Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


La prescription culturelle en question
Prescrire comme opération sociale [1]
Pierre Delcambre
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ
Ce texte propose une définition de « prescrire » comme opération sociale qui engage à la fois celui qui prescrit et celui à qui il est prescrit. Il s’appuie préalablement sur deux auteurs, aux approches différentes de la prescription. La première, liée à la sociologie du travail et de l’activité, s’intéresse au système d’activité dans une organisation ; la seconde, socio-économique, comprend la prescription comme une relation dans certains types de marchés, où prend place un prescripteur. L’auteur ensuite définit « prescrire » par six caractéristiques, dont la mise en œuvre est variable et peut même se transformer au cours des échanges. Pour cette opération sociale fragile, appuyée sur des relations instables, la dynamique des échanges peut voir en effet glisser la prescription vers l’injonction ou la recommandation.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : prescrire ; cours d’action ; travail ; activité ; communication
Index géographique : Monde
Index historique : xxe-xxie siècle
SOMMAIRE
I. Introduction
II. Une relecture de deux approches : la prescription comme relation de travail dans une organisation, la prescription comme relation de marché
1) La prescription dans une organisation : un « travail d’organisation » qui concerne tous les niveaux de l’organisation
2) « Des marchés à prescripteurs » : quand un acheteur se disqualifie faute de savoir et en appelle à un conseil avant de poursuivre l’échange marchand
III. Prescrire : une opération sociale aux aspects relationnels, communicationnels et organisationnels
1) Chacun contribue, de manière asymétrique, mais dans une relation normée, et avec des ressources informationnelles et communicationnelles
2) Une définition en six points
IV. Conclusion

TEXTE

I. Introduction

« Prescription » : c’est un mot d’usage courant dans la langue, dans l’univers médical, mais pas seulement : ainsi France Inter le vendredi midi propose sa « prescription culturelle »… Je préfère l’usage de l’infinitif « prescrire », pour mieux penser l’action, et solliciter l’univers de sens de l’autorité et du commandement, signalé au xvie siècle en français, plutôt que celui du droit où l’acception de prescription est très différente. Le « Grand Robert » signale que le sens « ordre expressément formulé, avec toutes les précisions utiles » – mots associés : instruction, commandement, indiction, règle, disposition – était antérieur à l’usage « spécialisé » (1829) de prescription comme ensemble des recommandations du médecin, sens du terme qui amène d’autres langues à réserver « prescrire » à l’univers médical, ce qui rend complexe le passage d’un univers linguistique à un autre. Le terme est aussi présent dans nombre de travaux savants : parfois il permet de construire des concepts (travail prescrit versus travail réel par exemple), parfois, il permet de satisfaire à la norme discursive de variété (il vaut alors pour « recommandation », ou conseil, injonction, etc.) sans qu’il ne soit sollicité comme concept.

Pour celui qui cherche à multiplier les terrains dans des univers sociaux différents, et qui s’attache à lire nombre de travaux en sciences humaines et sociales, la différentiation des approches sollicitant le terme de « prescription » est remarquable comme si tel ou tel univers était plus propice à tel usage conceptuel, privilégié pour des études socio-économiques, socio-techniques, de sociologie du travail, etc. [2]

Un des moteurs de ce travail est la collaboration que j’ai pu développer avec nombre de collègues (en sociologie ou sciences de l’information et de la communication) travaillant sur des terrains très différents et avec des approches différentes. La discussion amenait à devoir « confronter » ces terrains et approches. L’objectif de cet article, dans la suite de ce travail, est de relire certaines approches de la prescription pour tenter une théorisation de « prescrire » comme « opération sociale » et comme « travail ». Ce faisant, plutôt que de m’appuyer sur les approches socio-techniques [3], ou de sociologie des usages – envisageant la conception des objets techniques, du prototype à l’industrialisation, liant le travail de prescription tantôt à la « conformation » inscrite dans l’outil même [4], tantôt à l’accompagnement de la mise en marché et de l’usage – je ferai appel à une autre manière de penser les acteurs : dans la dynamique de leurs échanges.

Pour avancer dans ce travail théorique, j’analyserai de manière privilégiée deux univers, deux terrains d’analyse. Le premier univers est celui de la Protection judiciaire de la jeunesse (une organisation régalienne – administrée par l’État français –, avec sa hiérarchie, ses règles, ses établissements, son personnel, son activité) [5]. Le second est celui des établissements de diffusion de « spectacle vivant » en France, plus précisément les « scènes » labellisées par le ministère de la Culture, avec leur régime associatif, le jeu des financements et des tutelles publiques, leurs missions, leurs directions et leurs personnels, leur activité. D’une certaine manière, le premier terrain est un cas adapté à l’analyse de la « prescription dans une organisation » (ou un système d’organisations contribuant à une activité). Le second terrain permet d’interroger ce que, de manière souvent trop globale, on appelle « la prescription culturelle » et ses agents [6], dans des travaux qui s’intéressent aux relations entre médias et auditeurs, ou aux lieux culturels et leurs usagers, ou encore aux producteurs de biens et de services culturels et leurs clients.

Peut-on penser ensemble des phénomènes a priori disjoints par les observateurs et analystes ? J’ai fait ici appel, ce sera le premier moment de cet article, à deux auteurs que j’ai voulu relire pour un de leurs textes qui m’a paru expliciter clairement ce que sont, dans leur construction théorique, la prescription et le prescripteur. Tout d’abord Marie-Anne Dujarier [7], sociologue du travail. Celle-ci, dans la suite de Gilbert de Terssac [8], développe une analyse de la prescription comme « travail d’organisation », en prenant comme base descriptive une entreprise de service. Ensuite, Armand Hatchuel [9], qui eut le mérite (on le cite régulièrement comme le « père » de la formule « marchés  à prescripteurs ») d’ouvrir avec la toute jeune socio-économie de l’époque une analyse de marchés rompant avec le modèle dit classique du marché : « les marchés à prescripteurs » [10]. J’ai choisi de relire ces textes courts et accessibles au lecteur. Je n’ai pas cherché à faire un état de l’art dans les deux domaines scientifiques propres à ces auteurs et d’autres références peuvent être utilisées [11].

J’ai voulu plutôt tirer parti de ces deux approches pour – ce sera le second temps de cet article – développer une approche articulée, mais différente : prescrire comme « opération sociale » et comme « travail ». Il s’agit là de suivre la dynamique des échanges entre contributeurs (ou protagonistes, ou partenaires) des échanges s’inscrivant dans l’opération sociale « prescrire ». Je reviendrai sur la formule « opération sociale », qui me permet de ne pas être enfermé dans une analyse de statuts et rôles sociaux définissant a priori la place dans la dynamique des échanges observés, ainsi que l’intérêt de comprendre comme « travail » la contribution des acteurs engagés, de manière discrète, pour reprendre le sens mathématique de cet adjectif, dans cette opération sociale. On reconnaîtra là une approche du travail qui doit beaucoup à Anselm Strauss [12].

Enfin je proposerai une définition de « prescrire » en six points ; il ne s’agit pas d’un modèle définitoire normatif, mais d’une manière de pointer les éléments qui sont en jeu dans les séquences et les dynamiques d’échanges. Les contributeurs, s’ajustant à la situation organisationnelle, relationnelle et communicationnelle, mettent en œuvre des formes plus ou moins contraignantes et/ou observantes, et, dès lors, peuvent, dans ces dynamiques instables, opérer des glissements de « prescrire » à d’autres formes de « prétendre faire faire ».

II. Une relecture de deux approches : la prescription comme relation de travail dans une organisation, la prescription comme relation de marché

1) La prescription dans une organisation : un « travail d’organisation » qui concerne tous les niveaux de l’organisation

L’analyse de la prescription au sein des organisations de Marie-Anne Dujarier [13], s’intéresse avant tout à l’activité. Ce qui est observé, ce n’est pas la figure tutélaire de l’Institution considérée comme auteur de la prescription – les tenants d’une telle analyse se contentent souvent de dire qu’il y a « injonction » – mais le système organisationnel. C’est une perspective « pragmatique », en ce qu’elle ne pose pas comme autoréalisée la prescription : il y a un travail de maintenance, des « relais de prescription » [14], un travail de réinterprétation des textes « recteurs » que peuvent être les documents prescriptifs ; il y a là un « travail d’organisation ». Dans le texte de 2006 cité, Marie-Anne Dujarier analyse le travail successif de tous les niveaux de l’organisation. Je reprendrai rapidement son analyse, en termes de « division sociale du travail d’organisation ». Même si, dans la hiérarchie des niveaux organisationnels qu’elle relève, « le travail réalisé de chaque niveau constitue le travail prescrit du niveau inférieur », en cascade, on notera que son analyse permet de mettre à jour les formes compliquées d’ajustement, où « normes » et « prescription » se combinent. Cherchant à distinguer la norme – liée à la normalisation – comme « ce qu’il est bon de faire », de la règle et de la prescription organisationnelle (« ce qu’il y a lieu de faire »), elle estime que le travail d’organisation, qui se déroule à tous les niveaux, est « un travail de conception de la prescription mais aussi de ses renormalisations successives ».

