Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
La prescription culturelle en question | ||||||||||||||||||||||||||||
Prêt-à-porter, prêt-à-prescrire : quand Balzac Paris et Sézane sont tentées par la prescription culturelle | ||||||||||||||||||||||||||||
Christèle Couleau et Oriane Deseilligny | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||||||||||||||||||||
RÉSUMÉ
Après avoir retracé un contexte dans lequel différentes marques de vêtement dessinent un rapport privilégié à la culture, notre étude s’intéresse plus particulièrement à deux marques de prêt-à-porter féminin, Balzac Paris et Sézane, qui cherchent à se positionner sur le terrain de la culture. La mode, qui certes est par nature prescriptive et fait aujourd’hui partie de l’univers culturel, n’a pas a priori de légitimité spécifique lorsqu’il s’agit de conseiller des pratiques, des lectures, des musiques, des sorties culturelles. Notre réflexion porte sur le contexte, les conditions et les processus par lesquels ces deux marques hybrident les logiques commerciales et esthétiques pour se façonner un ethos culturel. L’énonciation de la prescription déploie ainsi des modalités différenciées, des intensités plus ou moins fortes que nous passons au crible. Nous interrogeons en dernier lieu les fonctions qu’endossent ces recommandations culturelles, depuis la valorisation économique de la marque jusqu’à un positionnement éthique. Ce parcours permet de décrire un cas particulier de prescription culturelle, considérée non comme un objectif mais comme un instrument au service de la construction d’une image de marque et d’une communauté de consommatrices. |
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I. Introduction Peut-on prescrire, quand le principal ressort de la prescription, la légitimité de l’expertise, n’est pas là ? Peut-on construire de toutes pièces cette légitimité ? Voire inverser le principe et chercher dans l’activité prescriptrice elle-même une source de légitimation ? L’univers des marques de prêt-à-porter forme dans cette perspective un intéressant terrain d’exploration. En effet, si la haute couture assume depuis longtemps sa vocation prescriptrice, imposant à tout le secteur, et in fine à la clientèle, de nouvelles tendances, le prêt-à-porter semble plutôt subir cette prescription, ou tout au plus la relayer, dans un cadre plus général qui inclut d’autres instances, journalistiques, qui en éditorialisent les préconisations dans les pages modes des magazines. Par ailleurs, si l’on envisage la question plus précise de la prescription culturelle, la définition plus ou moins inclusive de la culture croise les problématiques marchandes des segmentations du marché (culture vs habillement) pour faire du prêt-à-porter un espace ambigu, à la fois lieu de fixation, parmi d’autres, d’une identité culturelle, et point de crispation entre valeurs culturelles et superficialité marchande. Enfin, un autre paramètre, le développement du e-commerce, a bouleversé récemment les pratiques communicationnelles et commerciales des marques, les poussant à inventer de nouvelles façons de se positionner et de fidéliser leur clientèle. Le site de vente, vitrine plus extensible que les façades de verre, permet de multiplier les manières d’exposer les produits, et fait une large place au rédactionnel. Les lettres d’information imposent un rythme bien plus soutenu que l’alternance des saisons, et, pour échapper à la fatalité des anti-spam, invitent à nouer un contact qui ne se limite pas aux annonces promotionnelles. En outre, le système de gestion des stocks propre à la vente en ligne, libérant de l’espace dans les boutiques, fait de la place à d’autres pratiques, la culture et le lifestyle investissant des lieux qui ne se veulent plus dévolus au pur shopping. C’est dans ce contexte évolutif que nous nous sommes intéressées plus particulièrement à deux marques de prêt-à-porter féminin, Sézane et Balzac Paris, qui, à des degrés divers et selon des modalités distinctes, ont fait de la prescription culturelle l’un des socles de leur identité de marque, et la font intervenir à différentes étapes du processus marchand. Nous avons déjà travaillé sur ces deux enseignes dans le cadre de précédents travaux et d’une analyse socio-sémiotique – que nous reconduirons ici – de leurs supports de diffusion et de communication : eshop, magazines de marque intégrés à leur site web, publications sur les réseaux sociaux, interviews des créatrices données dans les médias, etc. C’est précisément leur attachement à certains domaines artistiques (déclaré dans le discours de marque et sémiotisé sur ces supports), en l’occurrence à la littérature et au cinéma principalement, qui nous a conduites à analyser les processus de prescription culturelle qu’elles mettent en œuvre dans leur communication de marque. Partant de cet étonnement heuristique face à la mise en discours et en image d’une identité de marque revendiquant un héritage littéraire et cinématographique, nous avons documenté notre approche socio-sémiotique en procédant à une observation flottante au long cours sur le site web des marques, leur compte Instagram, leur compte Facebook, et effectué des captures d’écran pour archivage [1]. Un entretien a également été réalisé avec la créatrice de Balzac Paris, Chrysoline de Gastines, en 2015 [2]. On voit d’emblée qu’il s’agit ici d’un cas particulier de la prescription culturelle, celle-ci ne constituant pas une fin en soi (visant à faire lire, faire connaître des objets culturels), ni un outil au service direct de la vente (recommandations visant à faire acheter des produits culturels), mais fonctionnant par ricochet, au sein d’une stratégie globale, pour construire une image de marque (identité), renforcer l’adhésion des cibles à la marque, et inciter les consommateurs, par un effet métonymique, à acheter d’autres objets (panoplie). Nous interrogerons donc la notion de prescription sous l’angle des processus énonciatifs, sémiotiques et marketing mis en œuvre par ces deux marques pour faire de la prescription culturelle une composante de leur identité et de leur valorisation économique. On verra tout d’abord comment elles mettent en place des logiques d’hybridation, fondant leur positionnement sur des ambiances, des signaux culturels, dont la présence et l’orientation prescriptive ne vont pas de soi, mais correspondent à des phases, des cycles, dans un environnement qui se renouvelle constamment. On constatera ensuite que ce positionnement marketing qui relève d’une culturalisation de la marque implique la mise en place de procédures complexes, traversées par une tension permanente entre la recherche d’une adhésion et d’une forme de légitimité dans le processus de prescription et la crainte de se rigidifier dans une posture trop institutionnelle, trop verticale : la manière dont s’énonce la prescription est à cet égard déterminante. Enfin, il sera question des fonctions de la prescription dans l’économie globale que mettent en place ces marques afin de s’adapter au contexte commercial actuel et de s’y dessiner, à chaque instant, une place sur mesure. II. Se forger un ethos culturel : de l’« ADN littéraire » à l’élaboration d’un cadre prescriptif Comme l’argumentation, la prescription s’inscrit dans un cadre [3] que doivent partager les instances en présence pour qu’elle puisse être efficiente. En l’occurrence, elle s’appuie sur une certaine représentation de la culture, sur le contexte, les valeurs et les pratiques qui lui sont rattachées. Nous désignons ici par culture l’ensemble du champ culturel en ce qu’il est composé d’œuvres artistiques classiques ou contemporaines, d’acteurs (artistes, institutions), de relais (prescripteurs classiques tels que les journalistes, médias), d’institutions (musées, salles de spectacle, etc.) et de pratiques (sorties, visites, concerts, etc.). La prescription culturelle ne pourra pas emprunter les mêmes formes, et n’aura pas le même sens, si elle émane d’une institution patrimoniale ou pédagogique, d’un critique d’art branché ou d’une