Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
La prescription culturelle en question | ||||||||||||
Prescription et expertise culturelles [1] | ||||||||||||
Philip Schlesinger | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||||
RÉSUMÉ
Cet article se penche, dans une première partie, sur les controverses contemporaines relatives à la politique de l’expertise, au périmètre et à la légitimité des prétentions concurrentes à détenir le savoir. Deuxièmement, il s’appuie sur les recherches récentes de l’auteur à propos de « l’économie créative » pour montrer comment, dans le cadre de l’intérêt national, les pratiques d’experts au sein de l’État britannique et d’autres organismes publics en sont venues à orienter et façonner durablement les politiques culturelles. Troisièmement, à partir de l’expérience de l’auteur comme expert culturel désigné, cet article analyse l’évolution du régime de la recherche au Royaume-Uni, la réévaluation de l’expertise qu’elle a engendrée et ses conséquences pour l’autonomie des chercheurs. |
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||||||||||
Cet article cherche à saisir pourquoi l’expertise culturelle compte, comment elle peut être utilisée par les universitaires et comment les universitaires peuvent être utilisés. C’est une invitation à un colloque au double titre intriguant – « La prescription culturelle en question/Investigating cultural expertise » – qui a piqué ma curiosité à ce sujet. Proposer une traduction littérale de « prescription culturelle » en anglais me semble à la fois restrictif et franchement dissonant. Cependant, faute de mieux [2], je vais l’utiliser ici pour sa richesse conceptuelle, même si « cultural prescription » sonne bizarrement. Par ailleurs, l’idée d’« expertise culturelle », plus commune en anglais, n’intègre pas totalement l’ampleur ni la puissance de l’idée de prescription en français, même si le savoir expert constitue une condition préalable au processus de prescription culturelle. Aujourd’hui, « prescription culturelle » sonne comme une métaphore médicale appliquée au champ culturel. Penser de cette manière suggère une relation simple : un expert médical fournit un remède pour une pathologie particulière et ce remède est accepté avec gratitude dans l’espoir d’une guérison. Mais les choses ne sont jamais tout à fait aussi simples. Est-ce que le patient grimace quand il prend ses médicaments ? A-t-il un haut-le-cœur ? Ou trouve-t-il que le goût de tonic rend finalement le médicament indigeste ? Ou est-ce que le bénéficiaire capricieux se dit « non, j’ai une alternative à ce charlatan – un remède à moi » ? Bref, le bon docteur peut prescrire mais les réactions du patient ne sont pas à ce point déterminées : elle peuvent aller du consentement jusqu’au refus. La prescription suppose une médiation ; mais, cela n’épuise pas le champ des possibles, qui vont de l’expression d’une préférence jusqu’à l’injonction impérative. Dans une perspective pionnière, François Ribac a proposé l’idée de « prescription culturelle », dans le cadre d’une enquête de terrain sur les blogs musicaux en Île-de-France. Son axe de réflexion portait sur le défi posé aux formes culturelles chargées de diriger l’attention des consommateurs et d’orienter leurs goûts. Comme il l’indique : « la numérisation de la musique et ses usages ont […] fragilisé le monopole des prescripteurs culturels [3] ». Ce faisant, il décrit le déplacement d’un modèle établi : « la société déléguait à des professionnels le soin de filtrer puis de lui prescrire les bons contenus. Ceux-ci étaient (et sont toujours) recommandés par le biais de plateformes d’information [4] ». Aujourd’hui, les médias traditionnels, les programmes de concerts, les affiches, les bibliothèques, les cours intensifs, les livres, la télévision et la radio ont été remplacés, au moins en partie, par les « nouveaux prescripteurs » du web mettant en œuvre de « nouvelles expertises [5] ». Les plus réputés d’entre eux professionnalisent leur marque et leur profil en ligne et vivent, au moins en partie, de leurs activités sur le web. Ces idées ont été retravaillées de manière plus formalisée à partir d’une enquête menée par Catherine Dutheil-Pessin et François Ribac [6], où ils distinguent les positions établies dans les institutions culturelles françaises – et dans le champ des « experts professionnels » – des « experts profanes ». Observant que la notion de prescription vient historiquement à la fois du champ médical et du champ juridique, ils suggèrent que « ce qui passe ici dans la prescription culturelle, c’est l’idée de conseil, de recommandation, de jugement, qui se fait généralement sous une forme sans contrainte, mais qui peut cependant prendre des voies se parant d’autorité [7] ». Leur conceptualisation s’appuie sur une recherche empirique qui concerne les programmateurs de spectacle vivant (concerts, représentations, festivals) dont les activités bénéficient de subventions publiques et qui, par conséquent, sont chargés d’une mission d’intérêt public. Les acteurs culturels impliqués dans ces activités s’inscrivent dans des réseaux professionnels où ils collaborent étroitement avec leurs pairs pour échanger des informations, des jugements et du savoir. Les marchés de ce type requièrent des dispositifs d’intermédiation, au sein desquels le savoir-faire des experts établis, jouant le rôle de filtre entre les biens culturels et leurs publics, consiste à évaluer, interpréter, conserver et produire des analyses prospectives. Cependant, les prises offertes par Internet ont permis que des « experts profanes » s’enrôlent les uns les autres et s’engagent dans une bataille pour des parts de marché et pour la reconnaissance, différentes plateformes obtenant des succès remarquables, dont YouTube constitue l’exemple le plus évident. Cet élargissement et ces modifications du champ de la prescription culturelle coïncident largement avec le développement d’algorithmes prescriptifs et de l’exploitation commerciale des données par les plateformes d’intermédiation. Une fois établies les formes de prescription culturelle, elles sont ensuite relativisées, au moins dans une certaine mesure, ce qui entraîne alors des défis d’un nouveau genre, des défis posés par les nouveaux acteurs aux formes d’interprétations qui prévalaient dans les savoir-faire experts précédemment institués, ainsi que le déploiement de nouveaux réseaux d’échange. Les docteurs de la culture (qu’ils soient des humains ou, comme nous le reconnaissons de plus en plus amèrement, des algorithmes) détiennent ou incarnent des types particuliers d’expertise. Fournir une prescription culturelle suppose la mobilisation de règles du jeu, que ce soit sous la forme de jugements de valeur humains, ou sous la forme d’un codage pour élaborer les opérations des systèmes automatisés. Le problème en question est alors l’exercice du pouvoir culturel ou, parfois, de l’influence sur les initiatives collectives, sur les convictions et sur les comportements. Voilà mon point de départ pour tenter d’articuler trois arguments distincts dans cet article. Premièrement, je vais brièvement interroger quelques controverses ordinaires à propos de la politique de l’expertise. Toutes les discussions à ce sujet impliquent invariablement la question de la délimitation du périmètre de l’expertise et du pouvoir que confère l’imposition des règles du jeu, ainsi que la compétition entre les différentes prétentions à détenir un savoir légitime sur tel ou tel champ de connaissances. Deuxièmement, j’aborderai le rôle de l’Etat et des organismes para-publics dont la mission est d’intervenir dans le champ culturel. L’exemple étudié concerne l’« économie créative » et une enquête empirique que j’ai menée récemment [8]. Il s’agira de montrer comment s’est développé l’objectif récurrent de façonner la culture à partir des pratiques expertes, à la fois dans le cadre même de l’intérêt national et dans celui d’un système de croyance dominant. Cependant, le rôle des docteurs culturels et de leurs prescriptions n’est pas une affaire réglée d’avance, ne serait-ce que parce que ce genre d’intervention ne fonctionne pas toujours. Troisièmement, en m’appuyant directement sur ma propre expérience, j’interrogerai la manière dont le rôle actuel des universitaires au Royaume-Uni dans les procédures de gestion de la culture, la mise à disposition de leur expertise pour les institutions et autres organismes, nous donnent un aperçu de la relativité de l’autonomie des chercheurs. Je pointerai comment les attentes à propos de la nature même du travail universitaire ont changé, et comment ces glissements ont imposé un nouveau cadre normatif à la recherche, ainsi que l’usage intensif de systèmes formels de surveillance, d’évaluation et de contrôle. J’illustrerai ce point en analysant les usages contrastés de deux fonctions d’experts que j’ai pu occuper dans des organismes publics. La manière dont cela s’est déroulé, comme les différentes règles du jeu appliquées dans les deux cas, révèlent un changement considérable depuis une vingtaine d’années. Ce déplacement sera souligné en identifiant deux régimes distincts de la recherche. I. La politique de l’expertise Nous ne pouvons échapper au contexte récent en pensant à l’expertise. Au cours des diverses vagues de politiques populistes, à la fois les « élites » et les « experts » ont fait l’objet d’attaques. Les rhétoriques du populisme mobilisent couramment la distinction entre le « peuple » (vertueux) et l’« élite » (corrompue) [9]. Les populismes peuvent être et sont situés tout le long du spectre politique, de la gauche radicale à la droite radicale. Le populisme contemporain et ses styles politiques ont été influencés et soutenus par une relation, peuplée d’intermédiaires, entre les dirigeants et les dirigés [10]. Les nouvelles modalités de consommation et de distribution dans l’économie des plateformes numériques, la recomposition lente de l’espace public « traditionnel » médié par la presse écrite, la radio et la télévision, le défi radical posé à l’économie de l’attention par les manières dont sont souvent utilisés les réseaux sociaux – tout ceci interagissant avec les divisions socio-politiques au sein des démocraties – remettent en question notre compréhension de la façon dont l’espace public pourra évoluer à l’avenir. La présidence de Trump constitue un exemple particulièrement flagrant de ce style populiste actuel, ce flot incessant de tweets du Président, pour dénoncer sans retenue, entre autres choses, la couverture médiatique, les « élites » de Washington, les enquêtes sur ses comportements, ainsi que ses nombreux détracteurs et critiques. Lui et ses équipes successives ont mené un combat idéologique depuis son élection en 2016, et bien sûr, depuis bien avant sa prise de fonction. Tout d’abord la campagne de Trump, puis son administration, ont introduit un lexique déplorable dans les débats récents : « faits alternatifs », « fake news », « ennemis du peuple », « médias défaillants », et ont multiplié les mensonges éhontés, remettant sérieusement en cause les normes démocratiques. Sur la scène politique contemporaine, celle de démocraties caractérisées par un désenchantement général et, souvent, par un désengagement institutionnel de pans entiers du monde politique, les débats ont été assortis d’un stratagème intrigant, même s’il n’est pas nouveau en soi. Les attaques contre les élites et les experts viennent régulièrement d’acteurs qui sont membres des élites, qui disposent d’un large éventail d’expertises dans la gestion de la communication politique. Ainsi, un nombre important d’électeurs américains ont décidé d’ignorer le fait que l’administration Trump n’est guère composée d’hommes et de femmes issus du peuple, d’ignorer que cette administration est surtout constituée de personnes riches et qualifiées. Un peu comme s’il existait une disposition dérogatoire magique pour ces membres de l’administration Trump. C’est une manière de se cacher dans la lumière. Réfléchissant de manière pertinente à la politique anglaise il y a 10 ans, Paul du Gay notait ceci : Cette élite de l’anti-élite peut se représenter comme « simple » précisément parce qu’elle refuse de reconnaître son propre statut d’élite. […] Les puissants et les nantis peuvent nier faire partie d’une « élite ». Dans le discours du populisme, ils sont simplement comme chacun de nous, des gens ordinaires. Mais cette affirmation