Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


La prescription culturelle en question
La prescription culturelle en question(s)
François Ribac
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ
MOTS-CLÉS
Mots-clés : prescription culturelle ; experts et expertise ; recommandation en ligne ; politiques culturelles
Index géographique : France ; Europe
Index historique : xviiie-xxie siècle
SOMMAIRE
I. Aux origines
II. La prescription culturelle en question(s)
III. Les plans du chantier
1) Prescriptions, experts et expertises
2) Les objets
3) La presse et l’édition musicale
4) Les pratiques en ligne
5) Une tentative de modélisation

TEXTE

I. Aux origines

Ce numéro spécial de la revue Territoires Contemporains est consacré à la prescription culturelle. Avant de présenter les différentes contributions, il peut être utile d’expliquer en quelques mots d’où vient l’intérêt pour cette thématique.

En 2016, un groupe de chercheur-e-s en sciences de l’information et de la communication et en sociologie [1], a commencé à se réunir régulièrement pour parler de prescription culturelle et s’est doté d’un nom, le Groupe d’Étude sur la Prescription (GEP). Nous avions d’abord en commun d’avoir déjà traité cette thématique dans nos terrains respectifs (blogs [2], disquaires [3], éditeurs, critiques littéraires [4], bibliothécaires, lecteurs [5], livres numériques [6], programmateurs de spectacles [7]) et lors de séminaires et journées d’études [8]. Par ailleurs, les formes de prescription et d’expertise qui se développaient en ligne nous intriguaient également. Comment les prescriptions délivrées sur des blogs, webzines, réseaux sociaux, forums affectaient-elles les formes antérieures de prescription culturelle ? De même, qu’est-ce que la présence de nombreux amateurs faisait aux formes professionnelles d’expertise et de jugements dans la sphère culturelle : la presse et ses critiques, les programmateurs de spectacle et les commissaires d’exposition, les structures professionnelles, etc. ? Comment pouvait-on décrire les relations entre prescripteurs/trices et usagers ?

Ces questionnements s’appuyaient et/ou faisaient écho à un certain nombre de travaux concernant l’acte de prescrire [9], la sociologie de l’expertise [10] l’histoire du théâtre [11], la place des amateurs dans la formation du goût [12], l’état prescripteur [13], le travail fourni par les internautes sur la toile [14], l’essor des recommandations générées par des algorithmes [15] et l’essor des études sur le curatoring dans le monde anglo-américain [16].

Pour mettre en débat toutes ces pistes et bénéficier des apports d’autres chercheur-e-s, nous avons donc organisé un colloque international intitulé La prescription culturelle en question/Investigating Cultural Expertise en février 2017 à l’université de Dijon [17]. L’appel à communications évoquait précisément les différents sujets évoqués plus haut et proposait de documenter différents territoires, époques et terrains. Comme le titre du colloque l’indique, nous nous intéressions aux types d’expertise mobilisés par des prescripteurs/trices culturels et nous souhaitions documenter toutes sortes de prescription y compris en dehors de la France [18].

II. La prescription culturelle en question(s)

Si les articles présentés ici sont issus du colloque de 2017, il ne s’agit pas pour autant d’actes. En premier lieu, car tous les communicant-e-s du colloque ne figurent pas dans le présent dossier et, ensuite, parce que plusieurs articles ont été considérablement retravaillés et discutés depuis leur présentation à Dijon. Ceci étant précisé, voici les grands postulats de ce dossier.

La quasi-totalité des contributions de ce dossier s’appuient sur des enquêtes de terrains.

Les différent-e-s auteur-e-s s’intéressent soit aux prescripteurs/trices, soit aux personnes et public ciblés par ces prescriptions, mais aussi aux relations qui se tissent entre ces protagonistes. Les choses prescrites sont diverses. Il peut s’agir de biens culturels (concerts, partitions, livres audio), de vêtements, de répertoires mais aussi des modes de vie, de l’histoire de la musique, d’actions futures, de « bonnes » pratiques, de normes, etc.