blogueuse partageant à l’occasion, et sans prétention, ses coups de cœur. Lorsque des marques de prêt-à-porter en ligne donnent des conseils de sorties au théâtre (Balzac Paris), suggèrent des lectures (Sézane), même ponctuellement et sans que cela soit absolument systématisé, on peut s’interroger sur les enjeux d’un tel positionnement par rapport aux prescripteurs culturels classiques (critiques, journalistes, institutions culturelles) et aux clientes auxquelles elles s’adressent. Ces marques construisent-elles par ces processus un ethos qui, au-delà de les distinguer dans un univers concurrentiel, participe de leur légitimation dans l’espace social ? Traditionnellement, c’est dans ses formes les plus originales (vêtements de créateurs) ou patrimoniales (haute-couture) que la mode a pu développer des partenariats avec des artistes ou des institutions culturelles dans le cadre de produits ou d’événements spécifiques relevant d’un double processus d’artification et de culturalisation [4]. Ces dernières années, le prêt-à-porter s’est pourtant aussi rapproché des artistes en développant des collaborations largement médiatisées – on songe par exemple à la collaboration Koons x H&M avec le sac Balloon dog. Plus généralement, on constate que certains « produits n’ayant rien de culturel et d’artistique au départ se voient cependant investis d’une partie des attributs symboliques de la culture et de l’art [5] ». Ce processus de culturalisation concerne aussi bien des produits alimentaires (la marque Haribo par exemple avec son musée), que des marques de prêt-à-porter qui, par l’ensemble des signes et discours qu’elles mobilisent et font converger, participent de la construction d’une identité valorisée et d’un profil-type de cible. 1) Culture et prêt-à-porter : quelques espaces mixtes Le désir des enseignes commerçantes de se mêler de culture, de la diffuser et de la prescrire, ne date pas d’hier : il faut remonter, avec Shoshana-Rose Marzel, à la naissance des Grands magasins, pour constater que très vite la pratique d’expositions artistiques, dans ces écrins que sont la Samaritaine ou les Galeries Lafayette, est un succès, favorisant un large accès du public aux œuvres présentées et permettant aux artistes de se faire connaître. Cette tradition se perpétue aujourd’hui encore, notamment au Bon Marché [6] ou à la Fnac. Dans cette lignée, mais dans un esprit un peu différent, Agnès b., en 1984, intègre à sa démarche une ouverture vers les arts, accolant à sa boutique la Galerie du Jour, où sont présentés des artistes contemporains. Sur le site qui lui est dévolu, on peut lire qu’elle « présente et défend le travail de plasticiens et photographes ». La galerie est associée à une librairie spécialisée, reconnue pour la qualité des ouvrages sélectionnés (la page dédiée en présente certains exemplaires). Ce qui se joue dans cet exemple signale différentes pistes qu’exploreront ensuite d’autres marques. Il s’agit d’abord d’utiliser une forme de notoriété de la marque (qui était déjà bien établie au moment de cette diversification) et de s’appuyer sur la personnalité de la créatrice (valorisant à la fois la subjectivité de ses goûts et son statut d’amatrice éclairée), pour proposer au client une passerelle vers un autre univers. « J’ai voulu faire une galerie pour donner à voir ce que j’aime. On dit une galerie mais on pourrait dire un endroit pour montrer l’envers et l’à côté des choses », écrit Agnès b. sur le site de la Galerie. Signalons que ces pages ne sont reliées au site de e-commerce que par un discret hyperlien en pied-de-page. Aujourd’hui, un parcours tel que celui de la Fondation Vuitton emprunte certainement autant à cet itinéraire qu’à celui, plus classique, du mécénat : la figure du collectionneur, doublée de la légitimité de la marque de luxe, favorisent le glissement du « it-bag » à la découverte artistique. Si Picasso ou Matisse, exposés parmi d’autres à la Fondation, n’ont pas besoin de cet éclairage pour être reconnus, des artistes émergents ou cantonnés à une certaine pratique, peuvent en revanche bénéficier de la médiation de la marque, comme c’est le cas avec la nouvelle collection éditoriale de la marque, Fashion Eye, qui propose à des photographes de mode de s’essayer à la photographie de voyage. La présentation de ces événements culturels sur le site commercial de Vuitton fait de la marque une caution apportée, en symétrie, à l’attrait d’un public qui n’était pas nécessairement familier des galeries d’art contemporain. Ce double rôle de découvreur et de passeur, qu’incarnent alors la marque ou sa figure tutélaire, peuvent dès lors rejaillir sur l’image de l’entreprise, qu’elles dotent d’une identité originale, mais aussi d’un supplément d’âme, la dimension culturelle partagée et les différentes valeurs qui y sont associées venant doubler et approfondir la relation commerciale. Ces deux strates, qui se développent en parallèle dans les exemples précédents, peuvent également s’associer sur le mode de la fusion : les marques prescrivent alors ce qu’elles vendent. C’est ce qui a fait pendant vingt ans le succès de colette, le concept-store parisien englobant sans distinction vêtements, produits culturels, high tech et alimentaires. Si ce mélange n’est pas nouveau, s’inscrivant dans la lignée des drugstore parisiens, il s’inspire aussi des « select stores » japonais, dont la particularité est de proposer au client un ensemble de marchandises choisies. La stratégie de colette reposait ainsi sur une essence prescriptrice, associant la découverte à l’injonction, qu’il s’agisse de nouvelles eaux à goûter au water bar, ou de graffeurs qu’il était urgent de faire connaître. Les compilations musicales de l’enseigne forment le condensé de ces processus de recommandation [7] : grâce à des DJ à l’oreille aiguisée, elles proposent une sélection inédite de morceaux rares, qui vont devenir « tendance » parce qu’ils sont commercialisés chez colette, et vont en retour diffuser et légitimer sa réputation hors du magasin (dans l’étrange site funéraire qui lui est dédié [8], des nostalgiques l’évoquent comme une « institution »). Comme ces mélodies passent en boucle dans la boutique, elles participent, plus généralement, à la création de son identité (à rebours de la musique d’ambiance uniformisée qui habite en général les commerces), et contribuent à construire un univers auquel peut s’identifier une communauté. Un dernier exemple nous permettra de creuser ces trois notions : celui d’Urban Outfitters, qui vient d’ouvrir une première boutique à Paris, mais se développe aux États-Unis depuis 1970. Sous cette bannière américaine sont aussi rassemblés des produits divers, vêtements, éléments de décoration, objets technologiques, livres et musique. Le blog du site, plus développé dans la version en anglais, présente une déclinaison d’articles allant des plus axés sur les produits (rubriques « UO Style » ou « UO Home ») aux plus éditorialisés et déconnectés de l’acte de vente (rubrique « Out and about », consacrée notamment aux city guides, et rubrique « Music Monday », proposant tous les lundis une mini playlist à écouter en streaming). Entre les deux, de nombreux articles mixent recommandation culturelle (à travers interviews et présentations d’artistes) et proposition d’achat (à travers la vente des œuvres, ou la possibilité de « shopper l’édito », c’est-à-dire d’acheter en ligne les objets dont on parle ou qui apparaissent dans les photos illustrant l’article) : l’effet prescriptif est ici directement reversé au bénéfice, symbolique et marchand, de la marque. Ce continuum liant dimension culturelle et pratique commerciale est régulièrement mis en valeur dans des formules telles que celle-ci, présente sur le site de la maison mère, URBN : « URBAN OUTFITTERS is a lifestyle retailer dedicated to inspiring customers through a unique combination of product, creativity and cultural understanding. » Matériel et immatériel, payant et gratuit, consommation et inspiration se mêlent dans une stratégie englobante, dont le « lifestyle » serait la clé. Désignant en marketing un segment commercial élargi, qui combine différents secteurs habituellement répartis entre des enseignes spécialisées (vêtement, high-tech, déco, librairie, etc.), cette manière de vivre forme aussi le cadre dans lequel peut s’énoncer la prescription : elle dessine les contours d’une identité, permet à une cible de clients de s’y reconnaître et d’y partager ses valeurs (« We share our customers’ interests and values, representing community at all times », lit-on plus loin sur le même site). Il ne s’agit pas seulement de créer une ambiance, mais à travers elle, de promouvoir un mode de vie où le développement personnel (la librairie est très axée sur ce thème), comme la recherche d’un cadre harmonieux (vêtements, décoration, alimentation) passe par la sensibilité aux différentes formes de création (musique, modelage, cuisine, écriture, design.., etc.). La prescription dépasse donc l’échelle de l’item pour se concevoir comme un tout, visant une adhésion globale, un effet de communauté, tout autant que sa concrétisation ponctuelle en actes d’achat. C’est par rapport à cet arrière-plan riche et diversifié que nous allons maintenant dégager les parentés et les spécificités de la démarche de nos deux marques de prêt-à-porter. 2) Balzac Paris et Sézane : de l’empreinte à l’injonction culturelle Balzac Paris et Sézane sont deux marques de prêt-à-porter féminin en ligne, qui se caractérisent par un fort embrayage culturel [9], mis en valeur aussi bien au niveau de la caractérisation de leurs produits que des contenus discursifs accompagnant leur mise en vente. Cet embrayage forme un premier niveau de prescription, qu’on pourrait qualifier de latent, puisqu’il ne s’actualise que dans la connivence et sous la forme de références partagées : la marque s’inscrit dans un univers culturel prescrit (les « classiques »), qui lui préexiste et qu’elle se contente de réactiver. Le patrimoine littéraire (pour Balzac Paris) et cinématographique (pour Sézane) apparaît ainsi comme le terrain de prédilection sur lequel elles cherchent à prendre pied. Si évoquer l’« ADN » d’une marque est devenu un poncif de la mercatique, Chrysoline de Gastines, la co-créatrice de Balzac Paris, cherche à se différencier en le qualifiant de « littéraire » dans ses interviews et sur les réseaux sociaux. En effet, Balzac Paris affiche d’emblée sa parenté avec la littérature, liant sa création en 2011 à la découverte de L’Art de nouer sa cravate et du Traité de la vie élégante de Balzac. La marque obtient ses premiers succès avec des sweat-shirts littéraires brodés aux prénoms de couples célèbres d’écrivains. Sur son site, c’est la littérature classique qui est surtout convoquée, avec quelques incursions dans le contemporain ou le domaine étranger – elle proposait par exemple un sweat Orgueil et préjugés en 2015. Créée par Morgane Sézalory en 2013, la marque Sézane nous oriente quant à elle dans un premier temps vers le cinéma, la musique, les voyages, puis, de plus en plus, vers la littérature [10]. Le corpus visuel et textuel accompagnant la présentation en ligne de ses produits, sur son site et sur les réseaux sociaux, montre l’élaboration de liens étroits entre marque et culture, qui se prolongent aujourd’hui dans les espaces de vente matérialisés. Œuvrant à ce « mixage des genres et [à la] déstabilisation des distinctions traditionnelles » que décrivent Gilles Lipovetsky et Jean Serroy dans L’esthétisation du monde, ces deux enseignes remettent en cause, à leur tour, l’opposition entre « culture artistique et culture matérielle, art et économie, avant-garde et marché, création et industrie [11] ». Leur inscription active dans le champ culturel se traduit par le développement de plusieurs stratégies complémentaires. La première stratégie s’actualise sur le mode de l’empreinte. Pour que l’ADN culturel s’exprime, il faut que le consommateur en détecte les signes, en repère les affleurements. Le « naming », notamment lors de la création d’un nom de marque, est à la base de la stratégie d’identité d’une entreprise. Le choix réalisé par Balzac Paris signale de manière transparente l’attachement de cette ligne de prêt-à-porter à un substrat littéraire qu’elle a ensuite décliné pour désigner ses premières collections (« La vie élégante », « La poésie des sens » sont des expressions tirées de textes balzaciens [12]). Ce positionnement littéraire est assez original parmi des pratiques marketing plus focalisées sur la musique et les arts plastiques [13]. De la même manière, Sézane (dont le rapport onomastique à l’univers pictural est moins certain, formé avant tout par la contraction du nom de sa créatrice), s’inspire par exemple d’André Breton (collection « L’Amour fou ») ou de Fellini (collection « La Dolce vita »). Ce sont ensuite les noms des produits qui, comme autant de sceaux apposés sur leur présentation, vont doter les vêtements d’un cachet culturel. Ils sont désignés, chez Balzac Paris, par des prénoms d’écrivains (baskets Honoré – comme Balzac, chemise Marguerite – comme Duras), des patronymes d’écrivains (robe Sagan, jean Voltaire, sac Barthes), des prénoms de personnages littéraires (chemise Ulysse, salopette Gavroche, jupe Nana). Chez Sézane, c’est plutôt le cinéma qui est à l’honneur, avec une ouverture internationale : sac Gatsby, robe Fellini et sweat-shirt Dean (James Dean). Cette présence culturelle s’étend au patrimoine touristique : Capri, les Pouilles déclinant en capsules la tonalité italienne de La Dolce Vita. Ce rapport culturel à la dénomination ne se limite pas aux noms propres : les marques empruntent à l’univers littéraire des termes qu’elles détournent pour désigner leurs produits. Par exemple, la boutique pop up ouverte par Balzac Paris à Noël 2016 s’intitulait « Café littéraire », tandis que la deuxième enseigne ouverte par Sézane s’appelle « La librairie ». Cette tendance se confirme lorsque Morgane Sézalory lance à l’automne 2016 une capsule de mode masculine qu’elle nomme « octobre éditions [14] », mobilisant l’aura attachée au secteur de l’édition au sein des industries culturelles et cultivant une ambiguïté volontaire jusque sur les devantures et sur les supports de communication. La prescription joue ici en arrière-plan : implicite, elle ne s’actualise que par la référence à un univers culturel partagé, par la sélection d’œuvres suffisamment marquantes pour faire signe au plus grand nombre, par la convocation de nos souvenirs de lectrices ou de nos émois cinéphiliques, par l’activation, peut-être, d’un désir de voir ou de revoir certains films, ou du moins d’un fétichisme glissant de la possibilité de les porter en soi, à celle de les porter « sur » soi… On voit que l’objectif n’est pas ici, comme chez colette par exemple, de défricher des champs culturels encore vierges, mais plutôt d’entretenir avec la culture, conçue comme patrimoine immatériel et corpus, une forme de familiarité, soulignée par les effets de connivence. Une deuxième stratégie s’inscrit dans cette perspective, faisant de la culture un décor, un cadre de vie. En effet, l’univers visuel de Balzac Paris et celui de Sézane, tels qu’ils se déclinent sur les sites et les réseaux sociaux, dessinent des espaces saturés de signes culturels surdéterminés, au premier rang desquels l’objet livre. En piles, en rangées, tenu en main ou négligemment déposé sur une table basse, une table de café ou sur l’étagère d’une bibliothèque, le livre envahit également photographies de mode, appartements privés et boutiques. Les photographies donnent à voir un quotidien habité par la littérature, dans lequel la consommatrice ciblée est appelée à se reconnaître ou à se projeter – ainsi fonctionne l’injonction latente. À la limite, cependant, par la banalisation de sa présence, le livre apparaît comme un accessoire de décoration comme un autre, il convient de le disposer, tout autant que d’en disposer [15]… Balzac Paris pousse cette logique assez loin, et l’assume, en mettant en vente, à Noël 2015, des lots de livres vintage choisis essentiellement