publics en matière de valorisation artistique. Et, si la musique est un véhicule d’idées et sans doute le reflet d’une société, que dire des équipements qui ponctuent nos rues : leurs ambitions et leurs destinations sont tout autant des messages politiques.

Depuis toujours Paris attire et accueille, son territoire à la fois dense et lisible s’inscrit au cœur de l’histoire de l’architecture et des arts. La ville de Paris reçoit ainsi des millions de touristes chaque année. Mais, hors Paris intra-muros, les territoires sont moins desservis par les transports et l’offre culturelle diminue. Aujourd’hui, le projet métropolitain du Grand Paris dessine un avenir culturel multipolaire à travers des lieux emblématiques qui élargiront le socle de l’identité parisienne, et l'analyse géographique de la région nous permet d’aborder les politiques publiques en matière de musique comme étant parties prenantes des stratégies territoriales propres à notre époque. La reconnaissance institutionnelle de la Métropole du Grand Paris (MGP), nouvel échelon majeur issu de l’acte III de la décentralisation qui verra le jour au 1er janvier 2016, permet l’avènement d’un nouveau territoire de projets à la fois économiques, politiques et culturels. Les réformes territoriales cristallisent un certain nombre d’enjeux autant politiques que symboliques, vis-à-vis desquels les politiques culturelles dans le secteur musical ne sont pas en reste.

La région Île-de-France apparaît immédiatement comme un excellent laboratoire d’analyse, car elle encercle l’agglomération parisienne et la polycentralité des projets d’aménagement métropolitain. La limite administrative de la région et le phénomène de métropolisation questionnent à la fois le rapport du centre à la périphérie et les multipolarités à l’œuvre en matière d’offre artistique. Le projet de cet article apparaît alors comme une confrontation : il s’agira, d’une part, de discuter les tensions qui s’exercent actuellement dans le secteur des musiques actuelles en Île-de-France et leurs conséquences sur le territoire régional, et d’autre part, d’engager une réflexion sur la construction d’équipements culturels dédiés à la musique dans une perspective d’attractivité métropolitaine. Nous analyserons, à partir de l’aménagement du territoire, les nouvelles formes de pouvoir qui émergent autour de la musique. Et, nous verrons qu’elle est au cœur d’enjeux géopolitiques à la fois intra-métropolitains et extra-métropolitains qui laissent parfois la valeur sociale de l’art au rang des vieilles utopies.

I. Un contexte contraint pour les lieux dédiés aux musiques actuelles en Île-de-France et l’offre culturelle de proximité

Tout d’abord, il nous faut rappeler que la culture est un des rares secteurs des politiques publiques à ne pas avoir été décentralisé. La culture n’est donc compétence obligatoire que de l’Etat, par l’intermédiaire des Directions régionales des affaires culturelles (DRAC), et est parallèlement soutenue par le volontarisme des échelons territoriaux et principalement de l’échelon communal (et sans doute demain intercommunal), au plus proche des habitants et des enjeux sociaux, qui finance la culture aux deux tiers et incarne ainsi la garantie de la « démocratisation culturelle » sur les territoires. Pourtant, aujourd’hui le volontarisme des collectivités territoriales se confronte à la dureté des finances publiques qui a fortement impacté le secteur des musiques actuelles à l’échelle nationale. D’abord, la baisse pluriannuelle des dotations de l’Etat sur les investissements et les services publics locaux, qui selon une enquête de l’Association des petites villes de France impactera fortement le secteur puisque 95 % des petites villes interrogées en 2014 envisagent des coupes budgétaires dans le domaine de la culture (organisation de manifestations culturelles, création et gestion des salles de spectacles ou encore subventions versées aux associations culturelles) [1].