Ainsi, dans son exemple, une entreprise de service, s’enchaînent six niveaux. Le premier, le conseil d’administration et les dirigeants mandatés, fait un travail d’organisation de nature politique, en définissant des finalités et des moyens, en contribuant à l’existence d’un projet institutionnel explicité, commenté. Le second, composé de toutes les directions, reprend ce projet, chacun dans sa technicité propre, de manière gestionnaire, et élabore le « travail prescrit » et des dispositifs de contrôle. Le troisième est celui du manager de service ou d’équipe qui relaye les prescriptions gestionnaires en articulant prescription gestionnaire idéale et travail réel possible. Dès lors, le niveau suivant est celui des équipes opérationnelles dont le travail d’organisation vise à assurer la bonne marche des choses. Les discussions contribuent à un travail de « renormalisation collective de la prescription », de nature opérationnelle. Mais Marie-Anne Dujarier n’oublie pas deux autres niveaux : pour celui qui réalise le service, le travail d’organisation se fait dans l’interaction avec l’autre (usager ou client) où « chacun [15] reprend et met à sa main la prescription et les normes collectives de manière à pouvoir résoudre le cas singulier qui se présente ». Enfin, dernier niveau, chaque individu réalise sa « petite organisation personnelle ».

Un travail d’ajustement plus ou moins chaotique et bruyant…

Dans l’analyse de Marie-Anne Dujarier, ce qui semble stable c’est le système organisationnel de l’activité ; le travail d’organisation est interprété par l’auteur comme un travail de médiation des contradictions et tensions propres à toute activité. Et l’ajustement est permanent, « plus ou moins chaotique et bruyant ». Car ce qu’on peut relever c’est la grande fragilité de ce travail qui mobilise différemment les participants. On voit ici et du prescrire et de la discussion visant à renormaliser, et des finalités que le niveau politique vise à imposer et opérationnaliser, et des contradictions et tensions permanentes que chaque niveau a à résoudre. Je note qu’ici l’analyse est plus organisationnelle (division du travail) que relationnelle (les relations entre les propriétaires-actionnaires et le dirigeant sont autres que celles entre les « gestionnaires » et les « managers de proximité », elles aussi différentes des relations « dans l’équipe » ou « avec celui avec qui on réalise un service »). On peut aussi repérer de nombreuses formes communicationnelles qui tissent les moments de prescription et de renormalisation.

Dans l’ensemble de ce système organisationnel Marie-Anne Dujarier signale aussi que la prescription est liée à des dispositifs de contrôle. La question du contrôle de l’observance de la prescription est à la fois une constante des relations réglées « sous prescription » et un élément très variable selon le type de relation « contractuelle » entre les participants d’un monde où de la prescription est mise en œuvre. On pourrait dès lors ajouter d’autres « outils de la prescription » comme certains logiciels de gestion permettant de mesurer et contrôler l’activité. Le développement de l’obligation de « rapporter » (rédiger des comptes rendus) est aussi un des modes de pilotage d’organisations de type « projet », qui vise tout à la fois « l’autonomie » des équipes et des opérateurs, et le cadrage procédural de l’activité.

L’analyse que fait Marie-Anne Dujarier de la « prescription dans une organisation » me semble être une bonne base pour analyser d’autres systèmes organisationnels que ceux intégrés ou « disloqués » des entreprises. Pour prendre un autre monde, celui des établissements de diffusion culturels français, on pourrait décrire aussi un système organisationnel avec un travail d’organisation. Il s’agirait alors de considérer le ministère de la Culture comme celui qui installe la prescription par la labellisation, et par la mise en place d’une contractualisation avec les directeurs-programmateurs des lieux. Le mode d’organisation territorialisée de l’action publique française entraîne des relations partenariales avec d’autres collectivités publiques en donnant un rôle fort à la labellisation. Cela peut faire modèle pour des régions ou départements. L’ensemble des relations de ces puissances publiques avec ces directeurs-programmateurs ainsi « délégués » est équipé et normé. Il est notamment normé par un cahier des charges, des modes d’appel à candidature, des modes de discussion entre partenaires financiers, des règles de passage du « projet » initial du directeur sur la base duquel il est choisi (élu-nommé) au contrat d’objectif ou à la convention. Tout cela se joue dans un agenda, une série de choses à faire, avec des dispositions d’obligations temporelles. Le ministère ajuste sa prescription aux établissements (labels différents avec règles de financement et missions différentes ; relations aux autres puissances publiques différentiées selon les territoires) et son organisation même est distribuée dans les tâches de connaissance (suivi de la gestion, suivi des conseils d’administration), de contrôle (remontée d’avis, inspections). Aujourd’hui c’est aussi une partie de l’activité « hors programmation » qui est ainsi sous prescription. C’est le cas de multiples dispositifs d’action culturelle, tels ceux que l’on peut trouver sur une série de sites [16], notamment ceux des centres de ressources comme le Centre national de la danse – CND –, le Centre d’information et de ressources pour les musiques actuelles – IRMA –, etc. Dès lors, on peut considérer que le directeur programmateur a sa place dans une chaîne d’activité comme quelqu’un « à qui il est prescrit » ; son lieu, ses équipements, son discours de jugement, ses personnels, etc., sont alors l’équipement de la relation de celui à qui il est prescrit. Le « travail d’organisation » touche aussi bien l’administratrice (et son équipement, le logiciel UNIDO) que l’accueil-billetterie (et son équipement de mémoire des flux financiers et du public) et les « relations avec le public ». Une analyse « institutionnelle » considérerait facilement ces « relations avec le public », en charge de la « médiation culturelle », comme les agents institutionnels essentiels de la prescription culturelle. Ce serait négliger la « cascade » des acteurs qui œuvrent au travail d’organisation qui contribue à la prescription.

À partir de l’analyse de prescrire comme « travail d’organisation », on peut imaginer la fragilité du « prescrire » dans l’organisation, notant bien que chez Marie-Anne Dujarier, il y a des actions souhaitables : « Ainsi un travail d’organisation satisfaisant est celui dans lequel chacun travaille les contradictions qui relèvent de sa compétence et de son pouvoir formel, afin que l’organisation puisse prévoir, pour le plus grand soulagement du sujet, des tâches productives qui soient à sa mesure » [17]. La prescription semble être nécessairement associée à un partage de valeurs entre le concepteur de la prescription et celui qui la met en œuvre ; ce partage normatif est orienté par le « premier prescripteur » du système organisationnel, lequel s’attache à ce que la prescription soit légitimée. Mais les finalités et les normes ne sont pas indiscutables : nombre de tensions proviennent de contradictions entre les normes et les valeurs co-présentes dans les mondes sociaux, car les mondes sociaux sont souvent « hétéronomes » – entendons par là qu’ils ont à faire avec des dimensions normatives qui les dépassent, sont mises en discussion publique, sont régulées par des textes normatifs qui eux-mêmes consacrent des compromis datables et à l’extension variable. Dès lors que le « travail » est aussi travail relationnel avec quelqu’un n’appartenant pas au même monde organisationnel institué, les tensions peuvent se multiplier lors de la « relation à prescription ».

Ainsi, l’analyse du « travail d’organisation » induit de penser « la prescription » comme un phénomène organisé, en cascade, fait de moments successifs où du prescrit s’établit et se transforme. Les moments sont nombreux, provenant d’initiatives où l’autorité hiérarchique fonctionne comme impulsion. La fragilité de la mise en œuvre, ou de l’observance, explique que l’autorité prescriptive installe toute une série de contrôles, part de l’organisation elle-même.