Enfin, la « culture » est considérée dans une acceptation large et hybride. Ses déclinaisons peuvent être des mondes artistiques, et en tout premier lieu la musique, et concerner des supports (des revues, le cinéma, les médias, le Web) par lesquels les pratiques artistiques prennent forme et circulent. Mais on s’intéresse aussi à la culture au sens de façons de faire, de régimes de connaissance, de politiques culturelles ou de cultures politiques.

Les contributeurs/trices viennent de France, de Grande-Bretagne et de Suisse et mobilisent des terrains, des pays, des époques, des approches disciplinaires variées (histoire, sciences de l’information et de la communication, sciences politiques, sociologie) et parfois croisées [19].

III. Les plans du chantier

Le dossier est divisé en quatre parties.

1) Prescriptions et expertises culturelles

Dans un premier temps, les deux invités du colloque, Philip Schlesinger (politiste et sociologue) et Tia DeNora (sociologue), présentent leurs travaux, terrains et expériences respectives. Qu’est-ce qui nourrit une expertise culturelle, sur quoi s’appuie-t-elle, qui la reconnaît comme telle ? Comment une expertise, un savoir-faire peuvent-ils être déclinés sous forme de prescriptions, par quoi et par qui ? Comment ces pratiques se transforment-elles, quels sont les enjeux qui les sous-tendent et les controverses auxquelles elles donnent lieu ? Telles sont les questions posées dans cette ouverture à deux voix.

La contribution de Philip Schlesinger est principalement consacrée à la mise en œuvre de politiques publiques en (et par la) Grande-Bretagne depuis le début des années 1990. Dans ce cadre, il s’intéresse tout particulièrement à la mise en place et à l’activité de différentes agences mises en places par les gouvernements britanniques et écossais. Schlesinger narre ainsi la fondation et l’activité (parfois brève) de structures destinées à influencer les états européens issus du bloc soviétique après la chute du mur de Berlin, accompagner et réguler l’audiovisuel britannique (cinéma et médias) et soutenir l’essor des industries créatives en Écosse [20]. Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est de prêter attention à un outil de prescription typique des politiques néolibérales nationales ou internationales : l’agence [21]. L’intérêt est encore ravivé par le fait que, outre documenter l’activité et les doctrines de ces structures, Schlesinger nous raconte comment il a été amené à y participer en tant qu’expert et ce qu’il a compris sur leur façon de recruter et leur (dys)fonctionnements. On y voit que les politiques de ces différentes agences sont élaborées dans de petits cercles technocratiques, que les experts qu’elles recrutent pour les conseiller ont en fait peu voix au chapitre et que ceux qui sont censés mettre en œuvre leurs objectifs manquent également d’autonomie. Tous ces facteurs conjugués expliquent sans doute le peu d’efficience des ces organismes.

Une partie significative de l’article de Schlesinger est consacrée aux profondes mutations de la sphère académique. D’une part, les universitaires sont régulièrement concurrencés par des experts mainstream ou médiatiques, souvent pris dans des conflits d’intérêt. D’autre part, l’évaluation des universitaires est de plus en plus liée à leur capacité à être « utiles » en dehors de la sphère académique, les universités se positionnant de plus en plus comme des fournisseuses de prestations. Même s’il regrette l’époque où les universitaires disposaient d’une plus grande autonomie, Schlesinger note que ce processus de disqualification des experts résulte aussi du fait que le régime de connaissance antérieur a laissé de côté le monde social.

In fine, l’ensemble de ces descriptions et analyses – non dépourvues d’humour – nous éclairent sur une série de points capitaux. En premier lieu, le papier montre la dimension extrêmement prescriptive des politiques néolibérales – prêchant par ailleurs l’autonomie de la société et la libre entreprise – et le rôle déterminant des agences dans ce processus. Deuxièmement, Schlesinger rappelle que la dénonciation des élites et des experts et la décrédibilisation des politiques publiques, si prégnantes lors de l’élection de Trump et du référendum sur le Brexit en Grande-Bretagne, ont des origines qui sont bien antérieures. Troisièmement, ces mutations concernent également les sphères culturelles, non pas seulement parce que les mêmes politiques et méthodes sont déclinées partout mais aussi parce que le soft power (c’est-à-dire l’hégémonie culturelle) et la doctrine des industries créatives (c’est-à-dire la marchandisation de la culture) sont des dimensions centrales des politiques publiques en Europe. Quatrièmement, et ce n’est pas le moindre intérêt de cette contribution, les récits de Schlesinger pourraient parfaitement se dérouler dans le pays de « l’exception culturelle » : nous avons aussi des agences de régulation des médias et du cinéma, une politique visant à assurer le prestige (culturel) de la France, des experts médiatiques, etc. Outre sa profondeur historique, la diversité des sphères sociales évoquées et sa réflexivité, l’article de Philip Schlesinger a donc l’immense avantage de restituer les enjeux politiques des questions et des pratiques de prescription et d’expertise culturelles.

