RESSOURCES SCIENTIFIQUES

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« La Maison Jacques Copeau, lieu de mémoire théâtrale »
Archives, patrimoine, transmission
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Journée d'études
du 13/11/2019
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« La Maison Jacques Copeau, lieu de mémoire théâtrale »
Archives, patrimoine, transmission

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La mémoire des Copiaus dans les collections
de la Bibliothèque nationale de France

Jean-Baptiste Raze,
Bibliothèque nationale de France

Le fonds Jacques Copeau de la Bibliothèque nationale de France, exceptionnel matériau de mémoire et de recherche offert par ces archives, notamment au regard de l’aventure des Copiaus représente environ 33 mètres linéaires d’archives réparties dans plus de 350 boîtes et albums de formats divers, et dont à peine le quart est inventorié à ce jour.
Avant de centrer mon propos sur la contribution que ces archives peuvent apporter à une histoire des Copiaus, je crois utile de rappeler dans un premier temps les circonstances dans lesquelles la Bibliothèque nationale a reçu, étape par étape, ce fonds devenu incontournable pour les chercheurs venant travailler aujourd’hui sur le théâtre du premier XXe siècle, et de décrire sommairement son contenu et ses prolongements à travers d’autres fonds et collections de notre département.
Au sens archivistique de terme, il n’y a pas de fonds Jacques Copeau à la Bibliothèque nationale avant 1963, comme on le verra dans un instant. Néanmoins, l’entrée du fonds a été en quelque sorte préparée par les relations entretenues de longue date avec Jacques Copeau par celui dont la collection est à l’origine de ce qui deviendra bien plus tard le département des Arts du spectacle : Auguste Rondel.
En effet, dès 1913, treize ans avant le don et le transfert de sa collection à la Bibliothèque de l’Arsenal, on trouve trace dans les archives de Jacques Copeau de cette lettre dans laquelle le célèbre collectionneur marseillais s’excuse de ne pouvoir se rendre à Paris pour l’ouverture du Théâtre du Vieux Colombier, mais surtout, fidèle à son habitude, demande à Jacques Copeau de lui faire parvenir régulièrement deux exemplaires de chacun des programmes du théâtre.
Enrichis saison après saison de coupures de presse et autres précieux témoignages sur le développement du théâtre, ces programmes vont constituer les imposants recueils sur Jacques Copeau et le Théâtre aujourd’hui conservés sous la cote 8-RT-3720.
Au début des années 1960, la collection d’Auguste Rondel – décédé quant à lui en 1934 – forme un ensemble de plusieurs centaines de milliers de documents de toute nature, de toutes disciplines et sur tous supports, désigné sous le nom de « collection théâtrale ». Cette collection est confié à André Veinstein, professeur au CNRS, dont l’action fut déterminante tant pour la reconnaissance des arts du spectacle en tant que discipline universitaire que pour l’enrichissement et l’exploitation des collections placées sous son autorité. C’est à lui que s’adresse Marie-Hélène Dasté, fille de Jacques Copeau, pour étudier avec lui la faisabilité d’un partenariat entre la Bibliothèque nationale et la Maison Jacques Copeau, dont on envisage alors de faire [je cite] « un musée réservé à évoquer la vie et la personnalité du fondateur du Théâtre du Vieux-Colombier […] tandis que les héritiers de Copeau feraient don de la totalité des archives de ce théâtre […] à la Bibliothèque de l’Arsenal ».
Ces discussions aboutissent, le 22 avril 1963, à la cession à la Bibliothèque nationale d’un premier grand ensemble de documents qui constitue aujourd’hui encore le noyau du fonds Jacques Copeau, et la partie la mieux identifiée à ce jour :

  • Archives des créations : 70 textes accompagnés de 70 cahiers de mise en scène, 220 dossiers de correspondance avec l’auteur et les interprètes, le tout classé par pièce ;
  • iconographie : 45 plans et maquettes d’architecture de la main de Louis Jouvet, 150 maquettes de décors et de costumes, 350 photographies de scène, de décors et de travail ;
  • 300 affiches et 3 volumes de programmes (3 volumes) ;
  • livre de bord du Théâtre du Vieux Colombier (3 volumes) ;
  • correspondance de près de 9 000 lettres ;
  • 18 cartons de coupures de presse française et étrangère ;
  • manuscrits divers de Jacques Copeau rassemblés en 150 dossiers (environ 2 500 pages).