2) « Des marchés à prescripteurs » : quand un acheteur se disqualifie faute de savoir et en appelle à un conseil avant de poursuivre l’échange marchand

Dans cette partie, je propose un déplacement de perspective : nous ne sommes plus dans un système d’activité, mais dans la complexification d’une relation marchande par l’ajout d’une relation où l’acheteur en appelle à un prescripteur avec lequel il a une relation qui n’est pas tout à fait marchande. L’article d’Armand Hatchuel que je vais relire est régulièrement cité comme « fondateur » d’une réflexion socio-économique sur les prescripteurs, avec sa formule « marchés à prescripteurs ». Ce texte théorique est programmatique et court ; il interroge des systèmes de relations et vise à définir d’une part la relation acheteur-prescripteur puis la relation offreurs-prescripteurs. Il critique le modèle économique du marché qui pose deux places (acheteur et offreur) alors que, dans certains cas – voire dans la plupart des cas [18] – il estime qu’une troisième place – le(s) prescripteur(s) – doit être ajoutée, dès que l’on observe les échanges marchands et les crises ordinaires de ces échanges ; il propose donc un « modèle à trois places ». Ce modèle a pu être discuté et affiné et je ne vise pas à le critiquer en socio-économiste. La difficulté est certes, dans des univers sociaux, d’identifier le marché que l’on envisage d’étudier : dans un système d’activité, tel acteur peut être à un moment donné acheteur, offreur ou prescripteur, or ici ce que propose de penser Hatchuel c’est, dans le cadre de relations de marché, ce qui amène un acheteur à s’appuyer sur un prescripteur.

De fait, l’analyse d’Hatchuel met au centre de la réflexion l’acheteur et le bien qu’il est question d’acheter pour jouir d’un usage de ce bien, ainsi p. 213 : « le prescripteur… intervient auprès de l’acheteur pour lui recommander un comportement, une orientation, une analyse à conduire, des questions à évoquer… Ces éléments vont peser dans la constitution de la transaction avec l’offreur, mais ils instaurent aussi un “marché” différent »

Je laisse de côté pour l’instant la difficulté, parfois, à identifier l’offreur et le prescripteur auquel fait appel l’acheteur [19].

Le point central de sa critique du modèle classique est que ce dernier postule que les acteurs disposent d’une épistémologie « absolue » et sont « auto-prescripteurs de leurs valeurs », « totalement assurés de leur propre jugement sur les choses et le monde » (Hatchuel, art. cit., p. 207). Or, pour lui, l’acheteur n’est pas souvent cet être informé qui prend une décision : les savoirs nécessaires à la confiance sont complexes et la relation marchande est le plus souvent opaque. Il pointe trois types de savoirs qui ne se résolvent pas forcément par un travail préalable d’information. Le premier savoir concerne la nature du bien ou du service. De fait, nombre de biens et de services nouveaux apparaissent sur le marché. Le second savoir concerne le mode d’usage ou la jouissance du bien ou du service : même pour un bien ou un service déjà présent sur le marché, l’acheteur, lui, peut être dans une « première fois », ou se déclarer incapable d’imaginer savoir faire avec le bien, installer le service. Le troisième est un savoir relevant d’un jugement de valeur, d’une appréciation de la jouissance du bien ou du service futur. Faute de ces savoirs – qui ne peuvent se réduire à de « l’information » –, l’acheteur peut se « disqualifier » (« il se disqualifie lui-même comme acteur de ses propres choix » dit Armand Hatchuel, art. cit., p. 212), et retarde l’achat. C’est là qu’intervient le prescripteur.

Hatchuel, en posant comme principe des marchés à prescripteurs le « manque de savoir » de l’acheteur, est amené à souligner la multiplicité des formes de prescription, tant la nature des prescripteurs et leurs pratiques sont nombreuses.

a) Des prescriptions différentes… et combinées

Ainsi, selon les trois « manque à savoir » distingués plus haut, les prescripteurs peuvent proposer plusieurs formes de prescription ; ces dernières peuvent être combinées, pratique très courante des prescripteurs. Lorsque le savoir manquant concerne la nature même de l’objet ou du service, la prescription est une « prescription de fait » [20] qui permet à l’acheteur de connaître les « garanties de qualité » ; disposant certes d’un savoir commun minimal, il s’adresse, pour en savoir plus, à un expert. Lorsque c’est le mode d’usage ou de jouissance du bien et/ou du service qui est hors de portée du savoir pratique de l’acheteur, la prescription est « technique » ; une intervention du prescripteur assiste la mise en place du bien ou de l’usage. Alors, si l’usage est localement défini, ne répondant pas à une modélisation procéduralisable, n’est pas non plus jouable par essai et erreur, l’acheteur peut choisir la délégation et le contrôle ; l’acheteur résout la crise de l’échange marchand par un « acte d’organisation », en intégrant le prescripteur dans son organisation : c’est l’analyse que fait Hatchuel de la place de nombreux ingénieurs (Hatchuel, art. cit, p. 215-216). Enfin, la « prescription de jugement », elle, renvoie au fait que l’acheteur, souvent, ne sait pas quel jugement porter sur l’usage futur du futur bien (ou service). Le prescripteur peut être amené à remettre en cause le jugement porté a priori par l’acheteur, voire à préconiser tel achat en suivant son jugement propre, peu partageable [21]. Le prescripteur dès lors prescrit non seulement l’achat ou l’usage, mais la bonne manière d’en jouir, et peut proposer des jugements de valeur aux critères inconnus ou informulables par l’acheteur. La prescription dès lors est non seulement – pour reprendre la distinction analytique de Marie-Anne Dujarier entre « prescription » et « norme » – un « ce qu’il y a lieu de faire » mais aussi un « ce qu’il est bon de faire » : la distinction utile dans l’analyse du « travail d’organisation » ne semble plus productive dans l’analyse relationnelle avec le prescripteur.

b) Une relation « organique », instable et fragile…

L’approche théorique d’Hatchuel est centrée sur les relations, et donc les échanges. Comment caractérise-t-il la relation entre l’acheteur et le prescripteur ? Comme une « relation organique ». Par là il veut dire que le principe de la relation n’est plus le principe marchand selon lequel chacun suit son propre intérêt : ici, les deux acteurs poursuivent le même intérêt, une communauté d’objectifs [22]. Le prescripteur vise à maintenir cette base par une déontologie affichée, des engagements à l’égard du client, ou à l’interne – exemple des ingénieurs et de leur souci de « neutralité ».

Pour conclure cette relecture d’Hatchuel, je voudrais revenir sur l’analyse qu’il fait (Hatchuel, art. cit., p. 222) de la « genèse et la mort des prescripteurs : les crises des marchés à prescripteurs ». De son point de vue socio-économique, on dira que dans ce type de marché que l’auteur vise à définir, la place du prescripteur est instable. Ainsi, par exemple, l’activité économique du prescripteur suppose une rémunération suffisante pour ne pas l’obliger à multiplier les interventions en négligeant le maintien de son capital de connaissance, lequel suppose une connaissance actualisée de l’offre. Ensuite l’offreur peut être tenté de s’instituer comme prescripteur, par exemple en intégrant à son offre des savoirs, évaluations commanditées et épreuves sur les produits et services mis sur le marché, ou encore chercher à provoquer l’achat sans intervention d’un prescripteur en suscitant un « sentiment d’auto-prescription légitime » de la part de l’acheteur, et, de manière générale, en mettant en scène un « prescripteur fictif ».