Comme l’indique le titre de sa conférence inaugurale, « Pour quoi la musique est-elle bonne et pour qui ? », Tia DeNora s’interroge sur les manières d’attribuer de la qualité à de la musique et par conséquent sur son expertise. Pour ce faire, elle s’appuie sur ses recherches et ses terrains. Elle commence d’abord sa réflexion dans la Vienne (Autriche) au tournant du xixe siècle. Comme son livre sur ce processus l’a montré il a déjà vingt-cinq ans [22], elle décrit comment la figure et l’interprétation de la musique de Beethoveen ont été progressivement héroïsées. Elle montre que ce mouvement correspond, d’une part, à une genrisation des expertises et des interprétations musicales (aux hommes Beethoven et aux femmes Mozart par exemple), et d’autre part, à une professionnalisation de l’expertise. Le prescripteur de « bonne musique » devient de plus en plus un musicien, un éditeur ou un critique professionnel tandis que les programmes de concerts sont de plus en plus normés.

S’appuyant ensuite sur ses recherches sur la musique dans la vie quotidienne et sur la musique et la santé mentale (music and wellbeing[23], DeNora s’interroge alors sur le pouvoir de la musique. Comme Schlesinger, sa démonstration se présente sous la forme d’une histoire plutôt que d’un schéma théorique ou d’une théorie générale. DeNora raconte ainsi comment le patient d’un programme de musicothérapie, qui comprenait  des performances régulières et publiques impliquant patients, thérapeutes et du public, a en quelque sorte mis en musique son rétablissement. Le récit de DeNora nous montre que l’écoute et/ou la pratique de la musique peuvent constituer des refuges (asylums), une sorte d’île où un individu peut se retrouver, se ménager, chérir des souvenirs et des êtres chers. Si ces sortes de refuges peuvent parfois être enfermants, la pratique de la musique, et en particulier avec d’autres, peut aussi nous permettre de sortir de nous-même, de reprendre goût au monde et nous aider à passer des obstacles (qui semblaient auparavant) insurmontables. C’est ce chemin musical (musical pathway) parcouru par ce patient que décrit avec une grande humanité DeNora. Conséquemment, elle montre que la qualité de la musique (au sens de l’ensemble des pratiques, objets et discours qui s’y rapportent [24]) est intiment liée aux usages que nous en faisons. A contrario d’une approche normative polarisée sur la pratique professionnelle, DeNora propose ainsi l’idée que toute expertise (musicale) est nécessairement ancrée (grounded practices), qu’elle prend son sens en fonction des points de vue et d’écoute de ceux et celles qui la mobilisent.

2) Les objets

Faisant directement écho à l’idée que la musique est un continuum de pratiques, d’objets, de discours et de relations, deux articles prêtent attention à des objets.