pour leur aspect désuet et leurs couleurs assorties. Impossible de connaître à l’avance les titres ou de les acheter à l’unité. C’est donc bien l’objet, son apparence et non son contenu, qui est ici pris en compte. Il faut s’entourer de livres, peu importe de les lire. C’est d’ailleurs aussi Balzac Paris qui joue avec l’objet livre, proposant par deux fois des emballages ludiques qui en imitent l’aspect. Cette dimension décorative est confirmée par l’omniprésence, chez Sézane, des affiches de cinéma et des photographies encadrées, qui assument cette double identité culturelle et ornementale. On peut toutefois inverser la proposition et montrer que le décor tend à se « culturaliser » dans nos deux univers : dans les photographies de mode, la convocation du Paris haussmannien ou d’univers culturels étrangers est un facteur d’esthétisation du réel. Mieux encore, certaines photographies sur le site web s’inspirent plus ou moins directement de scènes de films [16], convoquant un déjà vu qui fonctionne comme un prisme esthétique, un filtre culturel. On retrouve l’idée du supplément d’âme : ces allusions renforcent l’ancrage des marques dans un univers culturel inclusif, la dimension prescriptive se développant cette fois de manière immersive, dans un cadre rassurant, véhiculant des valeurs partagées, esthétiques et hédonistes. Une troisième stratégie permet, à partir de cet ancrage, de passer à l’acte. La culture ne se limite pas à cette présence familière mais diffuse, elle s’incarne aussi en un certain nombre de pratiques. Les aperçus que donnent les deux créatrices de leur vie personnelle (exercice délicat entre sincérité et promotion de la marque) dans des interviews ou des portraits (sur des sites comme The Socialite family, de Constance Gennari, par exemple), font état de diverses pratiques culturelles : lire, chiner, aller à des expositions, voyager… Et la manière dont la marque Sézane met en avant et joue avec la figure de sa créatrice Morgane Sézalory sur les réseaux sociaux, est à égard révélatrice de son rôle de prescriptrice de pratiques culturelles – fussent-elles parfois un peu caricaturées. En effet, la grande perméabilité entre les comptes instagram de la marque et de sa créatrice est au centre d’une stratégie visant à donner corps à des valeurs – dont l’attachement au livre comme objet et à la littérature n’est qu’un élément parmi d’autres – qu’elle porte et qu’elle entend incarner. Plus nettement encore, les personnalités présentées dans les rubriques magazines des sites des marques font la part belle aux questions culture : on leur demande de citer un livre, un disque, un film… Ces collaboratrices, partenaires, créatrices invitées, se présentent comme des pratiquantes de la culture, elles l’incarnent dans leur mode de vie. Il y a donc clairement mise en scène d’ethos culturels, qui proposent des modèles, des conduites exemplaires. Un deuxième niveau consiste à proposer des activités culturelles aux clientes de la marque. Balzac Paris a ainsi organisé dans un premier temps plusieurs manifestations ponctuelles : un atelier d’écriture, un café littéraire, un salon littéraire. Sézane est allé plus loin en mettant en place un partenariat avec MK2 afin d’ouvrir une salle de cinéma (au sous-sol de sa boutique) en lien avec la collection Dolce Vita. Même si cette activité a vite été mise en sommeil, elle témoigne d’un souci de médiatiser l’offre culturelle qui s’est épanoui avec La Librairie. Dans cette boutique de Sézane, il était possible de consulter sur place une sélection de livres, autour d’un café, et même de les acheter : la demande récurrente a poussé la marque à se lancer, en 2017, dans le métier de libraire, même si c’était à petite échelle. Des projets d’événements littéraires, signatures ou autre, étaient alors en préparation. Même si aujourd’hui ce filon semble abandonné, il est symptomatique de ce désir de créer un cadre associant l’empreinte culturelle à un double geste de sélection et d’incitation. Tous ces éléments montrent de manière significative une prédilection culturelle à l’œuvre qui entend fonder une partie de sa stratégie dans le glissement d’une marque énoncée comme culturelle via son positionnement marketing à une culture de marque la positionnant comme prescriptrice. Pour reprendre les termes d’Yves Jeanneret, on glisse facilement d’une logique de « prédilection » à une « prétention » culturelle, dans la mesure où peut se dessiner la tentation de faire preuve d’expertise et de prosélytisme. La prescription, dont nous avons jusque là étudié les fondations, peut alors s’énoncer clairement. III. Les formes énonciatives de la prescription culturelle La construction d’un univers culturel associé à chacune des marques repose, on l’a vu, sur des marqueurs symboliques qui évoquent, à des degrés divers, principalement la littérature et le cinéma. Quelles sont à présent les modalités selon lesquelles ces marques dépassent cette hybridation du littéraire et du commercial, ce marketing expérientiel, pour se positionner plus explicitement encore dans le champ culturel, jusqu’à s’énoncer comme prescriptrices ? En d’autres termes, comment naturalisent-elles leur démarche ? Si l’on considère la prescription comme la capacité à énoncer, dans le secteur culturel, ce qu’il faut lire, voir, faire, l’énonciation est ici à entendre dans le double sens discursif et éditorial, dans la mesure où les formes agencées à l’écran (sur les sites web) donnent à voir le pouvoir instituant d’un travail du texte qui puise dans l’imaginaire médiatique et les références culturelles [17]. Cette complexité des pratiques s’accompagne, comme nous l’avons déjà suggéré, d’une variation dans le degré d’explicitation de la démarche prescriptive. Les formes générales par lesquelles les deux marques conseillent, invitent à des lectures, à des activités culturelles présentent une grande variété, oscillant en permanence entre déclarations précises (parfois explicites dans les zones magazines des sites web des marques) et des formes plus implicites, plus diffuses (titres disséminés, citations, photos représentant des ouvrages). La légitimité de la marque se construit dans l’empilement de ces strates prescriptives. Ce choix de stratégies mobiles et discontinues pointe aussi la crainte de se figer dans le trop « intello » : plusieurs déplacements permettent ainsi aux deux marques de s’inscrire dans le champ culturel sans adopter une posture trop autoritaire. Nous allons voir qu’elles mettent en scène la prescription plutôt sous l’angle d’une rencontre de hasard que d’une injonction préméditée, qu’elles diluent volontiers son énonciation dans une polyphonie qui rassemble experts et témoins (des relais), et qu’elles empruntent à l’occasion un filtre éditorial pour la mettre en forme (le magazine). 1) De la liste à la pile, les joies de la sérendipité Un premier déplacement consiste à recueillir les témoignages des clientes sur leurs pratiques culturelles plutôt qu’à leur imposer des formes spécifiques, dans une approche qui se veut « conversationnelle [18] » et destinée à valoriser le consommateur autant qu’à maquiller toute intention marchande. Balzac Paris, au cours de l’été 2016, adressait par exemple ce post sur Instagram à ses fidèles : « Prendre le temps, quelles sont vos lectures de l’été ? Il nous reste 15 jours pour nous y plonger et plus si affinités ! ». De même, à l’automne 2018, pour animer la collection intitulée « Le Cercle » en référence explicite [19] aux salons littéraires du xviiie siècle, la marque organisait des rencontres entre clientes pour évoquer la question de l’écriture et partager leurs lectures préférées, et en partenariat avec la collection Pavillons poche [20], insérait de manière aléatoire un roman dans certaines commandes des clientes. Les deux marques se donnent ainsi comme des médiations conviviales du devoir-lire [21], et plus généralement d’un devoir-se cultiver, mais dans la légèreté d’une pratique qui se doit d’être naturelle et pas systématisée. Lorsque Balzac Paris propose, à l’automne 