Une exposition intitulée « Jacques Copeau et le Vieux Colombier » est organisée la même année à la Bibliothèque de l’Arsenal, rassemblant 440 pièces issues pour la plupart des archives Copeau. Comme l’indique le frontispice du catalogue, l’exposition célèbre un double événement : l’entrée des archives à la Bibliothèque nationale et le 50e anniversaire de la fondation du Vieux Colombier.
Mais cette acquisition de grande ampleur n’est qu’une étape. En effet, à la manière d’Auguste Rondel et Jacques Copeau en leur temps, Marie-Hélène Dasté et ses enfants vont continuer à entretenir avec la Bibliothèque nationale, en la personne des responsables successifs des collections théâtrales, des relations étroites. C’est particulièrement le cas sous la direction de Cécile Giteau, qui succède à André Veinstein en 1976 et devient ainsi la première directrice du département des Arts du spectacle nouvellement créé à la Bibliothèque nationale (elle occupera ce poste jusqu’en 1995). De compléments de don en acquisitions, le fonds s’enrichit de manière considérable, dépassant le périmètre initial centré principalement sur le Vieux-Colombier pour s’élargir à toutes les facettes de la vie et de l’œuvre de Jacques Copeau. C’est aussi de cette époque que date l’entrée des archives relatives à l’expérience des Copiaus dont nous parlerons un peu plus tard. Ces relations privilégiées se sont poursuivies jusqu’à nos jours, comme en témoigne le don par Catherine Dasté en 2013 d’un cahier d’exercices et de masques illustré par sa mère, et d’un ensemble de manuscrits autographes de Jacques Copeau concernant Le Miracle du pain doré et Le petit pauvre. Le fonds bénéficie enfin de plusieurs apports extérieurs d’importance variable, le plus ancien étant celui de Suzanne Bing, dont Mileva Stupar indique que son premier don à la Bibliothèque nationale est même antérieur à l’entrée du fonds Copeau.
Je ne voudrais pas clore ce rapide tour d’horizon sans évoquer les traces laissées par Jacques Copeau dans les archives d’autres grands noms du théâtre conservées au département des Arts du spectacle.
En premier lieu, il convient de citer bien sûr celui de Marie-Hélène Dasté, dont les archives concernent tout autant ses débuts au Vieux-Colombier que la grande carrière de décoratrice qui fut la sienne par la suite auprès de différents metteurs en scène. Ses archives illustrent aussi son implication constante dans la transmission de l’héritage artistique de son père, qui donna naissance aux fameux Registres du Vieux-Colombier dont la publication vient tout juste de s’enrichir d’un 8e volume (Marco Consolini nous en parlera cet après-midi). Il faut aussi citer le fonds Louis Jouvet, autre monument du patrimoine théâtral, dont les archives permettent de féconds rapprochements avec celles de Copeau, notamment à travers une correspondance de plus de 300 lettres (éditée en 2013 par Olivier Rony) et les nombreux croquis, dessins et notes de travail qu’il réalisa en tant que régisseur ou décorateur pour les spectacles du Vieux-Colombier.
De manière plus ponctuelle mais non moins significative, d’autres fonds complètent un portrait à multiples facettes : ceux de ses disciples, élèves ou comédiens, Michel Saint-Denis en tête, mais aussi Charles Dullin, Jean Dasté, Léon Chancerel ou encore Jean Sarment ; ceux de praticiens avec qui il collabora, tels André Barsacq, qui réalise les décors du Mystère de Santa Uliva et du Miracle du pain doré avant de signer une nouvelle mise en scène des Frères Karamazov d’après l’adaptation de Copeau et Croué ; enfin, ceux des très nombreuses personnalités avec lesquelles il fut amené à correspondre, à l’image de cette discussion entre Jacques Copeau et André Antoine que l’on peut suivre en croisant les archives de l’un et de l’autre à la suite d’une prise de position de Copeau en faveur de l’union des théâtres d’art en septembre 1932. Encore se limite-t-on ici aux sources conservées au seul département des Arts du spectacle.
Comme je l’ai indiqué en préambule, le fonds Copeau représente aujourd’hui plus de 33 mètres linéaires d’archives. Conservé depuis 2004 sur le site Richelieu de la BnF, il est régulièrement consulté par les chercheurs, ce qui est d’autant plus remarquable que seuls les éléments du fonds entrés en 1963 sont aujourd’hui décrits dans le catalogue Archives et manuscrits de la BnF. Ainsi, le lecteur faisant des recherches sur les mises en scène de Jacques Copeau au Vieux-Colombier, en Bourgogne, en tournée avec les Copiaus et même à la Comédie française a-t-il accès directement aux précieux relevés de mise en scène du Patron, aux documents de régie et à un certain nombre de pièces documentant la création des spectacles ; mais l’inventaire exclut encore la correspondance, les photographies, les archives administratives, les manuscrits littéraires et textes de conférences de Copeau, soit les trois quarts des archives.
Le volume considérable du fonds, l’histoire complexe de sa constitution, étalée sur plus de 50 années, peuvent en partie expliquer la lenteur de son traitement documentaire. À ces raisons classiques s’en ajoute probablement une, plus spécifique aux archives Copeau, qui est la coexistence en son sein de deux logiques archivistiques différentes : d’un côté, un classement qu’on peut imaginer plus ou moins proche de l’état d’origine du fonds, organisé en fonction de spectacles, de lieux ou autour de thèmes particuliers ; de l’autre, une organisation reflétant l’exploitation qui fut faite d’une partie du fonds dans le cadre de la publication des Registres. Cette particularité demande une prudence d’autant plus grande aux archivistes, et des choix de classement permettant de sauvegarder l’histoire du fonds tout autant que les documents dont cette histoire est faite.
Après cette présentation d’ensemble du fonds Jacques Copeau de la BnF, je vous propose, dans le temps qui nous reste, d’aborder plus particulièrement la place qu’y occupe l’expérience des Copiaus, place que le volume VII des Registres publié en 2018 a déjà bien mise en lumière.
Comme vous le savez, le séjour des Copiaus au château de Morteuil fut très éphémère, et dès le début de l’année 1925, Jacques Copeau et sa troupe se mirent en quête d’un nouveau lieu de résidence. Les archives nous donnent de précieux témoignages sur les modalités de cette recherche, et nous montrent en particulier que le choix de Pernand, et même de la région bourguignonne, fut long à se dessiner. Le rôle de Léon Chancerel dans cette quête d’un lieu est bien mis en évidence par les documents : la correspondance lui est souvent adressée personnellement.
Les archives de gestion, et d’une manière générale les documents nous renseignant sur la vie quotidienne de la troupe sont également bien présentes dans le fonds Copeau, et complémentaires des archives de Michel Saint-Denis qui était plus particulièrement chargé de l’administration de la troupe.
L’emploi du temps mentionne un lieu important de la mémoire des Copiaus : la cuverie, qui est à la fois le siège des répétitions, des exercices et des cours.
Dans ce registre d’inscription des travailleurs étrangers pour l’année 1928, on trouve 5 noms : Alexandre Janvier (belge, chef électricien), Jean Villard et Jean Mercier (suisses, comédiens), et deux élèves-comédiennes, l’une britannique (Trinidad Japp) et l’autre américaine (Dorothy Imbrie).
La quasi-totalité des spectacles de la période des Copiaus sont documentés dans le fonds Jacques Copeau, mais dans des proportions qui peuvent varier considérablement d’une pièce à l’autre.
Ainsi, sur les 23 réalisations décrites à ce jour dans l’inventaire, il s’en trouve 12 pour lesquels notre documentation ne contient aucun élément relatif à la mise en scène, se limitant parfois au texte manuscrit ou dactylographié de la pièce.
Des maquettes n’ont été conservées que pour les spectacles suivants : L’Objet ou Les Contretemps (1925) ; L’École des maris (1925) ; L’Illusion (1926) ;La Danse de la ville et des champs (1928) ; Les Jeunes gens et l’araignée (1929).
Le cas de L’Illusion se prête particulièrement bien à une étude détaillée du processus de création, grâce aux nombreuses sources conservées sur la genèse du texte, adaptation par Copeau de L’Illusion comique de Pierre Corneille et de La Celestina de Fernando de Rojas, sur sa mise en scène, et sur sa représentation, puisque c’est, à notre connaissance, le seul spectacle des Copiaus pour lequel on conserve des photographies.
Le fonds contient de nombreux témoignages sur la réception des spectacles, et en premier lieu des articles de presse, tant pour la France que pour les pays où les Copiaus sont partis en tournée : Suisse, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Angleterre et Italie.
Ces articles sont intéressants non seulement pour ce qu’ils nous disent des représentations des Copiaus et de leur accueil par le public, mais aussi pour suivre, notamment à travers l’usage de l’appellation « Copiaus », la lente constitution d’une identité de troupe qui se distingue subtilement de la référence systématique à Jacques Copeau et au Vieux Colombier.
Dans le fonds Copeau, une boîte intitulée « rapports avec le public français » renferme entre autres une dizaine de lettres de spectateurs relatives aux représentations des Copiaus [lecture desdites lettres]
Les lettres de spectateurs sont un témoignage encore plus direct de la réception d’un spectacle. Leur conservation est loin d’être systématique, et pose par ailleurs des questions classiques de représentativité : quelle est la part de ce qui est conservé par rapport à ce qui a été reçu, et s’il y a eu sélection de la part du destinataire, selon quels critères ?
En guise de conclusion, un document emblématique : ce message de félicitations du maître à ses comédiens en juin 1928, alors que ces derniers sont en train de jouer en Suisse la Danse de la ville et des champs, première création collective des Copiaus sans la participation de leur fondateur.

