Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
La prescription culturelle en question | ||||||||||||||||
Le livre audio en bibliothèque de lecture publique : dispositifs de médiation et formes de prescription d’un support « mineur » | ||||||||||||||||
Émilie Da Lage, Susan Kovacs et Élodie Sevin | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||||||||
RÉSUMÉ
À partir d’une enquête sur les discours et pratiques liés au livre audio du côté d’usagers et de bibliothécaires menée à l’occasion d’un projet de recherche-action dans trois bibliothèques de lecture publique françaises, nous essayons dans cet article de faire avancer la réflexion autour de la notion de prescription, historiquement ancrée dans la figure du bibliothécaire, et de travailler en particulier les écarts entre la prescription d’un format qui reste un impensé de la profession et la médiation d’une expérience d’écoute de la littérature. Cet écart a des conséquences sur la manière dont les « audio lecteurs » parviennent à dire et à partager leurs pratiques. Notre enquête montre également un empilement et une dissémination des formes de prescriptions dans les différents espaces de la médiathèque, les espaces en ligne multipliant les formes et espaces de prescription. Toutefois, à défaut de solution technique pour le prêt en ligne de livres audio, le développement des services en ligne a renforcé pour l’instant la marginalisation du livre audio en bibliothèque. |
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MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||||||||||||||
I. Introduction En 2017, la société Book d’Oreille [1] s’est rapprochée du laboratoire GERiiCO pour une recherche partenariale accompagnant le développement d’un player destiné à permettre la consultation en streaming de livres audio numériques depuis les portails des bibliothèques publiques. Nous avons saisi cette opportunité pour tenter de mieux comprendre à la fois les transformations des cultures de l’écoute que suggéraient le développement des podcasts, l’usage du téléphone mobile et des lecteurs numériques pour écouter des ouvrages, les campagnes de promotion du livre audio menées par de nouveaux acteurs de ce marché, mais aussi pour tenter de comprendre comment ces transformations étaient appréhendées dans l’univers de la bibliothèque publique. Le livre audio existe depuis longtemps, disponible sur une succession de supports différents, y compris des vinyles, des cassettes, des CD-ROM et aujourd’hui des fichiers téléchargeables et des fichiers en streaming consultables depuis des dispositifs mobiles ou fixes. Le livre audio n’est que récemment devenu un objet d’études (Rubery 2011 [2] ; Have et Stougaard Pederson, 2016 [3]). Le travail de Have et Stougaard Pederson, notamment, rejoint nos propres résultats d’enquête et nos préoccupations de recherche en soulignant l’intérêt de ré-imaginer le livre audio à partir de ses nouvelles médiations numériques, autrement que comme simple support secondaire de remédiation pour des publics malvoyants ou empêchés. Ces auteurs mettent en avant le fait que l’analyse de « l’écouter lire » doit permettre de saisir les types spécifiques d’expérience que cette activité recouvre. Enquêter sur les formes de prescriptions du livre audio permet de comprendre la place faite à ces expériences singulières et minoritaires. Le livre audio, quel que soit le support qui le porte, peine à trouver sa place au sein des bibliothèques en France (Gatineau, 2015 [4]). C’est le cas en particulier du livre audio numérique dont le développement se heurte à des enjeux et freins multiples (i.e. techniques, économiques, juridiques) et à des représentations sociales véhiculées en partie par les bibliothèques elles-mêmes. En effet, comme le montre notre étude, les bibliothèques de lecture publique continuent à associer le livre audio à une forme « mineure », substitut faute de mieux du livre papier et associé à des publics spécifiques, souvent « empêchés » de lecture, ou ne maîtrisant pas encore la lecture. Le livre audio en bibliothèque peut selon nous être considéré comme un dispositif socio-technique « composite » (Le Marec et Babou, 2003 [5]) associant des pratiques, des objets techniques et des représentations sociales dans un environnement institutionnel fortement symbolique. Pour saisir les formes de sa prescription et la manière dont le développement du service en ligne invite à la repenser, nous avons articulé une enquête sur les pratiques d’écoute et d’emprunt du livre audio en utilisant un dispositif d’auto-ethnographie par des usagers volontaires des bibliothèques partenaires [6], des observations au sein de services spécialisés des bibliothèques dédiés aux usagers malvoyants et enfin des entretiens avec des bibliothécaires occupant parfois des postes de managers de proximité [7] pour comprendre les contextes institutionnels dans lesquels ce nouveau service numérique, ledit player, a vocation à s’inscrire. Le cours de l’enquête [8] nous a amenés à repérer des formes multiples et parfois non stabilisées de « prescriptions » du livre audio, en ligne et hors ligne. Ces prescriptions engagent différentes catégories d’acteurs – abonnés, amateurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires – dans un environnement, les bibliothèques publiques, en cours de transformation. Trois éléments nous sont apparus comme centraux. Tout d’abord, les transformations des bibliothèques de lecture publique à l’heure du développement des services « en ligne ». Ensuite, le caractère minoritaire de ce format, longtemps confiné dans l’univers des malvoyants. Enfin, les formes de prescriptions en bibliothèque de lecture publique de ce format singulier au caractère minoritaire et les prescriptions pour lesquelles il est possible d’envisager des transformations. II. La médiathèque, entre lieu de prescription de la lecture et espace de médiation culturelle : les enjeux de la constitution d’un public 1) Un ethos de la prescription ? Le terme de « prescription » est peu utilisé explicitement de nos jours par les professionnels de la bibliothèque pour désigner leur relation avec les publics. S’agit-il d’un terme « tabou » ? Une analyse des témoignages de professionnels des bibliothèques au sein de quelques revues, forums de discussion et blogs professionnels [9] permet d’appréhender les tentatives de définir et de mettre en débat la posture des bibliothécaires face à la culture de la prescription dans le domaine de la lecture publique et de la documentation scolaire. Aujourd’hui, à un moment clé de transition au sein des bibliothèques en France, cet « ethos » de la prescription est questionné notamment par des bibliothécaires qui décrivent la tension qu’ils vivent entre deux principes, complémentaires mais opposés, qui gouvernent leur politique documentaire : le premier repose sur la préconisation d’une offre (de qualité), l’autre sur la réponse à une demande (quelle qu’elle soit) des usagers. Des réflexions telles que celle de Dominique Lahary (ancien directeur de la bibliothèque du