Mais, plus important pour moi, c’est que la relation du prescripteur à l’acheteur est elle-même fragile. En effet, l’activité même du prescripteur crée sa propre obsolescence : le transfert de connaissance prépare une « auto-prescription future ». En second lieu, il n’est pas facile de maintenir la relation « organique » [23] : une logique d’intérêt particulier peut se faire jour ou se craindre, installant une « dissonance épistémologique » ; les relations entre prescripteur et offreur peuvent apparaître pour l’acheteur comme trop complaisantes et relevant de conflits d’intérêts, entendons par là que l’intérêt commun de la relation organique n’est pas aux yeux de l’acheteur tenu. Noter ces facteurs d’instabilité ouvre certes à des analyses plus fines de tel ou tel « marché à prescripteur », mais encore, de mon point de vue, permet d’approcher la dynamique des échanges. Car « prescrire » n’est pas un acte ponctuel. On pourra, pour aller plus loin, s’appuyer à nouveau sur Jean Gadrey : l’analyse en termes de « conventions de service » permet de situer deux moments « délicats » : le moment de la convention de prestation, travaillé souvent en amont, permet de stabiliser les attentes réciproques et, en conséquence, la coopération le plus souvent nécessaire à ce qu’on appelle ordinairement la « co-construction » de la relation de service ; mais aussi le moment du renouvellement de la convention, ce que Gadrey appelle une « convention de fidélité (ou d’infidélité – ajoute-t-il, art. cit. p. 163) », qui concerne finalement l’ensemble des moments de « rencontres » et permet de comprendre le fonctionnement des « marchés réservés » (Gadrey, art. cit., p. 159-163). Prescrire ouvre une relation, faite de très nombreuses communications ; cela suppose la mise en place d’une temporalité incertaine, celle de l’agenda (les choses à faire) d’abord, celle de l’observance ensuite, celle de l’ajustement par une nouvelle prescription encore.

De mon point de vue, l’analyse d’Hatchuel comporte beaucoup d’éléments suggestifs, même si elle suppose de définir toute l’activité d’un acteur social (souvent désigné par un « métier ») comme prescription, alors que je propose de chercher à caractériser « prescrire » comme un moment dans des activités, une « opération sociale » induisant le travail contributif d’acteurs sociaux.

Mais son avancée théorique permet de comprendre aussi l’instabilité de la place des prescripteurs ; elle souligne la très grande variété des formes de prescription que tel ou tel prescripteur combinera en fonction de la demande, ou de sa conception de l’intervention aux côtés de l’acheteur ; elle met en lumière qu’une des formes de prescription concerne les jugements de valeur : le prescripteur peut intervenir sur les valeurs mêmes dont était porteur a priori l’acheteur, chercher à les modifier en intervenant donc dans l’univers normatif de celui qu’il conseille ; enfin cette approche théorique par le marché et les relations est nécessairement historique, renvoyant à la fragilité des relations dans tel ou tel espace économique, géographique et social, et à telle ou telle date.

De mon point de vue plusieurs questions restent ouvertes. Tout d’abord cette analyse socio-économique amène à privilégier une approche par le bien ou le service et son acheteur. Or reste à définir explicitement celui que l’on caractérise comme acheteur. Pour prendre le cas du terrain culturel déjà cité, les établissements culturels de diffusion de spectacles comme les « scènes » labellisées par les puissances publiques en France, même si l’on évite de réduire le bénéficiaire à l’acheteur ou l’usager, il n’est pas impossible de renverser la représentation simple selon laquelle le spectateur serait spectateur-acheteur, et de proposer de considérer (aussi) le programmateur comme un acheteur participant à la structuration de l’offre. Les programmateurs, comme acheteurs, transforment le « marché » de l’offre des artistes-producteurs, et contribuent à la fois à la mise en marché et à la transformation du monde des producteurs-offreurs artistes (notamment par des mécanismes de co-production, mais aussi de « résidences », etc.). Pour Catherine Dutheil-Pessin et François Ribac [24], les programmateurs contribuent à la raréfaction de l’offre, répondant ainsi (en valeur et normes) à la politique, plus ou moins explicitement souhaitée selon les périodes, de l’État et de son ministère de la Culture à l’égard des artistes producteurs-concepteurs (voir leur dernier chapitre p. 185-223). Les programmateurs seraient acheteurs par délégation des collectivités publiques qui les financent. Comme acheteurs, ils sont en lien avec d’autres tiers « prescripteurs », comme l’Office national de diffusion artistique [25] et les « réseaux » professionnels dont font partie les programmateurs, qui les forment, où s’échangent des avis, des propositions. Ces acheteurs pourraient aussi être prescripteurs dans une perspective proche d’Hatchuel, mais plus encore de Collins et Evans [26] : les « programmateurs » (de petits lieux, de petits festivals comme de lieux de production et de diffusion labellisés) peuvent « programmer » grâce à l’expertise relationnelle et l’expertise collective qu’ils développent (ouvrage cité p. 159). L’analyse de places dans un modèle de marché – de masse, ou singulier – fige, malgré le terme de « place », les situations vécues par les individus au travail, en supposant qu’un « métier » assigne une place, au lieu de poser que le métier peut faire participer à plusieurs marchés, et cela à des places différentes.

Néanmoins, si l’on accepte de décrire ainsi un métier comme cherchant à maintenir la place de prescripteur, une fois identifié celui que l’on définit comme prescripteur-expert, on cherchera les éléments caractérisant la « relation organique » du prescripteur avec l’acheteur, – que le prescripteur soit « intégré » au système organisationnel de l’acheteur (cas typique l’ingénieur) ou non (cas cité par Hatchuel : l’architecte ou le médecin) – ; dès lors, l’analyse de la construction de l’intérêt commun propre à la relation organique ouvre de nombreuses questions très intéressantes en termes de dynamique des échanges.

Le choix du terme « prescripteur » par Hatchuel a certainement une histoire, mais je note que le verbe qu’il emploie est « recommander ». Quand « le prescripteur » « prescrit-il » ? Recommander, conseiller, prescrire, quelles différences ?

Finalement, je pense que les deux théorisations précédentes, faites en termes de relations organisées et instables et de rôles dans des systèmes relationnels, rendent mal compte des relations qui se tissent, des moments particuliers. Il n’y a pas que le moment de la « contractualisation » à étudier, pourtant si étonnant dès lors qu’on suit les réunions, des discussions, les versions de texte [27]. De la même manière l’analyse en termes de « travail d’organisation » rend mal compte des systèmes réglementaires nombreux qui touchent tel ou tel membre d’un système organisé, firme ou systèmes d’organisations imbriqués, et qui contribuent à la multiplication d’actes de prescription.

III. Prescrire : une opération sociale aux aspects relationnels, communicationnels et organisationnels

Dans cette partie, j’essaierai d’indiquer les axes d’une autre théorisation possible, focalisée sur l’analyse des dynamiques des échanges, et sur une conception de ces échanges comme contribution (travail) dans le cadre d’une opération sociale.

1) Chacun contribue, de manière asymétrique, mais dans une relation normée, et avec des ressources informationnelles et communicationnelles

Je vais proposer en conséquence un changement d’angle théorique d’observation et d’analyse, qui ne nie pas les aspects organisationnels des chaînes de prescription au travail, ni les aspects relationnels de systèmes qui structurent économiquement de manière conséquente, voire majeure, des relations de prescription. Le changement théorique consiste à observer d’abord non les « systèmes » hiérarchiques organisationnels, ni les systèmes économiques relationnels mais les dynamiques des échanges, pour tenter de saisir le « travail » des gens pris dans de la prescription (celui qui prescrit, celui à qui il est prescrit). La dynamique des échanges, cela suppose aussi d’analyser théoriquement ces échanges comme une série de séquences organisées et normées, de relations et d’interactions à stabiliser notamment par l’appui sur des normes et le recours à des équipements, donc autant de productions langagières faites d’interactions et de textes.

Ce déport théorique permet de s’interroger sur le travail réalisé « sous prescription » et amène à chercher à distinguer le travail différent qu’est « négocier » ou « suivre une instruction » ou « recommander ». Car en admettant que le cadre relationnel, que le cadre d’activité organisé des partenaires soit accessible à l’observation et joue un rôle non négligeable, cette relation est non seulement instable et fragile, mais elle est faite de multiples séquences que l’on ne saurait définir comme « prescrire ».

a) Une opération sociale normée et équipée…

Dans mon approche théorique, prescrire est une opération sociale qui induit un travail commun des « partenaires des échanges » [28], et comporte des dimensions relationnelles, mais aussi communicationnelles et organisationnelles. De fait, cette relation est aussi organisée : normée et équipée, jusque dans les aspects communicationnels (échanges de textes, interactions lors de situations organisées avec leurs « suivis ») que l’on analyse trop souvent comme « communications informelles » alors que c’est tout un travail communicationnel qui se poursuit.

Normée… aussi bien au sens de normes réglementaires (ne peut se prétendre expert quiconque) qu’au sens de « conventions » comme l’analyse Gadrey s’appuyant sur Goffman (attentes réciproques largement tacites, savoirs partagés, règles de comportement non contractuelles, c’est-à-dire implicites [29]). Ces conventions « peuvent incidemment faire l’objet de justifications lorsque surviennent désaccords ou différends, mais se passent le plus souvent de justifications parce que leur validité est admise par les protagonistes » (Gadrey, art. cit. p. 158).