est fausse et néfaste. Ces personnes exercent un pouvoir d’influence énorme. Nier qu’ils font partie d’une élite n’y change rien. Mais cela leur permet d’éviter d’assumer les responsabilités afférentes à leur statut. [11] De telles préoccupations se retrouvent dans l’expérience britannique. Une faible majorité de l’électorat de Grande-Bretagne (52 % contre 48 %) a voté pour le « Brexit ». Les supputations utilisées pendant la campagne du référendum – le plus notoire : le coût journalier de l’appartenance à l’Union européenne et comment l’argent économisé pourrait financer le service de santé public – ont mis en exergue l’importance prise par ce qui a été nommé « la politique de la post-vérité », dernier épisode dans la longue histoire des guerres de propagande. « Post-truth » a été le mot de l’année 2016 pour le dictionnaire anglais Oxford : c’est un adjectif « relatif à, ou visant, des circonstances dans lesquelles les faits objectifs sont moins influents dans la formation de l’opinion publique que les ressorts de l’émotion et des croyances personnelles [12] ». L’idée a été décrite différemment par le magazine The Economist [13], comme « une foi dans les affirmations “ressenties comme vraies” mais qui n’ont aucune base factuelle ». Une véritable armée d’analystes est par ailleurs occupée à comprendre le phénomène post-vérité [14]. En Grande-Bretagne, pendant la campagne du référendum sur l’Union Européenne, une attaque emblématique contre l’expertise a été formulée par Michael Gove, membre du gouvernement conservateur, alors secrétaire d’État à l’Éducation et ardent défenseur du Brexit. En particulier suite à la diffusion de la citation tronquée suivante : « les gens dans ce pays en ont eu assez des experts [15] ». À tort ou à raison, elle est devenue emblématique du discours anti-élite et anti-experts, les deux étant associés dans l’intervention de Gove. Ses cibles n’étaient pas uniquement les économistes, qui avaient pointé les risques d’une sortie de l’UE et ses effets probablement néfastes, mais il a aussi attaqué les « élites », qui représentaient les supposés bénéficiaires de l’Union européenne [16]. C’est un sujet sur lequel il est revenu pendant plusieurs mois. Ce n’est pas un hasard si les économistes ont constitué la première cible. Parmi toutes les formes de sciences sociales, l’économie constitue depuis longtemps le point de référence incontournable du discours politique. Minouche Shafik, alors vice-gouverneur de la Banque d’Angleterre (actuellement directeur de la London School of Economics) a ensuite riposté : « Notre légitimité et notre autorité pour mettre en œuvre une politique monétaire indépendante viennent du consentement des citoyens, basé sur le principe que nous sommes des experts qui agissons en fonction de l’intérêt commun. […] Il s’agit de fournir aux citoyens les outils leur permettant de devenir des usagers éclairés de l’expertise [17] ». Voilà une affirmation classique du statut d’expert, associée à un appel pour une réflexion informée d’un public plus vaste. L’attaque de Gove a résonné bien au-delà de la cible qu’il visait et elle est devenue l’exemple type d’une critique systématique de l’expertise, même si son auteur s’est défendu en expliquant qu’il souhaitait simplement attaquer les sources faisant apparemment autorité. Ainsi, l’intervention de Gove a suscité la défense du savoir scientifique par Sir Paul Nurse, ancien président du principal organisme scientifique au Royaume-Uni, la Royal Society, qui a rétorqué à partir de son propre credo : « Ceux qui sont experts, qui ont le savoir, qui ont les qualités intellectuelles pour décortiquer ces problèmes difficiles sont dénigrés et repoussés. » Toutefois, indiquait le professeur Nurse, « la science est faite pour durer. Les opinions ne le sont pas [18] ». Dans le même ordre d’idées, début 2017, Sir Ivan Rogers, représentant permanent de la Grande-Bretagne auprès de l’Union européenne, a démissionné. Il avait perdu toute confiance dans la manière dont le gouvernement britannique envisageait les négociations. Sa lettre de démission s’est abondamment référée à la nécessité de l’expertise et de l’expérience, ainsi qu’au besoin de composer avec la complexité et de reconnaître les arguments des autres. La politique de l’expertise a constitué une question centrale dans les débats à propos du Brexit, au cours desquels les remises en cause véhémentes de l’impartialité des services publics, par les pro-Brexit, sont allées jusqu’à mettre en doute les preuves crédibles concernant les conséquences économiques du fait de quitter le marché unique européen et l’union douanière. Ceux qui souhaitaient simplifier le débat et accélérer le départ de l’Union européenne – dans des termes qui ne sont pas sans rappeler les arguments de Trump contre les procédures judiciaires américaines – ont aussi qualifié les juges de la Cour suprême du Royaume-Uni d’« ennemis du peuple ». Cela s’est produit lorsque les juges ont limité les prérogatives régaliennes du gouvernement britannique, ce qui a ouvert un débat plus vaste entre les défenseurs et les opposants à ce principe constitutionnel fondamental. Cela s’inscrivait dans un contexte plus large au sein duquel l’ancien président de la Royal Society avait formulé son plaidoyer pour le savoir scientifique, largo sensu. De même, le sociologue Harry Collins a distingué l’expertise scientifique de ce qu’il a appelé « expertise inverse [contrary expertise] [19] », c’est-à-dire l’idée que le savoir basé sur des recherches scientifiques est simplement une opinion parmi d’autres – dans une perspective qui s’oppose à ce qui fait autorité, un peu à la mode de Gove. Collins a également utilisé le terme d’« expertise par défaut », comme celle dont « les citoyens ordinaires pensent disposer tant les sciences et les technologies sont faillibles [20] ». Collins, tout en reconnaissant les processus sociologiques qui étayent la production du savoir scientifique, ne succombe pas pour autant à l’idée de ce qu’il désigne comme la « démocratie » du savoir profane. Au contraire, suivant ici le sociologue Robert K. Merton, il considère que la science est basée sur un « scepticisme méthodique », ce qui signifie que la majorité des scientifiques défendent des pratiques normatives en propre, parmi lesquelles on compte, tout particulièrement, la production et la vérification des preuves. Voilà une défense qualifiée de la production d’un savoir expert qui mérite un statut spécial – mérité si nous prêtons l’attention nécessaire au contexte de la justification et si les experts respectent réellement les normes requises pour la production des preuves. Ce que je souhaite indiquer c’est que les débats initialement focalisés sur les prétentions excessives à l’expertise dans le champ politique peuvent déboucher sur une remise en cause de la légitimité du savoir scientifique en tant que tel. Certains étaient disposés à aller plus loin que Collins dans la critique de ce qui fait autorité. Beth Simone Noveck, directrice du GovLab (Governance Lab) à l’université de New York, qui conseillait à la fois la Maison Blanche sous Obama et le gouvernement Cameron au Royaume-Uni, a soutenu qu’il existe désormais « une méfiance à l’endroit des institutions gouvernementales traditionnelles qui se manifeste comme une hostilité à l’égard de l’expertise qualifiée [21] ». Critiquant la manière dont les services publics professionnalisés travaillent depuis la fin du xixe siècle, Noveck a proposé de mettre fin aux longues années d’exclusion « délibérée des citoyens de la participation active à la vie publique [22] ». D’après elle, un meilleur engagement public au-delà des milieux d’experts peut passer par l’utilisation de l’« innovation ouverte », rendue possible par les technologies numériques, ce qui devrait permettre la participation d’une plus grande diversité de citoyens. Contrairement à Collins, Noveck ouvre largement la possibilité d’une « expertise par défaut ». Toutefois, inviter à une plus large participation ne résout pas le problème d’une distribution inégale du temps disponible dans une population donnée ; pas plus que cela ne règle la question de savoir si n’importe quel acteur donné a les compétences requises pour participer au débat public en ligne ; ni même celle de savoir si cela permet de contrer les effets de distorsion potentiels dus à l’accumulation d’interventions politiques mobilisées dans la défense d’un intérêt donné. On peut se demander s’il existe une solution technologique simple pour l’ensemble de ces questions. Bien sûr, l’argument va au-delà de ce que la technologie permet et touche à la conception de la démocratie. Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthes [23] ont indiqué les limites de la démocratie représentative – qu’ils nomment « par délégation » – et ont plutôt préconisé une démocratie « dialogique ». Ils ont porté attention à la production du savoir technologique et scientifique, ainsi qu’aux voix qui sont entendues dans les débats socio-politiques concernant les défis posés par le nouveau savoir et les conséquences de son application. Callon et alii proposent une critique explicite des conceptions de l’expertise consacrée qui dépendent d’une « recherche isolée », contre laquelle ils proposent une « recherche de plein air [research in the wild] [24] ». Les développements scientifiques et technologiques, soutiennent-ils, devraient impliquer « le recours à une expertise pluraliste dans des situations d’incertitude, regroupant non pas seulement des spécialistes de différentes disciplines, des administrateurs et des décideurs, mais aussi, et surtout, différentes catégories de profanes [25] ». C’est un argument, selon eux, pour la « démocratisation » des formes établies d’expertise, dont la réussite dépend de la possibilité de créer les conditions pour intégrer les personnes détenant le savoir pertinent pour orienter les arguments scientifiques et technologiques, sans tenir compte de leurs qualifications officielles, de leur éloquence ni de leur proximité avec le pouvoir. Il ne s’agit certainement pas d’un argument pour congédier purement et simplement le savoir expert en tant que tel. La renégociation des structures hiérarchiques et l’établissement d’un dialogue ouvert, reconnaissent les auteurs, ne s’obtiennent pas facilement. Mais si le travail patient pour constituer des solutions révisables est la règle du jeu, ce n’est pas la même chose que si tout est permis. Les échéances ajustées pour le travail de délibération sont on ne peut plus antithétiques avec l’instantanéité des jugements et opinions qui caractérise les usages prédominants des réseaux sociaux aujourd’hui. Ce qui est de plus en plus remis en question, c’est l’idée même de preuve, comme appui légitime d’un argument ou d’un point de vue et, donc, l’idée même de valeur publique et démocratique d’un discours rationnel. Bien sûr, nous ne pouvons pas simplement saluer l’expertise comme une bonne chose en soi, parce qu’elle ne l’est pas et qu’elle peut être utilisée à des fins nuisibles : la rationalisation du génocide en constitue toujours l’exemple le plus éloquent [26]. Mais à l’intérieur des bureaucraties en régime démocratique, le savoir expert est régulièrement mobilisé à l’appui d’une large gamme de processus législatifs et administratifs. Cet usage n’est pas du tout apolitique et, comme Callon et alii le notent, il peut permettre de lancer des contre-propositions face à ceux qui détiennent le savoir officiellement approuvé [27]. Si l’expertise et la question de la preuve sont purement et simplement écartées du débat démocratique, cela a quelques conséquences directes sur la façon dont nous pensons le discours politique et les sphères publiques, comme des espaces d’échanges d’idées au sein desquels il est encore possible de réfléchir à ce qui pourrait constituer un bien commun. Ce qui, en retour, soulève la question de l’organisation de la production, de la circulation et de l’usage du savoir et des informations, tout particulièrement concernant l’interprétation des enjeux et des événements présentés dans le cycle quotidien des reportages et des commentaires. Aucune analyse actuelle ne peut ignorer l’usage des réseaux sociaux dans la création récurrente de bulles autonomes d’échanges entre pairs, qui produisent des espaces étanches, ni comment, parfois, l’agrégation d’informations par les algorithmes peut produire des programmes restrictifs plutôt qu’extensifs. Quand