 

Les archives Copeau-Dasté,
témoins de la décentralisation culturelle

Sonia Dollinger,
LIR3S UMR 7366 CNRS-uB

Lorsque la Maison Copeau est vendue à Jean-Louis Hourdin en 2004, la question première n’est pas le sort des archives mais du maintien de l’esprit Copeau au cœur de cette demeure. Pourtant, assez vite, la question se pose du devenir du fonds d’archives conservé à Pernand par Catherine Dasté. Le lien s’est fait tout naturellement par l’intermédiaire d’un membre de l’équipe des Archives municipales de Beaune, Yvette Darcy, qui avait auparavant travaillé au Théâtre municipal et était donc sensibilisée à la problématique des archives du spectacle vivant et connaissait en outre personnellement Catherine Dasté.

Alors que la Maison Copeau se tournait vers de nouvelle aventures, les préoccupations conjointes des archivistes de Beaune et de Catherine Dasté étaient doubles : conserver les archives au plus près de la Maison Copeau et les ouvrir le plus rapidement possible aux chercheurs. Le maintien de ces archives en Bourgogne où s’installa Jacques Copeau au début des années 1920 et où il mourut en 1949 (puisque Copeau est mort à l’Hôtel-Dieu de Beaune) s’inscrivent dans une démarche de décentralisation et de territorialisation, l’idée étant de créer ou maintenir un lien fort entre le lieu de production et de conservation initial de ces documents – la Maison – et leur nouveau lieu de vie : les Archives municipales de Beaune, l’un faisant écho à l’autre. En effet, le parti pris fut, dès le départ, que, pour comprendre notamment l’aventure des Copiaus, il était nécessaire de conserver le fonds d’archives au plus près de la Maison où se sont noués des enjeux culturels puis mémoriels.

C’est donc en septembre 2004 que Catherine Dasté et la Ville de Beaune ont signé un contrat de dépôt qui a permis l’entrée du fonds Copeau-Dasté aux Archives municipales de Beaune. Moins de deux ans plus tard, un instrument de recherche détaillé est rédigé par Camille Abbiateci, alors stagiaire en Master Pro Archives de l’Université de Bourgogne. Il s’avéra, à l’occasion de ce classement que ce fonds est composé non seulement des archives des familles Copeau et Dasté (correspondance, photographies, etc.), mais également d’archives professionnelles provenant de l’activité artistique des différents membres de la famille (dossiers de spectacles, affiches, tracts, maquettes de costumes, notes de mise en scène, correspondance professionnelle, etc.). Ce fonds privé occupe 8 ml et couvre une période allant de 1887 à 2006. Si les bornes chronologiques dépassent largement la période bourguignonne, le fonds n’en forme pas moins un ensemble cohérent. En effet, depuis la fin du XIXe siècle, la famille Copeau-Dasté est composée de quatre générations d’hommes et de femmes de théâtre qui ont, les unes après les autres, marqué de leur empreinte l’histoire culturelle régionale et nationale.

Bien évidemment toutefois, ce fonds ne peut être compris qu’en regard des archives conservées au département des Arts du spectacle de la BNF ou encore des archives de Jean Dasté conservées aux Archives départementales de la Loire. Il ne faudrait pas non plus oublier les fonds encore conservés dans les familles alliées comme les Saint-Denis, Maistre ou les Bing qui seraient susceptibles de compléter très utilement notre connaissance de la famille Copeau ou les archives des anciens membres de la troupe des Copiaus.

Le fonds présent aux Archives municipales de Beaune recouvre plusieurs volets :
Un volet familial puisque les archives Copeau débutent avec quelques documents concernant Victor, le père de Jacques Copeau et que les différents membres de la famille sont tous représentés à la fois par une correspondance familiale abondante (y compris en danois, nationalité de l’épouse de Copeau, Agnès Thomsen) et par un abondant matériau photographique qui mêle étroitement vie personnelle et vie professionnelle. Un gros travail d’identification reste à effectuer sur ce fonds puisque l’ensemble des individus présents est bien loin d’être identifié malgré un premier repérage effectué par Catherine Dasté peu après le dépôt du fonds. Les photographies témoignent aussi de l’importance du réseau amical des Copeau puisqu’on retrouve les familles Martin du Gard ou le compositeur Henri Dutilleux mais aussi les familles de Pernand et de la région beaunoise comme les Ponnelle.

Parmi les membres de la famille présents dans ce fonds, même si cela peut sembler un lieu commun, il ne faudrait pas oublier la maison Copeau qui fait l’objet de l’attention particulière des membres de la famille, en particulier Marie-Hélène et Catherine Dasté. Un album photographique lui est presque entièrement consacré tandis qu’on conserve également un beau texte d’Agnès Copeau sur le jardin ainsi que quelques photographies montrant l’attachement d’Agnès à ses plantations. Les archives permettent aussi bien d’en savoir plus sur l’acquisition et les travaux effectués par les Copeau que d’étudier la manière dont la maison de Pernand, « le lieu du parfait accomplissement » selon la formule utilisée par Copeau dans son Journal, s’est peu à peu transformée en lieu de mémoire, grâce, notamment aux initiatives de Marie-Hélène. Une étude de ce processus qui aboutit finalement à la journée d’étude à laquelle nous participons serait particulièrement bienvenue au regard de ce fonds.

C’est d’ailleurs une des grandes originalités du fonds Copeau puisque la famille elle-même a pris en charge la mise en scène et la transmission de sa propre mémoire, celle du « Patron » comme celle de la Maison ou de la troupe des Copiaus. C’est pourquoi, si l’on regarde l’instrument de recherche de près, on trouvera une sous-partie entièrement dédiée à la transmission de la mémoire de Jacques Copeau : on y retrouve les documents concernant l’organisation de colloques, d’expositions mais aussi le travail de publication des écrits de Copeau – registres et albums. La constitution des Amis de Jacques Copeau est également bien documentée.

