Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
La prescription culturelle en question | ||||||||||||||||
Pour quoi la musique est-elle bonne et pour qui ? | ||||||||||||||||
Tia DeNora | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||||||||
RÉSUMÉ
Ce texte est issu de la conférence de Tia DeNora du 6 avril 2017 lors du colloque international La prescription culturelle en question/Investigating Cultural Expertise à l’université de Bourgogne-France-Comté. S’appuyant sur les divers terrains qu’elle a explorés depuis les années 1990, Tia DeNora s’interroge sur les définitions et les mutations de la qualité musicale et conséquemment sur les formes et les discours experts à propos de la musique. Décrivant en particulier les recherches qu’elle mène depuis une dizaine d’années avec le musicothérapeute Gary Ansdell, DeNora montre que (la pratique de) la musique permet d’aménager des espaces au sein desquels nous pouvons tout autant nous protéger que retisser des liens et des coopérations avec autrui et que toute expertise renvoie à une expérience et à un réseau ténu d’acteurs et de dispositifs. |
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MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||||||||||||||
I. Introduction Pour aborder le thème général de l’expertise, je vais parler de Beethoven [2], de la musique dans la vie quotidienne [3] et de mon travail avec Gary Ansdell, qui est musicothérapeute et travaille dans un centre communautaire au sein d’un hôpital psychiatrique à Londres [4]. Pour commencer, je dirais que la question de l’expertise m’intéresse depuis longtemps, en particulier depuis mes recherches sur Beethoven qui remontent aux années 1980 à l’université de Californie (UCSD). Pour moi, la question de l’expertise est surtout liée à des sujets musicaux, même si au début des années 1990 j’ai également travaillé sur les controverses qui entourent le « contrôle naturel de la fertilité », parfois appelé la « méthode de contraception par le mucus cervical [5] », un sujet en apparence très éloigné des études socio-musicales, mais qui en était finalement très proche puisqu’il était question de réception et de réputation. Ce fut d’ailleurs une expérience assez étrange de terminer ce projet de recherche et, en même temps, de finaliser l’étude sur Beethoven : je n’arrêtais pas de transposer des mots et de me retrouver en train de parler du « mucus beethovénien » et de « musique cervicale », et j’espère sérieusement écrire un jour sur ce sujet ! Mais aujourd’hui, je vais uniquement parler de la manière dont la question de l’expertise est liée à divers types de pratiques musicales [pattern of musicking] [6], et de quelle manière celles-ci peuvent à leur tour être liées à des changements intervenant dans d’autres domaines. Je m’intéresse donc à la politique de l’expertise à partir de cette forme de dialogue entre le musical et le para-musical. Par « para-musical », j’entends tout ce qui est en lien avec la musique, mais qui dépasse l’événement musical en soi, en tant qu’intervention ou pratique musicale, et qui nous entraîne du côté de la parole, du geste, de l’action, de la matérialité, des pensées, des sentiments, de l’environnement et de beaucoup d’autres choses qui peuvent parfois être clairement identifiées et reliées à des formes d’activités musicales antérieures ou encore ultérieures. Selon moi, le musical et le para-musical constituent ce que Christopher Small appelle musicking. II. Beethoven J’ai au départ travaillé sur Beethoven, mon livre Beethoven and the Construction of Genius a été publié en 1995, il y a déjà un certain temps. Ce qui m’intéressait, c’était d’utiliser une étude de cas pour examiner l’émergence d’un réseau à la fois de personnes, de choses, de discours et de pratiques. Tout ce qui a fait qu’on perçoive la musique de Beethoven comme étant importante, comme ayant de la valeur et qui, simultanément et de manière réflexive, a stimulé les efforts de création de Beethoven. Au fur et à mesure du développement et de l’établissement d’un tel réseau, il est intéressant de voir ce qui s’est modifié. C’est là qu’intervient la question de l’expertise puisqu’en étudiant ce changement on s’intéresse aux personnes, pratiques, discours, institutions qui percevaient ce que Beethoven faisait comme ayant de la valeur, tout autant qu’aux perceptions rivales considérant qu’il faisait « du bruit » ou quelque chose de maladroit. Il s’agit également d’une histoire de la réception , non seulement dans mon livre mais aussi dans les ouvrages formidables de William