Aujourd’hui, les structures culturelles franciliennes se retrouvent pour bon nombre d’entre elles en difficulté. Avec la baisse des dotations de l’Etat, beaucoup de collectivités sont tentées par un recentrage sur leurs compétences obligatoires, qu’elles ont déjà du mal à assumer. Certaines collectivités ayant notamment pour l’année 2015 diminué parfois jusqu’à 50 % leur budget culturel en réaction aux baisses de dotations. Les structures de musiques actuelles en Île-de-France sont également touchées, en témoigne la  « cartocrise [2] », cette carte interactive alimentée par les acteurs culturels qui recense a minima pas moins de six suppressions ou annulations de festivals, structures ou associations de musiques actuelles sur le territoire régional au cours de l’année 2015, toutes situées dans les départements de la grande couronne parisienne (Essonne, Yvelines, Val-d’Oise et Seine-et-Marne) [3]. Par ailleurs, la carte ne recense pas le nombre croissant de structures, d’événements et d’emplois menacés dans le secteur. Entre autres exemples, le désengagement des Conseils départementaux – pouvant atteindre une diminution budgétaire de 25 % dans les Yvelines en 2015, et la prédiction d’un désengagement sans précédent des financements publics en matière de culture d’ici trois ans – entraîne déjà des réactions en chaîne, qui vont s’accélérer au cours des prochaines années. Ajoutons que les quatre départements de la grande couronne parisienne et le département du Val-de-Marne en petite couronne sont moins pourvus en structures, en festivals et donc en soutiens publics de la part des échelons territoriaux en matière de musiques actuelles. Parallèlement, la DRAC Île-de-France finance déjà prioritairement Paris et la petite couronne parisienne, qui constituent les futurs territoires du Grand Paris, participant à la fois au dynamisme du cœur métropolitain et à la fragilité du tissu culturel des territoires périphériques de la grande couronne parisienne. En effet, Paris, le département des Hauts-de-Seine et la Seine-Saint-Denis perçoivent, à eux trois, 46 % des subventions de la DRAC en 2015, tandis que les cinq autres départements franciliens se partagent 54 % des budgets, majoritairement situés en grande couronne [4]. Et si, au regard de la démographie et du nombre d’équipements culturels dans les départements de la petite couronne parisienne et à Paris, le pourcentage de subvention ne semble pas correspondre à une surdotation, la forte présence d’équipements culturels privés (plus particulièrement à Paris où la ville ne soutient que deux lieux de musiques actuelles : le centre Fleury Goutte d’Or-Barbara et la Gaîté Lyrique) ajoute au constat d’une prédominance de l’offre culturelle dans l’hyper-centre métropolitain, dont les territoires jouissent d’un fort volontarisme politique en matière de culture, et sont largement pourvus en festivals et lieux de diffusion. Or, les territoires de la grande couronne parisienne sont, eux, plus éloignés du cœur métropolitain et de l’effervescence culturelle de la capitale, et les moins pourvus en structures culturelles en gestion privée autonomes des subventions publiques. Finalement, les zones périurbaines et rurales qui constituent les trois quarts du territoire régional, sont de plus en plus enclavées culturellement, et constituent parfois ce qu’on pourrait nommer de véritables « déserts culturels » aux portes de la Métropole du Grand Paris, dont l’unité politique intercommunale renforcera sans doute l’attention portée aux équipements et manifestations dédiés aux musiques actuelles dans le cœur de l’agglomération.

En outre, la loi NOTRe [5], effective depuis août 2015, impose la constitution de grandes intercommunalités en grande couronne, capables de jouer un rôle dans la région face à l’écrasante Métropole du Grand Paris en construction. Cependant, la crainte de la mutualisation, à la fois des équipements, des emplois et des moyens, inquiète un certain nombre d’acteurs. Et parallèlement, ces super-équipements mutualisés risquent de concentrer, par leur « attractivité » étendue, une part substantielle des subventions. L’émergence de la métropole parisienne comme nouveau pouvoir politique dans la région impose que se constituent dans les territoires « périphériques » en grande couronne, des intercommunalités aptes à se positionner contre un éventuel état de relégation, afin de limiter le développement d’une région culturelle à trois vitesses : avec d’une part le monstre-métropole que constitue le Grand Paris, dont le poids politique rejoint le poids économique dans la région ; d’autre part les puissantes intercommunalités qui se constituent en grande couronne autour des zones fortement productives, des pôles de développement métropolitains et des futures gares du Grand Paris ; et enfin, les territoires qui constitueraient des « marges », ces territoires à dominante rurale en périphérie de l’agglomération.