Val d’Oise, ancien vice-président de l’ABF, Association des bibliothécaires de France), expriment toute la difficulté pour le professionnel à situer et à assumer une activité de prescription : L’usager est […] pris dans un faisceau de prescriptions dont une partie l’atteignent et l’autre pas : celles manifestées avec nonchalance ou activisme par la bibliothèque (la disposition des rayonnages, la mise en valeur par les présentations physiques, les bibliographies et autres supports imprimés, les animations, les conseils personnalisés) mais aussi bien d’autres acteurs […]. La part qui revient à la bibliothèque n’est elle-même que partiellement maîtrisée par une démarche consciente émanant par exemple de la direction ou d’une équipe se vivant comme professionnelle. [10] Selon Lahary, l’activité de prescription incarnée dans des dispositifs variés est parfois intentionnelle et assumée, parfois menée avec « nonchalance », voire parfois inconsciente. Un continuum de formes de prescription semble donc à l’œuvre, partant des orientations implicites historiquement ancrées dans une culture professionnelle non questionnée, jusqu’aux formes les plus explicites faisant partie d’une politique documentaire et culturelle négociée au sein des équipes. Un autre élément discuté dans les revues et blogs de professionnels de la bibliothèque est la forme même de la prescription. Si les missions qui font partie du quotidien des professionnels (conseiller, renseigner) peuvent correspondre à une activité prescriptrice considérée positivement, le risque, quand la prescription est trop descendante ou transmissive, est de virer vers l’injonction : « à notre insu, les prescriptions peuvent devenir injonctions ou rester de bonnes intentions sans suite » [11]. De ces commentaires, on retient l’idée que la prescription, chez le bibliothécaire, correspond à une posture ambiguë mais « à tenir », intégrée aux normes professionnelles, dans le sens de ce qu’il est bon de faire (Dujarier 2006) [12], et qu’elle se matérialise à travers des formes de médiation directe (animation, accueil) et moins directe (politiques d’acquisition, mise en espace des collections). Pourtant, les exemples cités nous montrent également que la volonté prescriptrice, quand elle est avouée, mobilise des critères d’évaluation des ouvrages « recommandables » largement validés au niveau culturel. Dominique Lahary mentionne, en l’approuvant, l’exemple d’une prescription délibérément « masquée » où un bibliothécaire ose glisser Madame Bovary parmi les romans sentimentaux « de fade facture » empruntés par un usager lors du passage du bibliobus : la prescription du « bon » roman, dans ce cas, par « contrebande », repose sur l’application des critères institutionnalisés de désignation du « canon littéraire » [13]. De nos jours la « prescription » a tendance à céder le pas à une autre vision du métier, exprimée par le biais d’un vocabulaire qui atténue la relation d’autorité ou de domination impliquée par la prescription. Il y a beaucoup de raisons pour cela. L’idée de prescription, considérée comme liée à une autorité culturelle ainsi qu’à la tradition historique de la bibliothèque française comme une institution légitime d’éducation populaire est maintenant concurrencée par les fonctions d’accompagnement et d’animation (accueil, conseil, formation) assurées et revendiquées de plus en plus par les bibliothécaires (Waty, 2014 [14]). Ces fonctions sont associées au terme neutre de « médiation », qui figure dans les référentiels métier et les fiches de poste [15], mais qui comme le souligne Olivier Chourrot [16], reste un impensé de la profession. La « médiation », dans le vocabulaire des référentiels métier, accentue la posture de passeur en opposition à celle de « prescripteur », terme qui se voit parfois manié avec mépris et hostilité notamment quand il s’agit d’accuser ses collègues d’élitisme : Mais voilà que l’élitisme revient. Je l’ai vu, vécu, croisé depuis le début des années 2000. Des cultureux, des cultivés, des présomptueux fanatiques des premiers romans et des prix Goncourt, des soirées littéraires pour lecteurs choisis, bref, des cons ! Ils ont foutu en l’air l’ouverture du contenu des bibliothèques au tout public. Ils ont remis à l’ordre du jour le bibliothécaire prescripteur, le « sachant ». Une façon de retrouver un prestige perdu ? Je ne sais pas. Mais quand je vois ces jeunes crétins trentenaires bousiller la vraie démocratisation de la lecture publique que ma génération a mise en place, je deviens mauvais, je méprise, j’attaque. [17] À cette position de rejet de la prescription s’oppose celle de la défense d’une prescription raisonnée qui aujourd’hui permettrait, comme le propose Benoît Tuleu (bibliothécaire ayant exercé à Nanterre et ensuite à la BNF) d’équilibrer l’offre culturelle au sein de la bibliothèque face aux logiques marchandes : « plus que jamais il faut exercer son rôle de guide, ordonner le chaos et poser des curseurs ; l’apparent foisonnement d’informations sur tous les supports est un désordre qui profite aux plus forts, à ceux qui connaissent les codes et les curseurs de la qualité, au détriment des plus démunis » [18]. En effet, face à des taux d’inscription qui sont en baisse (avec, dans certaines régions, des taux d’inscrits actifs en dessous des 15 % de la population en moyenne pour les médiathèques de lecture publique en France en 2015) [19], les politiques d’acquisition et d’animation développées par les équipes en bibliothèque aujourd’hui visent en grande partie à séduire, à conquérir et à maintenir des publics. Il s’agit de s’adresser non seulement aux inscrits actifs mais aussi à ceux qui fréquentent ou sont susceptibles de fréquenter les espaces de la bibliothèque sans utiliser les fonds et aussi à ceux qui sont « hors les murs ». Le « prescrire » est éclipsé par une volonté de « satisfaire » les besoins des usagers (comme en témoignent les nombreuses enquêtes de satisfaction et les évaluations lancées au sein des bibliothèques, recensées sur les sites de l’ENSSIB ou de la BPI) [20]. Si les attentats de Charlie Hebdo en 2015 ont renouvelé le débat sur la responsabilité du bibliothécaire à ne pas céder à l’impératif de tout centrer sur une politique de la demande mais aussi à afficher « le rôle d’une certaine prescription, d’un affichage pluraliste », il s’agit d’une prescription par la variété même de l’offre, une invitation à garder une ouverture d’esprit : « exposons la diversité sans émousser », dit Lahary dans un billet de son blog professionnel en janvier 2015 [21]. En plus de cette tendance à positionner la bibliothèque comme « prestataire de services » (Jany-Catrice, 2012) [22], le développement du numérique est associé aussi à l’affaiblissement de la place de la prescription en bibliothèque en ce qui concerne notamment la prescription de références légitimes (Poissenot, 2015) [23]. Ce discours est soutenu par des représentations du numérique comme « dés-intermédiant ». Xavier Galaup (bibliothécaire président de l’Association des bibliothécaires de