les théories du complot, les histoires des faked news et les simples avis sont traités comme s’ils avaient valeur de vérité, cela constitue un énorme défi pour la possibilité même d’une politique rationnelle. Cela a commencé à provoquer quelques réactions politiques, par exemple au sein de l’Union européenne, où ont eu lieu des discussions préliminaires pour envisager des formes de régulation. II. Expertise et intermédiaires culturels [28] Cette seconde partie, qui s’intéresse à la mise en œuvre des politiques, s’appuie sur deux enquêtes de terrain auxquelles j’ai participé et qui étudiaient les manières dont les institutions culturelles travaillent [29]. La question centrale est comment de telles organisations relaient les idées dominantes concernant la dite économie créative et, ce faisant, les rendent plus effectives : les formules consacrées des décideurs politiques comme « construire une industrie cinématographique soutenable » ou « faire des travailleurs culturels des entrepreneurs » en sont des exemples typiques. Les organismes culturels publics ou para-publics peuvent utilement être classés comme « intermédiaires culturels », au sens de Bourdieu dans La distinction [30]. Bourdieu s’intéressait alors à l’émergence de nouvelles professions, dont la fonction était de fournir des biens et des services symboliques, ainsi qu’au rôle qu’elles jouaient dans la vie culturelle et économique. Depuis ses enquêtes menées il y a un demi-siècle maintenant, la structure professionnelle a considérablement changé. Prenant en compte ces évolutions, Richard Florida a fait la promotion de la notion désormais célèbre de « classe créative » [31], une notion populaire et influente auprès des décideurs politiques engagés dans des plans de régénération urbaine par l’économie créative. Ce qui a donné lieu à de nombreuses critiques – Florida révisant lui-même ses propres positions – qui ont pointé le fait que cette conception renforçait les divisions de classes et les inégalités [32]. Un ensemble de travaux se sont intéressés à une gamme de professions spécifiques, à leurs pratiques et à leurs formes d’expertise, dans des domaines comme la publicité, les relations publiques, les styles de vie, les loisirs, la musique, la mode, l’édition, la gastronomie, les médias, etc. [33] Les frontières de l’intermédiation culturelle sont effectivement mouvantes et la manière dont les intermédiaires culturels peuvent être conceptualisés doit sans aucun doute être réenvisagée à nouveaux frais. Je m’intéresse ici à quelques aspects négligés de ce champ d’investigation émergent. Au-delà des usages habituels du terme, j’intégrerai parmi les « intermédiaires culturels » les organismes publics dont la mission consiste à rendre effective la dite économie créative, dans le cadre des objectifs globaux visés par les États. Même si mes exemples concernent des agences culturelles britanniques, les motifs organisationnels à l’œuvre dans ces endroits sont assez typiques de ce qui anime nombre d’organismes qui interviennent de manière très volontaire dans la culture, un peu partout dans le monde. De telles organisations incarnent la mise en pratique de l’expertise de deux manières, à la fois distinctes et articulées. D’une part, elles sont constituées conformément aux idées politiques qui prévalent à propos ce qu’il s’agit de faire pour rendre plus efficiente l’économie créative ; et, d’autre part, conformément à ce que j’ai qualifié de « logique de l’expertise » des gouvernements [34], elles embauchent régulièrement des dirigeants qui, de manière indéniable, au début de leur mandat, embrassent la mission d’ensemble, même si, chemin faisant, ils peuvent avoir à adapter leurs stratégies organisationnelles à des changements de situations. L’intervention publique dans le champ culturel est intrinsèquement un processus prescriptif. Les intermédiaires culturels publics travaillent dans le cadre de paramètres préétablis ; ils manœuvrent pour diversifier la palette des options possibles, ils établissent le cadre de référence et les contraintes pour leurs clientèles. Il serait erroné d’envisager le processus politique comme linéaire, comme une série d’étapes ou de paliers articulés par une logique parfaitement huilée ; néanmoins, la création même d’un espace institutionnel occupé par un intermédiaire culturel signifie qu’il existe un organisme qui cherche à maîtriser les priorités d’un secteur, et, s’il est en mesure de le faire, de définir un agenda pour ses interlocuteurs. Le savoir est mobilisé pour atteindre des objectifs – un type d’exercice du pouvoir dont l’efficacité (ou l’absence d’efficacité) devient une question intéressante pour l’enquête. Le paysage institutionnel particulier au sein duquel un tel organisme travaille est d’une importance capitale. Les exemples britanniques discutés ici sont modelés par des histoires politiques distinctes autant que par les conceptions en vogue concernant ce qui, à tout moment, constitue le savoir pertinent pour participer à, et construire, une économie créative compétitive. Chaque organisme est en lien avec ses dirigeants politiques et ses financeurs, sa clientèle, ainsi qu’avec une large gamme d’entreprises à diverses échelles. L’une de nos enquêtes, relevant à la fois de l’histoire contemporaine et de la sociologie de la culture, concernait la création, la vie et la mort du UK Film Council (UKFC) [35], une entité comparable, dans une certaine mesure, au Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) en France. L’UKFC a été mis en place pour promouvoir une « viabilité » assez vague de l’industrie et de la culture du cinéma en Grande-Bretagne. Basé à Londres, sa vie institutionnelle a duré à peine une décennie. Pendant les années 1990, la politique cinématographique, dont les objectifs oscillent constamment entre critères culturels et économiques, est devenu le modèle pour de plus vastes politiques des industries créatives désormais en place au Royaume-Uni. Pour illustrer la nature de l’expertise, intéressons-nous au moment fondateur de ce nouvel organisme cinématographique, ainsi qu’aux personnes clefs de son développement. Le cadrage d’une politique et l’invention d’une institution viennent de quelque part. La politique du gouvernement travailliste en matière d’économie créative était dominée par quelques principes de base (policy generation) dont le déploiement pouvait, à son tour, s’exprimer pleinement dans les politiques cinématographiques [36]. En 1997, le secrétaire d’Etat à la Culture, aux médias et au sport du gouvernement travailliste, Chris Smith, a réussi à mobiliser un groupe d’experts en mettant sur pied le Film Policy Review Group (FPRG) [37]. La recommandation clef de ce groupe de travail fut de mettre en place une nouvelle agence pour le cinéma national. Un acteur majeur dans le champ de ces politiques fut le précédent PDG de Columbia Pictures, le producteur de cinéma David Puttnam, lui-même activement impliqué dans les discussions à propos des programmes politiques et conseiller concernant le financement du cinéma dans les années 1990. En 1997, à l’instar des gouvernements français successifs dans l’après-guerre, ou de la présidence de l’Union européenne par Jacques Delors à l’époque, Puttnam sonnait l’alarme de la guerre culturelle et industrielle avec les États-Unis, arguant du fait que du point de vue du Royaume-Uni et de l’Union européenne, il serait « manifestement dangereux de laisser se développer l’extraordinaire domination d’Hollywood dans le champ du divertissement cinématographique ». Son intervention s’alignait sur la réflexion du gouvernement travailliste à propos des industries créatives [38] : « les traits distinctifs d’une nation ou d’une collectivité aujourd’hui résident dans la qualité de sa propriété intellectuelle [39] ». Il était temps, ajoutait Puttnam, d’exploiter les ressources culturelles européennes dans le cadre d’une bataille commerciale. Ses positions jouissaient d’une influence considérable dans les discussions de fond avec le secrétaire d’État et il recommanda son collaborateur de longue date, Stewart Till, comme co-président du Film Policy Review Group. Till était le président d’International PolyGram Filmed Entertainment, appartenant alors à Philips, la multinationale hollandaise. Avec cette nouvelle fonction, il défendit une brève tentative européenne de monter un studio sur le modèle d’Hollywood. La nomination des acteurs clefs illustre comment la mobilisation de l’expertise, pour favoriser les intérêts nationaux dans le champ politique, peut parfois s’appuyer sur des individus dont le savoir et la réputation sont profondément façonnés par leur expérience transnationale. La production cinématographique au Royaume-Uni est, et a toujours été, largement structurée par les relations commerciales internationales : la recherche d’investissements américains soutenus est la clef de voûte de ces politiques. Ce facteur constant a influencé la manière dont le gouvernement britannique en est venu à valoriser certains types de connaissances. Les expatriés britanniques formés par l’habitus hollywoodien étaient vus comme fournissant quelque chose d’emblématique. Par conséquent, l’expertise – en pratique – a été confondue avec celle de ceux qui étaient d’accord avec le nouveau projet, plutôt qu’avec celle qui s’appuierait sur un éventail d’avis d’experts. Une fois l’idée d’UKFC approuvée par un rapport officiel, il restait au secrétaire d’État à la Culture, Chris Smith, à décider qui le dirigerait. Cela impliquait un second tour d’experts à solliciter. Le ministre avait officieusement repéré l’éminent réalisateur à succès, Alan Parker, comme l’homme idéal pour cette mission. Figure très respectée à Hollywood, Parker était encore président du plus ancien organisme cinématographique, le British Film Institute (BFI). Smith et Parker recrutèrent également le directeur du BFI, John Woodward, comme nouveau PDG d’UKFC. Ainsi, lors d’un cas inhabituel de décapitation, le BFI perdit ses deux têtes dirigeantes au profit de la nouvelle organisation, à laquelle il était de fait désormais subordonné. L’une des conclusions majeures de notre recherche est qu’après une décennie, à la suite de laquelle l’UKFC fut fermé par un nouveau gouvernement majoritairement conservateur, rien de fondamental n’avait changé : l’industrie du cinéma en Grande-Bretagne était toujours fragmentée – « non viable » – et demeurait dominée par la production et les chaînes de distribution d’Hollywood. Peut-être que cela nous dit quelque chose d’intéressant concernant les limites de certains types d’expertise, mais aussi l’inefficacité du processus politique. Avec un peu de recul, cette histoire illustre comment l’expertise (dans ce cas identifiée comme relevant de certains types d’« expérience » incarnée) est apparue comme appropriée pour fixer des objectifs de politique culturelle. L’immersion d’individus particuliers dans le milieu du cinéma a été mise en valeur par les décideurs politiques, en vertu de leur place de premier plan, de leur réputation et de leurs liens existants avec les dirigeants en place et leurs conseillers. Cela constituait la base de sélection des acteurs clefs pour mettre en œuvre les politiques, corrélée à une demande d’importer les pratiques et les modes de pensée de leur milieu professionnel d’origine dans les activités de la nouvelle agence, qui, comme toutes les agences de ce genre, est un acteur collectif officiellement créé pour une mission nationale d’expertise. Le second cas s’appuie sur une enquête ethnographique menée dans un organisme écossais de soutien aux entreprises, Cultural Enterprise Office (CEO) [40]. Cet organisme a été fondé à Glasgow en 2001 et était assez typique du genre d’agences publiques qui s’établissaient au Royaume-Uni à cette époque. Ces organismes ont été créés au moment où le gouvernement d’alors a commencé à envisager les politiques culturelles en termes d’industries créatives. L’accent mis sur le talent individuel et la propriété intellectuelle fournissait un plan directeur et légitimait l’ambition de ceux qui cherchaient à devenir des entrepreneurs culturels. Dans le cadre de cette stratégie politique, le CEO a aidé de petites entreprises en Écosse à devenir plus « professionnelles », en leur fournissant des conseils avantageux et en proposant des formations. Ce genre d’intervention est typiquement l’un des instruments utilisés par les responsables politiques pour