Le premier article observe la relation que des prescripteurs « classiques » entretiennent avec un objet spécifique. Émilie Da Lage, Susan Kovacs et Élodie Sevin ont en effet mené une enquête sur la façon dont le livre audio – souvent considéré comme une sorte de livre par défaut à destination des non-voyants – est prescrit (ou pas) dans des bibliothèques et des médiathèques publiques. À partir d’une série d’entretiens et d’observations, Da Lage, Kovacs et Sevin montrent comment ce support particulier fait surgir une série de questions sur les finalités du travail des bibliothécaires et des médiathécaires : doit-on prescrire des contenus et des supports aux usagers ou plutôt répondre à leur demande ?  La littérature est-elle ontologiquement liée à l’édition papier et à la lecture silencieuse ? Les formats audio constituent-ils des formes d’expérience valides ou sont-ils proposés par défaut à des personnes « privées » de la vue ? Qu’est-ce que la bibliothèque ou la médiathèque vont devenir face aux pratiques d’échanges et de prescription sur le web et à la circulation tous azimuts des contenus ? Dans ce cas, leur expérience est-elle amoindrie ou augmentée ? En d’autres mots, est-ce que la prescription de littérature (et par extension de tout autre contenu) s’appuie nécessairement sur un type de support et si oui qui en décide ? Cet article, documenté par une méticuleuse recherche de terrain, montre au moins deux choses fondamentales. Premièrement, si toute prescription implique une relation entre des personnes, elle implique aussi des supports, documents, interfaces, événements qui médiatisent cette relation. C’est par leur intermédiaire que s’exprime la relation. Deuxièmement, si les normes touchant à ces objets sont naturalisées, elles sont régulièrement bousculées par de nouvelles pratiques.

Le deuxième article de cette section consacrée à des choses s’intéresse justement à la dimension prescriptive des objets. Loïc Riom et Alain Müller pistent des objets dans deux genres de rock ; le hardcore et l’indie rock. Véritable micro-sociologie des choses, des discours qui les accompagnent, de leurs usages et de leurs circulations, ce travail présente d’abord l’intérêt de rendre patente l’idée que la musique est un composé et hybride. Or, si on le dit souvent, on ne le fait pas toujours ! Ensuite, cette ethnographie a également l’avantage d’être comparatiste, la lecture croisée des deux mondes permettant de comprendre comment de mêmes objets peuvent compter différemment ou de façon comparable. Riom et Müller décrivent ainsi comment des objets (par exemple des disques) et toutes sortes de petits dispositifs (une table de vente) constituent des points d’appui, les auteurs parlent d’affordance, pour les protagonistes d’un genre musical. Ils décrivent également comment ces (séries d’) objets et leurs usages sont sans cesse remodelés, un point qui nous rappelle que la structure matérielle d’un objet ne définit pas une fois pour toutes ses usages. Si dans le texte précédent sur le livre audio, un support interrogeait les normes (par ailleurs divergentes) des prescripteurs, ici on voit comment des objets nous indiquent la marche à suivre pour pénétrer dans un monde, que nous soyons dedans, dehors ou à sa porte.

3) La presse et  l’édition musicale

Dans cette troisième partie, on s’intéresse tout à la fois à des prescripteurs (le Parti communiste français et l’éditeur de musique allemand Breitkopf & Härtel) et à des revues ou journaux dédiés à la promotion de ces institutions et de leurs objectifs. Autre point commun, les deux articles s’appuient sur des recherches menées à partir d’archives et qui concernent des époques antérieures.

Avec l’exemple de la revue Allgemeine musikalische Zeitung publiée par Breitkopf & Härtel entre 1798 et 1848, Angélica Rigaudière décrit comment un éditeur a initié et soutenu des discours (d’autorité) sur la musique, des généalogies d’œuvres et de compositeurs et contribué à la naissance d’une vie musicale et d’un marché de la musique en Allemagne. On voit ainsi comment la revue a construit sa crédibilité grâce à un dosage entre discours savants destinés à des spécialistes et textes plus accessibles pour les « simples » mélomanes. À travers une politique éditoriale à plusieurs facettes – Breitkopf & Härtel publiait en effet plusieurs revues [25] – l’éditeur a réussi à créer un public limité mais hybride. Résultat, un discours savant sur la musique (rappelons-nous ce que nous a appris DeNora sur ce point) a contribué à prescrire et légitimer les œuvres et les compositeurs d’une maison d’édition et au-delà l’idée que la musique et la partition ne faisaient qu’une.