France, ABF, de 2016 à 2018) a suggéré que le web participatif en particulier marque la « fin de l’aura des lieux concentrateurs et des intermédiaires privilégiés que sont les bibliothécaires, les journalistes et autres professions intellectuelles prescriptrices » [24]. Désormais, le bibliothécaire, tout en gardant un rôle clé pour aider l’usager à se repérer dans la masse toujours croissante de l’offre numérique, est encouragé à s’appuyer sur les compétences des usagers et par des amateurs éclairés pour co-construire certains services. Dans un article de réflexion sur ces mutations publié en 2012 dans le BBF, Xavier Galaup distingue pourtant clairement entre le travail de constitution et d’organisation de l’offre documentaire, du ressort du bibliothécaire, et le travail d’animation, qui peut potentiellement faire entrer l’usager-amateur, de par sa connaissance fine de certaines « niches de production » dans une pratique de co-construction de services. Cette distinction nous semble importante car elle marque un hiatus encore essentiel, exprimé par le bibliothécaire, entre la culture légitime dont la bibliothèque est détentrice, et une culture de l’amateur, mobilisable sous conditions. « L’ethos de la prescription » n’est donc pas totalement effacé voire même est réinterrogé dans cet écart. À l’ère de l’expérimentation en France du modèle de la bibliothèque « troisième lieu » [25] qui « refuse d’être un lieu de prescription du savoir » et qui « célèbre les dissonances culturelles, le voisinage de contenus, la diversité des supports culturels... sans hiérarchisation marquée » (Servet 2009) [26], comment les professionnels se positionnent-ils par rapport à des hiérarchies culturelles qui perdurent, face à des genres textuels, mais aussi face à des supports nouveaux et à des types de pratiques émergentes ? Les mutations en cours au sein des bibliothèques de lecture publique signalent en effet une volonté chez les professionnels de se départir à certains égards de l’image de l’institution culturelle légitime et prescriptrice par excellence, pour aller vers un lieu de vie, d’ouverture sociale, d’innovation, d’épanouissement, animé par le bibliothécaire « accompagnateur » plutôt que « prescripteur », pour aller vers plus d’horizontalité entre bibliothécaires et publics au sein de nouveaux espaces de partage et de co-construction autour de supports et de services variés. Cependant, la mise en forme et l’énonciation de l’offre documentaire au sein de l’espace de la bibliothèque performe toujours une vision hiérarchisée de la culture : « L’ensemble des actions et des stratégies des acteurs de la bibliothèque constituent autant de micro-orientations de la réception du texte… Cataloguer un ouvrage, l’indexer, sont des opérations décisionnelles qui relèvent de la responsabilité de personnes. Elles assignent une place aux savoirs dans l’ensemble discursif qu’est la bibliothèque » (Béguin, 2002, p. 333-335) [27]. La bibliothèque reste un lieu de sélection et de mise en scène des contenus culturels. Certains revendiquent le rôle clé de la bibliothèque comme refuge et garant d’une vision hiérarchisée des objets et des pratiques culturels, à une époque où la bibliothèque troisième lieu voire quatrième lieu, ou encore la bibliothèque « sans livre » semblent menacer l’ordre traditionnel du discours (Stark, 2015) [28]. L’indexation, classement, valorisation et spatialisation des documents et des services se matérialisent à travers des dispositifs variés, saisis entre le double impératif de la séduction-médiation et la recommandation-prescription : création de pôles thématiques et de secteurs, signalétique, tables thématiques, politiques d’animation, gestion et alimentation des réseaux sociaux et des sites web (Rabot 2015) [29]. Comme le suggère Céline Leclaire [30], les nouvelles formes de médiation-accueil au sein des bibliothèques (y compris l’ameublement et la mise en espace des collections) représentent un certain ordre intellectuel et matériel qui cherche malgré tout – par la priorité donnée à la mise en scène du livre (par rapport à d’autres supports) et par la distribution inégale du mobilier confortable selon la nature des supports – à agir sur le corps de l’usager et à cultiver une « atmosphère de prescription, de contrainte, de retenue et d’autorité » qui contribue à fabriquer voire à durcir la différence sociale en attirant par exemple notamment des publics féminins. Dans la mise en avant des supports numériques proposés aux abonnés, les agents de bibliothèque s’appuient sur des hiérarchies culturelles pour exprimer l’intérêt des dispositifs dans leur « altérité » par rapport au support légitime qui est le livre. Dans leur étude sur les représentations du livre numérique chez les professionnels de l’information, Pirolli et Heilmann (2014) [31] ont mis en avant le fait que les professionnels de l’information ayant participé activement dans la mise en place d’une offre numérique le font par curiosité pour les nouveaux outils plutôt que par conviction, et en lien avec la dimension technique plutôt que par « volonté prescriptive ». À regarder de plus près la manière dont les bibliothèques encouragent leurs abonnés à expérimenter de nouveaux supports (tels que la liseuse ou la tablette), ne peut-on voir cependant, des formes de médiation qui prescrivent le numérique comme solution à défaut quand le livre papier serait incommode, qui renvoient à l’image du livre papier comme valeur de référence, qui continuent à prescrire la valeur d’être grand lecteur ? Ill. 1. : Affiche de promotion des liseuses, bibliothèque Riches claires Bruxelles. Reproduction avec l’aimable autorisation de la direction des bibliothèques publiques francophones de Bruxelles Une promotion ambiguë du support numérique, mesuré à l’aune du livre qu’il remplace provisoirement, le temps des vacances Ill. 2. : Réseau Médiathèques de Montpellier, 2017 La valeur de la liseuse est associée au support livre et à une activité intense de lecture 2) Prescrire et manager la prescription En complément de cette analyse discursive des prises de parole de bibliothécaires en divers endroits, notre enquête a rapidement nécessité de recueillir la parole des médiathécaires [32], plus précisément sur la question de leurs pratiques professionnelles autour du livre audio, mais aussi plus largement de celles liées aux ressources numériques [33]. Nos entretiens ont confirmé, comme nous l’avons vu précédemment, que la légitimité institutionnelle de la bibliothèque à prescrire, construite historiquement, reste très présente dans les discours des professionnels interrogés. Elle est parfois exprimée de manière explicite, parfois implicite, mais souvent revendiquée à certaines conditions (publics empêchés de lire, ou moins bien dotés culturellement-socialement). Pour bien comprendre ce qui se joue autour de cette légitimité à prescrire, nous reviendrons sur le développement des services en ligne dans les médiathèques, notamment autour d’une offre numérique, toujours plus coûteuse. La mise en place de cette « offre » implique des pratiques nouvelles de construction et de mise en valeur de fonds documentaires, pratiques qui participent à redessiner les contours de la médiation en tant qu’activité professionnelle, saisie entre impératifs de prescription et d’accompagnement. Rappelons que ces pratiques concernant l’offre numérique en ligne sont contraintes par un contexte législatif et économique qui dépasse la bibliothèque. Les pratiques de construction de l’offre en ligne sont spécifiques à chaque type de document. Il s’agit de passer par le dispositif « prêt numérique en bibliothèque » (PNB) concernant les livres numériques, dispositif complexe et non encore stabilisé. PNB permet depuis 2012 aux équipements de lecture publique qui le souhaitent de se lancer dans le prêt de livres numérique grâce à un portail qui les met en relation avec les éditeurs. Ce sont les éditeurs qui fixent leurs conditions d’emprunt et aussi leur offre éditoriale (nombre de nouveautés, types d’ouvrages, littérature, documentaire, etc.) [34]. PNB permet aussi aux structures de s’abonner à des bouquets pour la presse, le cinéma et la musique proposés par différents prestataires. Sur ces espaces en ligne et dans le cadre de ces abonnements par bouquets, les médiathécaires perdent alors leur autorité à construire un fonds documentaire « au titre ». Néanmoins, nous observons qu’ils reconstruisent cette autorité « ailleurs », dans d’autres pratiques, par exemple au moment de choisir un prestataire de services. Il y a là une volonté explicite de maintenir une légitimité en la déléguant à un prestataire lui-même légitime aux yeux des médiathécaires dans l’offre dont il est question. À la bibliothèque municipale de Grenoble, par exemple, les responsables des achats choisissent Arte VOD pour le cinéma ou 1DTouch pour la musique, des prestataires qui socialement sont étiquetés comme proposant une offre légitime sur la production culturelle considérée (film, documentaires et musique). En revanche, une analyse sémiotique des portails où sont rendues visibles et accessibles ces offres numériques permet de repérer des pratiques différenciées et encore très instables d’affichage de cette légitimité, qui se distribue parfois dans la présence explicite du nom du prestataire (présence du logo d’Arte par exemple). Le temps long de l’enquête nous a permis de voir à ce sujet des pratiques encore expérimentales, dépendantes en grande partie de la manière dont les sites des médiathèques évoluent. Du côté des bibliothécaires, en tant que manageurs d’équipe, l’introduction de ces services en ligne a été l’occasion pour eux de repenser la « prescription de ces pratiques de prescription » au cœur de l’activité de travail, mais également de l’inscrire comme une nouvelle norme professionnelle. Un exemple à Grenoble a été riche d’enseignement. L’introduction d’un nouveau portail en octobre 2016, appelé la Numothèque [35], destiné à mieux « assembler » l’ensemble des ressources en ligne, dans leur diversité, a institutionnalisé un travail d’éditorialisation dans le fonctionnement de la médiathèque. Ce travail d’éditorialisation autour des collections en libre accès était déjà̀ présent dans la médiathèque mais sa présence n’avait rien de systématique, ni rien d’obligatoire, et prenait des formes diverses : il pouvait s’agir d’une sélection thématique d’ouvrages disposés sur une table ou la mise en avant de nouveautés avec parfois la rédaction de courtes critiques incitatives placées sur la couverture du livre. Les usagers pouvaient venir bouleverser l’ordre de cette prescription en ajoutant des livres intrus sur la table des nouveautés et en empruntant la fiche critique avec le livre. La mise en ligne du portail Numothèque, à Grenoble, nécessite, dans la façon dont il a été pensé par ses concepteurs, de « l’animer » par des contenus pensés par les bibliothécaires comme un élément participant de la recommandation-prescription. Les bibliothécaires sont ainsi « invités » par leur responsable hiérarchique, ici responsable de la médiathèque, à éditorialiser les espaces en ligne qui les concernent, pour proposer des contenus pouvant aller de simples listes personnelles « coup de cœur », à des bibliographies thématiques souvent liées à une actualité et généralement précédées d’un texte introductif. Parfois les recommandations peuvent prendre une forme de critique sur un modèle stabilisé de textes rédigés qui suivent le style de la promotion éditoriale que l’on retrouve en quatrième de couverture, dans le catalogue de l’éditeur voire dans le style journalistique de la presse culturelle (que les bibliothécaires connaissent bien pour la consulter). Ces textes mobilisent des critères d’appréciation de l’univers de la critique littéraire qui sont centrés sur des éléments narratifs (intrigue, personnages) plutôt que des caractéristiques spécifiques du livre audio en tant que support sonore. Ces nouvelles pratiques d’éditorialisation sont autant de compétences à développer du côté des médiathécaires. Le cas de Grenoble a été particulièrement intéressant pour comprendre ces évolutions : des réticences à prendre part à cette éditorialisation sont évoquées par le directeur de la médiathèque. Pour contourner ces résistances, présentées par le responsable de la médiathèque comme un frein au succès dudit portail, différentes stratégies pour prescrire le travail de prescription sont envisagées : repérer les médiathécaires « motivé·e·s », centraliser les éditoriaux dans une poignée de mains, transformer les fiches de poste de médiathécaires responsables d’achat en ajoutant une compétence attendue d’éditorialisation. À l’intérieur de la médiathèque transformée, l’exemple du livre audio est particulièrement intéressant à étudier, car malgré les transformations technologiques en cours (mise à disposition des documents numériques en streaming, création de bibliothèques numériques et diversification de l’offre à distance), et en dépit de l’ouverture prônée par les défenseurs de la bibliothèque troisième lieu, il s’agit d’une forme encore largement conçue, médiatisée et médiée à travers une représentation historique bien ancrée et liée d’un côté à l’univers du livre « papier » et de l’autre côté, à des publics empêchés de lire. III. Prescrire un format, médier une expérience d’écoute 1) Un format encore très « prescrit », le développement des services en ligne comme occasion de renouveler les formes de médiation du livre audio Le développement des services de distribution en ligne du livre audio dans l’univers marchand s’accompagne de tentatives multiples d’arracher le livre audio à un univers de prescription centré sur les lecteurs empêchés, afin de développer des médiations mettant en scène les expériences d’écoute de lecteurs ordinaires et experts, ou de lecteurs incarnant des figures sociales à l’opposé des publics malvoyants marginalisés. Audiolib (filiale d’Hachette) et Audible (service d’Amazon) ont initié des campagnes de promotion du livre audio en sollicitant les bloggueurs et bloggeuses spécialisés dans la chronique littéraire