améliorer la solidité des entreprises créatives. Cette agence était d’une nature très différente, tant du point de vue de l’échelle que du personnel employé, comparativement au UKFC. Mais l’équipe et les consultants du CEO – qui venaient eux-mêmes majoritairement de différents mondes de l’art – mobilisaient différents types de connaissances pour rendre leur clientèle plus adaptée au monde des affaires, et mettaient en œuvre cet objectif aussi bien à travers des programmes de formations spécialisées et transversales, que via des techniques d’accompagnement. Le CEO était (et est toujours) installé en Écosse, où, depuis 1999, le système politique a été décentralisé, avec un gouvernement national et un parlement. En 2014 eut lieu un référendum concernant l’indépendance écossaise dont les résultats furent serrés : 55 % pour rester dans le Royaume-Uni, 45 % pour le quitter. La « question constitutionnelle » continue d’animer et de diviser les débats politiques en Écosse. Mais, quel que soit le parti politique au pouvoir – unioniste ou nationaliste – notre recherche a montré que l’intervention du CEO dans l’économie créative du pays était largement influencée par les idées reçues propagées par les responsables politiques, think tanks et autres universitaires travaillant depuis le sud, à Londres, le cœur de ce genre de conceptions en Europe. Le CEO s’est positionné comme un intermédiaire au sein du cadre stratégique établi par le gouvernement écossais et par les organismes nationaux, en faisant la promotion des demandes de soutien aux entreprises formulées par ceux qui étaient impliqués dans le travail culturel. Comme partout au Royaume-Uni, les industries créatives sont envisagées comme la clef pour construire une économie nationale en Écosse. Les deux études présentées ci-dessus se sont concentrées sur la médiation des politiques – leur mise en pratique au jour le jour dans le champ culturel. Notre analyse montre ce qu’il advient quand le grand récit d’une nation créative est rendu opérationnel, en donnant mandat à un organisme pour ce qui est considéré comme une mission viable. Nos enquêtes ont mis à jour la ténacité des idées dominantes et combien l’intervention d’intermédiaires culturels est profondément influencée par le cadre des politiques et des discours qui, à la fois, les justifient et les amplifient et qui, bien sûr, changent avec le temps. Au Royaume-Uni, des variantes de la pensée de l’économie créative continuent de définir le lexique de référence pour les initiatives gouvernementales, la mise en œuvre des politiques, les commentaires médiatiques, la recherche académique et l’organisation du lobbying des secteurs industriels. Si cela ne constitue pas la manifestation d’une intense prescription culturelle, qu’est-ce alors ? III. Orienter le programme académique Pour déplacer à nouveau la focale, le même genre d’intermédiation culturelle a lieu dans l’enseignement supérieur. À l’instar de leurs homologues dans d’autres pays durant la dernière décennie, les conseils pour la recherche scientifique au Royaume-Uni – rebaptisés depuis avril 2018 UK Research and Innovation [41] (UKRI councils) – ont beaucoup investi dans la recherche pour l’économie numérique et créative. Ce programme a été développé en étroite collaboration avec la politique gouvernementale, à laquelle les organismes de recherche se sont montrés de plus en plus réceptifs. Bien que les priorités des organismes de financement de la recherche ne déterminent pas la visée exacte des études qui peuvent être menées, comme tout programme, les thèmes qu’ils soutiennent, et les termes dans lesquels ils sont présentés, nous indiquent que penser, même si c’est de façon désabusée. Parallèlement aux organismes culturels publics, l’institutionnalisation de l’agenda de l’économie créative dans les universités britanniques s’est étendue rapidement. Les universités fournissent le talent pour un marché du travail saturé, aux emplois largement sous-payés, où les liens personnels comptent énormément, où les stages non rémunérés sont courants, et où le travail précaire pour développer son « portefeuille de compétences » est la norme – même si ces rudes conditions n’ont pas diminué l’attractivité du travail créatif [42]. En même temps que se développaient des enseignements universitaires, les organismes publics de financement scientifique au Royaume-Uni ont récemment été engagés dans la recherche pour l’économie créative et numérique, y compris pour être les courtiers entre l’enseignement supérieur et les secteurs de l’économie créative. Le même genre d’investissements a eu lieu dans d’autres pays. Une initiative exemplaire au Royaume-Uni fut l’établissement en 2012 de cinq consortiums d’universités majeures, dont quatre furent désignées comme « pôles d’échange de savoir pour l’économie créative ». Le dernier consortium, dénommé CREATe (au sein duquel l’auteur de ces lignes a travaillé depuis le départ), fut fondé comme un centre de recherche, avec pour mission d’explorer les questions de droits d’auteur et les nouveaux modèles économiques dans l’économie créative. 2017 marqua la fin du financement complet de ces centres d’étude. Cependant, l’axe de recherche sur l’économie créative a subsisté. Un concours a été lancé en 2017-2018 pour mettre en place huit « groupes de recherche et développement sur les industries créatives [43] » dans tout le territoire du Royaume-Uni, et accompagné par la création d’un « centre de décisions et de données [44] » distinct mais néanmoins lié [45]. Cette étape décisive, et fortement prescriptive, s’est directement incarnée dans la vision de la recherche portée par l’initiative gouvernementale de l’Industrial Strategy Challenge Fund. La reconnaissance officielle de l’importance des industries créatives dans l’économie nationale s’est faite sous l’angle de leur contribution à la croissance et à la prospérité au Royaume-Uni, impliquant de façon cruciale des partenariats entre les institutions universitaires, les organismes culturels et les industries créatives. Ces genres de projets mobilisent un nombre significatif de chercheurs [46]. Ils deviennent le point de mire des responsables politiques en matière de dépenses publiques. Participer de cette façon peut être bénéfique : après tout, les universitaires sont aussi des citoyens dont l’engagement informé dans des activités en dehors de l’université peut profiter à la société. Toutefois, continuer sur la voie d’options contraignantes pour les universitaires, dans la constitution de leurs propres programmes scientifiques, soulève des questions importantes quant à l’arrière-plan normatif de leur participation à de tels projets. Les règles du jeu de la recherche, les motivations et les croyances des acteurs académiques, les identités qu’un habitus engendre et alimente – tous ces éléments importent beaucoup, car ils sont fortement constitutifs des cultures académiques. Sans aucun doute, en tant qu’universitaires-citoyens, devons-nous faire usage de notre expertise pour participer aux débats politiques et à des recommandations plus larges. Néanmoins, les modalités précises selon lesquelles nous cherchons à le faire représentent une question majeure. Étant donnés les faits décrits ci-dessus, qui illustrent un mouvement beaucoup plus large pour gérer chaque programme académique, comment contrer la tendance croissante de l’État à réduire l’autonomie relative de la recherche est une question d’une actualité urgente. Afin de mieux comprendre ces dilemmes contemporains, nous pouvons distinguer deux orientations dans l’usage de l’expertise universitaire. L’ordre académique ordinaire est devenu celui d’un régime de l’impact obligatoire [47]. Ceci est dû au fait que les ressorts normatifs de l’action produisent ordinairement une forme spécifique d’évaluation comptable. Si bien que, par exemple, la question de savoir comment faire financer un projet de recherche peut rencontrer la demande de plus en plus insistante de préciser comment le travail peut être utile à l’économie nationale. Cette approche est aussi directement reliée aux perspectives de carrière personnelle à l’université : par exemple, si une enquête particulière présente un potentiel pour devenir une « étude de cas d’impact » [48] via les évaluations cycliques menées dans le cadre de l’excellence de la recherche. Même si ce nouveau régime n’est pas apparu du jour au lendemain, ses caractéristiques nous sont révélées plus crûment qu’elles ne l’avaient été jusqu’alors. La comparaison avec les cas étudiés plus haut souligne l’importance des transformations qui ont eu lieu. Avant la première évaluation dans le cadre de l’excellence de la recherche en 2014, le travail d’expertise par les universitaires était couramment envisagé comme destiné à améliorer la réputation de l’institution, comme permettant potentiellement de générer des honoraires de consultants (donc des retours financiers à la fois pour les experts et pour l’université) et comme offrant de précieux effets de réseaux consistant à élargir la gamme et la densité des connexions extra-universitaires – le capital social engendré par l’activité elle-même. On peut ressentir une certaine nostalgie pour cette époque révolue du régime de la participation discrétionnaire [49]. Dans la prochaine partie, je souhaiterais, en m’intéressant à mes propres pratiques, illustrer comment ces deux régimes ont pesé sur mon travail comme universitaire œuvrant depuis longtemps dans l’espace public. IV. Après la chute du mur À l’époque du régime de la participation discrétionnaire, j’ai passé quatre années à conseiller le gouvernement britannique pour le soutien aux médias des États post-communistes. Novembre 1989, le mur de Berlin s’effondre. Le gouvernement britannique anticipe alors les changements à venir, en particulier en Pologne et en Hongrie. Le ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth (FCO [50]) met en place le « fonds pour le savoir-faire » (KHF) [51] afin de fournir une « aide technique » aux politiques et aux économies dans ce qui est encore le bloc soviétique, mais qui va vite devenir des sociétés post-communistes. Le gouvernement adapte des modèles existants d’aide internationale aux pays en voie de développement et s’appuie sur son expérience de développement régional au Royaume-Uni. En fait, le principe d’une prescription culturelle est considérablement étendu jusqu’à inclure la culture politique, comprenant les valeurs intégrées aux institutions économiques et plus largement les compétences sociales nécessaires pour les pérenniser, ainsi qu’une « démocratie de marché ». Le terme de « savoir-faire » suggère la détention indéterminée et contingente d’un savoir pratique, qui correspond à un processus spécifique d’activité ou de décision. Tout le monde peut avoir un savoir-faire particulier – du bricolage au jardinage, de la cuisine à l’artisanat, du conseil stratégique à la découverte scientifique. Mais dans chaque cas, tout savoir-faire considéré comme suffisant devra être calibré. Parler de l’usage d’un savoir-faire dans la mise en œuvre d’une politique étrangère évoque étonnamment l’univers du romancier John Le Carré, source significative pour l’identification apparemment insouciante des pratiques secrètes du monde de l’espionnage. S’exprimer en terme de savoir-faire nous détourne de notre propos, en obscurcissant et en minimisant, de manière faussement innocente, les savoirs fondamentaux nécessaires. Ce qui, de ce fait, plante le décor dans le monde de l’amateur éclairé, mais qui, en réalité, nous laisse à la merci d’un professionnel aguerri. Avant tout, le KHF était intéressé par ce que Joseph Nye [52] a désigné, de manière influente, par le terme de « soft power contraignant [soft co-optive power] ». Nye défendait l’idée qu’à une époque d’interdépendance transnationale, « le pouvoir passe des “détenteurs de capitaux” aux “détenteurs de l’information” [53] » et que « la culture populaire américaine, incarnée dans les produits et les formes de communication, attire un public international [54] ». Il insistait particulièrement sur « l’attrait culturel et idéologique autant que [sur] les règles et institutions des régimes internationaux [55] », comme moyens d’exercer un leadership mondial. Le KHF fut créé au moment où de telles idées étaient devenues courantes. Il était fondé sur la reconnaissance du besoin d’accélérer l’établissement d’une société civile comme condition nécessaire à une économie