Senner et de Robin Wallace sur la réception de Beethoven au fil du temps [7]. L’élément clé ici est le lien très direct que nous pouvons établir avec l’histoire du discours critique dans les revues musicales [8]. Nous pouvons en effet observer le glissement qui s’opère, en particulier entre 1799 et 1802, dans la manière dont les valeurs et les catégories sont façonnées pour correspondre au talent de Beethoven [9]. Ce déplacement dans le discours critique sur la musique s’est notamment traduit par ce que l’on pourrait appeler de nouvelles relations sociales du jugement musical, l’essor de tout un tas de nouvelles formes d’expertise dans, et à propos de, la musique, et l’apparition d’experts prétendant avoir un accès privilégié à la musique, d’être en mesure de la décoder et de faire de l’éducation musicale. Ce sont ces divers mécanismes qui ont permis l’essor des jugements canoniques en matière musicale. Ainsi, l’esthétique de Beethoven qui a été construite et a émergé au sein de ce réseau en plein essor, a simultanément permis la consolidation d’intérêts particuliers, d’aspirations et de préférences propres à de nouveaux acteurs émergents dans un champ musical en pleine mutation, à peu près entre 1792 et 1803. Je ne veux pas m’attarder trop longuement sur Beethoven, mais je veux néanmoins préciser certaines caractéristiques des transformations qui ont affecté la structure sociale de l’expertise musicale. Cela me permettra de faire une transition avec la suite de mon exposé. Premièrement, on assiste à l’ascension des musiciens professionnels et des critiques et à un changement de dynamique entre consommateurs et producteurs – un changement qui s’avère d’ailleurs être très genré, puisque l’on décide qui peut jouer quoi, quand et où, et que les pianistes qui sont des femmes sont à cette époque très nettement marginalisées : elles ne peuvent pas jouer les concertos de Beethoven en public, par exemple, même si elles peuvent jouer ceux de Mozart. On voit donc se mettre en place une répartition genrée, horizontale, de la production et l’exécution des concertos sur les scènes viennoises. J’en ai parlé dans un autre article [10]. Deuxièmement, il y a des changements importants au niveau de la programmation des concerts et des conventions d’interprétation. C’est le passage d’une sorte de pratique diversifiée de la programmation à une focalisation sur des œuvres uniques, présentées dans leur intégralité et associées à des formes d’écoute attentive – ce que Bill Weber a très bien décrit [11]. Tandis qu’auparavant, on pouvait aller écouter des choses très différentes, par exemple des concerts familiaux où quatre sœurs jouaient sur un même violon et où l’on imaginait des scénarios et des jeux à partir d’une rime, etc. Il pouvait donc y avoir des combinaisons étonnantes, des programmations éclectiques qui permettaient également aux gens d’aller et venir lors du concert ou d’avoir d’autres activités en même temps. Troisièmement, ces changements s’accompagnent d’une plus forte hiérarchisation de la consommation de la musique, conformément à un certain statut social. Ainsi, les défenseurs de Beethoven étaient principalement issus de l’échelon supérieur, de la vieille aristocratie viennoise. Quatrièmement et pour conclure sur ce point, au point de vue esthétique on repère et on valorise dans la musique de nouveaux types de narrations et de significations que l’on assimile à des concepts philosophiques, par exemple le sublime musical. Ces changements de perspective ont également conduit les auditeurs à mettre l’accent – quelle surprise ! – sur une approche musclée du clavier et à ce que l’on parle, à partir de 1803, du « style héroïque » de Beethoven. III. La musique dans la vie quotidienne Tous ces aspects qui ont été valorisés par un nouveau type d’experts à cette époque, sont encore très présents aujourd’hui, dans la manière dont les gens parlent de l’expérience musicale. Par exemple, il y a deux ans, j’ai réalisé un projet, dans le cadre de la British Academy à propos de l’émission de radio britannique de la BBC Desert Island Discs où les gens parlent des huit morceaux de musique qu’ils prendraient s’ils se retrouvaient sur une île déserte et qui leur permettraient en quelque sorte de se remémorer le(ur) monde. Ce genre d’appropriation de la musique est donc un moyen pour « s’extraire » de son environnement et de ses problèmes. Il s’agit de s’éloigner des choses qui dérangent ou qui rendent malade. On se retire alors dans son propre monde, de la même façon que l’on s’immerge dans des rêves, des