ou de style de vie fin 2015 et durant l’année 2016. Les « audio-lecteurs » dans la communication d’Audible sont urbains, jeunes, majoritairement blancs et actifs, représentés en situation de mobilité : debouts dans les transports en commun, en tenue de running. Toutefois Audiolib maintient – depuis son slogan « Écoutez, c’est un livre ! » jusqu’aux termes utilisés pour dire une expérience qualifiée de « nouvelle expérience de lecture » – son ancrage dans l’univers du livre. La société Book d’Oreille a un positionnement différent et a axé sa politique autour de l’éditorialisation des contenus ; elle organise le partage d’expériences d’écoute, nomme les auditeurs de livre audio des « audio-lecteurs » et a développé des rubriques de critiques prenant systématiquement en charge le commentaire des spécificités de « l’audio ». Dans leur volonté affichée de transformation des représentations sociales du livre audio, tous les éditeurs et les distributeurs s’appuient sur la dimension sémiotique et la charge symbolique des dispositifs d’écoute mobile pour faire entrer le livre audio dans le champ des pratiques culturelles valorisées et ainsi opérer le détachement entre livre audio et publics empêchés de lire. Il y a là un lien évident entre la configuration matérielle des dispositifs d’écoute et les logiques d’inclusion/exclusion des publics qu’ils autorisent. Dans les bibliothèques en revanche, le format « livre audio » est pris dans une histoire de la prescription à travers de multiples actions et dispositifs qui envisagent le livre audio comme une remédiation du livre à destination de publics empêchés : affiches dans les foyers pour personnes âgées, actions spécifiques des médiathèques envers les publics malvoyants, développement de dispositifs spécifiques. Le livre audio est particulièrement investi à la faveur des efforts déployés dans le cadre des politiques d’accessibilité des médiathèques. D’ailleurs, dans le cadre de notre recherche, ce sont les personnels chargés des publics malvoyants, familiers du livre audio et soucieux d’accessibilité qui ont été les plus actifs et sollicités par les directions des médiathèques. Ils étaient toujours considérés par nos collègues comme nos interlocuteurs « naturels ». Ce qui est alors prescrit c’est bien le fait d’avoir recours au livre audio davantage que le fait d’emprunter tel ou tel titre de livre audio, et toujours dans l’optique d’un format de remplacement ; finalement, la prescription reste centrée autour d’une forme de « lecture » possible même quand on ne peut plus « lire ». 2) Une expérience d’écoute minoritaire Les usagers que nous avons rencontrés dans notre étude sont confrontés à la quasi-absence de médiations spécifiques de l’expérience de l’écouter-lire, c’est-à-dire de dispositifs qui mettent en forme publiquement l’expérience d’écoute et permettent, de fait, de constituer des publics de cet objet culturel. Pour l’instant, et même si la situation est en train de se transformer très rapidement, seule les publics malvoyants sont pris dans des dispositifs de médiation conséquents qui constituent la possibilité d’une culture partagée de l’écoute de livres. Bibliothèques, sites spécialisés, prix littéraires comme le prix « Lire dans le noir », technologies d’écoute adaptées, constituent un monde social organisé autour de la question de l’accessibilité à la « lecture ». Le peu de médiations du livre audio dans ce que Nancy Fraser [36] appelle « l’espace public global » laisse peu de place au partage des expériences d’écoute de la littérature comme expériences légitimes et discutables, contribuant à la marginalisation des auditeurs et à leur repli hors des espaces communs de la littérature. Ainsi Jean, retraité, raconte son passage au livre audio comme l’abandon d’un monde organisé, celui du livre et ses médiations. Il renonce à̀ son abonnement à la revue littéraire Lire : « j’ai renoncé, que voulez-vous ce n’est plus possible » et il note que pour lui dans la presse « ils n’en parlent pas, y a pas grand-chose là-dessus », la presse classique ne parle pas de son expérience d’écoute et de ce fait Jean ne peut plus l’utiliser comme ressource culturelle. Les critiques professionnelles ou profanes ainsi que les divers dispositifs de mise en débat de la réception des œuvres (club de lecture, etc.) ne peuvent être considérés comme de simples « prescriptions de jugement » (Hatchuel, 1995) [37] ; ils sont également des dispositifs de médiation de la réception, permettant l’institution d’un public de ces formes esthétiques. C’est là la fonction sociale communicationnelle de la réception esthétique (Jauss, 1978 [38] ; Allard, 1994 [39] ; Hesmondhalgh, 2013 [40]). Le potentiel politique de ces formes de médiation communicationnelles est rattaché à la possibilité de permettre la mise en dialogue voire la confrontation des subjectivités et ainsi d’envisager un monde partagé dans la pluralité ; il réside également dans la stabilisation de conventions propres à un monde social. En ce sens la médiation de l’expérience est le lieu de négociation et de stabilisation de normes sociales. Ainsi, médiations de l’expérience et prescriptions ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Le « tu dois » propre à la prescription n’est jamais complètement absent, les relations d’autorité ne sont jamais complètement neutralisées dans la médiation, mais c’est surtout par rapport à l’horizon des formes de médiation que la différence nous semble intéressante à travailler. L’horizon d’un dispositif de médiation de l’expérience est la constitution de publics à travers l’organisation de la visibilité et du partage des expériences culturelles et sociales, alors que la relation de prescription consiste à faire agir dans un cadre normatif peu négociable. L’exemple du livre audio en médiathèque montre l’importance de prendre en compte les médiations de l’expérience pour considérer les conséquences des formes de prescription. À la différence de la France par exemple, on trouve dans la presse grand public des États-Unis (où le livre audio connaît un essor important) l’émergence d’un langage critique sur le livre audio, qui contribue à faire circuler des façons d’exprimer et de partager l’expérience d’écoute dans toute sa complexité sensorielle, esthétique, interprétative, politique. Notre examen des rubriques littéraires de certains titres de la grande presse tels que le quotidien New York Times, le magazine hebdomadaire The New Yorker, ou alors le magazine en ligne Slate.com, a permis d’observer la présence, depuis le milieu des années 2010, d’analyses critiques parfois très détaillées portant notamment sur les qualités sonores de la voix de l’acteur-interprète et les effets potentiels de la « mise en scène » du texte par la voix, sur l’appréciation du texte. On peut parler de l’émergence dans l’espace public (aux États-Unis) d’un langage critique qui participe aux possibilités de dire l’expérience d’écoute du livre audio, en mettant en discussion et en débat les effets, sur l’audio-lecteur dans son entrée dans l’univers