de marché et à un système politique démocratique, qui pourrait finalement correspondre aux valeurs capitalistes néo-libérales dans un style très britannique. L’histoire officielle raconte que suite à la création du KHF en 1989 et à la mise en place de ses objectifs, les discussions étaient menées aux plus hauts niveaux du gouvernement britannique, impliquant la première ministre Margaret Thatcher elle-même. Le Royaume-Uni souhaitait se garantir une place de choix pour le commerce et les relations d’influence avec l’Europe post-communiste et était en concurrence avec d’autres pays de l’Ouest. L’organisme qui se chargeait de cette entreprise à son apogée s’appelait Joint Assistance Unit [56] (JAU), plus tard Joint Assistance Department [57] (JAD) : il rassemblait la branche diplomatique du FCO et son Overseas Development Agency [58] (l’ODA, qui est devenue plus tard Department for International Development [59], DFID). Je ne connaissais pas les tenants et les aboutissants précis de son importance stratégique quand j’ai été recruté en 1994 comme conseiller pour le soutien aux médias post-communistes. Mais, rompu aux débats concernant l’impérialisme culturel et médiatique et le conflit idéologique Est-Ouest, j’ai pu interpréter ce projet à ma manière. Avec mon expérience ethnographique et mes contacts de longue date avec les industries médiatiques comme avec différents types de bureaucraties, ce monde ne m’était pas totalement étranger. Comme d’habitude, pour accéder à une institution, les relations comptaient. Mon nom avait circulé par l’intermédiaire d’un collègue chercheur spécialiste des relations Est-Ouest, alors lui-même conseiller du KHF, qui connaissait mon travail sur les médias. Ma première rencontre avec le KHF était présentée comme une conversation informelle, à laquelle j’avais été invité après avoir soumis mon CV à leur demande. C’était intrigant de pouvoir accéder à ces sphères, notamment parce qu’une partie de mon travail s’était concentré sur les luttes idéologiques pendant et après la guerre froide, ainsi que sur les dilemmes culturels et identitaires auxquels étaient confrontés les nations européennes d’après la guerre froide. Je m’interrogeais alors sur les nouveaux défis auxquels le projet européen était confronté durant cette période [60]. Cette rencontre s’est déroulée à la Maison Bush à Londres, qui abritait alors le service international de la BBC [BBC World Service], un environnement que je connaissais par ailleurs, pour y avoir écrit plusieurs scripts d’émissions, alors que je faisais ma thèse à la LSE [61], et pour y avoir interviewé plusieurs personnes pour ma recherche. Le BBC World Service est un instrument de la diplomatie culturelle britannique. Il a été engagé dès le début de la guerre froide comme bras armé d’une guerre idéologique. Contrairement au reste de la BBC, ce service était financé par une subvention du ministère des Affaires étrangères, distinguant ainsi son statut spécial, en particulier concernant les programmes de langues étrangères et les « paramètres de ses fonctions diplomatiques [62] », dont le cœur était « la promotion du Royaume-Uni et de ses objectifs de politique étrangère [63] ». Les équipes cosmopolites et le multilinguisme du BBC World Service ont été des éléments clefs dans l’élaboration de « son rôle d’agent de la diplomatie publique [64] ». Au cours de mon entretien, j’ai rencontré l’équipe de direction de la production de la BBC qui travaillait sur un projet financé par le ministère des Affaires étrangères. Ce projet s’appelait le Marshall Plan of the Mind [65] (BBC MPM). Une fondation avait été créée spécialement pour mettre en œuvre ce plan, dont la mission consistait à organiser des formations à destination des journalistes et des producteurs radiophoniques de l’ancienne Union soviétique. C’était un projet précurseur de beaucoup d’autres plans de formation similaires [66]. Dans le cadre du BBC MPM, les journalistes étaient invités à visiter les locaux de la BBC au Royaume-Uni et à participer aux stages de formation organisés par la BBC (c’est-à-dire des services offerts dans différents endroits à l’étranger). Quelle qu’ait été la nature du test, je l’ai réussi et fut engagé comme conseiller pour les affaires médiatiques par le KHF, avec lequel mon université d’alors (Stirling) a signé une convention pour service fourni. Je n’ai pas été obligé de signer l’Official Secrets Act [67]. Mais quoi que vous fassiez ou non, vous êtes réputé le faire en vertu de ce qu’il est autorisé (et interdit) de faire dans le cadre de l’Official Secrets Act. Le présent article ne divulgue rien qui pourrait être réputé contraire à ces obligations. Fondé dans les beaux jours de la pensée néolibérale, avec comme objectif important la privatisation des organismes d’État et des services publics, le KHF couvrait une large gamme d’activités. Une série typique qui incluait : services financiers et conseil macroéconomique, formation en gestion, ressources naturelles, éducation et formation à la langue anglaise, projets industriels, énergie, santé, projets politiques, environnement, gouvernement local, télécommunications, services de l’emploi [68]. En résumé, un ensemble de programmes qui abordaient la reconstruction de l’État, de l’économie et de la société civile. Les projets étaient évalués à partir des idées en vogue du New Public Management. Ce cadre était « clairement managérial, en ce sens qu’il insistait sur la différence que le management pouvait et devait faire entre la qualité et l’efficacité des services publics [69] ». Les discussions concernant les projets se focalisaient sur les objectifs formels, les étapes requises pour les atteindre, le respect des objectifs dans le calendrier imparti, le « rapport qualité-prix » escompté, et l’assurance qu’une « stratégie de sortie » était possible. La culture de l’audit [70] que cette approche a favorisée partout dans le secteur public s’est installée pour longtemps, quelle que soit la couleur politique des gouvernements britanniques [71]. L’aide aux médias était classée comme « projet politique » (incluant formation dans l’industrie éditoriale, procédures parlementaires, arrangements juridiques et affaires diplomatiques). L’amplitude géographique d’intervention du KHF était vaste et, au fil du temps, les dépenses engagées relativement considérables. L’aide totale offerte par les organismes concernés aux anciens pays communistes accédant à l’UE, entre 1990 et 2003, représentait plus de 300 millions de livres sterling. À l’évidence, ce chiffre excluait les fonds attribués à l’aide aux pays qui n’accédaient pas à l’UE. La formation aux médias n’était pas bon marché. Sept formations organisées par le BBC World Service en Pologne en 1990 avaient coûté environ 300 000 livres [72]. Un conseiller devait être raisonnablement au fait des vastes plans de développement politique et économique qui encadraient la manière dont la stratégie était déployée. Mon expertise était en partie attendue du côté des médias ; elle consistait surtout à mettre en œuvre des compétences pratiques assez génériques pour mobiliser les personnes et évaluer les projets, des compétences communément requises dans une carrière de chercheur ou de consultant. Mon activité principale consistait à fournir aux fonctionnaires un certain nombre d’avis informés concernant les projets liés aux médias. Quatre années passées à cette place m’ont appris que les agents de la fonction publique arrivent et repartent, tandis que les experts conseillers fabriquent la continuité et la mémoire de l’institution. Des réunions régulières étaient organisées avec les différents bureaux à l’étranger. Des rencontres occasionnelles avaient lieu avec les comités de direction issus du FCO et de l’ODA pour discuter des questions stratégiques transversales. Le travail précis se déroulait couramment à partir de modèles de planification qui guidaient la formulation des objectifs. La réalisation des projets et l’évaluation de leur impact constituaient la norme. Il m’arrivait parfois d’interroger des journalistes qui avaient suivi certains enseignements ou qui avaient trouvé une place dans un média au Royaume-Uni, pour évaluer leur expérience. Aidé par l’ambassade britannique, j’ai eu l’occasion de me rendre à Skopje dans l’ancienne République yougoslave de Macédoine, afin de rencontrer les acteurs clefs de la sphère médiatique. Cela se rapprochait plus d’une enquête sociologique. Mais les questions que j’ai pu leur poser renvoyaient finalement plutôt aux exigences du KHF qu’à mes propres préoccupations. Lorsque vous entreprenez ce type de travail, simplement comme ethnographe, vous devez apprendre les usages du milieu : comprendre les hiérarchies, intégrer le langage vernaculaire (en particulier les acronymes et les terminologies abrégées) et, très important, saisir ce que vous pouvez et ne pouvez pas dire. Mon conseil pouvait influer ou non sur les manières dont les prises de décision des fonctionnaires étaient élaborées, ce qui apparaissait clairement dans les documents internes. Bien que modeste, mon rôle a pleinement contribué aux objectifs internationaux de soft power. Relativement au dessein de prescrire un nouvel ordre médiatique dans l’intérêt de l’État, les interventions du KHF sont très proches de la « diplomatie culturelle [73] », pour utiliser le lexique actuel. Toutefois, comme le programme lié aux médias était catégorisé comme « aide », il était opérationnellement distinct de ce que pouvait mettre en œuvre le British Council. Mon travail pour le KHF ne se déroulait pas dans le cadre normatif actuel du régime de l’impact obligatoire. D’abord et avant tout, c’était la réponse d’un sociologue à l’invitation imprévue qui lui était faite de passer de l’autre côté de la barrière, ce qui ressemblait de ce point de vue à mes premières recherches universitaires – une ethnographie du journal de la BBC [74] –, mais c’était manifestement assez différent sous d’autres aspects. Ressemblant à un rapport classique de mercenaire, conseiller le Know How Fund m’a appris beaucoup de choses à la fois concernant le travail gouvernemental et l’usage politique des formations aux médias. Après quatre années à jouer ce rôle, j’ai aussi appris comment un changement d’administration peut brutalement changer les priorités politiques. Peu de temps après l’élection de Tony Blair comme premier ministre du gouvernement travailliste en mai 1997, j’ai été convoqué, avec des dizaines d’autres conseillers, à une réunion au ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, sous l’égide de la secrétaire d’État au Développement international, Clare Short, qui nous a clairement signifié que la priorité numéro un du ministère était la lutte contre la pauvreté. Suite à ce changement décisif, les sollicitations pour s’occuper de projets médiatiques ont rapidement diminué, à mesure que les fonctionnaires recentraient leurs activités autour des exigences du nouveau ministère [75]. En 1998, le rôle de conseiller en médias fut mis en concurrence avec d’autres priorités et j’ai cessé de travailler pour le KHF. D’après ce que je sais, aucune nouvelle nomination n’eut lieu et le conseil en médias fut abandonné. V. La révolution numérique Mon deuxième exemple concerne la régulation des communications au Royaume-Uni. Pendant trois ans et demi, j’ai été membre du Content Board, le conseil de régulation des contenus audiovisuels de l’Ofcom, l’Agence nationale des communications [76]. À certains égards, l’Ofcom est comparable au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) en France, même si son champ d’intervention est plus large. La description officielle des attributions du Content Board indique comme suit : Le Conseil de régulation des contenus audiovisuels siège en tant que principale instance de régulation de la qualité et des normes pour la radio et la télévision. Il a pour missions la compréhension, l’analyse et la défense des voix et des intérêts des téléspectateurs, auditeurs et citoyens. Il examinera les questions pour lesquelles l’intérêt du citoyen ne se résume pas à celui du consommateur, en particulier concernant les aspects de l’intérêt public irréductibles à la compétition et aux logiques du marché. [77] Au Royaume-Uni, comme ailleurs, la régulation des communications est un cadre inventé par l’État pour contrôler la distribution de contenus culturels sur son propre territoire – dans le cas britannique, avec une reconnaissance