Mais cette géographie régionale des subventions révèle en outre une évolution de la perception politique de la culture. Car, si depuis son avènement, l’impératif de démocratisation culturelle consiste avant tout en l’accessibilité géographique de la pratique et des expressions artistiques, il s’inscrit dans des enjeux politiques de proximité. Or le contexte actuel radicalise deux visions jugées antinomiques. D’abord la vision sociale de l’art, censé constituer un socle culturel à la Nation, matérialisée depuis les années Malraux au travers des politiques menées en faveur de la « démocratisation culturelle » de certaines esthétiques artistiques. Puis les années Lang de la « démocratie culturelle », qui chercheront progressivement à élargir le socle et l’accès à de nouvelles expressions artistiques. Les musiques actuelles rattraperont alors leur retard historique. Une seconde vision plus récente, dite « utilitariste », envisage quant à elle la culture via la question du développement local et commercial, avec une attention particulière portée sur le secteur des musiques actuelles, qui fait la part belle au tourisme et à la temporalité événementielle des destinations (festivals et programmation des salles de spectacle), et surtout aux industries culturelles et créatives qui ont alimenté dès leur essor les débats sur la « marchandisation culturelle » et qui répondent parfaitement de l’exigence de « créativité », devenue autant un concept marketing qu’une utopie mobilisatrice.

Depuis quelques années, on assiste ainsi à un changement de paradigme : l’évolution du secteur artistique vers la vision utilitariste. Mais, la récente rigueur budgétaire et le dogme des politiques européennes autour de la croissance et du développement économique, font ré-émerger la question de l’utilité sociale de la culture et à travers elle, de l’intérêt du milieu et du modèle associatif. Car ces acteurs de proximité, prédominants à l’échelon local, ne répondent pas aux exigences de concentration, de productivité ou de marketing de l’économie contemporaine, et leur prise en charge financière, qui nous l’avons vu s’amoindrit, pose la question de l’évolution des positions idéologiques des élus et des acteurs du secteur public. Notamment, la question de la prise en compte de la demande du public, à travers le financement de lieux et de manifestations aux programmations jugées « populaires » qui tendent à se généraliser, n’en constitue pas moins une forme de négation du travail de fond porté par le tissu associatif local autour des équipements, des équipes artistiques et de la société civile. La question « court-termiste » de la consommation culturelle semble se substituer progressivement à l’impératif affadi de la « démocratisation culturelle » ; l’obtention d’une offre immédiate et l’adhésion de l’électorat local succédant à l’approche pédagogique et aux recommandations des experts qui partagent toujours la définition malrusienne et l’estime pour la Haute culture. La question budgétaire, parfois prétexte, alimente le discours des élus autour des « politiques de rente » et souligne une posture idéologique qui dépasse largement le champ de la culture, attaquant particulièrement le milieu associatif et à travers lui la question de l’initiative citoyenne, jusqu’à la négation de l’échelon local et de la proximité. Derrière ce discours, la nécessité de faire évoluer le modèle économique des structures culturelles aujourd’hui subventionnées entend l’émancipation du secteur vis-à-vis des politiques publiques. Or, ce constat et ce martèlement brutal du discours politique apparaissent comme un leurre, pour tout un ensemble d’activités comme celle de la pratique amateur ou des actions menées en faveur des publics scolaires, à la fois enjeux majeurs de la démocratisation culturelle et angles morts des politiques publiques en matière de culture.