de l’œuvre lue, des choix dans la modulation de la voix de l’acteur, des jeux subtils de sonorités. Ces choix sont analysés par certains critiques journalistiques, offrant ainsi une vision fine des implications de la mise en scène vocale et sonore sur l’appréciation et la compréhension de l’œuvre. Ce langage participe à la mise à disposition de cadres interprétatifs du livre audio qui circulent aujourd’hui, qui orientent l’échange et qui parfois poussent au débat et à la polémique, alimentant ainsi au moins en partie, un espace d’appropriation du livre audio en cours de constitution aux États-Unis. Dans le cas de la France, en l’absence de médiations spécifiques, l’expérience d’écoute du livre audio est médiée par les dispositifs propres au livre papier, qui laissent hors de discussion toutes les dimensions propres à l’écoute et à la mise en voix du texte – des dimensions pourtant assez finement exprimées dans nos entretiens, et qui ouvrent à des formulations de l’expérience d’écoute qui ne recouvrent pas l’expérience de lecture. L’accès majoritaire au texte par la lecture fait plus généralement de l’expérience de lecture un implicite non problématisé des médiations ordinaires de la littérature, et ce, quel que soit le support. Le style, la narration, le rythme sont discutés à partir de cet implicite qu’est la lecture. Cette remarque est valable en général, mais également sur notre terrain dans le cas des médiations en ligne du livre audio. La prise en charge de ces médiations est généralement assurée, comme c’est le cas à la médiathèque de Lille par exemple, par la chargée des « publics spécifiques ». Or celle-ci réduit la présentation du livre au résumé de l’intrigue. Les usagers se trouvent privés de cette ressource que constituent les médiations de l’expérience, à la fois pour construire leur propre pratique comme des pratiques culturelles à part entière et dans la discussion lorsqu’ils tentent de partager leurs propres expériences : J’ai bien aimé la façon dont c’était conçu. Il y avait la narration, la voix, sont agréables et il y a des bruitages qui sont très... très vivants. Ca m’a semblé être un texte trop long, et la voix trop... forcée. C’était un texte qui convenait tout à fait à l’écoute parce que... ça... ça s’écoute bien, il y a... de l’intérêt, et ça préserve en même temps bien les caractéristiques du style de Balzac. Les descriptions sont... On les entend bien. Peut-être que, à la lecture quelquefois, des descriptions c’est... ça peut sembler un peu fastidieux, mais là, j’ai trouvé que l’écoute facilite euh... ce genre de... de style. (Jacqueline, retraitée) Combinés, ces manques sont verbalisés par les amateurs du livre audio comme une expérience de l’isolement dans leur pratique, articulée à la difficulté de communiquer, malgré leurs essais, avec leur entourage. En revanche leur consommation de livres audio leur permet de continuer à participer aux conversations ordinaires autour de la littérature, tout en introduisant une distance réflexive liée à la conscience de l’écart entre leur expérience d’écoute et l’expérience de lecture de leur interlocuteur, un écart qu’ils savent non partagé. Cette difficulté se traduit également dans nos entretiens par des manières hybrides et peu stabilisées de dire l’expérience d’écoute. Le passage des termes « lu » à « écouté » par exemple lorsqu’ils parlent d’un titre en particulier signale tant l’hybridité de l’expérience d’écoute de livres audio que la difficulté à exprimer des engagements avec la littérature autrement que par la lecture. Cette instabilité se retrouve dans les façons dont les médiathèques signalent les livres audio aux usagers dans les rayonnages des collections en accès libre, tantôt « livres audio », « livres écoutés » ou « livres lus », tantôt « documents sonores », ainsi que par la désignation même des publics du livre audio par les médiathécaires : « audio lecteurs », « auditeurs » mais également dans la façon de mettre en espace ces collections. Dans certaines médiathèques, comme à Roubaix par exemple, les livres audio se retrouvent à proximité des livres « grands caractères » ou alors en secteur enfant. Chez les usagers du livre audio, faute de pouvoir se rapporter à leur expérience, la valeur prescriptive des médiations du livre papier ne vaut que partiellement pour guider leur choix. Ainsi si l’un de nos enquêtés, Jean, retraité de Grenoble, dit se fier aux « trois étoiles » du magazine Première pour ses choix de DVD à la médiathèque, en revanche il « prend tous » les livres audio à la médiathèque, les transfère sur son disque dur externe et les teste tranquillement. Comme pour d’autres audio lecteurs que nous avons rencontrés, il se repose sur la relative faiblesse de l’offre de livres audio en médiathèque, sur les capacités de stockage de ses appareils (disques durs sur lesquels il stocke les fichiers des livres empruntés) pour ne pas avoir à opérer de réels choix dans les rayons de la bibliothèque. Ces exemples d’auditeurs qui empruntent toutes les nouveautés montrent la difficulté qu’ils rencontrent pour singulariser leur écoute dans un monde qui n’est que faiblement collectif, si ce n’est via l’organisation et la disponibilité des livres audio dans la médiathèque et sur les sites. Comme le souligne François Debruyne, « faire et avoir une expérience […] singulière c’est s’appuyer sur une expérience d’abord collective – des habitudes partagées, des technologies distribuées, des catégorisations sociales historiques, des “dispositifs de jugement” (Karpik, 2007) [41] impersonnels ou affinitaires etc. pour […] se constituer comme un sujet » [42] « audio-lisant ». IV. Conclusion Notre ambition de départ était, à partir d’une enquête sur les discours et pratiques liés au livre audio du côté des usagers comme des médiathécaires, d’essayer de faire avancer la réflexion autour de la notion de prescription. Dans ce sens, il nous a semblé intéressant de travailler les écarts entre la prescription d’un format et la médiation d’une expérience d’écoute de la littérature. Cet écart a des conséquences sur la manière dont les « audio lecteurs » parviennent à dire et à partager leurs pratiques. À rebours des considérations sur la fin du pouvoir prescripteur des bibliothécaires liées au développement des services numériques, notre enquête montre au contraire un empilement et une dissémination des formes de prescriptions dans les différents espaces de la médiathèque, les espaces en ligne multipliant les formes et lieux de prescription. Toutefois, à défaut de solution technique pour le prêt en ligne de livres audio, le développement des services en ligne a renforcé pour l’instant la marginalisation du livre audio en bibliothèque. Les stratégies de communication des acteurs du marché (éditeurs comme distributeurs de livres audio) semblent être d’arracher le livre audio de son univers social historique constitué par des publics empêchés de lire, pour lesquels un monde social non marchand était bien organisé, mais minoritaire, pour le constituer en produit culturel économiquement