explicite de la teneur multinationale de l’organisation politique. La régulation des communications est un système de prescription culturelle par excellence [78], tout spécialement quand il s’agit des émissions et des contenus diffusés sur Internet. Bien que ce genre de dispositif ne réussisse pas systématiquement à orienter le marché médiatique, il est invariablement conçu comme prescriptif. La régulation des communications est encadrée par des textes réglementaires édictés par le Parlement britannique. Pour devenir effectif, le processus de régulation implique l’écriture de règles détaillées pour les acteurs entrant dans la juridiction de l’Ofcom (tels que les opérateurs de radio et de télévision, les producteurs audiovisuels indépendants et certaines plateformes numériques). Cela signifie, par exemple, que lorsqu’il s’agit de savoir si un diffuseur s’est ou non conformé aux dispositions du Code de diffusion de l’Ofcom, cela déclenche nécessairement un processus d’investigation approfondie, qui doit être justifiable au regard de la loi. Dans ce genre de contexte, le Conseil de régulation des contenus audiovisuels a comme obligation de respecter les règles du jeu, qui sont extrêmement prescriptives, même si elles laissent de la place pour l’interprétation documentée et la contestation. Dans d’autres domaines, tels que les discussions du Conseil à propos de la nature de la consommation médiatique, ou encore, concernant les manières d’envisager la solidité future du système de radiodiffusion de service public à la lumière des tendances technologiques et économiques actuelles, il y a plus de latitude pour la discussion et le débat. Comment suis-je arrivé là ? La loi sur les communications de 2003 créa l’Ofcom en tant que régulateur « convergent » pour les télécommunications, la radio et les médias de service public. J’ai candidaté pour rejoindre son Comité consultatif pour l’Écosse en 2004. Ce qui impliqua un entretien formel conformément au processus de nomination publique pour le Royaume-Uni (d’une manière assez différente de mon recrutement informel comme conseiller pour le KHF). En pratique – au-delà de ce qui était reconnu comme des qualités pertinentes par ceux qui m’avaient recruté –, mes recherches sur les médias et les politiques culturelles en Écosse, le nationalisme, les rapports entre médias et identités européennes, les transformations de l’espace public et l’économie créative – tout a joué en ma faveur pour prendre ce rôle [79]. Travailler avec un organisme aussi central que l’Ofcom fut particulièrement intéressant au vu du débat continu concernant le statut de l’Écosse vis-à-vis de l’État Britannique. Les clivages profonds à propos de la question constitutionnelle sont devenus explicites avec le référendum de 2014 sur l’indépendance écossaise et ce qui l’a précédé. Le débat ne s’est pas arrêté depuis et fut remodelé par le « Brexit ». Il est remarquable qu’en juin 2016, 62 % des Écossais aient voté pour rester au sein de l’UE. Le Comité Consultatif fut créé pour articuler une perspective écossaise au sein du système britannique. Le mandat est large, incluant l’évolution des services publics de diffusion, les télécommunications, la radio et les services postaux, tout ceci étant envisagé en fonction de l’impact potentiel sur l’Écosse. Le Comité rassemble différents types d’expertises pour chaque secteur concerné, même si c’était d’abord un organisme profane. Au départ, les réunions du conseil s’appuyaient fortement sur la distinction entre télécommunications et diffusion. Maintenant que la connectivité et l’ensemble des contenus sont devenus totalement interdépendants, l’idée qu’une ère post-médiatique s’ouvrira très prochainement joue un rôle de premier plan dans la manière dont l’agenda est discuté. Je suis devenu président du Comité Consultatif pour l’Écosse en 2009, et ce pour 6 ans, ce qui impliquait d’apprendre à utiliser l’expertise d’autrui afin de favoriser les meilleures retombées pour l’action globale du Conseil. Cela ne consistait pas à être un consultant au service du gouvernement britannique, car il est parfois possible d’avoir ses propres initiatives, avec les choses se déroulant habituellement en coulisses, comme des réunions informelles pour les responsables d’Ofcom, et d’autres avec les fonctionnaires soit du gouvernement britannique soit du gouvernement écossais. Nous examinons et constatons rarement notre propre progression quand nous intervenons comme experts. Or, le processus régulier de discussion d’une grande variété de sujets dans un tel cadre a amélioré la portée et la profondeur de ma réflexion concernant les médias et leur régulation. Assister à une série annuelle de réunions et lire de nombreux documents préparatoires détaillés sont devenus des modes d’apprentissage de la politique des communications et de ses conséquences concrètes dans la vie contemporaine. Comment cet exemple se rapporte-t-il à la discipline imposée par les deux régimes de la recherche évoqués plus haut ? Quand j’ai commencé à conseiller Ofcom, le régime de la participation discrétionnaire dominait. Mon intention, comme dans d’autres occasions, était de soutenir le service public et de faire si possible la différence [80]. Les règles du régime de l’impact obligatoire n’existaient pas alors. Cependant, mon université jugea que la présidence du Comité consultatif pour l’Écosse constituait une « étude de cas d’impact » importante, susceptible d’être valorisée pour le Research Excellence Framework [81] en 2014. De manière inattendue, ce que je considérais comme relevant du service public était dorénavant explicitement évalué comme dépassant l’intérêt strictement universitaire. Si bien que j’ai relevé le défi, imprévu, d’écrire le récit de l’articulation entre ma recherche et mon expertise, en racontant ce qu’être conseiller signifiait concrètement, en cherchant à identifier, d’une manière descriptible et vraisemblable, comment ce rôle avait affecté le monde de la politique des communications et de la régulation. Le programme Research Excellence Framework nous a encouragé à être les valeureux héros de nos histoires. Rétrospectivement, l’expertise que je revendiquais devait en fait être reformulée en terme d’impact et son efficacité mise en évidence. Le métal sans éclat de mes fonctions pour Ofcom était ainsi transformé par alchimie en étude de cas étincelante. La reformulation du sens que nous pouvons conférer à l’expertise publique s’accorde avec les impératifs d’une politique de recherche nationale, qui requiert que nous démontrions la valeur non académique de la recherche, afin de prouver que les impôts sont bien utilisés. Être évalué à partir de critères classiques (l’enseignement et la recherche, la contribution à un champ académique national et international, la participation constructive à l’institution universitaire) n’est pas suffisant. Il est essentiel, pour certains du moins, de montrer qu’ils produisent des effets transformateurs. L’exploitation du travail extra-professionnel pour améliorer le classement concurrentiel des universités est culturellement prescrit et véhiculé par les dispositifs de financement académiques [82]. Par contraste, dans les années 1990, quand je conseillais le Know How Fund, l’impact escompté n’était pas autant pris en compte par l’instance de financement universitaire. Cela constituerait sans doute une bonne histoire à raconter maintenant ; mais il y a 20 ans il n’y avait tout simplement aucune histoire à raconter. Cependant, il y aura sûrement quelqu’un, dans les années à venir, qui sera inspiré pour faire le récit d’une nouvelle version de cette histoire jamais racontée, parce qu’en 2015 le Know How Fund renaît sous un nouveau nom, et la sollicitation d’experts a été relancée [83]. Concernant la nomination au Conseil, après l’entretien formel habituel, son président m’a indiqué que je serais sollicité pour les questions de régulation plutôt que simplement comme conseiller – un rite de passage [84] significatif. On m’a poliment suggéré d’éviter d’écrire des commentaires, ou d’exprimer mon point de vue en public et, si je souhaitais le faire, que tout ce que je pourrais dire ou écrire soit vérifié par les personnes en charge de la communication institutionnelle. Le code de conduite pour les membres du Conseil était quelque peu imprécis à propos de l’autonomie de chacun et, en jouant sur le doute, largement efficace. Quelles que soient les règles précises, chacun devait faire attention à ne pas exprimer publiquement de point de vue personnel relatif aux « questions réglementées », car cela pouvait exposer le régulateur à des accusations de partialité. Alors que mon mandat au sein du Conseil de régulation des contenus audiovisuels se terminait, le code fut révisé. Dans des notes concernant sa probable nouvelle forme, une mention particulière insistait sur la nécessité pour les membres de faire très attention à leur usage des réseaux sociaux. Comme dans tous les systèmes réglementés, le traitement de ceux qui sont présumés transgresser les règles se doit d’être exemplaire, afin de fixer les limites pour les autres membres du groupe, comme j’avais pu le montrer dans mon enquête sur le journalisme à la BBC il y a plusieurs décennies [85]. La personne considérée comme ayant transgressé les règles, au cours de mon mandat dans le Conseil, n’était ni plus ni moins que le président de l’organisme, Bill Emmott, qui était également membre du Conseil d’administration d’Ofcom. Ancien rédacteur en chef du magazine The Economist, il continuait d’être un éditorialiste actif, journaliste et réalisateur de documentaires. Alors que ces activités étaient connues au moment de son recrutement, elles ont rapidement été vues comme un problème pour le régulateur, tout particulièrement quand il fut décrit par les commentateurs pro-Brexit comme un « pro-Européen » radical occupant une position influente et sensible. Les détails de l’affaire ont été développés dans la presse et ne doivent pas retenir notre attention ici [86]. Pour ce qui nous concerne, il suffit de préciser qu’étant donné que la réputation d’indépendance et d’impartialité de l’Ofcom est perpétuellement en péril, toute expression extérieure d’un point de vue personnel doit être gérée avec précaution, ce que, comme les autres universitaires du Conseil, je n’ai pas trouvé facile. L’éviction d’Emmott du Conseil après seulement six mois au poste de président, en 2016, fut un choc pour nous tous les membres-administrateurs, étant donné qu’il avait à peine eu le temps de prendre place dans sa fonction. L’infraction présumée et son traitement sévère faisaient l’objet de longues discussions privées et d’une profonde inquiétude chez les membres du Conseil, qui étaient alors extrêmement conscients du climat de prudence institutionnelle qui s’intensifiait au sein d’Ofcom. En juin 2016, l’un de mes articles académiques sur les médias de service public, formulé avec précaution, fut soumis à une infime « correction » exécutive par deux responsables d’Ofcom, en contact direct avec les instances politiques – et médiatiques. Clairement, étant donné le contexte décrit plus haut, que je n’avais pas suffisamment pris en compte, mon timing n’était pas le bon. J’avais envoyé mon papier à l’un des deux responsables concernés pour un avis, dès lors qu’il avait manifesté un intérêt pour le lire. Je n’avais aucune intention ni aucun désir d’envisager des modifications, et je ne me doutais pas qu’il passerait mon texte à quelqu’un d’autre pour une évaluation officielle. J’ai ensuite largement renoncé à tout commentaire public concernant les questions de politique des médias, comme pour presque tout ce que l’on pourrait dire ou écrire comme présentant le risque potentiel d’être sanctionné. J’en ai également conclu que je devrais m’abstenir d’écrire quoi que ce soit qui pourrait être considéré comme vaguement relié aux enjeux de régulation, jusqu’à ce que mon mandat soit fini. On devait également faire très attention à l’usage des médias sociaux, car le cas Emmott avait montré que les flux Twitter étaient surveillés et pouvait être vus comme dangereux, même si la façon dont ils étaient analysés n’était jamais très claire. Des plaintes de tiers à propos d’articles écrits par des membres du Conseil, des blogs ou des tweets, pouvaient être – et étaient évidemment – prises en compte. Le fait que des sites Web dédiés aux théories du complot s’intéressent aux sympathisants