fantasmes, différentes formes de consommation ou l’écoute solitaire d’un disque. Ces choses ne font jamais partie de pratiques partagées dans l’espace public, elles restent secrètes et elles ne sont pas dévoilées. Ces usages peuvent être très utiles, ils permettent de produire du repos, de se connecter aux choses que l’on apprécie, de donner de l’énergie et de l’imagination, de fournir des choses que l’espace public ne semble pas en mesure de vous offrir. Néanmoins, ces pratiques ne peuvent pas transformer l’espace public pour la simple et bonne raison qu’elles sont à la fois fermées sur elles-mêmes et séparées du monde, elles ont une existence distincte de celui-ci. Vous vous retirez, vous écoutez votre musique préférée pour reprendre des forces, vous allez dans un coin tranquille ou dans votre endroit préféré, ou bien vous partez avec la personne de votre choix, ou bien vous le faites de manière symbolique ou physique, mais vous finissez par revenir. Car, à un moment vous devrez revenir et, pour ainsi dire, vous confronter à la musique qui a éliminé tout ce qui se passait, même le monde dans lequel vous devez fonctionner. C’est un point fondamental lorsqu’on pense à la maladie mentale, surtout si l’on y pense à partir de la critique de la psychiatrie qui a été formidablement formulée dans les années 1960 et 1970, notamment par Thomas Szasz dans son livre Le Mythe de la maladie mentale [12]. Szasz aborde particulièrement le point suivant : si nous adoptons une approche vraiment empirique de la maladie mentale concernant la manière dont celle-ci se manifeste, il s’agit en fin de compte de problèmes de retrait [problems in removal]. Si on ne quitte pas son espace de retrait [removal space] pour revenir et s’occuper de tout le reste, si on ne peut pas, ou si on refuse de le faire, on a ce que Szasz appelle un problème d’existence [a problem of living]. Il n’y a alors plus d’interaction avec autrui. Les espaces de retrait sont donc souvent utiles mais seulement s’ils sont contrebalancés par d’autres lieux et d’autres espaces où les gens peuvent agir : c’est cet autre type de refuge [asylum] [13] que j’appelle le « réaménagement » [refurnishing use] où l’on peut négocier sa place dans l’espace public dans lequel toute action doit se dérouler. IV. SMART Ainsi, par exemple, cet espace public pourrait être l’espace musical du SMART (St Mary Abott Centre for Rehabilitation and Training), dans lequel a lieu, une fois par semaine, une scène ouverte [open mic session] où trois types de choses se déroulent. Tout d’abord, de l’improvisation musicale produite par un groupe de 20 à 30 personnes, principalement constitué de patients souffrants de problèmes de santé mentale, mais également de membres du public. Il peut aussi y avoir des groupes vocaux où tout le monde chante sa chanson favorite avec d’autres, mais surtout, il y a des occasions de chanter seul ou avec des ensembles devant un microphone. Ce qui compte, c’est de s’exprimer et d’aménager l’espace avec quelque chose que l’on choisit d’y mettre, mais aussi d’interagir avec les autres. Par exemple, il ne s’agit pas de rejouer une chanson que quelqu’un d’autre a déjà interprétée, cela pourrait être perçu comme un défi, une façon de saboter le travail ou de se mettre en concurrence avec l’autre. Nous avons assisté à beaucoup de controverses musicales dans cet espace, sur la façon d’interpréter ou de rendre une chanson particulière ; des questions qui sont fortement liées à ce dont les gens ont besoin ou à ce dans quoi ils souhaitent se projeter pour aménager cet espace, pour faire en sorte de s’y sentir à l’aise. « Aménager » signifie alors faire de son mieux pour rendre un espace hospitalier. Un peu comme dans une conversation avec d’autres personnes, lorsque que vous lancez des sujets que vous maîtrisez et que ces personnes se mettent à en parler, vous vous sentez alors plus à l’aise. Voilà en quoi consiste le réaménagement : faire des propositions et essayer peut-être de reconfigurer, même si c’est de manière modeste, une petite partie de l’espace pour pouvoir y revenir par la suite et dire : « Je pense que je vais refaire ce genre de musique et peut-être même encourager d’autres personnes à en faire autant. » Sur le plan méthodologique, chez SMART, nous faisions surtout de l’observation participante, nous prenions des notes sur ce qui se passait, sur qui chantait et jouait d’une session à l’autre, avec des cassettes audio ou vidéo, des photographies, des entretiens avec les participants, avec le personnel, avec des participants qui ensuite ont fait de la musique ailleurs. Nous avons examiné et analysé ces documents et passé une dizaine d’années dans ce cadre. 