valorisable, destiné à des publics urbains, mobiles, dotés des ressources qui leur permettent de payer les livres audio. Le design des players actuellement développés qui s’inspirent tous du design for all, semble seul porter les impératifs d’accessibilité. Ce lien par le design technique des players nous est apparu comme extrêmement important à la fois pour que le passage à la distribution en ligne ne se fasse pas contre les audio lecteurs dits traditionnellement « empêchés de lire » en préservant la possibilité même d’une pratique, mais aussi pour que ces pratiques soient visibles, à travers les alternatives d’affichage (dyslexie) et les fonctionnalités comme l’accélérateur de vitesse. Les développeurs comme Apple et Audible travaillent d’ailleurs le design de leurs dispositifs de manière à garantir l’accessibilité des contenus en s’inspirant des fonctionnalités techniques comme les accélérateurs de vitesse de lecture et les marques-pages dans une démarche de « design for all ». Ces fonctions renvoient à des « savoirs écouter » inscrits dans l’expérience spécifique des publics habitués à une relation auditive au monde déjà incarnée dans des dispositifs permettant de lire les fichiers audio au format DAISY par exemple. Ce lien est ténu et le fait que certaines de ces fonctionnalités n’aient pas été intégrées d’emblée au prototype du player par Book d’Oreille montre qu’il est fragile. Il ne suffit sans doute pas pour rendre justice aux compétences, expertises et savoir-dire qui se sont développés dans les mondes de l’audio lecture. Arracher le livre audio à son univers traditionnel conduirait à une reconnaissance du format sans reconnaissance des expériences des publics qui ont développé des expertises et des univers de médiation. Au contraire, les médiathèques soucieuses d’accessibilité peuvent s’appuyer sur les savoirs-faire des professionnels spécialisés, des grands amateurs pour créoliser les espaces publics traditionnels de la littérature. Au-delà du livre audio cela invite à la réflexion sur ce qu’il advient des expériences culturelles minoritaires. Enfin, puisqu’il s’agit de discuter cette notion de prescription, il nous semble important d’interroger la posture de notre travail de recherche-action, qui a évidemment lui-même organisé un espace social de « prescriptions » engageant différents acteurs : depuis les éditeurs, les libraires en ligne, les responsables des services numériques, les abonnés ayant participé à la recherche. La recherche permet de repérer des liens entre ces différents acteurs mais contribue également à les organiser. Chacun de ces acteurs a redéfini le cadre de participation à la recherche et les conditions auxquelles nos conclusions pouvaient « faire prescription ». |
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AUTEUR Émilie Da Lage Susan Kovacs Élodie Sevin Maîtres de conférences Université de Lille 3, GERiiCO-EA 4073 |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Contrat financé par la Région des Hauts-de-France dans le
cadre des programmes « Expériences
interactives » associant la société Book
d’Oreille au laboratoire GERIICO en partenariat avec les
bibliothèques municipales de Lille, Rennes et Grenoble.
[2]
Matthew Rubery [dir.], Audiobooks, Literature, and Sound Studies, New York,
Routledge, 2011.
[3]
Iben Have et Birgitte Stougaard Pedersen, Digital Audiobooks. New Media, Users and Experience, New
York, Routledge, 2016.
[4]
Julie Gatineau,
Le livre audio : quel destin pour un objet hybride en
bibliothèque ?,Villeurbanne, École nationale supérieure des sciences de
l’information et des bibliothèques, mémoire
d’étude pour le diplôme de conservateur des
bibliothèques, 2015.
[5]
Joëlle Le Marec et Igor Babou, « De
l’étude des usages à une théorie des
composites : objets, relations et normes en
bibliothèque », dans Emmanuel Souchier, Joëlle
Le Marec et Yves Jeanneret [dir.],
Lire, écrire, récrire. Objets, signes et pratiques
des médias informatisés, Paris, Éditions de la BPI-Centre Pompidou, 2003.
[6]
Bibliothèques municipales de Lille, Rennes, Grenoble et
Angers. Pour un détail de la méthodologie voir
Émilie Da Lage, Susan Kovacs, Élodie Sevin, Florence
Thiault et David Vandiedonck, « Bibliostream : une
occasion de repenser la médiation du livre audio en
médiathèque », rapport de recherche, université Lille 3, 2017.
[7]
Le terme est ici entendu dans un sens générique de manager de premier niveau, en prise directe avec les
opérateurs, et qui est repris par la sociologie du travail
pour différencier un management de proximité et un
management distancié (Marie-Anne Dujarier,
Le management désincarné. Enquête sur les
nouveaux cadres du travail, Paris, La Découverte, 2015).
[8]
La présente recherche se base sur une enquête qualitative
plurielle basée à la fois sur des entretiens individuels
avec des usagers testeurs à l’issue de leur
expérience de plusieurs semaines ou plusieurs mois du player,
mais également sur des entretiens avec des
bibliothécaires occupant parfois des postes d’encadrant
d’équipe de ou manager de proximité. Ces entretiens
ont été couplés à des observations de
séances de formation à des usages des outils
informatiques à destination de jeunes en situation de
handicap visuel, ou de présentations des collections dans les
rayons d’accès libre des bibliothèques ou au Salon
du livre de Paris. Notre panel de participants-usagers volontaires
comprend dix-neuf personnes de profils divers ; la plupart ont
une pratique d’écoute du livre audio, deux sont en
situation de handicap visuel.
[9]
Nous avons travaillé à partir d’un corpus restreint
d’articles de revues professionnelles ou proches du monde
professionnel (Bulletin des bibliothèques de France (BBF) ;
Bulletin d’information de l’Association des
bibliothécaires de France (ABF)
dont la publication s’est arrêtée en 2001 ; Lire au lycée professionnel) ou de posts de blogs et de
forums professionnels, sur le sujet de la
« prescription » en bibliothèque.
[10]
Dominique Lahary, « Pour une bibliothèque
polyvalente : à propos des best-sellers en
bibliothèque publique », Bulletin d’informations de l’ABF, 2000,
n° 189, p. 92-102. Cet article reprend et
développe des contributions à un débat sur les
best-sellers en bibliothèque mené en juin 2000 sur la
liste de diffusion sur internet biblio-fr.
[11]
Annie Vuilemoz, « Lire sur ordonnance, la prescription en
bibliothèque », Lire au lycée professionnel, 2005, n° 47.
[12]
Marie-Anne Dujarier, L’idéal au travail, Paris,
PUF, 2006.
[13]
Lahary, art. cit., p. 96-97.
[14]
Bérénice Waty,
Méditations sur le métier de
bibliothécaire : et la médiation dans tout
ça ?, HAL id : 00960071, 2014, disponible sur :
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00960071.
[15]
Voir le référentiel « Bibliofil’. Le
référentiel de la filière
bibliothèque », ministère de
l’enseignement supérieur, Direction des personnels, de
la modernisation et de l‘administration, 2008. En
ligne :
http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid23290/bibliofil-le-referentiel-de-la-filiere-bibliotheque.html.