pro-européens, ou qu’ils dénoncent la prépondérance d’anciens personnels de la BBC dans le Conseil, a donné lieu à des supputations tendancieuses concernant les orientations politiques supposés de ses membres. Le simple fait que j’ai participé à un ouvrage, dans lequel était développé un certain scepticisme quant à la possibilité d’un espace public européen, fut jugé comme suffisamment délictueux par un site Internet. En avril 2017, quand l’Ofcom a finalement commencé à réglementer la BBC, les changements dans la culture interne du régulateur étaient palpables, même si ces tendances étaient déjà à l’œuvre tout au long de l’année menant jusqu’à cette mission principale. VI. Et maintenant ? L’écriture de ce texte, pensé comme le préalable à une analyse plus poussée, a été directement influencée par le contexte immédiat de la politique en Europe et aux États-Unis. Le retour d’une nouvelle guerre froide avec la Russie, protéiforme, dans plusieurs États de l’Ouest, surtout dans l’espace européen et au Moyen-Orient, est frappant. La communication politique contemporaine – au sens large – est devenue le cœur de ce conflit. Inutile de préciser que, dans ce contexte, l’expertise compte, parce qu’elle est essentielle au bon fonctionnement d’une culture politique démocratique. C’est une approche qui garantit plusieurs compétences, mais cela doit être clairement spécifié. Car, même si l’expertise n’est ni sacrée ni exempte de critique d’un point de vue démocratique, s’engager dans sa dénonciation à tout va est un autre problème. Il existe, en principe, une articulation potentiellement bénéfique entre le savoir, la discussion des questions controversées et la prise de décision informée et démocratique par les citoyens. Quand tout peut arriver dans un monde de « faits alternatifs » et que toutes les opinions sont envisagées comme égales, indépendamment des preuves avancées ou de la validité de l’argument, cela ne conduit pas à un débat rationnel et cela élimine le besoin de justifier la conduite politique par les normes démocratiques appropriées. J’ai cependant profité de l’opportunité qui m’était offerte, à partir du thème pour lequel on m’avait initialement sollicité, pour réfléchir, de manière plus restreinte, à mes propres recherches critiques et à la manière dont elles étaient reliées à la question de l’expertise culturelle. C’est pourquoi cet article s’est centré sur l’invention, à travers les politiques culturelles, de l’économie créative comme un objet à deux facettes : premièrement, un point de focalisation pour l’intervention étatique dans la compétition mondiale pour exploiter la valeur des biens et services culturels ; deuxièmement, un espace symbolique national – le théâtre d’une recherche de prestige et de renommée culturels relatifs, avec de fortes implications pour la politique de l’identité collective. L’expertise culturelle, comme je l’ai montré, est inscrite dans le travail des organismes publics qui visent à encadrer, de manière prescriptive, ce qui se déroule dans les domaines culturels. L’expertise culturelle, dont les pratiques de telles institutions font la médiation, importe pour nous tous, justement parce qu’elle est prescriptive. L’aide, ou le manque d’aide, pour les projets et les entreprises, porte à conséquences. Certaines activités culturelles sont significativement favorisées par l’intervention publique, alors que la majorité d’entre elles sont simplement ignorées – pour diverses raisons, telles que l’allocation des ressources, l’exercice d’un jugement d’autorité, le manque de relations personnelles utiles, ou encore le charme de ce qui est à la mode. Cela importe tout particulièrement lorsque nous envisageons de quelle manière assurer le plus large éventail et la plus grande diversité de formes d’expression d’une culture nationale. Par ailleurs, il existe un lien profond entre la prescription systématique de normes et de valeurs, concernant la manière de concevoir la recherche, et les identités des universitaires engagés, ou encore leur autonomie. Les réflexions sur mes propres pratiques comme expert culturel ont permis d’illustrer comment l’ordre normatif académique s’est transformé au cours des deux dernières décennies. Les rôles que nous pouvons occuper dans le secteur public – soit par choix soit de manière contrainte – sont de plus en plus étroitement liés à des systèmes hautement concurrentiels de prescription des normes. Les récits d’héroïsme individuel, ou ceux qui revendiquent une notoriété plus grande pour les groupes de recherche, en sont les résultats prévisibles. Nous devons forcément attirer l’attention sur notre étonnante capacité à planifier nos recherches et à anticiper ses conséquences. Bien sûr, rien de tout cela ne tient compte du fait qu’avoir un impact sur le monde social ne se décrète pas et se mesure difficilement. Étant donné le mode héroïque des discours qui racontent nos réussites, l’évaluateur de nos études de cas pensera promptement que les flèches d’impact filent dans une seule direction. Mais, comme je l’ai montré, le héros n’est pas libre : nous sommes aussi façonnés par les contraintes. Or, et cela constitue une perte indéniable pour notre connaissance de la pratique, nous ne sommes pas invités à parler de la façon dont les règles de confidentialité fonctionnent, sauf à considérer qu’elles signifient le silence, ou simplement des variantes de la plus grande discrétion possible. Et ainsi il existe tout un tas d’histoires, non dites, d’évaluations expertes proposées mais non divulguées – ayant eu un impact négatif, ou, plus choquant encore, sans aucun impact. Pour le sociologue, ces cas sont révélateurs de ce que j’ai ailleurs appelé la « résistance au savoir [87] » – le pouvoir prescriptif inverse qu’ont les idées reçues, ce pouvoir implacable qu’ont ceux qui sont profondément installés dans le statu quo. Comme on a pu l’indiquer dès le départ, cet article a été écrit avec deux concepts en tête. Prescription culturelle, je l’ai montré, n’équivaut pas à expertise culturelle. L’expert culturel revendique de posséder un type particulier de savoir et de compétences, tout en faisant la démonstration ostensible d’un statut acquis dans la hiérarchie des formes de savoir. La prescription culturelle, de son côté, nous oriente vers les processus d’orientation eux-mêmes ou, du moins, relève de tentatives systémiques d’orienter les choix et les pratiques. Les résultats recherchés peuvent découler du travail d’algorithmes obtus, programmés pour nous imposer des choix et des agendas, ou peuvent plutôt provenir de prises de décisions par des acteurs du monde politique. Parler de prescription culturelle offre donc l’opportunité imprévue de proposer une perspective non déterministe, afin de saisir ce qui est laissé comme marge d’appréciation, l’esquive subtile et la résistance, quand la seule alternative prescrite consiste à réduire le champ des possibles, à favoriser l’acceptation a-critique et la conformité. |
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AUTEUR Philip Schlesinger Professor University of Glasgow, United Kingdom |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Cette communication a fait l’objet d’une première
présentation comme conférence inaugurale du colloque
international « La prescription culturelle en question/Investigating Cultural Expertise », qui
s’est tenu les 5, 6 et 7 avril 2017 à
l’université de Bourgogne-Franche-Comté, Maison des
sciences de l’Homme de Dijon. J’adresse mes
remerciements au Groupe d’étude sur la prescription, en
particulier à François Ribac pour ses nombreux
commentaires, ainsi qu’à François Ribac et à
François Debruyne pour avoir porté ces questionnements
à mon attention. Mes remerciements vont également à
Richard Paterson pour ses observations éclairantes. La
révision de cet article, au printemps 2018, a
bénéficié d’un soutien du programme Robert
Schuman de l’Institut universitaire européen. Le temps
passé dans le cadre de ce programme a été
indispensable à la réalisation de ce projet
éditorial. Je remercie la Professeure Anna Triandafyllidou de
m’avoir invité à rejoindre le groupe de recherche
« Pluralisme culturel » au sein du programme Gouvernance Globale de l’Institut universitaire
européen et d’avoir organisé mon séjour au Robert Schuman Centre for Advanced Studies. Article traduit
de l’anglais par François Debruyne.
[2]
En français dans le texte.
[3]
François Ribac, « Ce que les usagers et Internet
font à la prescription culturelle publique et à ses
lieux : l’exemple de la musique en
Île-de-France », rapport pour le programme
interministériel Culture et Territoires en Île-de-France, 2008-2010,
décembre 2010 (p. 11). En ligne :
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01327071.
[4]
Ibid., p. 12 (l’accentuation est dans le texte original).
[5]
Ibid., p. 12-13.
[6]
Catherine Dutheil-Pessin et François Ribac, « Les
programmateurs/trices de spectacles à
l’œuvre : une forme spécifique de
prescription culturelle », HAL Id: hal-01672704, 2018,
disponible sur :
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01672704, consulté le 18 avril 2018.
[7]
Ibid.
[8]
Philip Schlesinger, Melanie Selfe et Ealasaid Munro,
Curators of Cultural Enterprise: A Critical Analysis of a
Creative Business Intermediary, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015 ; Philip Schlesinger,
Melanie Selfe et Ealasaid Munro, « Inside a Cultural
Agency: Team Ethnography and Knowledge Exchange », The Journal of Arts Management, Law, and Society, 2015,
vol. 45, n° 2, p. 66-83 ; Philip
Schlesinger, « The Creative Economy: Invention of a
Global Orthodoxy », Innovation: The European Journal of Social Science Research, 2017,
vol. 30, n° 1, p. 73-90 ; Philip
Schlesinger, « Whither the Creative Economy? Reflections
on the European Case », dans Charlotte Waelde et Abbe
E. L. Brown [dir.]
The Research Handbook on Intellectual Property and the Creative
Industries, Cheltenham, Edward Elgar, 2018, p. 11-25.
[9]
Jan-Werner Müller, What Is Populism?, Philadelphia,
University of Pennsylvania Press, 2016.
[10]
Benjamin Moffit,
The Global Rise of Populism: Performance, Political Style, and
Representation, Stanford, Stanford University Press, 2016.
[11]
Paul du Gay, « Keyser Süze Elites: Market Populism
and the Politics of Institutional Change », The Sociological Review, 2008, vol. 56,
n° 1 suppl, p. 99.
[12]
Oxford Dictionaries, 2017.
[13]
The Economist, 10 septembre 2016.
[14]
Pour une revue de littérature précise concernant
« post-vérité » et « fake news », voir John Corner, « Fake
News, Post Truth and Media-Political Change », Media, Culture and Society, 2017, vol. 39,
n° 7, p. 1100-1107.
[15]
D’après WikiQuote, « la citation
complète de Gove, lors d’un entretien avec le
journaliste Faisal Islam, était : “Je pense que les
gens dans ce pays en ont eu assez des experts avec des
organisations à acronymes qui racontaient – des
experts de ces organisations à acronymes – qui
racontaient qu’ils savaient ce qu’il y a de mieux en se
trompant constamment, parce que ce sont ces mêmes personnes
qui se sont constamment trompées.” La citation
raccourcie a été retenue car Islam l’a interrompu
à ce moment, […] mais Gove n’avait pas du tout
l’intention d’arrêter sa phrase à cet
endroit ». Disponible sur :
https://en.wikiquote.org/wiki/Michael_Gove, page consultée le 4 mai 2018.
[16]
Henry Mance, « Britain has had enough of
experts », Financial Times, 3 juin 2016,
disponible sur : https//www.ft.com/,
page consultée le 4 mai 2016.
[17]
Jim Waterson, « Bank of England Deputy Governor says
Michael Gove’s attack on experts was
“disturbing” », BuzzFeed News, 2017,
disponible sur :
https://www.buzzfeed.com/jimwaterson/bank-of-england-governor-says-michael-goves-attack-on-expert, page consultée le 27 avril 2018.
[18]
BBC Newsnight, 27 février 2017.
[19]
Harry Collins, Are We All Scientific Experts Now ?,
Cambridge, Polity Press, 2014, p. 122.
[20]
Op. cit., p. 15.
[21]
Beth Simone Noveck,
Enough of Experts: Data, democracy and the future of expertise, Campaign for Social Science: Annual Sage Publishing Lecture,
Londres, Academy of Social Sciences, 2016, p. 3.
[22]
Ibid., p. 4.
[23]
Michel Callon, Yannick Barthes et Pierre Lascoumes,
Acting in an Uncertain World: An Essay on Technical Democracy, Cambridge (MA) et Londres (England), The MIT Press, 2009.
[24]
Op. cit., p. 10.
[25]
Op. cit., p. 216.
[26]
Zygmunt Bauman, Modernity and the Holocaust, Cambridge,
Polity Press, 1989.