2017, un tee-shirt simplement orné de deux verbes en lettres rouges « Lire et danser », c’est dans une scénographie commerciale qui entend là encore désamorcer tout étiquetage ou connotation trop savants : le mannequin joue avec le livre qu’elle tient ouvert, cachant à moitié son visage. Cette « prétention culturelle » est confirmée par une des vendeuses de la Librairie (Sézane) nous expliquant [22] avec regret que les « jeunes femmes d’aujourd’hui ne lisent pas », et se réjouissant que cet espace soit une porte d’entrée possible dans la lecture – dont elle dit être l’exemple même. On peut dès lors s’étonner qu’aucune liste, sur le site ou sur place, ne répertorie les ouvrages pourtant proposés à la vente ou qu’aucune page ne compile les conseils donnés par les personnes interviewées dans le Journal de Sézane ou les lectrices de Balzac. Ces conseils, souvent brefs (un titre ou deux, seule la styliste de Balzac Paris, dont la marque fait le portrait dans son Journal, liste une dizaine de titres [23]), sont condamnés à rester perdus dans la chronologie des échanges d’un fil instagram ou dans le dédale des pages d’un journal foisonnant d’interviews et de portraits. Tout se passe comme si ces conseils n’avaient de valeur que dans l’instantané d’une conversation, d’une story sur Instagram, dans l’éclat et le désordre de la trouvaille. À l’Appartement, la boutique principale de Sézane, certaines chaussures exposées sont placées sur des piles de livres. Alors que des piles similaires, figurant sur les shootings de chaussures et de sacs visibles sur le site, ne permettent guère d’identifier des titres spécifiques, la réitération en boutique de cette expérience permet d’en préciser la vocation prescriptive : en saisissant un escarpin, on peut rencontrer un livre [24]. Ainsi, les deux marques n’institutionnalisent pas leur pratique prescriptive, ni dans les faits, ni dans l’économie générale du site qui favorise plutôt la sérendipité. Loin du corpus et de la to do list, la prescription prend ainsi plus volontiers la forme de la pile qui expose une sélection sans imposer un choix. Les photos de mode elles-mêmes, tout comme les scénographies marchandes dans la boutique, s’inscrivent dans une stratégie semblable lorsqu’un titre, comme de manière fortuite, entre dans le champ et s’offre au regard de la cliente. Ce qui intéresse les marques, c’est donc moins le caractère anthologique de la prescription que son caractère performatif, sa capacité à instituer, sur le vif, un rapport de transmission ou de connivence qui spécifie leur identité : je prescris, donc je suis. 2) L’expert, le journaliste, le témoin : à la recherche de relais légitimes de la prescription culturelle Faire vivre des marques, les éditorialiser sur le site consiste pour partie à proposer des contenus informationnels et la culture représente à cet égard un vivier intéressant pour alimenter le flux médiatique. C’est aussi, dans une logique marketing, la volonté de faire durer la visite des internautes sur le site qui amène les marques à assumer davantage, ici ou là, une posture de recommandation culturelle. Un second déplacement consiste donc à éditorialiser les recommandations faites par des prescripteurs autorisés, autrement dit à prendre en charge les conseils donnés par des figures légitimes de la culture. Sézane s’est distinguée (de manière plus massive que Balzac Paris) par un tournant culturel entre 2016 et 2018 et s’est autorisé des formes directes de prescription culturelle, dont l’exemple emblématique et symbolique était bien sûr la Librairie, qui proposait des murs entiers remplis de fictions issues de la Collection Blanche de Gallimard, des catalogues d’exposition, mais aussi quelques beaux-livres type coffee table books (photographie, design, mode), des livres pratiques (cuisine), l’ensemble composant un panel assez hétéroclite, dont le dénominateur commun était le choix personnel de Morgane Sezalory. La librairie a, depuis janvier 2018, fermé ses portes, pour céder la place à une boutique solidaire qui est encore ornée de livres de la collection Blanche, mais qui figurent, semble-t-il, en simple décoration. Cette volonté de prescription directe d’une collection éditoriale prestigieuse s’est également cristallisée, à la même période, dans les conseils de lecture, d’expositions, d’événements culturels et sportifs qui composent par petites touches le Moodboard de Sézane et dont l’orientation est explicite, dès l’en-tête : « Le moodboard, un rendez-vous pour vous dévoiler nos coups de coeur, nos bonnes adresses, nos sorties favorites, nos livres préférés, ou des images qui font rêver… tout ce qui nous fait vibrer et qu’on a envie de partager ! Cette semaine, des jardins extraordinaires, une librairie sur l’eau, du yoga rock et des cocktails gourmands… [25] » À titre d’exemple, le Moodboard du 23 mars 2017 [26] proposait huit entrées qui constituaient autant de recommandations d’événements culturels ou sportifs en cours : de la peinture, du cirque, de la musique au Palais de Tokyo, du sport en ville, une exposition au musée Picasso, l’annonce de la parution d’un recueil de Mona Ozouf (La Cause des Livres), la présentation d’un restaurant insolite et les créations d’un designer composaient ainsi les entrées de ce magazine hebdomadaire. Cet exemple est intéressant parce qu’il a la particularité de mettre en abyme la prescription : Mona Ozouf, dont l’ouvrage intitulé La cause des livres est recommandé dans la sixième rubrique, est elle-même présentée comme prescriptrice. L’astuce ici consiste à s’appuyer sur une figure présentée comme incontournable, et qui prend elle-même une posture de prescription, ce qui limite le risque pour la marque. De la même manière, dans le moodboard suivant, c’est une librairie qui est citée, originale par sa situation sur une péniche, mais très classique et très légitime, dans son autorité prescriptive. Sézane met donc en scène de « grands » prescripteurs classiques, des experts, qui lui servent de relais et de garants dans cette activité pour laquelle elle n’apparaît pas naturellement légitime et qu’elle a depuis, du reste, considérablement ralenti. Une deuxième manière de contourner le problème de l’expertise consiste à noyer la source du discours dans une impersonnalité énonciative de bon aloi. Dans le Moodboard de Sézane à nouveau, on lit dans la description de la péniche-librairie : « On y trouve de nombreux ouvrages spécialisés et l’on peut également assister à des ateliers, des expositions ou encore des lectures sur place. L’endroit parfait pour se laisser bercer et s’échapper du quotidien… [27] ». Ce mode énonciatif rappelle la chronique journalistique ou les pages culture de tel ou tel magazine féminin. Par l’ambiguïté du pronom impersonnel, l’énonciation s’offre un effet d’objectivation, tout en englobant la marque et ses lectrices, renvoyant à une forme de communauté invisible. Une troisième stratégie, privilégiée cette fois par Balzac Paris, consiste à choisir une approche narrative et émotionnelle de la culture, absente chez Sézane. En effet, dans le Journal de Balzac Paris, les prescriptions culturelles sont plus rares [28] mais elles sont toujours incarnées, signées et restituées sur un mode narratif. C’est ici le témoignage qui est valorisé : la recommandation culturelle repose non sur une évaluation proposée par un expert comme dans la prescription culturelle classique, mais sur une suggestion étayée par le jugement singulier [29], très en vogue avec l’engouement pour des formes renouvelées de prescription [30]. L’héritage de la forme blog du journal, ses pratiques rédactionnelles et ses modalités discursives intimistes renforcent la dimension personnelle du conseil de sortie théâtrale énoncé par Balzac Paris [31] : En ce vendredi soir, […] filez voir la dernière pièce d’Alexandre de la Patellière et Matthieu Delaporte mise en scène par Bernard Murat. Une jolie pièce qui touche un sujet de notre vie quotidienne (on vous laisse découvrir l’histoire ; )) en mettant en scène Bérénice Bejo et Stéphane de Groodt (un chouchou de la Team) via le procédé du « théâtre dans le théâtre ». C’est Loreleï qui est allée voir cette pièce amusante et surprenante, elle vous la recommande chaleureusement. On notera ici les modalisations, les appréciations subjectives et la désignation finale de l’intermédiaire prescripteur, Loreleï. Qu’elles mobilisent des figures légitimes de prescription ou qu’elles recourent à des formes plus subjectives, avec ces relais efficaces et de confiance, les marques éditorialisent, voire prennent en charge la prescription culturelle dans un pacte de confiance clarifié. Il s’agit bien de façonner les contours d’une marque attractive autrement que par son offre vestimentaire, une marque qui tend vers le média. 