Équipée… dans une conception large d’équipement (équipé de normes et valeurs, d’équipes et de renforts, d’outils) à la fois chez celui qui prescrit (il est équipé pour connaître celui à qui il prescrit : connaissance des cas de pannes et dysfonctionnements humains, référentiels, instruments de connaissance experte, mémoire ajustée) et chez celui auquel il est prescrit. En effet ce dernier est lui aussi équipé de normes et valeurs, de schémas de relation, d’informations préalables liées aussi à un état de son « équipement informationnel », d’une mémoire de ses expériences, il est aussi équipé de soutiens dans son travail d’écoute, de discussion, de désaccords, de transformation de son état antérieur que la relation risque de faire bouger ou « gérer » autrement. L’état de ces « équipements » a des influences sur la dynamique des échanges et peut faire glisser la relation de la « prescription » à une autre forme qui rend improbable le faire faire ou le rend, au contraire, plus engagé.

b) Une opération sociale où, sollicité ou non, l’un prétend prescrire…

Je prends donc « prescrire » comme une « opération sociale » (pas une fonction sociale ou socio-économique, ni la seule activité de « qui prescrit »), une prétention appuyée sur une visée, soucieuse du travail de celui auquel il est prescrit et donc prise dans un rapport de force ou d’autorité (légitimité/acceptabilité) incertain, plus ou moins stable dans la durée d’une vie professionnelle, car marquée par une forte « hétéronomie » [30]. La prétention suppose un efficace et n’est pas une simple volonté d’influence.

Que la prescription soit sollicitée par l’un des partenaires (ou protagonistes) ou qu’elle s’impose n’est dès lors pas un élément « fatal » (fondamentalement discriminant). Il est plus intéressant de regarder les évolutions de cette prétention, soit par transformation du monde normatif, soit par transformation du monde de l’équipement, soit par transformation des rapports de force dans la relation. Cette prétention n’est pas un état stable et l’adresse – au sens de l’analyse du discours – a donc des formes plus ou moins socialement soutenables ou problématiques.

Enfin, je ne postule pas que « prescrire » soit une seule et même opération sociale quels que soient les mondes sociaux où elle est identifiée par les acteurs et est réputée s’exercer : il serait dommageable de « rabattre » une opération sociale dans un monde sur une autre, ayant le même nom, dans un autre monde.

2) Une définition en six points

Dès lors, pour finir, je m’essaierai à une définition. Je poserai que 1 : prescrire est une prétention sociale ; 2 : prétention à faire faire (que l’on ait été sollicité ou non) ; 3 : qui s’exprime lors d’une relation le plus souvent top-down ; 4 : qui suppose une connaissance préalable (une expertise globale et une connaissance ajustée de celui à qui l’on prescrit) ; 5 : qui produit du document… et 6 : qui tente d’organiser sa prétention à « faire faire » par des éléments visant la mise en œuvre par celui à qui il est prescrit (des explications, des recommandations, des documents écrits aux formes précises, à la rhétorique stabilisée, des modes de contrôle, des dispositifs de surveillance, une organisation de relais de prescription, etc.).

De mon point de vue, cette prétention fait de la prescription autre chose que le conseil et la recommandation.

J’ai conscience que cette définition est une version forte de « prescrire ». Je ne cherche pas un idéal-type, mais un jeu d’éléments dont la présence ou l’absence donnerait à lire et penser cette opération sociale dans certains mondes sociaux et « confronter » ainsi des régimes relationnels, communicationnels et organisés.

a) Une « prétention »

Le terme ne signifie pas qu’il s’agisse d’une posture « prétentieuse », où l’acteur se positionnerait au-delà de ce qu’il peut « prétendre ». Mais choisir ce terme, plutôt que « volonté », « objectif » ouvre à deux éléments théoriques importants. D’une part, cette prétention ne fait qu’ouvrir une relation, un échange ; dans cet échange, les partenaires  peuvent avoir leurs visées propres mais supposent, croyance partagée, qu’il y a une visée commune ; et cet échange est une relation fragile. D’autre part, je ne veux pas postuler, pour ce cours d’action comme pour d’autres, que tel ou tel participant soit en maîtrise, ni de la séquence, ni dans la dynamique, comme s’il y avait une constance stratégique de la conduite du cours d’action ouvert ici par « prescrire », même si des formes de ritualisation peuvent stabiliser des moments du cours d’action.

Je retiens ce terme de prétention pour sa valeur pragmatique : le cours d’action supposant coopération entre les partenaires de l’échange est fragile ; aussi bien dans la visée de mise en œuvre (le faire faire), comme si tout le monde travaillait au bien commun, que dans la mise en œuvre elle-même (le « faire » : l’observance). Prescrire est non seulement fragile comme relation mais aussi instable : cet échange orienté peut se transformer (et la prétention en même temps) vers des formes plus contraignantes (injonction, instruction, commandements) ou des formes moins contraignantes encore (conseil, recommandation). « Prétention » est donc ici un terme qui « ouvre » la durée d’une relation orientée conjointement, d’un travail, et qui laisse souvent ouverte la question de la clôture de « cette prescription-ci ».

b) prétention à « faire faire »

Que l’on ait été sollicité ou non (formule qui vise à penser en même temps « prescrire dans une organisation »), la prescription est une relation orientée par des actions à faire faire. On pourrait trouver d’autres prétentions à faire faire que les acteurs sociaux identifient avec d’autres verbes : inciter, recommander, conseiller, préconiser, ordonner… Mais il ne s’agit pas cette fois-ci, avec la prescription, de n’intervenir que sur les représentations de l’autre, une « prétention communicationnelle » [31], prétention à déplacer physiquement et/ou symboliquement l’autre. La prétention ouvre une séquence (construit une temporalité) qui elle-même lance un agenda. Et un agenda, c’est à la fois une liste de choses à faire et la mise en place d’un processus, de procédures, bref une intervention dans la temporalité et l’activité de l’autre. Gadrey revient longuement, (Gadrey, art. cit. p. 159-163), en analysant la relation de service, sur deux moments de la rencontre entre prestataire de service et client aboutissant à une « convention » (mot qu’il préfère au terme de « contrat ») : le moment de l’installation du service – qu’il analyse comme une convention de prestation – et le renouvellement du service – envisagé comme convention de fidélité. J’insiste sur la nécessité d’observer, en plus, ce qui se passe entre ces deux moments « conventionnels », sur la durée du travail des partenaires. Cette durée est à comprendre comme un lien qui s’établit, voire s’impose, entre le « prescrivant » et celui « à qui il est prescrit ». Ces séquences visent à fonder un « ordre », un monde ordonné par l’écriture (de règles). Disons mieux : la prescription adressée pose un ordre qui affecte à la fois une liste (de « à faire ») et une temporalité (un agenda). Si l’on prend plus en compte celui auquel il est prescrit, la durée est aussi celle du travail de réinterprétation du prescrit (ce que montre bien Marie-Anne Dujarier), et, du point de vue de l’action, si l’on s’appuie sur une conception straussienne du travail, d’un travail de désarticulation-réarticulation des actions prescrites. Prescrire ouvre des séquences où le « à faire » de l’un et de l’autre ne sont pas symétriques, mais rêvés comme coopération, et néanmoins oubliant ou ignorant souvent les moments différents du travail de l’un et de l’autre.

« Faire faire » : il y a ici une prétention à mettre au travail, et, dès lors, une relation de pouvoir, dotée d’une autorité, engageant non seulement une durée, mais des « organisations ». Comme souvent dans les relations top down (voir le point suivant) on pense davantage la place du prescripteur : il est équipé (équipements de son savoir sur la situation, équipements de contrôle – chaîne de prescription, relais de prescription, « outils »). Dans ma perspective, on dira qu’il est déjà équipé. Et il a déjà ajusté son organisation aux normes qui cadrent son activité (des autorisations légitimantes, un ajustement aux évolutions normatives) [32]. En ce sens prescrire est « normé » ou limité.