[27]
Comme David Runciman l’a indiqué (« Why
replacing politicians with experts is a reckless idea », The Guardian, 3 mai 2018, disponible sur :
https://www.theguardian.com/news/2018/may/01/why-replacing-politicians-with-experts-is-a-reckless-idea, page consultée le 3 mai 2018), la question de
« l’épistocratie »
– « la loi de ceux qui
savent » – a été récemment
ravivée, reflétant la désillusion courante des
gouvernants concernant ce qu’ils envisagent comme la
déplorable ignorance démocratique. Nous devons reporter
cette réflexion connexe, avec celle de la
« technocratie » – la loi experte de
ceux qui sont qualifiés – à une discussion
future.
[28]
Les parties II et III ont été librement
élaborées à partir de Philip Schlesinger,
« Transnational framings of British film policy: the case
of the UK Film Council », dans Christof Decker et Astrid
Böger [dir.],
Transnational Mediations: Negotiating Popular Culture between
Europe and the United States, Heidelberg, Universitätsverlag, p. 191-208, 2015 ;
Philip Schlesinger, op. cit., 2017.
[29]
Gilian Doyle, Philip Schlesinger, Raymond Boyle et Lisa W. Kelly, The Rise and Fall of the UK Film Council, Edinburgh,
Edinburgh University Press, 2015 ; Philip Schlesinger, Melanie
Selfe et Ealasaid Munro, op. cit.
[30]
Pierre Bourdieu, Distinction: A social critique of the judgement of taste,
Londres et New York, Routledge and Kegan Paul, 1986 [1979].
[31]
Richard Florida, The Rise of the Creative Class, New York,
Basic Books, 2002.
[32]
Richard Florida, The New Urban Crisis, New York,
Basic Books, 2017.
[33]
Jennifer Smith Maguire et Julian Matthews [dir.], The Cultural Intermediaries Reader, Londres, Sage
Publications, 2014.
[34]
Philip Schlesinger, op. cit., 2015.
[35]
Gilian Doyle et alii, op. cit.
[36]
Philip Schlesinger, « Creativity and the experts: New
Labour, think tanks and the policy process », International Journal of Press/Politics, 2009, vol. 14,
n° 3, p. 3-20.
[37]
Le groupe de révision des politiques cinématographiques.
[38]
Creative Industries Mapping Document, Londres, Department for Culture, Media and Sport, 1998.
[39]
David Puttnam (avec la collaboration de Neil Watson),
The Undeclared War: the Struggle for Control of the
World’s Film Industry, Londres, Harper Collins Publishers, 1997, p. 349.
[40]
Philip Schlesinger, Melanie Selfe et Ealasaid Munro, op. cit.
[41]
Recherche et Innovation du Royaume-Uni.
[42]
Angela McRobbie, Be Creative, Cambridge, Polity Press, 2016.
[43]
Creative industries R&D clusters.
[44]
Policy and evidence centre.
[45]
Je dois ici déclarer un intérêt particulier. Pendant
que j’écrivais cet article, j’ai participé
à deux compétitions de ce genre : premièrement
pour une collaboration basée à Glasgow concernant la
recherche et le développement pour les industries
créatives et, deuxièmement, comme membre d’un
consortium visant à organiser le centre de décisions et
de données à l’échelle du Royaume-Uni. Nous
avons échoués pour les entretiens de la première
compétition pour la recherche et développement, mais nous
avons été retenus pour le centre de décisions et de
données. Ni l’échec ni le succès de notre
candidature ne m’ont conduit à changer un seul des
arguments déployés ici. Jouer le jeu ne signifie pas
s’abstenir de prendre du recul ni d’analyser les
règles du jeu ; pas plus que cela ne signifie adopter
tous ses présupposés.
[46]
Lors du concours de 2017-2018, 65 consortia ont déclaré
un intérêt, plus de 40 ont passé le premier tour, 22
ont été sélectionnés pour le second tour. Au
moment où j’écris cet article, la liste des 8
lauréats devrait être connue sous peu. Finalement 9
consortia ont été sélectionnés.
[47]
Regime of
Obligatory Impact.
[48]
NDT : Sans doute faut-il entendre impact case study ici
dans les deux sens de l’étude de ce qui peut avoir des
effets et d’étude qui a elle-même un a effet
potentiel : « d’impact » au double
sens, donc aussi, voire surtout, « avec
impact ».
[49]
Regime of Discretionary Engagement.
[50]
Foreign and Commonwealth Office.
[51]
Know How Fund.
[52]
Joseph Nye, « Soft Power », Foreign Policy, 1990, n° 80, p. 153-171.
[53]
Op. cit., p. 164.
[54]
Op. cit., p. 168.
[55]
Op. cit., p. 169.
[56]
L’Unité d’assistance commune.
[57]
Le Département d’assistance commune.
[58]
Agence de Développement extérieur.
[59]
Département pour le Développement international.
[60]
Philip Schlesinger,
Media, State and Nation: Political Violence and Collective
Identities, Londres, Sage Publications, 1991 ; Philip Schlesinger,
« “Europeanness”: a new cultural
battlefield », Innovation: The European Journal of Social Science Research,
1992, vol. 5, n° 2, p. 11-23 ; Philip
Schlesinger, « Wishful thinking: cultural politics,
media, and collective identities in Europe », Journal of Communication, 1993, vol. 43,
n° 2, p. 6-17 ; Philip Schlesinger,
« Europe’s contradictory communicative
space », Daedalus, 1994, vol. 4,
n° 1, p. 25-52.
[61]
London School of Economics.
[62]
Marie Gillespie et Alban Webb, « Corporate
cosmopolitanism: diasporas and diplomacy at the BBC World
Service », p. 1-20, dans Marie Gillespie et Alban
Webb [dir.],
Diasporas and Diplomacy: Cosmopolitan contact zones at the BBC
World Service (1932-2012), Londres et New York, Routledge, 2013, p. 2.
[63]
Op. cit., p. 3.
[64]
Op. cit., p. 6.
[65]
Le plan Marshall de l’esprit.
[66]
Keith Hamilton,
Transformational Diplomacy after the Cold War: Britain’s
Know How Fund in Post-Communist Europe, 1989-2003, Londres et New York, Routledge, 2013.
[67]
Relativement équivalent au « secret
défense » en France.
[68]
Keith Hamilton, op. cit., Appendice I, p. 163-174.
[69]
Christopher Hood, « Public Management, New »,
dans International Encyclopaedia of the Social Sciences,
Amsterdam, Elsevier, 2001, p. 12553.
[70]
Michael Power, The Audit Society: Rituals of Verification,
Oxford et New York, Oxford University Press, 1997.
[71]
Les partenariats de recherche et développement pour les
industries créatives, tels que décrits plus haut,
étaient eux aussi focalisés sur l’évaluation
des résultats et s’inscrivaient totalement dans le
même genre d’approche.
[72]
Keith Hamilton, op. cit., p. 173 et p. 176.
[73]
Ien Ang, Yudhishthir Raj Isar et Phillip Mar (2015)
« Cultural diplomacy: beyond the national
interest? », International Journal of Cultural Policy, 2015,
vol. 21, n° 4, p. 365-381.
[74]
Philip Schlesinger, Putting “Reality” Together: BBC News, Londres,
Constable, 1978.
[75]
Keith Hamilton, op. cit.
[76]
Nommé en décembre 2014, pour trois ans, j’ai
été invité à prolonger mon mandat de 6 mois,
étant donné l’absence de remplaçant à
date échue.
[77]
Ofcom, Content Board, disponible sur :
https://www.ofcom.org.uk/about-ofcom/how-ofcom-is-run/content-board, page consultée le 27 février 2017.
[78]
En français dans le texte.
[79]
Philip Schlesinger, « Scottish communicative space and
the uses of academic expertise », Scottish Affairs, vol. 27, n° 1, p. 99-109, 2018.
[80]
Au cours des années, j’ai pris une série
d’engagements de ce genre. Les plus notables d’entre
eux furent : membre du conseil d’administration de
l’agence nationale de l’image animée, Scottish Screen (1997-2004) et membre du conseil
d’administration de l’organisme de formation à la
production média, TRCMedia (1998-2008).
[81]
Programme pour l’excellence de la recherche.
[82]
Le système exige une dîme spécifique, en
l’honneur de l’esprit de calcul. Dans
l’évaluation prévue pour 2021, 25 % du volume
total sera versé aux études de cas d’impact. Pour
chaque équipe de recherche équivalent à 20 temps
plein, 2 études de cas de ce type sont exigées, avec une
étude de cas en plus pour les 15 temps plein
supplémentaires, et ainsi de suite : REF 2021, Decisions
on staff and outputs, November 2017, Updated April 2018,
https://www.ref.ac.uk/media/ref,2021/downloads/REF%202017_04%20Decisions%20-%20updated%2011.04.2018.pdf, page consultée le 25 avril 2018.
[83]
Il est difficile de savoir quel impact global a eu le Know How Fund. Une telle incertitude devrait-elle signifier
que le silence discret et l’hésitation ne sont que les
préludes à un nouveau plongeon ? Pas du tout. En
mars 2015, une nouvelle mentalité de guerre froide a vu le
jour au sein du gouvernement britannique face à la
stratégie russe. Le premier ministre conservateur, David
Cameron, lançait le Good Governance Fund (GGF), qui
correspondait expressément au modèle du Know How Fund. Il fut mis en place pour contrer
l’influence russe en Ukraine et dans les Balkans, avec un
programme de réforme des médias comme élément
constitutif : Department for International Development,
« New UK funding to help build stronger and more
democratic nations in the Eastern neighbourhood and
Balkans », 2015.
https://www.gov.uk/government/news/new-uk-funding-to-help-build-stronger-and-more-democratic-nations-in-the-eastern-neighbourhood-and-balkans, page consultée le 25 avril 2018 ; Matthew Holehouse,
« Britain revives Margaret Thatcher’s free market
fund in struggle against Vladimir Putin », The Telegraph, le 25 mars 2015, disponible sur :
https://www.telegraph.co.uk/news/politics/david-cameron/11484171/David-Cameron-to-boycott-Moscows-WWII-commemorations-in-protest-over-Crimea-invasion.html, page consultée le 25 avril 2018. Aucune chanson ne peut
imiter une vieille chanson. Hélas, malgré ce récent
revival, il n’y a aucune demande actuelle pour une
rétrospective scintillante de mon travail de conseil
d’il y a 20 ans.
[84]
En français dans le texte.
[85]
Alors que les contraintes étaient assez prenantes, la
justification était très classique et – de
manière réconfortante – mon analyse
sociologique du contrôle de l’activité par
l’organisation était confirmée par mon
expérience personnelle (Philip Schlesinger, 1978, op. cit., p. 181-191).
[86]
Emmott demanda que sa mise à pied fut soumise à la
justice et finalement un accord financier fut trouvé avec le
gouvernement en mars 2018, comme cela fut discrètement
annoncé par le Department for Digital, Culture, Media and Sport,
« Statement on former Ofcom board member », 9
mars 2018,
https://www.gov.uk/government/news/statement-on-former-ofcom-board-member, page consultée le 4 mai 2018.
[87]
Philip Schlesinger, « The politics of media and cultural
policy », Media@LSE Electronic Working Paper Series, 2009,
n° 17, Londres, London School of Economics and Political
Science.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Philip Schlesinger, « Prescription et expertise culturelles », dans La prescription culturelle en question, François Ribac [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 15 juillet 2019, n° 11, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Philip Schlesinger. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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