Ainsi, en Île-de-France, l’appauvrissement de l’offre artistique de proximité et en particulier du secteur des musiques actuelles touche-t-il plus particulièrement la grande couronne parisienne, révélant à la fois une polarisation centralisée dans le cœur métropolitain et une déshérence des territoires périphériques à l’agglomération, qui semble faire fi d’un maillage territorial équilibré, fer de lance des politiques de démocratisation culturelle entamées depuis la seconde partie du xxe siècle en faveur de l’accessibilité et d’un dynamisme culturel local garant de la mission sociale attribuée à l’art.

II. Polarisations métropolitaines et mise en concurrence de nouveaux territoires culturels

Avec l’avènement de la Métropole du Grand Paris est reconnue la nécessité d’un élargissement politique de la capitale au regard du processus de métropolisation, qui modifie la forme urbaine autant que ses fonctions, et assure l’insertion de la ville dans l’économie internationale. Paris a rejoint le rang des « villes globales [6] », épingles d’un maillage géo-économique globalisé, et côtoie ainsi d’autres entités dans un rapport inter-métropolitain, c'est-à-dire en compétition avec les métropoles qui émergent à travers le monde. Parallèlement, l’extension de l'agglomération parisienne implique de nouveaux enjeux urbains métropolitains qui caractérisent l’extension évolutive de l’ensemble de ses flux, qu’ils soient économiques ou liés aux déplacements. Ainsi, la question métropolitaine réinterroge la question de l’accessibilité de la culture, et, dans la mesure où la métropolisation est un processus, l’urbain et ses pratiques changent d’échelle et créent de nouvelles centralités, qui se côtoient dans l’espace intra-métropolitain. Nous avons précédemment vu qu’il se dessine une disparité très forte de l’accessibilité culturelle, notamment aux équipements alloués aux musiques actuelles dans la région. L’évolution des frontières administratives au regard des nouvelles réformes territoriales interroge encore les effets de la métropolisation dans l’application des politiques publiques et la persistance d’une problématique centre-périphérie. Elle préfigure déjà la naissance de nouvelles centralités fortes en petite couronne, c'est-à-dire au sein de la métropole du Grand Paris en devenir.

La question de l’attractivité culturelle des territoires, étayée par les travaux de nombreux chercheurs, a permis de prendre la mesure du potentiel que représente la culture à la fois comme ressource attractive – et la musique joue, nous le verrons, un rôle déterminant – mais aussi comme opérateur pour la mobilisation d’autres ressources au sein de projets politiques, économiques et sociaux. Les études portant sur les quartiers artistiques des grandes villes européennes, les Capitales européennes de la culture et le développement des friches culturelles ou des nouveaux territoires de l’art ont, quant à elles, pointé le potentiel de régénération urbaine porté par l’art et la culture. S’ajoute alors deux tendances : l’avènement de la ville créative et la mise en destination culturelle des territoires. Tout d’abord, la notion de « créativité » apparaît, par le biais des industries culturelles et créatives, comme le moteur d’un dynamisme social, économique, politique et scientifique à l’échelle mondiale. Les clusters culturels fleurissent comme des utopies où artistes et créateurs, investisseurs et scientifiques se mobilisent dans une fertilisation croisée. Ensuite, l’apologie du tourisme culturel favorise la mise en tourisme des territoires et l’esthétisation des villes. Il faut, pour s’en convaincre, prendre la mesure de la compétition territoriale que se livrent désormais les métropoles en misant à la fois sur l’économie créative et la valorisation touristique, dans une stratégie de développement territorial.

Au sein de la Métropole du Grand Paris en construction, la ville de Paris apparaît nettement comme la grande gagnante de l’attractivité culturelle dans la région, centralisant équipements, artistes, créatifs et enjeux de consommations culturelles et touristiques. À ses cotés, les départements des Hauts-de-Seine et de la Seine-Saint-Denis apparaissent particulièrement dynamiques, formant les deux polarités culturelles majeures de la région et talonnant l’incontestable centralité parisienne.