Et chaque partie dans la relation a des droits et des devoirs. C’est pourquoi il est utile de ne pas penser cette relation comme un enrôlement, mais comme des échanges constamment ajustés.

c) qui s’exprime lors d’une relation asymétrique, le plus souvent top-down

Prescrire est pris dans une relation et matérielle et symbolique : dissymétrique. Cette relation, pour reprendre le vocabulaire psychosociologique, est top-down. Il s’agit là d’une relation de pouvoir très courante : nombre de relations sociales sont dissymétriques et « complémentaires » et, en ce sens, chaque partenaire de la relation concourt à la réussite de la situation et de l’échange s’il tient bien son rôle social [33]. Ici, le top serait celui qui, sollicité ou non, adresse la prescription et se pense « prescrire » ; le down serait celui qui, ayant sollicité ou non, se voit adresser individuellement ou collectivement une prescription ; cette prescription est adressée pour être « observée » ; elle induit – suppose et sollicite – un travail de mise en œuvre. La formule top-down est maladroite pourtant : si elle permet de penser une relation d’autorité, les formes d’autorité dans cette relation complémentaire ne sont pas forcément hiérarchiques contractuelles [34] ; elles empruntent aussi à une dimension d’« auctorialité », que Karpik [35] pointe très bien dans son analyse des « biens singuliers ». Il est dès lors plus intéressant de relever les fondements d’autorité de cette relation.

Il me semble que les auteurs sur lesquels je m’appuie (Hatchuel et Dujarier) offrent deux analyses de cette relation. Chez Hatchuel, le top est une instance de savoir, un expert qui combine plusieurs types de prescription et doit maintenir son savoir expert pour rester sur le marché de l’expertise prescrivante. Chez Dujarier, c’est le contrat de travail qui place l’opérationnel à qui il est prescrit – qui a à faire sa part du travail d’organisation et le travail de mise en œuvre – en position subordonnée [36]. Mais cela n’exonère pas le top d’être aussi une instance de savoir légitime [37], et toute la chaîne de prescription décrite par Marie-Anne Dujarier montre ce travail de justification normative de la prescription. On pourrait dire que non seulement le top est légitimé – une légitimité construite et protégée – par une expertise (une connaissance actualisée de ce sur quoi on prescrit, de l’objet de la prescription) mais aussi par une pratique par laquelle débute la prescription : une connaissance actualisée de celui à qui il est prescrit. Il s’agit de s’informer de l’état de celui à qui il est prescrit, en utilisant des instruments de « consultation » ou des instruments d’expérimentation avec des gens prêts à collaborer [38].

Peut-on dire que le down se « soumet » ? Certes, il participe lui aussi à cette connaissance de lui-même. Pour prendre l’exemple de la prescription médicale, il se soumet aux équipements de connaissance de la maladie et de lui-même, ressources de celui qui prescrira ; il met aussi en œuvre une connaissance plus ou moins experte de soi (avec les questions de mémoire, de verbalisation, de jugement) appuyée aussi sur ses « équipements » (mémoire d’un dossier « tracé », lecture de forums ou de documents cherchés sur le Net, connaissance partagée en famille ou plus largement dans des associations). Mais il peut aussi signaler les limites de cette « soumission » en posant les décalages que lui-même, ses proches ou ses représentants (avocats, associations, etc.) peuvent souhaiter et parfois l’aider à produire. C’est chez Hatchuel, avec la prescription de jugement, que l’on trouve la force la plus grande : en relation organique, celui auquel il est prescrit, acceptant de croire à une orientation globale commune de l’action, est pris dans un travail de réactualisation de certaines de ses valeurs, voire dans un travail de jugement lui apportant avec de nouveaux mots, ou de nouvelles expériences, de nouvelles valeurs. Il y a ici une transformation symbolique qui n’est plus de l’ordre de la « soumission ». Dans le cas du salarié qui n’a pas sollicité la prescription, nous étions dans une « subordination » non dans une soumission, même si le travail de renormalisation l’engage. Néanmoins, le salarié peut être en rupture de cet engagement et dire individuellement ou collectivement « voilà ce qu’on est censé faire », repositionnant la prescription comme dé-motivée, sans force normative, surtout si aucune force de contrôle de mise en œuvre ne vient remettre pression et tensions dans l’activité et l’agenda ordinaire.

Ainsi, des pouvoirs peuvent se renverser, s’annuler, se renforcer. J’insiste pour ma part sur le fait que c’est même au cours de la relation que, par la fragilité et l’instabilité de ce type d’opération sociale, peuvent se transformer (se « renégocier ») les rapports sociaux.

d) qui suppose non seulement une connaissance préalable (expertise globale) mais aussi une connaissance ajustée (car prescrire est « adressé ») de celui auquel il est prescrit.

Pour ne pas allonger inutilement le propos sur ce point déjà évoqué, j’expliciterai surtout maintenant ce que sont les différentes « communications » mises en chantier au cours de cette opération sociale. Ma formule de définition utilise le terme de connaissances. Mais on relèvera que l’information préalable (expertise globale) s’appuie sur de nombreux outils et réseaux (y compris concurrentiels entre prescripteurs et complexes avec les « offreurs », si l’on retient la perspective des relations « savantes » entre offreurs et prescripteurs). J’ai évoqué précédemment la nécessité pour le prescripteur d’une connaissance ajustée de celui à qui il prescrit.

S’ajoute donc le travail communicationnel de ce type de relation, co-contributif mais fragile et instable, notamment dans les moments d’installation de la relation où ont lieu des moments de co-interprétation de la situation suite aux explorations de la connaissance « in situ » de celui à qui il sera prescrit. L’« ajustement » n’est pas seulement affaire de mise en place de la relation, il est au principe du travail de production de « la prescription » comme document adressé.

e) qui produit du « document »

Je préfère le terme de « document » pour éviter qu’on ne pense « texte » au sens strict : il y a des fragments, des listes, des schémas de procédures, des posologies, des « ordonnances », des « référentiels », etc.

Il me semble que les éléments écrits des échanges sous prescription ne se résument pas à des « textes prescriptifs » : on peut rencontrer dans des documents de nombreux morceaux prescriptifs. Le développement dans les organisations – mais aussi dans les chaînages d’organisation tels que les supply chains – d’un mode de management appuyé sur un arsenal de chartes, règlements intérieurs, mais aussi sur « missions », contrats ou conventions, cahiers des charges, protocoles, etc., multiplie les occasions de rencontrer tout autant des « textes prescriptifs » que des « fragments prescriptifs ». Pour en rester dans ces organisations managées voire dans la « bureaucratisation du monde à l’ère néo-libérale » (je reprends ici le titre de l’ouvrage de Béatrice Hibou [39]) on peut analyser cette multiplication d’écrits comme un mode de gouvernement « par les dispositifs ». Ces dispositifs s’appuient sur des documents, qui circulent de manière plus ou moins généralisée, qui retraduisent d’autres documents de fonction prescriptive.

Marie-Anne Dujarier, dans l’un de ses derniers ouvrages [40], analyse ce développement récent comme le développement de « rapports sociaux sans relation », qu’elle caractérise comme le développement, dans les sièges des organisations, d’un management désincarné (celui des « planneurs ») coupé des équipes opérationnelles. Si c’est bien le cas, il s’agit alors d’aller regarder dans les documents ce qui est dit de la relation dans les « adresses » à celui à qui il est prescrit : le document prescriptif signale-t-il son mode d’emploi relationnel ? La rhétorique (euphémiser, jouer l’injonction comminatoire) est ici à l’œuvre et faute d’éléments textuels d’accompagnement ou de modes d’accompagnement du document, le propos peut être interprété comme commandement, injonction tout aussi bien que comme préconisation ou recommandation : la relation de prescription n’est pas engagée textuellement.

Dans d’autres mondes sociaux, comme dans la production des sociétés spécialistes de « conseil stratégique » ou les think tanks (voir le travail de Lucile Desmoulins et Émeline Seignobos [41]), on peut aussi dans des « rapports », notamment ceux adressés au politique, trouver des listes de « recommandations » : même si l’envoi du texte peut être suivi d’une relation de service et d’accompagnement à la mise en œuvre, le moment textuel peut éviter les formes explicites d’une prétention à « faire faire » – car comment jouer dans un texte une relation top-down avec le politique qui a pu être commanditaire du rapport ? – et en rester à la préconisation, à la recommandation. Ce n’est pas le simple recueil de documents et de textes qui permet d’étudier « prescrire » : la relation joue sur plusieurs situations. Mais, concernant les aspects écrits de la relation et de la communication, on relève le développement d’une « maîtrise communicationnelle » des formes sémiotiques du « rapport » : les prescripteurs qui visent prescrire et recommander comme activité économique, stabilisent leurs formes et font évoluer celles-ci [42].