3) Le glissement vers le magazine Car un autre moyen de fabriquer une autorité en matière de prescription consiste à convoquer des formes symboliques, textuelles, éditoriales qui font elles-mêmes déjà autorité. Depuis les années 1990 et avant même l’apparition du web, nombre de marques se sont dotées d’un magazine, captant l’héritage symbolique du journalisme [32] pour naturaliser leur discours sur la consommation tout en proposant une relation au monde qui les valorise [33] afin de générer une notoriété, une image et une attractivité fortes, à même de fidéliser une clientèle [34]. Dans cette lignée, le Journal de Balzac Paris, ainsi que le Moodboard de Sézane auquel a succédé le Journal, sont deux dispositifs éditoriaux en ligne qui tendent à requalifier les marques en médias culturels par l’emprunt des formes éditoriales et du ton de connivence propres au magazine de marque. Dans les deux cas, les contenus des rubriques sont assez voisins et puisent notamment – comme il se doit dans les magazines de marque qui inscrivent là une certaine prétention culturelle et médiationnelle –, dans les genres rédactionnels nobles liés à la culture [35] à travers des portraits ou des interviews d’artistes. Les deux marques se positionnent en outre sur le terrain du voyage (« Cityguide by Sézane [36] », « Voyages » sur Balzac Paris), et des tendances culturelles, sociétales avec le « carnet de tendances » chez Balzac Paris, qui correspond en quelque sorte au Moodboard de Sézane. Chaque marque travaille cette matrice médiatique pour l’adapter à ses stratégies dans un processus d’anamorphose à visée opérationnelle. Avec Sézane, « l’effet rubrique [37] » vient cadrer le discours, mettre en exergue la dimension journalistique (interview, reportage) plutôt que la parole publicitaire, surtout quand les portraits concernent des professionnels des médias (styliste, chroniqueuse tv, rédactrice mode). Dans une approche différente, la référence médiatique choisie par Balzac Paris, le blog, permet à la marque d’adopter un ton plus léger encore que celui du magazine de marque, qui joue sur la complicité à établir avec les clientes. Le titre même de la rubrique, « la minute culture », en dit en effet long sur cette démarche de conseil de sortie culturelle qui est affirmée tout en étant minimisée. Dans les deux cas enfin, sur le plan visuel de l’image du texte [38], les marques convoquent la mémoire sociale des formes médiatiques [39]. Le logo de Balzac Paris joue sur la complémentarité entre typographie cursive et imprimée, le macaron « Cityguide by Sézane » orne les pages touristiques du site, des lettrines ouvrent les rubriques : tous ces effets d’estampille convoquent l’opérativité historique et symbolique des formes sémiotiques – ici l’héritage typographique lié à l’imprimé, qui renvoie à la tradition du magazine de marque et plus globalement à l’une des formes de prescription évoquée par Louis Wiart [40], la prescription éditoriale. C’est donc la marque-média qui est façonnée en tant qu’elle se positionne d’une part comme dotée d’une origine (1830 pour Balzac Paris), d’une légitimité qu’elle s’auto-attribue, détentrice d’expérience et de savoirs, d’autre part comme apte à émettre moins des jugements de valeur que des sélections [41] – en accord avec son identité en construction – dans une offre pléthorique : quelques films, quelques expositions, des adresses gourmandes (pâtisseries, restaurants), des comptes à suivre sur Instagram en dehors de la marque, des livres à consulter voire à lire. Ces sélections ponctuelles, variées, qui s’inscrivent dans le secteur culturel mais pas seulement, et qui sont énoncées via le régime du « coup de cœur » de l’équipe permettent de glisser, comme insensiblement, du prêt-à-porter au prêt-à-prescrire. Le recours à la forme éditoriale n’est ici qu’une des modalités sémiotiques que peut emprunter la prescription [42] mais elle vise avant tout à participer à l’élaboration d’un profil-type de cible et s’inscrit dans un projet marketing qui tend à faire converger tous les discours de la marque vers celui-ci. Plus encore, à travers l’éditorialisation de ses coups de cœur et l’énonciation de certains conseils de sorties, on glisse des relations instrumentées d’une marque au patrimoine culturel à la fabrication d’une culture de marque qui s’archive dans le flux des publications sur les réseaux. Qu’importe dès lors que la prescription culturelle ne soit pas forcément poursuivie de manière systématique par nos deux marques sur le long terme : elle a acquis, par le dispositif médiatique et symbolique dont elle s’est dotée, une valeur qu’elle mixe aux idéologies de « partage », de « participation » associées au web 2.0 et singulièrement aux réseaux sociaux ; elle s’exprime à travers des formes peut-être perçues comme plus créatives et subjectives de la recommandation [43]. Mieux, la raréfaction de celle-ci, en des espaces qui ne sont pas traditionnellement consacrés et consacrants, lui donne une certaine crédibilité et éloigne le soupçon de partenariat ou de promotion qui entache souvent la prescription. Ainsi, loin de revendiquer haut et fort une autorité qu’elles n’ont pas, Balzac Paris et Sézane recourent à la prescription dans la logique performative d’une démarche auto-instituante. Leur pratique, toute en esquives et en faux-semblants, joue sur les coïncidences, les allusions, manie le tuilage des discours, se coule dans différentes formes, construisant un ethos ad hoc à mesure que s’énonce la prescription. Il s’agit maintenant d’explorer les finalités que se donnent de tels agencements. IV. Fonctions de la prescription culturelle Balzac Paris et Sézane prennent assez naturellement place dans un environnement d’hyperchoix [44], qui valorise leur posture d’instances de sélection culturelle en regard d’un « régime d’alerte [45] » généralisé. Mais cette inscription dans le cours des choses ne doit pas occulter la dimension économique qui configure ces effets discursifs en véritable stratégie marketing. La prescription culturelle, parce qu’elle est un outil capable de créer la relation avec les clientes, parce qu’elle abonde l’identité de marque avec des valeurs culturelles et socialement reconnues, parce qu’elle crée du désir enfin, demeure avant tout productrice de valeur économique. En d’autres termes – fût-elle atténuée dans ses formes et gérée avec parcimonie – elle est un des leviers de la « sémantisation » par laquelle ces deux marques de prêt-à-porter acquièrent une valeur économique en associant « des mondes matériels et des mondes immatériels [46] », ici des vêtements et des recommandations culturelles. Nous allons à présent envisager certaines des fonctions qui nous paraissent au service de cette valorisation économique de la prescription culturelle. 