[16]
Olivier Chourrot, « Le Bibliothécaire est-il un
médiateur ? », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2007,
n° 6, p. 67-71.
[17]
Post du 24 janvier 2018 par « Ferris », sur
Agorabib, forum des professionnels de la bibliothèque et de la
documentation :
https://www.agorabib.fr/topic/3257-les-biblioth%C3%A9caires-sont-ils-sectaires/?tab=comments#comment-23699.
[18]
Benoit Tuleu, « Sélectionner, proposer,
prescrire », Vacarme, 2005, n° 32,
p. 29-33. En ligne :
https://vacarme.org/article594.html.
[19]
Ministère de la culture, « Bibliothèques
municipales données d’activités 2015 synthèse
nationale ». En ligne :
http://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Livre-et-Lecture/Bibliotheques/Observatoire-de-la-lecture-publique/Syntheses-annuelles/Synthese-des-donnees-d-activite-des-bibliotheques-municipales-et-intercommunales/Bibliotheques-municipales-Donnees-d-activite-2015.
[20]
Voir notamment la rubrique « gestion et
évaluation » de la bibliothèque numérique
de l’ENSSIB :
https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/index-thematique.
[21]
Dominique Lahary, « Les bibliothèques sont Charlie,
et après ? », blog DLog, disponible sur :
https://lahary.wordpress.com/2015/01/.
[22]
Florence Jany-Catrice,
La performance totale : nouvel esprit du
capitalisme ?, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion,
2012.
[23]
Poissenot Claude, dans Fabrice Pirolli [dir.],
Le livre numérique au présent, Pratiques de lecture,
de prescription et de médiation, Dijon, Édition universitaires de Dijon, 2015, p. 53-62.
[24]
Xavier Galaup, « Usagers et bibliothécaires :
concurrence ou co-création ? », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2012,
n° 4, p. 40-42.
[25]
Le modèle du « tiers lieu » ou
« troisième lieu » vise à renforcer
la dimension conviviale de la bibliothèque. En reprenant cette
formule du sociologue américain Ray Oldenburgh au début
des années 1980 (voir Servet 2009), il s’agit alors de
transformer la bibliothèque en un espace culturel aux services
étendus – qui parfois s’inspirent des
stratégies de l’univers marchand – et
d’attirer des publics autrement que par le fonds ou les
animations traditionnelles, en proposant des services innovants
(par exemple cafétéria, salle de spectacle, maker space,
etc.) et en sollicitant davantage les publics (par exemple pour
co-animer des ateliers). Le bibliothécaire se retrouve de plus
en plus contraint de développer des compétences
d’animation ou de développer son « sens de
l’accueil » (Amandine Jacquet [dir.], Bibliothèques troisième lieu, Paris, Association
des bibliothécaires de France, 2015 ; Yolande Maury,
Susan Kovacs et Sylvie Condette [dir.],
Bibliothèques en mouvement : Innover fonder pratiquer
de nouveaux espaces de savoirs, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du septentrion,
2018.
[26]
Mathilde Servet, Les Bibliothèques troisième lieu,
Villeurbanne, École nationale supérieure des sciences de
l’information et des bibliothèques, mémoire
d’étude pour le diplôme de conservateur des
bibliothèques, 2009.
[27]
Annette Béguin, « Le traitement documentaire est-il
une énonciation ? », dans
Les recherches en information et en communication et leurs
perspectives: histoire, objet, pouvoir, méthode, actes du XIIIe Congrès national des sciences de
l’information et de la communication (SFIC), Rennes, SFIC,
2002, p. 329-335.
[28]
Virgile Stark, Crépuscule des bibliothèques,
Paris, Les Belles Lettres, 2015.
[29]
Cécile Rabot,
La construction de la visibilité littéraire en
bibliothèque, Lyon, ENSSIB, 2015.
[30]
Céline Leclaire, « S’asseoir, braconner, se
courber : le vocabulaire des corps à la
médiathèque », Bulletin des bibliothèques de France (BBF),
2010, n° 6, p. 59-64. En ligne :
http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2010-06-0059-001.
[31]
Fabrice Pirolli et Éric Heilmann, « Les
représentations du livre numérique chez les
professionnels de l’information-documentation », Études de communication, 2014, n° 43
p. 75-90.
[32]
Sept entretiens individuels ont été réalisés
dans quatre médiathèques.
[33]
Nous considérons ici le médiathécaire comme un
travailleur et les pratiques de prescription qui nous
intéressent ici sont le fruit d’une activité de
travail organisée, elle-même prescrite (par une
hiérarchie, par des qualifications statutaires, par le jeu des
organigrammes, par les associations professionnelles, par des
politiques culturelles et documentaires élaborées en
collaboration avec les collectivités, etc.).
[34]
Ce dispositif est le signe que nous sommes actuellement dans un
moment non encore stabilisé avec un cadrage souhaité par
l’État et des négociations techniques et juridiques
en cours avec les éditeurs.
[36]
Nancy Fraser, « Rethinking the Public Sphere: A
Contribution to the Critique of Actually Existing
Democracy », dans Craig Calhoun [dir.], Habermas and the Public Sphere, Cambridge (Mass.), MIT
Press, 1992, p. 109-142.
[37]
Armand Hatchuel, « Les marchés à prescripteurs : crise de
l’échange et genèse sociale », dans Anne Jacobs et Hélène Verin [dir.], L’inscription sociale du marché, Paris, L’Harmattan, 1995.
[38]
Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris,
Gallimard, 1978.
[39]
Laurence Allard, « Dire la réception. Culture de
masse, expérience esthétique et
communication », Réseaux, 1994,
n° 68, p. 65-84.
[40]
David Hesmondhalgh, The Cultural Industries, Londres, Sage,
2013 [3e édition].
[41]
Lucien Karpik, L’économie des singularités,
Paris, Gallimard, 2007.
[42]
François Debruyne, « Environnements numériques
de l’écoute et culture publique : nouvelles formes
de domestication de l’expérience
musicale ? », dans Philippe Le Guern [dir.],
Où va la musique ? Numérimorphose et nouvelles
expériences d’écoute, Paris, Presses des Mines, 2016, p. 81-92.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Émilie Da Lage, Susan Kovacs et Élodie Sevin, « Pour quoi la musique est-elle bonne et pour qui ? », dans La prescription culturelle en question, François Ribac [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 15 juillet 2019, n° 11, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Émilie Da Lage, Susan Kovacs et Élodie Sevin. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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