1) Se réaménager un espace Je voudrais à présent parler d’un patient [client] qui est un habitué de SMART qui s’appelle Jeremy. C’est son vrai nom. Il a choisi d’utiliser son vrai nom dans le livre [14]. Il a maintenant soixante-dix ans. Durant notre enquête il y avait en tout sept personnes faisant l’objet d’une étude de cas, où nous suivions leur cheminement, et Jeremy était l’une d’elles. Nous voulions comprendre, et c’est ici que l’on trouve la dimension qualitative de notre recherche, ce que ces personnes faisaient avec la musique, quels chemins ils/elles empruntaient avec elle, dans quelles temporalités ils/elles s’engageaient, ce qui se passait dans un moment A, un moment B, un moment C, dans différents types d’espaces et d’interactions avec les autres. Ainsi, si le moment B représente le présent, le moment où elles s’engagent avec un collectif, ce qu’elles font a t-il à voir avec l’histoire de leur participation antérieure, avec leur histoire personnelle ou avec beaucoup d’autres choses ? Ce qui est intéressant ici, c’est précisément de comprendre quelles sont les choses qui sont évoquées et mobilisées dans ce moment présent. Par exemple, Jeremy était quelqu’un qui, durant les premières années du projet, avait beaucoup de mal à jouer de la musique de manière conventionnelle. C’est un aspect important pour la dernière partie de ma présentation. Il ne savait pas chanter en gardant un rythme musical ou en suivant une mélodie, et Gary avait beaucoup de mal à l’accompagner au piano, tout comme Sarah qui intervenait au piano comme musicothérapeute. Il se levait et parlait de la raison pour laquelle il souhaitait partager cette chanson avec le groupe, pour aménager l’espace avec une chanson particulière. Il évoquait pour cela le passé, le temps A, en disant des choses comme : « Je vais chanter telle chanson qui était très importante pour moi quand j’étais enfant car c’était la chanson préférée de ma mère ». Pendant des années, tout ce qu’il a chanté avait à voir avec le passé et avec sa relation avec sa mère. Même s’il chantait avec beaucoup de raideur, l’auditoire était extrêmement respectueux de ce qu’il faisait. Mais il n’était pas vraiment possible de faire de la musique avec lui de manière collective, ni de trouver des recoupements avec l’espace musical qui se recomposait sans cesse à cette époque, et où nous observions ce qui prédominait dans cet espace et comment les personnes se positionnaient en fonction de ce qui y prédominait. Jeremy se tenait à l’écart de cet espace musical : il se levait, faisait sa chanson, tout le monde applaudissait et il se rasseyait. Une crise s’est produite lorsque le psychiatre de Jeremy qui soutenait notre projet a suggéré à un moment donné que la musique qu’il chantait le maintenait dans la maladie, dans la mesure où elle le retenait dans le passé et l’empêchait d’établir de nouvelles connexions, et je cite : « de se développer dans de nouvelles directions ». C’était le point de vue d’un expert. D’une certaine manière, c’était tout à fait sensé. Jeremy a d’abord rejeté tout cela en bloc et a eu une petite crise de colère, en disant que son thérapeute n’avait aucune idée de ce qu’il faisait. Mais, au cours des deux années suivantes, Jeremy s’est peu à peu éloigné de cette musique du passé qui lui permettait d’aller dans un lieu où il était à l’aise, de s’extraire de l’espace public – même si on peut dire qu’il chantait tout de même dans un espace public, en l’aménageant avec sa propre musique. Il s’est de plus en plus intéressé à d’autres musiques, en tenant également compte des autres au sein de SMART. Ce mécanisme s’est enclenché grâce à Sarah Wilson, la musicothérapeute, qui a commencé à pratiquer ce qu’elle appelait une classe de théorie musicale [ music theory class] qui portait sur l’appréciation de la musique, durant lequel elle faisait également chanter les gens et dont a émergé un groupe appelé « les chanteurs SMART ». Ils firent un concert quasi professionnel et Jeremy souhaitait les rejoindre. Et, peu à peu, il a évolué musicalement afin de pouvoir être formé et de s’impliquer dans autre chose que la musique de sa mère bien-aimée. Nous avons ainsi vu Jeremy s’insérer de plus en plus dans ce milieu, aménageant son espace avec de nouvelles formes de musique, mais s’impliquant également dans ce qui était aménagé par d’autres au sein de cet espace. C’est une histoire typique de capital social pour nombre de sociologues, mais ici