La Seine-Saint-Denis, située au nord-est de Paris, forme avec deux autres départements (les Hauts-de-Seine et le Val-de-Marne) la petite couronne parisienne. Sa superficie (236 km2) en fait l'un des plus petits départements français. A l’origine, la création du département a été motivée par le souhait politique plus ou moins implicite de cantonner dans un espace déterminé ce qui pouvait constituer un obstacle majeur à la mise en œuvre de la politique gaulliste, c'est-à-dire la présence du Parti communiste français. La nouvelle limite administrative devait garantir que les deux autres départements constitués dans la proche banlieue (les Hauts-de-Seine et le Val-de-Marne) échapperaient à l'influence de cette même force d'opposition, tout en bénéficiant des programmes les plus déterminants d'aménagement urbain (La Défense pour les Hauts-de-Seine ou le secteur de la ville nouvelle de Créteil pour le Val-de-Marne). La Seine-Saint-Denis a longtemps gardé l'image d'un département voué à l'activité industrielle, ce qu'elle fut effectivement. Elle est également et historiquement un territoire de volontarisme artistique fortement soutenu par ses élus, fier d’un secteur associatif florissant, notamment autour des villes de Saint-Denis et de Montreuil, et de l’emplacement de nombreux studios de répétition, d’équipements culturels et de festivals comme celui, célèbre, de la Fête de l’Humanité. Depuis quelques années l’intercommunalité de Plaine Commune a le projet de développer le secteur des industries culturelles et créatives, la formation et la recherche, autour d’un projet de territoire polarisé et productif, un cluster autour de l’image et des nouvelles technologies, doté d’une marque « Territoire de la Culture et de la Création ». Ce nouveau territoire de projet émergé en 2000 s'appuie sur trois dimensions fortes qui lui donnent toute sa consistance : au projet économique de constitution d'un cluster en matière de création et d'arts numériques au sens large, s'ajoutent des volets urbains et culturels prépondérants. La culture irrigue très largement l'ensemble des facettes du projet : la valorisation des artistes, artisans et lieux de création ; des filières économiques fortes, notamment celles de l'image et des nouvelles technologies ; des structures majeures en terme d'enseignement et de formation ; de nombreux laboratoires de recherche publics et privés. Les nouvelles images, le cinéma, le numérique, le spectacle vivant et l'artisanat d'art constituent le cœur du pôle de la création et les acteurs de ces différents champs d'activité sont déjà fortement implantés sur le territoire. Il s’agit d’un projet global de développement urbain qui s'inscrit dans une dynamique de revalorisation, en s'appuyant sur les atouts d'un territoire populaire, pluriel et créatif. Et, dans cette perspective, elle s'est dotée d'un schéma de cohérence territoriale (SCOT). Ainsi, le territoire incarne à la fois un projet urbain et un plan marketing à l’attention des investisseurs. Clou du projet : la Cité du cinéma de Luc Besson qui a ouvert ses portes en 2012. À proximité, la nouvelle Philharmonie de Paris située Porte de Pantin est un immense projet réunissant des bâtiments conçus par Christian de Portzamparc et Jean Nouvel. Ouverte en janvier 2015, elle est un défi tant acoustique qu’artistique sur le site du parc de la Villette, un équipement musical exemplaire. Le chantier titanesque, mené par Bouygues, a été la proie de nombreuses critiques, notamment du fait de la facture, qui a grimpé de manière exponentielle, puisqu’elle est passée de 173 à 380 millions d’euros pendant sa réalisation. Dès 2012, la Cour des comptes s’alarmait des retards coûteux du projet, liés aux revirements politiques incessants de l’Etat et à l’abandon d’un potentiel partenariat public-privé. Mais il y aussi le coût de fonctionnement de ce temple musical : une trentaine de millions d’euros par an pour dix-huit millions de subventions publiques prévus initialement. Une somme deux fois supérieure au budget de la Salle Pleyel, désormais concédée au privé.