Dire que la prescription est ainsi « adressée » permet de relever que si je parle ou écris « à tous », je suis moins en capacité de prétendre prescrire, d’être orienté vers l’efficace de la mise en œuvre, puisque je ne puis manifester une connaissance ajustée de celui à qui je prescris, me trouvant dès lors dans l’extrême généralité de l’injonction normative.

La question de l’adresse elle-même vaut d’être travaillée : ainsi une « ordonnance » est historiquement adressée à un pharmacien et le malade est le porteur du document, ou encore l’ordonnance d’un juge des enfants concerne un mineur, mais aussi sa famille, et le lieu qui est requis pour la prise en charge. C’est que la prescription vise à mobiliser les acteurs de la mise en œuvre par un système complexe d’adressage et de communication du même document pour « faire faire » et « informer ».

f) qui tente d’organiser la prétention à faire faire par un équipement du contrôle de la mise en « observance »

Dans la perspective de mise au travail et de travail des « partenaires » de cette opération sociale, les éléments d’autorité ne peuvent être considérés comme mineurs. De fait la « croyance commune », ou la « relation organique » sont bien fragiles, dans nombre de cas. Ici ce que je mets en avant n’est pas tant l’organisation du « à qui il est prescrit » pour faire sa part du travail d’organisation, pour donner sens au prescrit et réorganiser son activité ordinaire avec cette « observance » en plus… mais plutôt celle du prescrivant. Pour ce dernier, en effet, le fait de disposer d’outils de « veille de l’observance », le fait de les publiciser, peut modifier telle ou telle séquence du travail collaboratif. Et parmi les outils de contrôle, il y a des outils « puissants », de l’audit ou au service de l’audit comme une veille continue ; les logiciels de gestion de l’activité (Dominique Vinck et Bernard Penz déjà cités, Florian Hémont [43]) peuvent aussi intégrer des mesures de l’effectivité d’une mise en œuvre, installer des « alertes ». Ces outils peuvent peser sur la chaîne hiérarchique, notamment sur les managers de proximité, mais ils peuvent aussi toucher l’entourage de celui à qui il est prescrit ; le calcul intégré dans nombre d’équipements connectés « conforme » l’agenda (liste avec indicateurs, temporalités) et à son tour met celui auquel il est prescrit sous surveillance présumée « rationnelle ».

IV. Conclusion

Cette proposition de définition cherche ainsi à réinterpréter des apports de sociologues du travail et de l’activité et de socio-économistes. Considérant que même organisée, la relation de prescription est instable, elle cherche à caractériser des dynamiques d’échanges et leur fréquente transformation en d’autres « opérations sociales » dont les cadres sont différents, plus contraignants parfois, plus souples parfois. La rhétorique d’accompagnement et les formes communicationnelles (types de situation d’interaction, types d’écrits) sont elles aussi prises dans le temps ouvert par la prétention à faire faire ; elles cherchent vraisemblablement à viabiliser la relation, à faire durer les conventions et les échanges.

Cela ouvre à l’observation des propositions de ritualisation que nombre de formations ou d’audit préconisent à l’usage de ceux qui ont à « faire faire ». La prescription doit faire avec des états d’organisations complexes, car échappant souvent à la connaissance des partenaires ; elle est instable dans la durée discrète des relations ; elle est fragile dans la capacité à croire et faire croire à des objectifs communs. Dès lors il est tentant pour le prescripteur de viser à ritualiser, voire protocolariser tel ou tel moment ; le prescripteur est lui-même à la recherche de conseils, de recommandations.

AUTEUR
Pierre Delcambre
Professeur émérite
Université de Lille 3, GERiiCO-EA 4073