1) Une fonction valorisante Au-delà du paradoxe évoqué précédemment concernant l’absence de légitimité a priori de nos marques dans le champ culturel, peut-on retourner la proposition et voir dans la culture un faire-valoir pour la marque à même de lui donner un socle artistique ? Le succès des expositions d’œuvres d’art réalisées dans les grands magasins dès le xixe siècle et leur pérennisation actuelle évoquée dans la première partie invitent en effet à y voir une forme de contagion par laquelle l’aura des œuvres d’art rejaillit sur l’enseigne. C’était du reste bien le but poursuivi par Octave Mouret pour son célèbre magasin Au Bonheur des dames qui, note Zola « venait d’ouvrir un buffet, […] et un salon de lecture, une galerie monumentale, décorée avec un luxe trop riche, dans lequel il risquait même des expositions de tableaux [47] ». Dans notre cas précis, deux types de valorisation se produisent notamment, qui ont pour ambition de sortir des cycles courts d’une mode vécue parfois comme un travers de la consommation. L’ancrage culturel inscrit d’abord l’éphémérité propre à la mode dans un temps plus long, marqué d’authenticité et de reconnaissance. Du côté des vêtements, les « basiques » de Balzac Paris deviennent des « classiques » (notons le glissement du lexique de la mode à celui de la littérature dans le discours de la marque) et la touche « vintage » de Sézane acquiert un certificat d’authenticité grâce au voisinage des images d’époque et des clichés cinématographiques. Du côté des contenus rédactionnels, on remarque la durabilité des articles à dimension culturelle. Alors que les saisons et les collections capsules passent, la partie magazine des sites sédimente, produit un corpus de conseils culturels destiné à durer. Ne demeurent parfois aussi d’une collection que des traces éparses sur les réseaux sociaux, mais surtout des références. De l’Amour Fou, capsule de février 2017, ne subsiste guère qu’une éditorialisation par la marque sur Pinterest [48] qui met l’accent sur les références culturelles dont elle s’est inspirée : « Du regard amoureux dans L’Amant, à l’attraction séductrice d’À bout de souffle, ou encore la liaison dévorante dans Hiroshima mon Amour : ces amours fous, passionnés, transgressifs du cinéma et de la littérature sont de belles leçons de séduction mais aussi une source inépuisable d’inspiration… » La temporalité obsolescente de la mode s’inscrit dans le temps long d’une histoire culturelle. Le deuxième effet légitimant de la prescription est de donner corps à ce désir ressassé par Chrysoline de Gastines (Balzac Paris), d’incarner « la mode autrement ». Chez Balzac Paris comme chez Sézane, le supplément d’âme offert par les portraits de l’équipe et de partenaires, ainsi que la mise en avant de valeurs culturelles, susceptibles d’être largement partagées, procurent à la marque une forme de reconnaissance, et inscrivent les consommatrices dans une logique de « distinction », au sens bourdieusien du terme [49]. Plus nettement encore, lorsqu’elle s’énonce, la prescription enclenche un processus performatif, qui touche autant l’émetteur que l’objet culturel qu’il promeut. À l’instar de l’idéologie, telle que la définit Michel Serres, la prescription « n’est jamais qu’un discours qui dessine une place où se place celui qui tient à tenir ce discours [50] ». 2) Une fonction phatique L’activité prescriptive, par la relation qu’elle instaure, prend également sens dans la temporalité particulière du web et des réseaux sociaux. Rester en contact suppose une gestion très fine de la périodicité. Yves Jeanneret a montré comment l’émergence de nouveaux outils médiatiques faisait peser sur l’ensemble des acteurs une pression qu’il décrit comme un pouvoir de « réquisition [51] » : il faut être présent et actif sur tous les plans. La modestie des équipes et le volume réduit de la production des marques que nous étudions impliquent donc une gestion économique du contenu, incluant adaptabilité aux différents formats et possibilité de réemploi. Lorsque le rythme des publications doit devenir quotidien, voire pluriquotidien sur les réseaux sociaux, il est important de compléter l’annonce des produits et de faire patienter les clientes entre deux capsules. Les avantages de la recommandation culturelle à cet égard sont nombreux. D’abord, branchée sur l’actualité [52], cette dernière donne du rythme : elle crée des événements destinés à nourrir le lien – telles les news du mercredi chez Sézane. Ensuite, par le biais des citations d’auteurs ou d’artistes que Balzac Paris publie sur son site ou que les deux marques mettent en circulation régulièrement sur les réseaux sociaux [53], les grands écrivains fournissent de la copie, gratuitement, et la mise en scène des livres et des citations calligraphiées, tout comme comme les photographies et les extraits vidéos, nourrissent le fil Instagram. Enfin, les marques jouent sur l’émotion suscitée par un aphorisme, une image forte, une scène de cinéma célèbre. Le « moodboard » devient à cet égard emblématique de cette volonté de « partager » régulièrement des expériences positives, propices à la fidélisation. 3) Une fonction mimétique Les figures sur lesquelles s’appuient volontiers les marques forment autant de relais, de médiations vers l’univers culturel, nous l’avons vu. Or dans cette configuration, le triangle prescriptif redouble, et réactive, le triangle mimétique [54]. Cette volonté « d’incarner » la prescription culturelle permet en effet de la situer dans un rapport de séduction dont la marque sera en dernier lieu la bénéficiaire. Il s’agit tout d’abord pour la consommatrice de désirer ce que désirent les autres – principe qui fonde en large partie les effets de mode. Dans le cas qui nous intéresse, le détour par la prescription culturelle détourne momentanément ce désir mimétique vers un objet culturel, déconnecté de la relation commerciale, et donnant à la rivalité l’apparence positive de l’émulation. Le désir mimétique implique ainsi, sur son versant pacifique, l’admiration du modèle, l’émulation collective et la mise en conformité avec un groupe. Pour en être, en attendant de lire le livre ou d’aller voir l’exposition, on peut déjà craquer pour le vêtement cité à côté, en d’autres termes : « shoper l’édito », comme on le lisait sur le site d’Urban Outfitters. Mais ce mimétisme prend aussi une autre forme, qui relève davantage de la mise en scène visuelle des sites : il s’agit alors de désirer ce qui rend désirable. En effet, sur ces photographies, l’image même de la femme cultivée est désirable, ou plus exactement, l’image désirable que nous renvoient les photos de shooting de Balzac Paris ou de Sézane est celle d’une femme cultivée. Les différentes scénarisations (la terrasse de café, la lecture au lit, les lectrices attirantes) dessinent les contours d’une intellectualité vague et glamour, dans laquelle il est tentant de se projeter. Comme le souligne Marielle Macé, « il y a l’hypothèse d’un bonheur dans chacun des lifestyles […] : l’image y exerce une formidable force de traction, de soulèvement intime vers le séjour d’une vie désirable, possible même […] [55] ». Suivre la prescription, c’est alors soigner sa propre image et se rapprocher de ces modèles. L’icône de la Parisienne, très présente chez les deux marques, synthétise ce mélange d’élégance et de culture – le livre le plus vendu à La Librairie de Sézane leur est d’ailleurs consacré [56]. 