Mais comment classer un tel fonds ? Le plan de classement s’est déterminé petit à petit après quelques débats. Il a vite été déterminé qu’il convenait de classer le fonds par individu, ce qui occasionne inévitablement des fortes disparités dans l’importance matérielle des dossiers, certains membres de la famille étant plus gros producteurs d’archives que les autres. Une toute petite partie a été consacrée aux ascendants de Jacques Copeau. Le cœur du fonds rassemble les archives du « Patron » et il a fallu choisir ce qu’il convenait de faire des archives de sa mémoire (les documents rassemblés pour les registres etc). Pour plus de simplicité, nous avons choisi d’insérer la partie « mémoire de Copeau » dans celle qui lui est consacrée même si le travail a été effectué notamment par sa fille. Nous avons également préféré ne pas bousculer les dossiers constitués par Suzanne Maistre et Marie-Hélène Dasté qui formaient un ensemble cohérent – même si certains documents des dossiers auraient pu trouver leur place ailleurs, dans la correspondance par exemple. Le classement s’est ensuite déroulé par génération et par ordre de primogéniture : les trois enfants de Jacques Copeau disposent chacun d’une sous-partie à commencer par Marie-Hélène puis Hedwige et Pascal. Même si ces deux derniers sont assez loin du monde du spectacle, leurs archives laissent à voir des personnalités intéressantes, Edwige dans son rapport à la foi – et à son père – et Pascal pour son rôle politique et, là encore ses rapports complexes avec la figure paternelle. Suit le dossier consacré à Jean Dasté qui renvoie le chercheur au monde du théâtre comme celui de Catherine qui le suit immédiatement dans le plan de classement juste avant un petit dossier consacré à Graeme Allwright.

Si l’on rentre dans le détail du fonds, on peut remarquer plusieurs points : la correspondance de Jacques Copeau mêle les problématiques familiales – lorsqu’il échange avec ses filles ou son fils – mais aussi professionnelles et amicales puisqu’on retrouve notamment des échanges avec André Gide. L’étude du fonds permet également de comprendre comment Jacques Copeau a, lui-même, construit sa statue avec l’écriture de ses carnets, de ses notes personnelles. Certes, ces notes ont été mises en forme par Suzanne Maistre et Marie-Hélène Dasté et ce travail a présidé à la publication du Journal et des registres de Copeau. Le Patron a bien conscience de son travail de « mise en mémoire de l’existence » selon la formule de Béatrice Didier qui a publié un essai sur le Journal intime. A l’édition de ce Journal, on peut évidemment ajouter celle de sa correspondance avec Louis Jouvet, André Gide ou Roger Martin du Gard. L’étude de la constitution des registres est, en soi, un objet d’études comme le montrera Marco Consolini dans l’intervention suivante.

Pourtant, la mémoire de Copeau est une œuvre collective puisque, de ce matériau brut que son ses archives et ses carnets parfois compliqués à transcrire (certains cahiers étant surnommés « petits carnets illisibles » par Suzanne Maistre), sa descendance puis les chercheurs ayant repris le flambeau tirent le matériau nécessaire à la publication des Registres qui se poursuit à l’heure actuelle. Ainsi, d’un matériau familial, destiné à l’intime – mais quelle est véritablement la part de l’intime chez une famille en constante représentation –, les chercheurs ont pu faire œuvre d’histoire. Le fonds des Archives municipales de Beaune est également constitué autour des mémoires de Jacques Copeau : centenaire de sa naissance, cinquantenaire de sa mort, les expositions, les projets et réalisations autour des éditions de ses écrits… Il existe même un dossier sur la gestion des archives de Copeau.

Dans une moindre mesure, les archives de Marie-Hélène Dasté s’organisent de la même manière, autour des documents personnels (correspondance privée), professionnelle (correspondance et dossiers techniques) et de sa mémoire. Les archives de Catherine Dasté offre la part belle à ses dossiers de spectacle mais aussi à l’organisation des Rencontres Jacques Copeau qui se déroulent dans ces lieux où nous nous trouvons, ainsi que des Rencontres et ateliers qui se déroulent à partir de 1992 découlant de la volonté de mettre en place à Pernand une activité permanente et de faire de la maison Copeau un lieu de rencontre et de création artistique en associant ateliers théâtraux et stages d’écriture à une programmation de spectacles tout au long de l’année. Si Catherine Dasté organise des stages dans d’autres lieux, c’est bien Pernand qui reste le point d’ancrage.

Cette œuvre mémorielle et / ou historique ne s’est pas faite hors sol puisque Marie-Hélène Dasté et Catherine Dasté ont pu s’appuyer sur un réseau national et local pour continuer à œuvrer à et depuis Pernand pour la transmission du souvenir et des théories de son père. Ce sont les Amis de Jacques Copeau fondés par Marie-Hélène Dasté qui gèrent la transmission et qui font inscrire la Maison de Pernand à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques en 1985. L’association actuelle a repris le flambeau et permis un renouveau dont nous sommes aujourd’hui le témoin.

Extrêmement riche, le fonds Copeau-Dasté de Beaune permet à la fois de porter un regard renouvelé sur le « destin » artistique de la famille Copeau-Dasté et sur les carrières individuelles de personnages d’envergure nationale mais ouvre également de nouvelles perspectives de recherche en histoire culturelle.

Eclairé par de nombreuses photographies et une pratique très régulière de la correspondance familiale, le parcours individuel des membres de la famille Copeau-Dasté dans leur environnement familial et professionnel peut ainsi être, soit tracé, soit parcouru à nouveau. Si les carrières au sein du monde du théâtre sont majoritairement représentées – Jacques Copeau, Marie-Hélène Dasté, Jean Dasté, Catherine Dasté –, quelques parcours « à la marge » méritent également une attention particulière : c’est le cas de l’itinéraire de Pascal Copeau, jeune diplômé en sciences politiques, journaliste à Berlin en 1933 commentant à travers sa correspondance la montée du national-socialisme allemand puis membre actif du mouvement de résistance « Libération » pendant la Seconde Guerre mondiale. Quant à Edwige Copeau, la deuxième fille d’Agnès et de Jacques Copeau, elle offre un exemple intéressant d’un itinéraire lié à une vocation religieuse précoce qui la pousse à entrer dans les ordres et à choisir un couvent en terre de mission, à Madagascar : sa correspondance avec ses proches ainsi que ses carnets de notes personnelles sont autant de clés d’entrée pour une histoire sociale et religieuse.