De l’autre côté de la capitale, au sud-ouest, le département des Hauts-de-Seine, connu pour ses festivals internationaux de musiques actuelles (Rock en seine, We love green, etc.), est par ailleurs un département très productif dans les industries culturelles et créatives, de la presse à l’audiovisuel, au son et à la publicité. Ce département concentre, avec Paris, la grande majorité des structures et des emplois des industries culturelles et créatives dans la région. Mais surtout, son Conseil départemental développe lui aussi un projet de territoire qui fait la part belle à la culture, avec le renouveau du musée départemental Albert Kahn à Boulogne, et la construction d'un équipement musical inédit sur la pointe aval de l'île Seguin de Boulogne-Billancourt : la Cité musicale . La situation géographique de ces deux projets, sur une boucle de la Seine, en fait un premier point d'appui privilégié du projet de territoire labellisé « Vallée de la culture », qui se développe de part et d'autre de la Seine dans un secteur où se trouve également la Cité de la céramique à Sèvres. La « Vallée de la culture » est une marque portée par le Conseil départemental dont le cœur du projet est un super-équipement très coûteux (projet estimé à 170 millions d’euros, sans compter les éventuels dépassements de budget à prévoir lors de la réalisation). Sur la pointe aval de l’île, désertée depuis le départ des usines Renault en 1992, émergera en juin 2016 un bâtiment en forme de vaisseau. Cet ensemble accueillera un auditorium, une salle de spectacle modulable, mais aussi des salles de répétition et d’enregistrement, des commerces et un espace où les entreprises pourront délocaliser leurs séminaires. Une pelouse sur le toit (rappelant la Philharmonie évoquée précédemment dans le nord-est de Paris) et une structure en forme de nid d’oiseau (un écho au stade érigé pour les Jeux Olympiques de Pékin), cette fois posée sur un plan d'eau, poseront l'identité architecturale de cette cité de la musique designée par l’architecte japonais Shigeru Ban et le cabinet français de Jean de Gastines, et marqueront l’identité du territoire, de son positionnement géographique à la valorisation de la collectivité qui porte principalement le projet.

À travers l’analyse du dynamisme culturel de ces deux départements de petite couronne parisienne, il apparaît une certaine confrontation entre nord-est (territoire de Plaine Commune en Seine-Saint-Denis et nord-est de Paris) et sud-ouest (territoire des Hauts-de-Seine), qui correspondent parallèlement et respectivement, au territoire le plus pauvre et au territoire le plus riche de France. Ces deux polarités dans la métropole parisienne sont de fait en concurrence pour l’obtention d’équipements, pour l’émergence de partenariats privés, pour l’attractivité des « classes créatives » (au sens de Richard Florida [7]), des investisseurs et des universités. Elles sont, en outre, en lutte dans une concurrence de « marque » territoriale. La musique est une dimension importante dans ces deux projets urbains, à travers le développement des industries culturelles et créatives, les programmations des festivals et les préoccupations du milieu associatif. Mais la musique apparaît encore comme la modalité d’une attractivité touristique, avec la formation de deux destinations culturelles au fort dynamisme événementiel et qui accordent une place privilégiée aux super-équipements à destination du public métropolitain, mais aussi national et international. La Philharmonie dans le nord-est de Paris et le projet de la Cité musicale au sud-ouest de la ville reflètent à la fois l’ambition des décideurs et les moyens investis dans le secteur culturel. Ces projets de « starchitectes [8] » portent la marque de Christian de Portzamparc et du japonais Shigeru Ban, tous deux architectes-stars de la scène internationale dont les projets architecturaux ont contribué à aménager de nombreuses métropoles à travers le monde. Ces deux projets participent à la fois d’une lutte pour les icônes urbaines, de la reconnaissance d’un « star system » et du branding territorial devenu un enjeu global pour la mise en destination culturelle des territoires à l’échelle planétaire, confondant les objectifs de développement économique et d’aménagement du territoire. Les lieux de musique deviennent des « icônes » urbaines et rejoignent le rang des architectures exceptionnelles – en rupture avec l’architecture environnante [9] – qui participent à la mise en destination culturelle de la métropole-capitale, à l’image du Centre Pompidou, du musée de la mode et du design ou de la Fondation Louis Vuitton qui a ouvert ses portes en 2014. Cette fièvre bâtisseuse valorise la formation d’un duo stratégique : l’équipement culturel et le politique.