S’appuyant également sur un riche fond, Jedediah Sklower détaille comment, à partir du milieu des années 1950, le mouvement pour la jeunesse du PCF a tenté de coller à la culture (des) jeune(s). Le papier détaille ainsi le travail perpétuel d’accommodation et les zig-zags auquel le MJF doit sans cesse se livrer pour concilier sa ligne (qui, elle-même, change continûment) et les différentes déclinaisons, en particulier musicales, de cette culture. En effet, comment parler du rock ’n’ roll nord américain sans cautionner les USA, temple de l’impérialisme ? Comment soutenir le répertoire des Yé Yé sans cautionner l’industrie musicale ? La première réponse est qu’il faut à chaque fois isoler certains contenus (l’origine sociale des interprètes, les textes de telle ou telle chanson, etc.) pour montrer leur concordance avec l’idéal communiste et en ignorer d’autres. La deuxième réponse consiste à créer – parfois avec succès, souvent aussi sans résultats probants – une grande variété de dispositifs et de lignes éditoriales afin de capter tout ou partie de la jeunesse et d’imposer les thématiques communistes ; journaux, radio-crochets, tournées de chanteurs liés au PCF, graphies, etc. Outre documenter cette navigation et ses changements constants de cap (parfois abrupts), l’article rappelle que toute prescription est, elle aussi, soumise aux jugements de ceux et celles qu’elle vise. Enfin, la chronique de Sklower refait surgir toute une série d’artistes oubliés par l’histoire (des vainqueurs) de la chanson française. La prescription culturelle (par exemple quelles musiques écouter, comment les comprendre) a donc été une composante importante de la culture et des stratégies communistes.

4) Les pratiques en ligne

Les deux articles consacrés à des formes de prescription déclinées sur le Web s’intéressent, pour l’un, aux auditeurs/trices de musique classique, et pour l’autre, aux manières dont des marques de prêt-à-porter mobilisent la littérature et le cinéma dans leur communication.

Depuis quelques années, tant dans la sphère académique que dans d’autres sphères sociales, le débat sur le rôle exact des programmes algorithmiques utilisés en ligne est constant. Sont-ils efficaces, totalitaires, qui les contrôle et comment ? Précisément, l’article de David Vandiedonck nous montre que les algorithmes de YouTube ne semblent pas vraiment influencer les amateurs de musique classique qu’il a interrogés lors de son enquête. La plupart des membres de son panel contournent en effet les recommandations de la plate-forme (qui, par ailleurs, référence mal la musique classique) et naviguent (voire dérivent) à leur gré. Ce que Vandiedonck appelle une écoute buissonnière nous rappelle que pour être attrapé par l’hameçon, il faut au minimum nager dans l’eau...

De leur côté, Christèle Couleau et Oriane Deseilligny ont attentivement étudié comment des enseignes de prêt-à-porter, Balzac Paris et Sézane (avez-vous noté la connotation culturelle des noms de ces marques ?) ont intégré dans leur communication et la présentation de leurs produits des références à la littérature, à l’édition et au livre (par exemple des allusions à la collection blanche de Gallimard) et à la cinéphilie française. Grâce à une ethnographie menée en ligne et dans des magasins, les deux auteures décrivent la diversité et le renouvellement des textes, des graphies, des décors, des habillages qui se réfèrent à ces contenus culturels. Si ces marques recommandent parfois des sorties culturelles ou organisent des rencontres avec des auteur-e-s, ces pratiques restent marginales car les marques s’appliquent à ne pas indisposer les clientes qui pourraient se sentir exclues. Pour le dire autrement, plutôt que de prescrire de la culture, la vaste panoplie de signes, d’objets et d’environnements (remarquablement restitués dans l’article) semble surtout servir à définir l’identité de ces marques et à proposer une sorte de support que les clientes peuvent potentiellement s’approprier.

5) Une tentative de modélisation

Le numéro se conclut par une réflexion/synthèse sur la prescription proposée par Pierre Delcambre. En préambule, celui-ci introduit et discute deux auteurs pionniers qui ont enrichi la question de la prescription : le travail de Marie-Anne Dujarier sur l’organisation du travail [26] et celui d’Armand Hatchuel à propos des « marchés à prescripteurs » dans les échanges économiques [27]. S’appuyant, lui aussi, sur des terrains, Pierre Delcambre se propose alors d’élargir ces acceptions de la prescription (culturelle ou pas) et en particulier ce que cette opération implique comme temporalités, comme transactions et les supports et les documents que l’on y échange. Pour le citer, Delcambre se propose d’observer « les dynamiques des échanges, pour tenter de saisir le “travail” des gens pris dans de la prescription (celui qui prescrit, celui à qui il est prescrit). » Ce qui suppose « d’analyser théoriquement ces échanges comme une série de séquences organisées et normées, de relations et d’interactions à stabiliser notamment par l’appui sur des normes et le recours à des équipements, donc autant de productions langagières faites d’interactions et de textes. ». L’article se conclut par une « modélisation ouverte » en six points, déjà esquissée par Pierre Delcambre lors de la conclusion du colloque de Dijon.