c’est la musique qui devient une ressource proto-sociale de mise en relation entre Jeremy et les autres, à l’intérieur d’un même espace. Il s’est donc mis à développer de plus en plus ce que nous appelons « des chemins musicaux », loin de ce qui le retenait dans son problème de vie, et à devenir de plus en plus capable d’interagir socialement par le biais de la musique avec d’autres personnes au sein de cet espace. Il ne s’agit malheureusement pas d’un chemin facile et agréable, il y a des retours en arrière et, inévitablement, des hauts et des bas. Mais le développement musical de Jeremy a montré sa capacité croissante à fonctionner dans le monde social. Ce qui est essentiel, c’est de constater à quel point ces changements d’expertise sont le produit d’une coopération. Ce n’est pas seulement le fait de jouer de la musique devant Jeremy qui a soudain déclenché chez lui quelque chose dont il a pu bénéficier. Ce n’est pas seulement le fait que le thérapeute ait dit : « Vous devez maintenant faire la chose suivante ». Il s’agissait d’un échange mutuel, et c’était à Jeremy de trouver les moyens de s’adapter peu à peu, en fonction de ses goûts musicaux et de ses capacités musicales, ce qui a ensuite constitué un capital social ou une ressource qui l’a amené à développer de nouvelles manières de fonctionner, plus approfondies et plus étendues. Je crois que c’est ce qui a aidé Jeremy à développer son individualité au fil du temps dans cet espace, tout en lui apportant des compétences transférables qui l’ont mené vers de nouveaux espaces extérieurs à SMART et dans lesquels il pouvait se sentir à l’aise. 2) Et la qualité musicale ? Mais à quoi ressemblait le chant de Jeremy dans ces espaces ? Si vous êtes critique musical, vous direz : « Oui, c’est bien joli, c’est de la musicothérapie, c’est formidable que tout se passe bien, mais ce n’est pas vraiment de la bonne musique. » À mon avis, en disant cela, on se ferme à ce qui pourrait être vraiment intéressant dans la manière dont nous comprenons la santé mentale et la musique – que celle-ci nous aide à nous éloigner des situations difficiles de notre vie. Et l’on se ferme alors également à des façons de penser et d’apprécier la musique en tant qu’expert [music expert], par exemple. C’est ce que le fait d’écouter Jeremy nous a enseigné sur la manière dont nous définissons la « bonne musique », et cela nous en dit long sur la façon dont nous percevons les experts qui nous disent ce qu’est la « bonne musique ». Au sein de SMART, et cela sera mon dernier point, nous avons beaucoup de cas où les personnes comprenaient mal la musique produite de manière conventionnelle, par exemple qui ne percevaient pas (ou peu) la hauteur des notes, passaient d’une hauteur à une autre par mégarde, ou avaient une voix plutôt rauque ou discordante, etc. Autrement dit, ce sont des exemples de « mauvaise musique », mais comme nous le savons bien nous ne savons pas véritablement répondre à la question « qu’est-ce qui est “mauvais” ? ». Lorsque les circonstances sont favorables, Beethoven peut être perçu comme étant meilleur que ceux qui étaient jusqu’à présent considérés comme bon. On peut penser à ce que Barthes disait au sujet du « grain de la voix » [15] : chez SMART, nous entendons beaucoup de choses, non seulement le grain de la voix dans ce que les gens font, par exemple lorsqu’ils chantent lors d’une session ouverte, mais nous entendons aussi le grain de la voix au sens le plus large, c’est-à-dire tout ce qui peut être entendu à travers l’ensemble de l’activité musicale [ musicking] et qui peut indiquer, à l’auditeur ou à l’ethnographe, d’où celle-ci peut provenir. Et cela est vraiment très enrichissant. Ainsi, une fois par exemple, une personne chantait « You’ll never walk alone » [16] avec une très belle voix profonde qui devenait de plus en plus caverneuse et s’écartait de la mélodie originale. Une personne a dit : « Est-ce vraiment une mauvaise voix ? », une autre a répondu « Non, il y a deux mots qui répondent à cette question ». J’ai demandé : « Est-ce que ce sont des mots grossiers ? ». Elle a répondu : « Non, ces deux mots sont : Tom Waits. Il chante comme lui. » Pourquoi certaines pratiques musicales sont-elles autorisées dans un certain cadre, et pas dans un autre ? Ne sommes-nous pas en train d’émettre une sorte de jugement culturel en présupposant que nous savons classifier les choses alors qu’en vérité notre pratique du classement s’avère souvent comporter un grand nombre d’exceptions et peut donc être un peu illogique ? Pourquoi est-ce que lorsque