Ainsi, ces deux projets de territoires révèlent une réelle ambition des pouvoirs publics de valoriser culturellement les territoires, en passant par une lutte intra-métropolitaine des territoires de projets, dans la mesure où ils forment de fait des polarités concurrentes pour l’attractivité à la fois des investisseurs et de la « classe créative », des résidents et des touristes au sein de la Métropole du Grand Paris en construction. Mais ces polarités intra-métropolitaines font entrer également, dans une union avec la « destination Paris » désormais élargie, la métropole parisienne dans une compétition inter-métropolitaine, c'est-à-dire en concurrence avec les autres métropoles du monde, à travers un projet à la fois urbain (clusters et super-équipements) et économique (attractivité des industries culturelles et créatives et mise en tourisme) et le développement des aménités (attractivité du cadre de vie). Les décideurs publics partagent ainsi la même vision stratégique, qui fait de l’attractivité culturelle la nouvelle injonction des villes internationales et un facteur de renforcement de la compétition entre territoires. Ce phénomène, généralisé sur l’échiquier des puissances internationales, révèle l’importance du tourisme urbain dans le monde, qui séduit une même classe sociale mobile, citadine et cultivée. Cela révèle également l’importance de la « créativité » apparue comme nouveau dogme, de la « ville créative » à la « smart city », ainsi que la puissance du phénomène de métropolisation.

En ce sens, la musique et ses modalités économiques font empreintes dans l’espace métropolitain, qu’elles soient productives ou esthétiques, elles fabriquent de l’identité territoriale et se substituent aux projets de développement. C’est du moins la conviction de plus en plus d’élus aux échelles locales et le nouveau pari de la culture, en témoignent les nombreux investissements politiques en la matière. Ainsi, la culture apparaît comme un outil de production des destinations économiques, à la fois productives et touristiques. Et parallèlement, le développement territorial de la culture par les pouvoirs publics (et à travers elle de la musique) épouse l’engouement des élus pour le branding territorial et nous rappelle que les territoires existent avant tout à travers les représentations qu’on leur associe.

Finalement, l’engouement culturel porté par ces deux territoires situés au cœur de l’agglomération et de la future Métropole du Grand Paris, souligne l’intérêt pour un service public de la culture qui reflète à la fois les pratiques des élites françaises, celles de la Haute culture soutenue et protégée par l’État par l’intermédiaire des DRAC, et l’expression d’une globalisation culturelle incarnée par les industries culturelles et créatives et la mise en tourisme des équipements culturels à rayonnement international. Aussi, au regard des politiques publiques menées et de leurs budgets alloués, l’esthétisation des territoires métropolitains surpasse donc le projet de démocratisation culturelle garant de l’accessibilité et de l’offre de proximité, tel qu’il avait été engagé par André Malraux dans les années soixante. Aujourd’hui, on remarque une nette préférence pour le développement des aménités de la « ville créative », les équipements subventionnés devant être capables de satisfaire la demande productive, résidentielle et touristique centralisée dans la métropole en construction dans un contexte de mise en concurrence des territoires à l’échelle internationale.