Relations, interactions non réductibles à des contextes professionnels ou à des échanges marchands, acteurs variés et dépendants, textes, supports et documents engagés dans les transactions et les échanges ? Processus au long cours ? Un bien beau programme pour de futures travaux et recherches !

AUTEUR
François Ribac
Compositeur et maître de conférences
Université de Bourgogne-Franche-Comté, CIMEOS-EA 4177

ANNEXES

NOTES
[1] Brigitte Chapelain, Émilie Da Lage, François Debruyne, Pierre Delcambre, Sylvie Ducas, Catherine Dutheil-Pessin, Fabrice Pirolli et François Ribac.
[2] François Ribac, « Ce que les usagers et Internet font à la  prescription culturelle publique et à ses lieux : l’exemple de la musique en Île-de-France », Programme interministériel Culture et Territoires en Île-de-France, 2010 ;  Brigitte Chapelain, « Reconfigurations de la critique littéraire dans les blogs d’écrivains », dans Christèle Couleau et Pascale Hellegouarch [dir.], Les blogs : écriture d’un nouveau genre ?, Paris L’Harmattan, 2010 ; François Ribac, « Amateurs et professionnels, gratuité et profits aux premiers temps du Web 2.0 : l’exemple de la blogosphère musicale », Transposition [En ligne], 2018, n° 7.
[3] François Debruyne, « Le disquaire et ses usagers. Du magasin au site web », Communication et langages, 2012, n° 173, p. 49-65.
[4] Brigitte Chapelain, chap. cit.
[5] Maria Pourchet et Sylvie Ducas, « De la prescription : comment le livre vient au lecteur », Communication & Langages, mars 2014, n° 179, p. 26.
[6] Fabrice Pirolli. Le livre numérique au présent : pratiques de lecture, de médiation et de prescription, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2015.
[7] Catherine Dutheil-Pessin et François Ribac, « La fabrique de la programmation culturelle », Étude commandée par le Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture (DEPS), la Région des Pays de la Loire et la ville de Nantes, 2011-2013.
[8] Séminaire et conférence de consensus La Fabrique de la Programmation Culturelle à Paris 3 et Nantes en 2012 (https://www.facebook.com/LaFabriqueDeLaProgrammationCulturelle/?ref=bookmarks) ; Colloque international Hyperchoix et prescription culturelle organisé par Brigitte Chapelain, Sylvie Ducas et Anne Réach-Ngô en novembre 2014 (http://www.lcp.cnrs.fr/spip.php?article298).
[9] Armand Hatchuel, « Les marchés à prescripteurs. Crises de l’échange et genèse sociale », dans Annie Jacob et Hélène Vérin [dir], L’inscription sociale du marché, Paris, l’Harmattan, 1995, p. 205-225 ; Marie-Anne Dujarier, « La division sociale du travail d’organisation dans les services », Érès/Nouvelle revue de Psychosociologie, 2006/1, n° 1, p. 129-136. ; Lucien Karpik, L’Économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007.
[10] Jean-Yves Trépos, Sociologie de l’expertise, Paris, PUF, 1998 ; Harry Collins et Robert Evans, Rethinking Expertise, Chicago and London, The University of Chicago Press, 2007.
[11] Pascale Goetshel et Jean-Claude Yon [dir.],  Directeurs de théâtre. xixexxe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008.
[12] Antoine Hennion, Sophie Maisonneuve et Émilie Gomart, Figures de l’amateur, formes, objets, pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui, Paris, La Documentation Française, 2000 ; Jean-Marc Leveratto, La mesure de l’art, sociologie de la qualité artistique, Paris, La Dispute, 2000.
[13] Par exemple : Philippe Urfalino, L’Invention de la politique culturelle, Paris, Hachette-Pluriel, 2004 ; Philippe Poirrier, Les politiques culturelles en France, Paris, La Documentation Française, 2002 ; Philippe Poirrier, La politique culturelle en débat, Anthologie, 1955-2012, Paris, La Documentation Française, 2013.