Toutefois, centré sur une famille d’hommes et de femmes de théâtre, le fonds Copeau-Dasté – et notamment les archives de Catherine Dasté et ses dossiers de spectacle – permet bien évidemment d’appréhender non seulement l’activité d’une compagnie de théâtre mais également les différentes étapes qui jalonnent le processus de création artistique, du travail d’écriture et de mise en scène aux représentations devant un public en passant par les recherches de financement. En ce sens, il offre un éclairage tout à fait essentiel pour le champ de la recherche en histoire culturelle, et donc sociale.

Sa conservation à Beaune, dans le centre d’archives le plus proche de Pernand, semble dès lors relever d’une évidence malgré une évidente tentation parisienne. La richesse de la mémoire de la famille Copeau-Dasté, le foisonnement culturel de la Maison Copeau invitent à réfléchir à la nécessité de conserver une proximité physique entre l’activité théâtrale et scientifique qui doivent pouvoir s’appuyer sur un matériau archivistique solide et accessible.

Ce fonds doit être également mis en regard avec le rôle joué par Jacques Copeau et sa troupe dans la politique culturelle beaunoise, qu’il s’agisse de défiler lors des fêtes du vin des années 1920 à l’appel de la municipalité d’Auguste Dubois en plein renouveau folkloriste, de monter le Miracle du Pain Doré dans la Cour de l’Hôtel-Dieu pour le cinquième centenaire de l’établissement en 1943 ou de cautionner la naissance de l’Ambassade des Vins du maire Roger Duchet en 1946. Vincent Chambarlhac a largement exploré la piste des réseaux locaux dans son travail sur les Copiaus, il reste à poursuivre l’œuvre en étudiant notamment les rapports entre Jacques Copeau lui-même et le substrat beaunois.

En outre, la postérité de l’aventure de Copeau et des Copiaus se traduit par la richesse des fonds beaunois consacrés au théâtre, citons le fonds du Théâtre de Bourgogne pour sa période beaunoise avec les programmes, la presse, les affiches et l’exceptionnel fonds de photographies d’Yves Paris. Si le fonds principal du Théâtre de Bourgogne est conservé à Dijon, le fonds beaunois est nécessaire à l’étude de la naissance de la troupe de Jacques Fornier, de son implantation à Beaune et de son influence sur le milieu local avant son départ à Gilly puis Dijon.

Il convient de mentionner également les archives du Théâtre du Bambou, confiées aux Archives de Beaune par Norbert, Irène et Laure Fuhrmann et bientôt de nouveau mises en valeur grâce à un beau partenariat entre les Archives de Beaune, la Maison Copeau et la famille Fuhrmann.

Enfin, n’oublions pas les archives du Théâtre de Beaune qui permettent de compléter un ensemble foisonnant. Des archives proches de leur territoire ne peuvent qu’être un avantage, les chercheurs pouvant ainsi comprendre l’ancrage territorial des Copiaus et de la famille Copeau-Dasté en se rendant sur les lieux tandis que les acteurs culturels peuvent en assurer de concert une valorisation constante et renouvelée.

 

Un abri peut-il faire un lieu de mémoire théâtral ?
(La difficile reconnaissance d’un lieu de mémoire)

Vincent Chambarlhac,
LIR3S UMR 7366 CNRS-uB

 

« Finalement il n’y a que deux types de théâtre, l’abri et l’édifice.
L’édifice signifie “je suis le théâtre”, alors que l’abri suggère
le caractère transitoire des codes de représentation. »
Antoine Vitez, « L’abri ou l’édifice »,
Architecture d’aujourd’hui
, 1978

 

« Pour faire du théâtre autrement, il fallait le faire ailleurs [1] » écrit Georges Banu, synthétisant la trajectoire des lieux du théâtre au XXe siècle. Pour Jacques Copeau, ce fut la fuite en Bourgogne, Pernand-Vergelesses, une maison. Une maison devenue un abri, si l’on suit la distinction faite par Antoine Vitez en 1978 sur les édifices et les abris du théâtre :

 « Nous voulions prouver que le théâtre populaire n'est pas nécessairement un théâtre des masses et que le théâtre peut vivre sous un abri si on ne lui a pas bâti d'édifices, que même il retrouve son âme sous l'abri quand l'édifice pèse trop lourd. C'est pourquoi nous avons joué dans des granges et des greniers, des préaux d'école, des salles à manger ou des bains douches. […] ce que nous aimions c'était la banalité des lieux transformés par le théâtre [2]. »

Un abri qui construit l’un des jalons de la décentralisation rurale du théâtre. À ce point et dans l’après-coup de l’entreprise des Copiaus notamment, la maison Copeau comme lieu cristallise les enjeux patrimoniaux autour de l’abri, d’autant qu’à la suite de la formule de Vitez l’abri théâtral fut urbain, souvent une architecture de prestige ou a contrario friche industrielle, et non rural et périphérique. La Maison Copeau, classée comme « Maison des illustres » en 2014 [3], expose dans son rapport à la ruralité la difficile patrimonialisation d’un abri théâtral. Cette tension participe de la dynamique même de l’abri. Telle serait notre proposition. Une dynamique où toujours la création contemporaine prend le pas sur la patrimonialisation quand, justement, la seconde est la condition territoriale de la première. Un abri donc, impossible lieu de mémoire patrimonial de l’art du metteur en scène, puisque par définition la consécration de celui-ci ne peut être différée dans le temps. Le patrimoine, matériel comme immatériel, est traces. Il ne peut s’entendre dans une poétique mémorielle du théâtre que par l’édifice. Hors la maison est abri. Considérons donc ce que l’abri fait à la patrimonialisation de la Maison Copeau. Considérons ensuite ces traces de l’abri, ce qu’elles impliquent comme expérience (anthropologique) patrimoniale [4].

Les propriétés d’un abri (1925/1949)

Émettre l’hypothèse d’une maison comme abri implique d’isoler les propriétés singulières de la maison de Jacques Copeau de son vivant en regard et en amont du processus même de patrimonialisation, des critères exigés par le label « Maison des illustres », dont celui de l’habitat d’une personne illustre. Cette question de l’habiter territorialise l’abri et sa mémoire contre la poétique mémorielle de l’édifice, qui vaut lieu. Dans cette tension qu’est la maison Copeau, appelée après une longue séquence à être patrimonialisée ?