III. Conclusion

Les manifestations géographiques des lieux dédiés à la musique dans la région Île-de-France illustrent ainsi deux positions a priori antinomiques de la culture. Tout d’abord celle de la mise en proximité des lieux et de la culture subventionnée à travers les petites structures, notamment associatives ; cette vision sociale traduisant une garantie d’accès à la culture pour tous, dans un contexte où la culture reste la variable d’ajustement de nombreuses collectivités en ces temps de baisse des dotations de l’État. Ensuite, celle de l’échelle métropolitaine intégrée dans la globalisation, qui sous-tend l’idée de concentration productive, de polarisation et nécessairement de mise en concurrence des territoires intra-métropolitains et inter-métropolitains à travers l’injonction à l’attractivité économique et touristique et à la créativité. Irrémédiablement, la Métropole du Grand Paris apparaît dans un contexte de précarisation qui ne fait qu’annoncer une drastique réduction des subventions allouées aux équipements musiques actuelles sur le territoire dans les prochaines années. Le Grand Paris perturbe la lecture de la culture dans la région et les équilibres territoriaux garants de l’idéal démocratique alimenté par l’impératif de l’accessibilité.

Finalement, la mise en destination économique et touristique des territoires pourrait, dans une certaine mesure, progressivement se substituer à l’impératif de démocratisation culturelle. Aussi, doit-on constater la mort de nos vielles utopies ? Aujourd’hui, la réforme territoriale à l’œuvre poursuit le processus de décentralisation, notamment à travers la création d’intercommunalités dont chacun espère qu’elles adopteront la compétence culturelle et poursuivront la valorisation d’une culture de proximité. Et, parallèlement, le contexte financier contraint invite les professionnels des politiques publiques à réfléchir à de nouveaux modèles et à prêter l’oreille aux enjeux de la globalisation matérialisée par le processus de métropolisation. Finalement, si la culture est actionnée dans les projets de territoires, l’inconnu demeure quand à la culture comme projet de société. Reste en suspens un certain nombre de questions essentielles : quelle fonction symbolique de la culture sur les territoires ? Mais surtout, quel service public pour la culture ?

AUTEUR
Camille Rouchi
Doctorante en géographie, laboratoire EIREST, Université Paris Panthéon-Sorbonne
Chargée d'études, DAPAC, Conseil départemental des Yvelines
ANNEXES
NOTES
[1] Association des petites villes de France (APVF), « Budget 2015 : une année rude pour les petites villes - enquête sur les coupes budgétaires à venir dans les petites villes », communiqué de presse [en ligne], octobre 2014, disponible sur : http://www.apvf.asso.fr/files/communique-de-presse/Etude-BUDGET-2015.pdf.
[2] Hébergée sur la plateforme libre OpenStreetMap depuis le 23 janvier 2015, une « cartocrise » fait le point sur un secteur culturel en berne. Elle recense les festivals, structures et associations culturelles annulés ou supprimés depuis les élections municipales de mars 2014. http://umap.openstreetmap.fr/fr/map/cartocrise-culture-francaise-tu-te-meurs_26647#10/48.6197/2.9979.
[3] Cartocrise consultée le 9 décembre 2015.
[4] Eléments rapporté par la DRAC Île-de-France le 9 décembre 2015.
[5] Loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.
[6] Saskia Sassen, The Global City : New York, London, Tokyo, Princeton, Princeton University Press, 1991.
[7] Richard Florida, The Rise of the Creative Class : And How It's Transforming Work, Leisure and Everyday Life, New-York, Basic Books, 2002. Pour une discussion critique : Rémy Tremblay et Diane-Gabrielle Tremblay [dir.], La classe créative selon Richard Florida : un paradigme urbain plausible ?, Rennes : Presses universitaires de Rennes, Québec : Presses de l'Université du Québec, 2010 ; et Elsa Vivant, Qu'est-ce que la ville créative ?, Paris, Puf, 2014.
[8] Maria Gravari-Barbas et Cécile Renard-Delautre (préface Joan Ockman), Starchitecture(s) : figures d'architectes et espace urbain, Paris, L'Harmattan, 2015.
[9] Guillaume Ethier, Architecture iconique : les leçons de Toronto, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2015.
RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Camille Rouchi, « La musique et l’aménagement culturel de la métropole parisienne : entre démocratisation et compétitivité des territoires » dans Musique, Pouvoirs, Politiques, Philippe Gonin et Philippe Poirrier [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 05 février 2016, n°  6, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Camille Rouchi.
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ISSN : 1961-9944
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