[14] Trebor Scholz [dir], Digital Labor, The Internet as Playground and Factory, New York, Routledge, 2013 ; Marie-Anne Dujarier, Le travail du consommateur, Paris, La Découverte, 2014 ; Christian Fuchs, Digital Labor and Marx, New York, Routledge, 2014 ; Dominique Cardon et Antonio Casilli, Qu’est-ce que le digital labor ?, Paris, INA, 2015.
[15] Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des big data, Paris, Seuil, 2015.
[16] Par exemple Judith Rugg et Michele Sedgwick [dir.], Issues in Curating Contemporary Art and Performance, Bristol, Intellect Books, 2007 ;  Hans Ulrich Obrist, A brief history of Curating, Dijon, Les Presses du réel, 2009 ; Paul O’Neil, The Culture of Curating and the Curating of Culture(s), Cambridge, MIT Press Books, 2012 ; Terry Smith, Thinking Contemporary Curating, Independent Curators International, 2012 ; David Balzer, Curationism. How curating took over the art world and everything else, Paris, Pluto Press, 2015.
[17] Colloque organisé par Fabrice Pirolli, l’auteur de ces lignes et Jérôme Martin.
[18] Si le GEP a désormais cessé ses activités, plusieurs travaux ont néanmoins été publiés dans son sillage : Catherine Dutheil-Pessin et François Ribac La Fabrique de la programmation culturelle, La Dispute, Paris, 2017 ; François Debruyne et Fabrice Pirolli [dir.], Études de communication, 2017, n° 49, « Prescription et recommandation : agir et faire agir » ( https://www.sfsic.org/index.php/sfsic-infos-151/appels-%C3%A0-comm./2945-aac-edc-prescription-et-recommandation-agir-et-faire-agir) ; Brigitte Chapelain et Sylvie Ducas [dir.], La prescription culturelle : avatars et médiamorphoses, Lyon, Presses de l’ENSSIB, 2018. Ce numéro de Territoires Contemporains vient donc en quelque sorte clore ce moment.
[19] Remerciements chaleureux à tous/tes les participant-es du colloque qui ont bien voulu évaluer les articles. Coup de chapeau particulier à François Debruyne pour sa traduction de l’article de Philip Schlesinger.
[21] À ce sujet on lira avec profit l’ouvrage de Renaud Epstein qui, avec le cas de la politique de la ville, montre comment une agence chargée d’accompagner les collectivités territoriales a en fait imposé son agenda et ses priorités : La rénovation urbaine, Paris, Presses de Sciences Po, 2013. Pour décrire ce processus, Epstein emploie l’expression « gouverner à distance ».
[22] Tia DeNora, Beethoven and the Construction of Genius Musical Politics in Vienna, 1792-1803, Berkeley, University of California Press, 1995.
[23] Tia DeNora, Music in Everyday Life, New York, Cambridge University Press, 2000 ; Tia DeNora, Music Asylums Wellbeing Through Music in Everyday Life, Farnham, Ashgate, 2013 ; Gary Ansdell, Tia DeNora et Sarah Wilson, Musical Pathways in Recovery, London, Routledge, 2016.
[24] DeNora reprend à son compte l’expression musicking de Christopher Small : Christopher Small, Musicking: The Meanings of Performing and Listening, Hanover, Wesleyan University Press, 2011.  
[25] Pour prendre la mesure des diverses revues initiées et publiées par Breitkopf & Härtel, on se reportera à un article de la même auteure à paraître en 2019 dans le numéro intitulé « savoirs de la musique et études de sciences » de la Revue d’Anthropologie des Connaissances.
[26] Art. cit.
[27] Chap. cit.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
François Ribac, « La prescription culturelle en question(s) », dans La prescription culturelle en question, François Ribac [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 15 juillet 2019, n° 11, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : François Ribac.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

OUTILS
Imprimer Credits Plan du site Contact Imprimer
Imprimer Contact Plan du site Credits Plug-ins