Une maison vs l’édifice

L’histoire de Jacques Copeau et Pernand-Vergelesses construit donc sa maison en abri. Elle l’est déjà du temps des Copiaus. La maison ancre la troupe au village de 1925 à 1929, qui parfois se produit à la Cuverie. Elle est surtout un pôle théâtral dans le village, le lieu d’une communauté autour de son Patron [5]. Comme pôle, elle territorialise le nomadisme de la troupe, autant en milieu rural (le pays beaunois) que dans le jeu des tournées à l’étranger. Dans la logique de l’abri, ce pôle se comprend dans un rapport implicite à Paris et au Vieux-Colombier. La maison est l’exacte traduction de la fuite en Bourgogne pour faire du théâtre autrement. Précisons, dans la dialectique mémorielle de l’abri et de l’édifice, la maison Copeau est abri quand le Vieux-Colombier est édifice. Les Copiaus sont du Vieux-Colombier, mais à Pernand-Vergelesses. La maison ne nomme pas la troupe, c’est l’édifice qui désigne quand paradoxalement la troupe n’existe qu’au défaut de celui-ci, par le dessein de la fuite en Bourgogne, l’échec d’une École. Ce choix initial du metteur en scène, conditionne le nomadisme de la troupe qui pourtant – symboliquement – se nomme encore par l’édifice. La maison, comme abri et lieu d’invention théâtrale est en hors-champ de la scène qui constitue pourtant, par sa mémoire, l’enjeu même de la patrimonialisation.

Nous sommes ici au plus près de l’acception théâtrale de l’abri, dont il faut déjà marquer une propriété patrimoniale . La pratique du théâtre dans la maison Copeau est éphémère (au sens où nulle représentation ne s’y donne), ou plus exactement la maison est le lieu de l’amont, comme de l’aval, de l’activité théâtrale que pourtant elle symbolise comme lieu de mémoire par son classement. La maison ne peut, pour paraphraser Vitez, signifier « je suis le théâtre de Copeau ». Pourtant elle abrite sa mémoire, convoque l’horizon d’un art de la mise en scène déployé dans d’autres lieux.

Se retrancher

Le terme d’abri revêt aussi la valeur de refuge. Celle-ci se comprend également dans le rapport de Jacques Copeau à Paris. Il conclut sa conférence de 1931 sur l’évocation de la colline de Pernand-Vergelesses en ces termes :

« Je descends d’une colline tiède, abritée et souriante. Elle est couronnée de sapins. Ses maisons sont d’antique pierre. Le soleil la chauffe et l’exalte. L’eau ne lui fait jamais défaut. Corton l’épaule d’un côté. Et la route coule à ses pieds. Son vin blanc m’a déjà grisé. C’est la colline de Pernand.
C’est là que nous avons vécu tous ensemble pendant cinq ans. C’est là que je remonterai bientôt. Seul ? Mais oui, sans ombre de mélancolie, je vous l’assure [6]. »

À mi-hauteur de la colline, la maison où le metteur en scène vit et livre ses dernières batailles dans une solitude « souhaitée et redoutée [7]». Son travail est davantage théorique, ces années pernandaises lui permettant, par les textes produits, de ciseler pour partie sa stature de père fondateur du théâtre du XXe siècle. Il se prête depuis la fuite en Bourgogne, à l’image de celui qui prit le désert pour rénover, réfléchir sur le théâtre [8]. L’image de la maison qui découle de cette position en retrait de Jacques Copeau est a posteriori, dans le récit héroïque de la décentralisation, celle d’une thébaïde. La première tentative de classement de la maison, comme maison des écrivains, donna lieu à un court dossier réuni par Catherine Dasté [9]. Il comprend des lettres d’amis, des photographies, une esquisse de l’histoire de la maison. Les nombreux témoignages recueillis fourmillent de notations proches du champ de la thébaïde. Delphine Seyrig qualifie la maison de « sanctuaire » (p. 5), quand Michel Piccoli évoque un « haut-lieu » (p. 6), Jean-Louis Barrault atteste qu’elle a « un caractère symbolique donc sacré » (p. 3). Jeanne-Laurent condense cette description d’une maison investie par le théâtre (p. 18) :

« Avant de l’avoir vue, réelle dans un paysage façonné par la nature et par le travail de générations de Bourguignons, un jour où le soleil jouait à cache-cache avec la pluie, la maison de J. Copeau à Pernand-Vergelesses, était pour moi une sorte de lieu mythique. A l’occasion d’une commémoration, j’y suis allée comme un pèlerin se rend à un prestigieux édifice avec la crainte que la réalité ne trompe son attente.
Mon espérance fut comblée pendant que je circulai dans la maison, dans le parc-jardin, dans l’église du village et dans le cimetière où reposent les restes du fondateur d’une dynastie théâtrale dont les membres ont un air de famille malgré leurs différences.
Il importe qu’un tel lieu soit sauvegardé pour les descendants spirituels de Jacques Copeau qui éprouveront le besoin de se recueillir là où furent écrites des pages qui ne cesseront d’alimenter notre méditation. »

Ces quelques extraits attestent du glissement d’une maison habitée par Jacques Copeau livrant ses dernières batailles et ciselant sa stature de père fondateur du théâtre du XXe siècle en lieu porteur de cette expérience de décentralisation théâtrale. La seconde qualité patrimoniale de la maison tient à ce qu’elle abrita la réflexion de Jacques Copeau. Un nouvel écart se marque alors : la maison n’est pas le lieu d’une carrière théâtrale, ce que serait l’édifice, mais l’endroit où une réflexion -notamment sur le théâtre populaire- s’ébaucha dans l’après-coup (finalement) de cette carrière. Pour autant, par ce critère de l’habiter la maison territorialise une expérience de décentralisation rurale au titre de l’intime : lieu de vie, la maison est aussi un lieu de transmission familial – au sens étroit du terme comme dans l’acception plus large du monde du théâtre. Elle n’est pas un lieu de théâtre dans l’instant de la scène. Caractéristique qui fausse l’image patrimoniale de la maison Copeau, ou plus exactement la porte systématiquement sur le futur : la maison est un lieu pour un théâtre à venir, en amont de la scène, et un lieu pour une réflexion sur le théâtre en aval de celle-ci. A nouveau, elle ne peut signifier « je suis le théâtre de Copeau », mais plutôt, pour ceux qui la fréquentent, « je m’inscris dans une filiation copéenne ». On aboutit ainsi, dans la logique patrimoniale du classement à un chiasme : la maison porte moins une mémoire (celle de Copeau) qu’elle ne pérennise et poursuit une expérience de décentralisation théâtrale en milieu rural.
Finalement, ce qui se joue dans le processus de patrimonialisation tient au jeu de l’abri contre l’édifice.

L’abri au défaut de l’édifice : que patrimonialise-t-on ?