ANNEXES

NOTES
[1] Je tiens à remercier tout particulièrement Catherine Dutheil-Pessin (université Grenoble-Alpes), François Ribac (université de Bourgogne, Ciméos), Anne Mayère (université de Toulouse III, Certop) et François Debruyne (université de Lille 3, GERiiCO) pour leur soutien et leurs lectures.
[2] D’où l’intérêt d’une analyse multipliant les terrains et les approches. Voir le tout récent François Debruyne et Fabrice Pirolli [dir.], Études de communication, 2017, n° 49, « Prescription et recommandation : agir et faire agir ? ».
[3] Pour l’ensemble des « mondes de la culture », les approches socio-économiques ont été reprises, retravaillées vus les nouveaux contextes économiques concernant bien des produits et services culturels ; les travaux sont nombreux, voir notamment : Bernard Miège, Philippe Bouquillion et Pierre Moeglin, L’industrialisation des biens symboliques : les industries créatives en regard des industries culturelles, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2013. Un travail récent pour repenser les usages dans le cadre des « plateformes » sollicitant les contributions : Françoise Paquien-Seguy, « Le glissement de la prescription dans les plateformes de recommandation », dans François Debruyne et Fabrice Pirolli [dir.], Études de communication, 2017, n° 49, « Prescription et recommandation : agir et faire agir ? », p. 13-31.
[4] Je pense aux travaux menés à la suite de Madeleine Akrich (Madeleine Akrich, « La construction d’un système socio-technique. Esquisse pour une anthropologie des techniques », dans Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, Mines Paris, 2006) ou encore à l’ouvrage de Dominique Vinck et Bernard Penz [dir.], L’équipement de l’organisation industrielle. Les ERP à l’usage, Paris, Hermès-Lavoisier, 2008.
[5] Dans le cadre d’une recherche collective, nous avons interrogé les pratiques d’écriture des « éducateurs de justice » et plus largement l’activité des services et des personnels de la Protection judiciaire de la jeunesse. Pierre Delcambre et Céline Matuszak, [dir.], Écrire au magistrat. Nouvelles normes, nouvelles contraintes, Lille, Presses du Septentrion, 2016.
[6] La « prescription culturelle » est un terme qui permet d’embrasser des phénomènes très différents. D’où l’intérêt du colloque organisé en avril 2017 dont nombre de communications sont retravaillées dans cette livraison de la revue Territoires contemporains.
[7] Marie-Anne Dujarier, « La division sociale du travail d’organisation dans les services », Érès/Nouvelle revue de Psychosociologie, 2006, n° 1, p. 129-136.
[8] Gilbert de Terssac [dir.], Le travail : une activité collective, Toulouse, Octarès, 2002.
[9] Armand Hatchuel, « Les marchés à prescripteurs. Crises de l’échange et genèse sociale », dans Annie Jacob et Hélène Vérin [dir.], L’inscription sociale du marché, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 205-225
[10] On notera que l’ouvrage L’inscription sociale du marché est surtitré « Cahiers de socio-économie » ; il reprend des textes issus d’un colloque de l’association pour le développement de la socio-économie (Lyon 1992). Une première section traite du concept d’embeddedness de Granoveter (interventions de Granovetter, Caillé et d’Iribarne), une seconde, du marché du travail, une troisième, du marché des biens et des services (Gadrey et Laufer en discussion ; et là s’ajoute le texte d’Hatchuel) ; la dernière section est consacrée à l’inscription sociale de la monnaie. Hatchuel dans son texte propose de complexifier le modèle du marché « à deux places » (vendeur et acheteur) par un modèle à trois places, le troisième, tiers de la relation, étant le ou les prescripteurs.
[11] Pour la question des marchés, notamment culturels, on pourrait s’intéresser à Lucien Karpik (Lucien Karpik, L’économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007) ; pour le jeu des échanges marchands et du marketing à Franck Cochoy  (Franck Cochoy, « La captation des publics entre dispositifs et dispositions, ou le Petit Chaperon Rouge revisité », dans Franck Cochoy [dir.], La captation des publics, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004). Je ne m’interdirai pas de m’appuyer sur Jean Gadrey, notamment dans la seconde partie : celui-ci donne de précieuses indications sur les moments où prescripteur et client, dans la relation de service, passent « convention », un concept qu’il reprend à Erving Goffman.
[12] Anselm Strauss, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, L’Harmattan, 1992.
[13] Je me suis longuement appuyé sur l’article cité de Marie-Anne Dujarier, dans l’analyse de la prescription concernant l’activité des services et des personnels de la Protection judiciaire de la jeunesse. Voir Pierre Delcambre, « Cadrages et prescriptions : des effets de contrainte sur l’activité », dans Pierre Delcambre et Céline Matuszak (dir.), op. cit., p. 105-141.
[14] Jérôme Denis, « La prescription ordinaire. Circulation et énonciation des règles de travail », Sociologie du travail, 2007, vol. 49, n° 4, p. 496-513.
[15] « Chacun », dans le texte de Marie-Anne Dujarier, renvoie à chaque salarié réalisant l’activité. On le verra, je propose de penser que ce « chacun » est aussi chaque partenaire de l’échange, le service étant réputé idéalement « co-construit ». Dès lors « mettre à sa main la prescription » se fait à quatre mains et « mettre à sa main les normes collectives » pose des problèmes d’accord quant aux normes et objectifs partageables, ces moments normatifs étant issus de collectifs différents pour chaque partenaire de l’échange.
[16] On peut consulter sur le site P(art)AGER (www.cndp.fr/crdp-lille/PartAGER/) les quarante-sept dispositifs d’action artistique et culturelle soutenus par les puissances publiques en France.
[17] Anne-Marie Dujarier, art. cit, p. 131.
[18] « Réel ou symbolique, le prescripteur est probablement toujours présent dès lors que l’échange marchand ne s’effectue pas entre agents omniscients » (Hatchuel, art. cit. p. 223).
[19] Certes, on pourrait éviter cette difficulté en faisant appel à l’analyse – elle aussi socio-économique – que fit Jean Gadrey de la relation de service, à la même époque et dans l’ouvrage cité à la note 10 (Jean Gadrey, « Éléments de socio-économie de la relation de service », dans Annie Jacob et Hélène Vérin [dir.], L’inscription sociale du marché, Paris, L’Harmattan, p. 145-167). On se centrerait alors sur la seule relation duelle entre l’acheteur et le prestataire d’un service. Il y a là néanmoins le danger d’une lecture purement « institutionnaliste » du prestataire de service, lecture qui finirait par accepter sans trop discuter que l’offreur soit aussi le prescripteur. Or, si l’on suit Hatchuel, il ne s’agit là que d’une situation possible, envisagée par l’auteur comme une réponse de l’offreur au développement des marchés à prescripteurs.
[20] Je reprends ici les formules mêmes d’Hatchuel, que je ne trouve pas forcément « heureuses ».
[21] Les exemples de prescripteurs sont chez Hatchuel aussi bien l’ingénieur que le médecin ou le consultant… dans le domaine culturel et la sphère culturelle, on peut penser aux « chargés de relation avec les publics ».
[22] En termes d’analyse de l’activité on dirait que « l’orientation » est supposée commune, ce qui bien entendu n’empêche pas la tension entre des orientations qui au fil des échanges révèlent leurs divergences, mais postule néanmoins une orientation (imaginaire ?) suffisamment commune pour que chacun travaille, en termes straussiens. C’est ce qui rend la relation moins contractuelle-marchande que coopérative-organique.
[23] Ici encore je pense qu’il faut faire attention à cet adjectif : il suppose beaucoup plus d’engagement relationnel que ce que la définition qu’Hatchuel propose ne devrait le faire penser.
[24] Catherine Dutheil-Pessin et François Ribac, La Fabrique de la programmation culturelle, Paris, La Dispute, 2017.
[25] L’ONDA soutient une liste précise de créations contemporaines en versant aux établissements qui les accueillent une part de l’achat, au titre du « risque ». Mais cet organisme organise aussi des rencontres régionales de programmateurs, centrées sur une thématique, contribuant ainsi à une connaissance partagée d’arts – de « compagnies » et d’artistes – qu’ils connaissent moins.
[26] Harry Collins et Robert Evans, Rethinking Expertise, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
[27] Pierre Delcambre, « Pratiques de contractualisation : les directions d’établissements culturels à l’épreuve des normes issues des politiques publiques (1995-2011) », dans In-formation et communications organisationnelles : entre normes et formes, Colloque Rennes PREFix 9-10 septembre 2011, p. 227-234.
[28] Je retiens ici le terme commode de « partenaires » plutôt que « protagonistes ». En termes d’agir dramaturgique, on peut penser que, quittant la place de « public » pour s’engager dans cette opération sociale, les « protagonistes » de la situation s’engagent vers une relation de « partenaires ».
[29] Gadrey cite Erving Goffman, « the interaction order », American Sociological Review, 1983, vol. 48, n° 1, p. 1-17 ; il s’appuie aussi sur Asiles pour l’analyse des « réparateurs et de la « réparation » ; on peut aussi consulter Isaac Joseph, Erving Goffman et la microsociologie, Paris, PUF, 1998, notamment p. 44-46.
[30] L’action même de celui qui prescrit peut provenir de transformations normatives de sa propre activité, dans des logiques hétéronomes, issues de forces normatives qui s’imposent selon des géographies politiques inachevées (organismes d’évaluation, de qualité, juridictions commerciales).
[31] Yves Jeanneret, dans son ouvrage récent (Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu du pouvoir, Le Havre, Éditions Non Standard, 2014) vise de son côté aussi à construire le concept de « prétention », mais plus précisément de « prétention communicationnelle ». Sans pouvoir indiquer les éléments communs de réflexion, disons que son approche théorique est plus discursive et s’intéresse à des auteurs (professionnels et chercheurs) qui dans leurs ouvrages (« textes-argumentaires ») unissent une « posture intellectuelle, une prédilection pour certains moments du processus communicationnel et une prétention à intervenir sur ce processus pour l’infléchir, le contrôler, le transformer. Et par là se mettent en place des enjeux d’économie politique de la rencontre entre acteurs, métiers et expertise » (Yves Jeanneret, op. cit., p. 296). Ces acteurs visent à participer aux politiques de communication.
[32] Il y a donc lieu de penser historiquement et les normes et les équipements pour chaque forme sociale de « prescription ».
[33] Robert Vion, La communication verbale. Analyse des interactions, Paris, Hachette Supérieur, 1992.
[34] Il peut être même opportun pour le « qui prescrit » de trouver des formes de relation qui suscitent au mieux l’engagement contributif de « celui à qui il est prescrit ». De plus, la nature diffractée de cette relation, prise dans des séquences discrètes d’interaction ou de mise en circulation de documents, ouvre à plusieurs formes possibles d’autorité.
[35] Lucien Karpik, L’économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007.
[36] Et l’on pourrait dire que si la cascade du travail d’organisation vient renforcer – ou au contraire « fictionner » la prescription –, le chaînage hiérarchique construit et renforce la subordination.
[37] On sait l’importance de la délégation de ce travail aux consultants.
[38] Ainsi, dans l’analyse de la prescription à la PJJ (Protection judiciaire de la jeunesse), j’ai voulu souligner que le « référentiel des mesures » censé être la bible en usage par les personnels était plus vraisemblablement un instrument de légitimation : il faisait démonstration de la connaissance de l’activité par la direction. J’ai aussi relevé le rôle d’un temps d’expérimentation dans des établissements « pilotes » avant la mise en place de différentes « notes » amenant une généralisation prescriptive.
[39] Béatrice Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012.
[40] Marie-Anne Dujarier, Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, La découverte, 2015. Ici plus particulièrement p. 67-91.
[41] Lucile Desmoulins et Émeline Seignobos, « Un think tank dans son art du lobbying et de la prescription : la défense du modèle mutualiste par l’Institut Montaigne », Études de communication, 2018, n° 49, « Prescription et recommandation : agir et faire agir ? », p. 73-88.
[42] Une livraison récente de la revue Mots (2017) étudie le rapport écrit comme « genre » : Émilie Née, Claire Oger et Frédérique Sitri, [dir.], Mots, Les langages du politique, 2017, n° 114, « Le rapport, entre description et recommandation ».
[43] Florian Hémont, Une approche communicationnelle du « développement fournisseurs » : le cas des rapports clients-fournisseurs dans l’aéronautique, Université Toulouse 3, thèse de sciences de l’information et de la communication, 2011.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Pierre Delcambre, « Prescrire comme opération sociale », dans La prescription culturelle en question, François Ribac [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 15 juillet 2019, n° 11, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Pierre Delcambre.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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