j’entends un certain type de voix, je le classe un jour dans telle catégorie et un autre jour dans telle autre ? Tout cela a à voir avec le cadre de l’activité, avec ce à quoi celle-ci se rattache. Dans un cas, je sais que c’est un grand artiste, dans l’autre je sais qu’il vient se SMART. Dans l’une de ces études, Anna Lisa Tota [17] a fait une très belle analyse sur ce qui se produit lorsque des célébrités se promènent dans des espaces publics sans être reconnues, les gens ne les remarquent pas et passent à côté d’elles, puis vient le choc de la reconnaissance et ensuite le moment de la révérence. Il en va de même pour l’expertise, au lieu de dire : « Qu’est-ce que c’est ? », il s’agit de se demander : « de quelle manière lui attribue-t-on de la valeur ? » et, de ce point de vue, ce que nous entendons chez SMART peut nous aider à réfléchir à la différence, qu’il s’agisse de capacités mentales ou des façons d’accorder de la valeur à de la musique. En d’autres termes, SMART nous montre qu’il existe de nombreuses alternatives esthétiques. 3) Prendre soin de la musique Cela me conduit, pour terminer, à parler d’un dernier domaine. Je viens en effet juste de commencer une étude à propos des maladies neurodégénératives. Avec Gary Ansdell et des collègues de Norvège, nous allons étudier des centres de soins pour personnes atteintes de maladies neurologiques et, ensuite, nous nous rendrons dans des hospices. Cette recherche concerne le Royaume-Uni et la Norvège et elle aborde les thèmes de la mort, du logement et de l’invalidité. Jusqu’à présent, j’ai réalisé une ethnographie dans un centre de soins que j’appellerai Lambeth House qui se trouve à Londres. Par rapport à ce que je viens de présenter sur SMART et les alternatives esthétiques – sur qui peut dire ce qui est bon et de quelle manière, et ce que cela signifie de dire d’une personne qu’elle est experte ou pas – nous nous intéressons ici aux façons dont on prend soin de la musique [caring for music] plutôt qu’à la musique curative [music for care]. Dans ce dernier cas, la musique n’est pas produite par les patient-e-s et l’on utilise des termes horribles tels que « prestation de soins » ou « package » pour la décrire. Pour ce qui nous concerne, nous nous demandons pourquoi les gens dans les hospices et les centres de soin pour personnes handicapées sont attachés à la musique et comment ils/elles s’y intéressent, s’y attachent. Et nous prêtons tout particulièrement attention à la dimension tacite de cette activité, un point crucial pour des personnes physiquement contraintes, confinées dans leur lit ou incapables de bouger, souffrant de la maladie de Parkinson ou qui ne sont pas capables de contrôler leurs mouvements. Nous nous intéressons à la manière dont les personnes disent qu’elles ne participent pas à la musique, par exemple comme cette dame de Lambeth House qui a dit : « Je ne veux pas de cette musique dans le salon, je veux juste regarder mon émission de télévision », et qui a ensuite continuellement émis un son : « hush, hush, hush ». Mais peu à peu, au cours de deux heures de musique, ce petit mot « hush » a commencé à se musicaliser. Elle commençait à être entraînée par la musique et cela venait rythmer ce qui se produisait musicalement. Nous nous sommes demandé-e-s comment et pourquoi cela se produisait. Nous nous sommes intéressé-e-s aux gestes, à des choses qui pourraient être perçues comme des pratiques musicales très minimales, des signaux brouillés, des réponses retardées et ainsi de suite. V. Conclusion Ce qui m’amène, pour conclure, à parler de ma vision actuelle de l’expertise et de la valorisation de la musique. Ce que je considère comme l’« esthétique/éthique » de l’activité musicale va au-delà de l’approche de Schutz [18] qui voit la musique comme quelque chose que l’on fait ensemble, en s’accordant et en répétant de manière professionnelle. Pour moi, prêter attention à la question du soin en lien avec la musique peut révéler de nouvelles formes de musique, de nouvelles façons de penser la musique à tel ou tel endroit, et permettre ainsi de trouver de nouvelles possibilités à la fois pour le soin et la musique, d’une manière expérimentale en quelque sorte. Cette expérience est donc à la fois musicale et sociale et je vais m’arrêter là ! |
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AUTEUR Tia DeNora Professeure de sociologie University of Exeter, Royaume-Uni |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Traduit de l’anglais par Charlotte Bomy et François
Ribac. Toutes les notes sont de la rédaction.