En 1985, Catherine Dasté obtient classement de la maison à l’inventaire des monuments historiques [10]. Au-delà des péripéties d’un processus aboutissant en 2014 au label de Maison des illustres, 1985 date le moment où se noue la dialectique de l’abri contre l’édifice, et les implications patrimoniales qu’elle suppose. La volonté de classer la maison Copeau (comme maison d’écrivain puis Maison des illustres) intervient au moment où l’incertitude pèse sur le sort du théâtre du Vieux-Colombier [11]. Dans ce mouvement rejoue la même logique transitionnelle de l’édifice à l’abri que portait la compagnie des Copiaus (cf. supra). La maison porte la mémoire du théâtre de Jacques Copeau par l’impossibilité faite à l’édifice (le théâtre du Vieux-Colombier à Paris) d’endosser celle-ci. Qu’importe qu’ensuite le théâtre du Vieux-Colombier soit sauvé de la destruction, le processus de patrimonialisation est lancé. La logique transitionnelle construit ce processus : la dimension de l’abri, lue dans l’horizon du classement, trace des lignes de fuites où s’intriquent étroitement la question d’une tradition théâtrale au village et la fabrique du patrimoine de l’illustre qu’est Jacques Copeau [12]. Évoquons brièvement ces deux lignes.

L’abri patrimonial, logiques du lieu

Jacques Copeau meurt en 1949. Dès 1959 Jean-Louis Barrault honore sa mémoire par une exposition au Théâtre de France, accueillie à Pernand-Vergelesses en 1960. Cette même année la municipalité renomme la rue principale Jacques Copeau. Un processus mémoriel débute avec l’application d’une plaque sur la Cuverie, offerte par Louis Latour. Dès 1963, la Société d’histoire du théâtre organise, selon les mots de Marie-Hélène Dasté un « pèlerinage » à Morteuil, Beaune et donc Pernand-Vergelesses. En 1979, le centenaire de la naissance de Jacques Copeau est l’occasion de trois jours de commémoration, dont le dernier à Pernand-Vergelesses. Yves Florenne, pour Le Monde du 5 juin 1979 peut conclure :

« Pourtant, la journée la plus émouvante devait être la troisième, à Pernand, où Copeau, après la grande aventure du Vieux-Colombier (pour l'illustrer, Valentine Tessier était là), avait fait sa retraite au désert. À vrai dire, le désert est une belle maison à la proue d'un non moins beau village, au cœur d'un pays d'arbres et de vignes. Des vignes nobles, ça, l'ermite en quête de son ermitage y avait fortement tenu. Qu'est-ce que Dionysos sans les grappes ? [13] »

L’abri ici domine, dont la propriété patrimoniale implique « le pèlerinage », conséquence logique du choix du « désert » par Jacques Copeau. Cette ligne patrimonialisatrice s’accompagne, par la fondation des amis de Jacques Copeau (1971), le dépôt de ses archives à la BnF [14] et l’aventure éditoriale des Registres [15]débutée en 1974, de la construction de la stature d’homme de Lettres de Jacques Copeau, puis de père fondateur du théâtre du XXe siècle. La patrimonialisation en cours s’inscrit dans l’horizon de la maison d’écrivain, puis des illustres. La maison, dans cette configuration, se réduit aux acquêts d’un héritage familial et de papier que Catherine Dasté dans une dépêche AFP décrit comme ceux d’une « chambre-caverne » et de la bibliothèque de Jacques Copeau [16].L’heure est alors à la recherche d’une solution pour la maison qu’en 2003 la famille ne peut plus entretenir. Dans les mots de Catherine Dasté pointe d’autant plus une réduction de la maison à sa seule dimension muséale que l’incertitude demeure. La maison Copeau se présente là davantage comme un patrimoine de papier puisque la famille n’a plus les moyens de l’entretenir. Or cet héritage de papier, qui se combine aisément à la dernière période de la vie du metteur en scène au statut de père fondateur est en lui-même problématique puisqu’éclaté. Les archives théâtrales sont pour une grande part à la BnF, quand la mémoire familiale est conservée aux Archives municipales de Beaune. La bibliothèque seule conditionne la patrimonialisation de la maison pour un Jacques Copeau « écrivain », et s’il faut mesurer alors la part patrimoniale du projet in situ, celle-ci tient au bureau de Jacques Copeau, à son texte de 1942 sur la Cuverie, qui déroule un point de vue sur le théâtre à Pernand-Vergelesses[17]. Mezzo voce, le projet de classement de la maison se heurte dans ces conditions aux mêmes difficultés que celles qui pèsent à Vézelay sur la maison Romain Rolland dont l’expérience contemporaine montre la désaffection du public faute d’une véritable intention muséale, la maison Romain Rolland mutant en maison Zervos [18]. Car que montrer à Pernand-Vergelesses sinon un patrimoine immatériel, absent et invisible, soit un lieu vide, mais de mémoire théâtrale ? L’immatérialité de cet « héritage de papier » fait obstacle à la patrimonialisation : le lieu de mémoire réclame une activité théâtrale pour exister comme lieu. Ici revient la tradition théâtrale, ou plus exactement l’invention d’une tradition théâtrale [19] et pernandaise.

La tradition théâtrale : transmission, création, vs patrimonialisation ?

Si le classement n’invente pas la maison, puisque l’authenticité du lieu habité par Jacques Copeau est réelle, la fonction d’abri qu’elle fut pour Copeau, comme pour les Copiaus dont l’activité bourguignonne fut longtemps elliptique au regard de la logique parisienne de l’édifice portée par la mention de « Compagnie du Vieux-Colombier [20] », devient support d’une tradition théâtrale. Cette tradition se marque dès 1955 par la résidence de Jacques Fornier et sa troupe, prélude au Théâtre national de Bourgogne. Dans la logique du classement comme maison des écrivains qui réclame cette inscription locale, Catherine Dasté organise les « Rencontres et ateliers de Pernand » de 1989 à 2002. En outre, François Chattot en 2009 part de Pernand-Vergelesses avec le TnB pour une tournée en milieu rural. Les « Rencontres Jacques Copeau », depuis 2011 pérennisent la représentation d’une tradition théâtrale au village. La logique de l’abri, au ras de son acception théâtrale, fonctionne ici : les scènes sont éphémères, et la maison devient pôle d’une forme de nomadisme théâtral et point d’ancrage pour des troupes en résidence. Ce qui se joue alors, dans ses expériences (que ce soit du temps de Catherine Dasté comme aujourd’hui) tient davantage de la transmission, laquelle « colle » idéalement à la représentation mythique d’une famille théâtrale, qu’analysait Hubert Gignoux [21]. Le choix de la maison comme résidence (atelier) théâtrale implique clairement une action portée vers le futur (celui du spectacle à venir, celui des acteurs en stage…) : le lieu vaut ressource et cette caractéristique autorise, depuis l’obtention du label Maison des illustres, sa conservation, sa patrimonialisation. Filiation et transmission se conjuguent dans la vie d’un lieu de mémoire où justement la mémoire est secondaire devant l’impératif de création qui assure le rayonnement de la structure. Nous sommes ainsi placés devant le paradoxe d’une patrimonialisation qui conserve moins le passé qu’elle ne construit une tradition théâtrale au village, fortifie donc patiemment un antécédent de la décentralisation rurale, dans la généalogie toujours réécrite de la décentralisation [22]. La fonction de création, toujours renouvelée par l’activité de la Maison Copeau, (re)construit indéfiniment la qualité d’abri de la maison.

Revenons à la distinction d’Antoine Vitez. Dans ce cas présent, l’abri qu’est la maison ne peut être édifice et pourtant dans l’horizon d’une décentralisation rurale elle construit brique par brique la possibilité de l’édifice qu’est le TnB. L’histoire des pérégrinations de ce dernier, de Pernand à Dijon via Beaune, Chalon-sur-Saône, Gilly les Citeaux [23], implique régulièrement dans la quête d’un lieu originel qui serait ressource, le retour à Pernand-Vergelesses, à la maison Copeau. In fine, ce qui se joue dans la patrimonialisation de la Maison Copeau tient moins au lieu qu’à l’expérience qu’elle porte. Il y a là un tour anthropologique qu’il faut considérer comme tel : une manière de faire l’expérience du théâtre en milieu rural, dans l’interaction avec le village, les conditions de la ruralité [24]. Dans ce mouvement, quid de l’héritage de papier (la bibliothèque, les fonds éclatés d’archives) qui a permis la patrimoinalisation de la maison, comme celle d’un Illustre ? L’expérience esthétique du théâtre, des lectures, à Pernand-Vergelesses, le travail préparatoire en amont, font davantage patrimoine que la bibliothèque, les archives, dans la reconnaissance du lieu. L’institution (DRAC, collectivités territoriales) retarde sur ce mouvement.


[1] Georges Banu, « Propos pour une esthétique des lieux-abris du théâtre », Études théâtrales, vol. 54-55, n° 2, 2012, p. 163-173.

[2] Antoine Vitez, « L’abri ou l’édifice », Architecture d’aujourd’hui, 1978.

[3] Sur le processus de classement, cf. Vincent Chambarlhac, « Quelle mémoire pour quel(s) espace(s) ? (La maison de Jacques Copeau à Pernand-Vergelesses autour de 1985) », Annales de Bourgogne, tome 23, 2011.

[4] Jean-Louis Tornatore, « Expériencer le patrimoine », in Jean-Louis Tornatore [dir.], Le patrimoine comme expérience. Implications anthropologiques, Paris, éditions de la FMSH, 2019, p. 44-57.

[5] Voir Vincent Chambarlhac, Un Vieux-Colombier à Pernand-Vergelesses ? L’inscription bourguignonne des Copiaus (1925-1929), mémoire d’habilitation à diriger des recherches, uBFC, 2019.

[6] Jacques Copeau, Souvenirs du Vieux-Colombier, Paris, Nouvelles éditions latines,1931, p. 123-124.

[7] Jacques Copeau, Registres VIII. Les dernières batailles (1929-1949), textes établis présentés et annotés par Marie-Inès Aliverti et Marco Consolini, Paris, Gallimard, 2019, p. 10.

[8] Vincent Chambarlhac, Un vieux-Colombier à Pernand-Vergelesses ?…, op-cit.

[9] La maison Copeau à Pernand-Vergelesses, SL, 1988.

[10] Vincent Chambarlhac, « Quelle mémoire pour quel(s) espace(s) ?… », art. cit.

[11] L’appel de Marie-Hélène Dasté l’atteste : « Pour que la maison de J. Copeau à Pernand Vergelesses en Bourgogne, puisse être gardée vivante au service du théâtre et ne tombe pas un jour entre des mains étrangères et indifférentes à son passé et à son présent. Pour qu’elle ne subisse jamais le sort, l’agonie et la déchéance du Théâtre du Vieux Colombier à Paris, où rien ne subsiste plus qui rappelle au passant ce qui a vécu là. », La maison Copeau…, op-cit.

[12] Sur cette question des lignes de fuite et des nouvelles cartographies qu’elles supposent, Gilles Deleuze, Dialogues, avec Claire Parnet, Paris, Flammarion, 1977.

[13] Yves Florenne, « Le centenaire de Jacques Copeau », Le Monde, 5 juin 1979.

[14] Voir les interventions d’Olivier Rony, Les chantiers de la mémoire, pour une brève histoire des Amis de Copeau et Jean-Baptiste Raze, La mémoire des Copiaus dans les collections de la Bibliothèque nationale de France.

[15] Cf. Marco Consolini,Les Registres de Jacques Copeau (1974-2019) : un (presque) demi-siècle d'aventure éditoriale.

[16] « La maison de Jacques Copeau pourrait dire son adieu au théâtre », dépêche AFP, 10 mai 2003.

[17] Jacques Copeau, « Ma Cuverie », Le Figaro littéraire, 24/25 octobre 1942, p. 3.

[18] La municipalité de Vézelay en jumelant la maison Romain Rolland au legs Zervos pour « fabriquer » un véritable musée dynamisera la fréquentation du public.

[19] Eric Hobsbawm, Terence Ranger [éd.], The invention of tradition, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1983.

[20] Vincent Chambarlhac, Un vieux-Colombier à Pernand-Vergelesses ?…, op-cit.

[21] Hubert Gignoux, Histoire d’une famille théâtrale. Jacques Copeau, Léon Chancerel, les Comédiens routiers, la décentralisation artistique, Lausanne, Éditions de l’Aire, 1984.

[22] Sur ce point et ce récit, voir Denis Gontard, La décentralisation théâtrale, Paris, Sedes, 1973 ; Pascale Goetschel, Renouveau et décentralisation du théâtre (1945-1981), Paris, PUF, 2004.

[23] Philippe Poirrier, « L’histoire du théâtre de Bourgogne de 1955 à 1996 (I) », Pays de Bourgogne, juin 1995.

[24] Toute cette réflexion, encore balbutiante, doit beaucoup aux discussions amicales et à la lecture de Jean-Louis Tornatore (« Expériencer le patrimoine », in Jean-Louis Tornatore [dir.], Le patrimoine comme expérience…, op. cit., p. 45 et suivantes).