[2]
Tia DeNora,
Beethoven and the Construction of Genius Musical Politics in
Vienna, 1792-1803, Berkeley, University of California Press, 1995. Voir aussi
DeNora,
Beethoven et la construction du génie. Musique et
société Vienne 1792-1803, Paris, Fayard. 1998.
[3]
Tia DeNora, Music in Everyday Life, Cambridge, Cambridge
University Press, 2000 et également Music in Action. selected essays in sonic ecology, Farnham,
Ashgate, 2011.
[4]
Tia DeNora, Music Asylums Wellbeing Through Music in Everyday Life,
Farnham, Ashgate, 2013 ; Gary Ansdell et Tia DeNora avec Sarah
Wilson,
Musical Pathways in Recovery: Community Music Therapy and
Mental Wellbeing, Londres, Routledge, 2016.
[5]
Le mucus cervical également nommé glaire cervicale est
une sécrétion produite par les glandes du canal cervical
dans le col de l’utérus en période
pré-ovulatoire.
[6]
Christopher Small, Musicking: The Meanings of Performing and Listening,
Middletown, Wesleyan University Press, 2011.
[7]
Wayne M. Senner, William Meredith et Robin Wallace,
The critical reception of Beethoven’s compositions by his
German contemporaries, vol. 1, Lincoln, University of Nebraska Press,
1999 ; Wayne M. Senner,
The critical reception of Beethoven’s compositions by his
German contemporaries, vol. 2, Pendragon Press, 2001.
[8]
À ce sujet, voir l’article d’Angelica
Rigaudière dans ce numéro : « Allgemeine musikalische Zeitung : prescrire la musique
à la fin du dix-huitième siècle ».
[9]
Voir le chapitre 8 du livre consacré à Beethoven.
[10]
Tia DeNora, « Music into Action: Performing Gender on the
Viennese Concert Stage, 1790-1810 »,
Poetics: Journal of Empirical Research on Literature, the Media
and the Arts, 2002, vol. 30, n° 2, p. 19-33.
[11]
William Weber,
The Great Transformation of Musical Taste: Concert Programming
from Haydn to Brahms, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.
[12]
Thomas Szasz, Le mythe de la maladie mentale, Paris, Payot,
1975.
[13]
Avec la notion d’asile (asylum), DeNora dialogue
implicitement avec le sociologue Erving Goffman auteur de
l’ouvrage de 1961:
Asylums: Essays on the social situation of mental patients and
other inmates
[traduction française en 1968 aux Éditions de Minuit].
Cette discussion est explicite dans son livre Music Asylums Wellbeing Through Music in Everyday Life,
2013, déjà cité plus haut.
[14]
Gary Ansdell et Tia DeNora avec Sarah Wilson, op. cit.
[15]
Roland Barthes, « Le grain de la voix », Œuvres completes, tome II, Seuil, 1994,
p. 1436-1442.
[16]
You’ll Never Walk Alone
(Rodgers, Hammersteinc) chanson de la comédie musicale Carousel (1945) interprétée par de nombreux
artistes et supporters de football.
[17]
Anna Lisa Tota et Terver Hagen [éd.], Routledge International Handbook of Memory Studies,
Routledge, 2015.
[18]
Alfred Schutz, Écrits sur la musique 1924-1956, Paris,
Musica Falsa, 2007.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Tia DeNora, « Pour quoi la musique est-elle bonne et pour qui ? », dans La prescription culturelle en question, François Ribac [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 15 juillet 2019, n° 11, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Tia DeNora. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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