4) Une fonction éthique Chez Sézane comme chez Balzac Paris, c’est l’ensemble de la vie qui est l’objet d’une stylisation. L’offre « Lifestyle » esquissée ponctuellement par Balzac Paris et développée par Sézane, forme une proposition globale, de l’ordre de la panoplie : outre les vêtements on trouve linge de maison, bougies, maroquinerie, nourriture, papeterie, livres… Mais ce mouvement est redoublé au niveau culturel dans la mesure où la marque offre, dans l’agencement même de ses supports de communication, une panoplie culturelle qui relève aussi du prêt-à-porter – citations, adresses, références d’œuvres. Comme le souligne la blogueuse Lili Barbery à propos de Sézane : « Sa force est d’avoir compris qu’aujourd’hui, quel que soit le produit à vendre, il ne se suffit pas à lui même. C’est un style de vie que les clients veulent s’offrir, pas juste une robe ou une paire de chaussures [57]. » Réexaminons maintenant la notion de « moodboard » en regard de ces panoplies. Le terme désigne au départ un outil créatif, utilisé notamment dans les domaines du design et du graphisme, mais aussi dans la communication ou la mode. Il s’agit de rassembler des sources d’inspiration très diverses – des photographies, des couleurs, des textures, des éléments typographiques ou textuels – dont le rapprochement va aider à circonscrire une tendance, à dessiner une ligne, une orientation créative destinée à s’incarner par exemple dans une identité graphique ou une collection de mode. Il se rapproche du « carnet de tendances » évoqué par Balzac Paris. Un moodboard est présent dans la boutique de Sézane nommée L’Appartement. C’est aussi sous cette même forme que Morgane Sézalory avait choisi pendant un temps (printemps 2017) de se présenter et d’expliciter sa démarche. De même que le moodboard dessine une tendance, le patchwork des résonances affectives et des références culturelles est la clé d’un « je suis ». Cette invitation à se trouver soi-même est un leitmotiv des interviews de Morgane Sézalory. Dans le même esprit on peut lire sur le site de Balzac Paris une citation de Sartre : « Je suis la somme de mes choix ». Le moodboard apparaît par conséquent comme la matrice d’un certain « souci de soi » : nos marques, collectionnant des objets, des citations, des « insta inspirants », cherchent par cette émulation culturelle à enclencher une pratique. Cette intégration existentielle du disparate des expériences n’est pas sans rappeler les hupomnêmata chers à Foucault, carnets individuels et recueils de discours lus et entendus, mémoires manuscrites à visée opérationnelle [58]. Il s’agit d’une certaine manière d’échantillonner la culture commune à des fins personnelles, dans une optique de construction de soi [59]. Ce parallèle s’incarne très concrètement dans le choix des accessoires présentés en boutique. En effet, au milieu des livres, se glissent toujours des carnets. Dans les boutiques Sézane, le choix des carnets Gallimard, qui imitent les couvertures de la Collection Blanche, montre la volonté d’établir un continuum entre lecture et écriture. Le Journal de Balzac Paris, qui a pris au départ la forme d’un blog, entre prescription et écriture de soi, suggérait déjà la force de ce lien. Du reste, les stylos vendus à La Librairie précisent le projet. Inscrites sur le corps du stylo et associées aux jours de la semaine, on y lit la liste d’activités culturelles qu’il serait bon de pratiquer : « Lundi : aller au cinéma », « Mardi : lire un livre », « Mercredi : acheter un billet »… L’infinitif à valeur impérative est de rigueur – il s’agit d’établir une règle de vie – et l’on remarque au passage que seule l’action est suggérée, les titres et les destinations étant laissés au choix du client. La prescription devient plus globale, cherchant moins à hiérarchiser des contenus qu’à transmettre de bonnes pratiques. Les posters et des cartes postales ornés de citations et de devises entrent également dans ce champ. Le soin apporté à la typographie, la mise en valeur de ces supports souligne leur vocation de memento, de « mantras ». Ils font écho aux citations présentes sur les sites ou postées sur les réseaux sociaux, dont le point commun est de définir une éthique de vie. Enfin, le dernier accessoire fait figure d’intrus dans cette liste, et pourtant il est au cœur du dispositif de La Librairie : le sac à main. Il résume à lui seul les tensions que nous venons d’étudier. Le sac, objet emblématique de la mode dans ce qu’elle peut avoir de plus prescriptif mais aussi de plus superficiel, volatile (le culte du « it-bag »), apparaît aussi, dans ce cadre particulier, comme le contenant d’un univers, d’une intimité – c’est un vade-mecum… Le livre, la musique, le carnet, le stylo se retrouvent dans le sac, qui apparaît comme microcosme du souci de soi, associant résolument ses deux facettes, soin de son image et appropriation culturelle. On comprend mieux qu’il mérite sa place dans une bibliothèque… V. Conclusion Le tropisme culturel qui incite certaines enseignes à franchir le pas de la prescription s’inscrit dans un temps long. Les pratiques connectées apparues avec le web proposent de nouveaux rythmes de collections et de communication marchande, de nouveaux modes de fidélisation des cibles et d’éditorialisation des contenus, dont on retrouve l’écho dans les fonctions de la prescription culturelle que nous avons repérées chez Balzac Paris et Sézane. Prendre pied sur le terrain de la culture devient ainsi une stratégie marketing efficace, générant des formes symboliques qui contribuent à distinguer la marque des autres dans un marché du prêt-à-porter très concurrentiel, et fournissant aux clientes ciblées des « styles de vie en kit [60] » où l’immatériel de la construction de soi se mêle aux bénéfices matériels escomptés. La pratique prescriptive participerait dès lors de la « confiscation marchande » dénoncée par Marielle Macé, qui, même si nous n’en sommes pas dupes, amenuise notre capacité à « penser les formes que peuvent prendre les vies [61] ». Les deux marques que nous avons étudiées, par le caractère évolutif de leurs stratégies et par l’éventail des positions et des effets d’énonciation qu’elles proposent, montrent cependant la mise en place d’une forme de prescription atténuée et ouverte, qui intègre en partie les processus d’horizontalisation des rapports qui caractérisent l’esprit du web social. Des initiatives plus récentes, comme Le Cercle de Balzac Paris, vont clairement dans ce sens, la prescription émise par la marque servant de déclencheur à des échanges entre pairs, organisés en ligne ou lors de réunions. Une visibilité est donnée à ces sélections opérées par les clientes, dans un effet de relais prescriptif. Mais dès la période explorée ici, on voit se mettre en place une forme de polyphonie au sein de laquelle les marques préfèrent le ton du conseil amical au jugement de valeur. Dire « on aime » plutôt qu’« il faut », laisser la parole à des intercesseurs singuliers, préférer l’hétéroclite et la sérendipité à la cohérence et à la rigueur de la liste : tout cela permet de donner du jeu à l’injonction culturelle classique, et de se placer du côté d’une « sélection » qui n’a comme prétention qu’une fonction de médiation, incitant chacun à s’approprier la manière d’y répondre. En outre, par ce positionnement, Balzac Paris et Sézane se démarquent également de la logique quantitative des outils numériques de recommandation, préférant à la prescription algorithmique, ainsi qu’à l’atomisation et à la dispersion des avis d’internautes [62] qui foisonnent sur le web – toutes trois productrices d’une certaine « cacophonie des recommandations [63] » –, une logique de rencontres et de coups de cœur subjectifs. Certes, leur objectif reste de vendre des vêtements en construisant une identité de marque qui définit et fidélise un public cible aux contours empreints d’une familiarité avec le champ culturel et aux pratiques déjà à l’œuvre. De surcroît, la capacité qu’ont eu ces marques à capter un « moment » culturel, qui d’ailleurs semble en train de s’estomper, n’est pas dépourvue d’opportunisme. Mais elles contribuent à la circulation de ces êtres culturels que sont les livres, les films, la musique. La prescription culturelle est certes instrumentalisée par les marques, mais elle les inscrit également dans un processus plus vaste : en tant qu’elle distingue, qu’elle relie, qu’elle transmet, elle participe de cette « trivialité » caractéristique des objets culturels qu’Yves Jeanneret définit comme une circulation créative et qui prend acte du « pouvoir faire de la culture [64] ». |
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AUTEUR
Christèle Couleau
Oriane Deseilligny |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Nos analyses concernent majoritairement les publications
effectuées sur leur site web et sur les réseaux sociaux
à la fin de l’année 2016 et au cours de
l’année 2017 mais mentionnent aussi à
l’occasion – du fait de la temporalité
spécifique des publications scientifiques – des
évolutions survenues en 2018.
[2]
Morgane Sézalory a pour sa part décliné notre
proposition de rencontre.
[3]
Philippe Breton, L’argumentation dans la communication, Paris, La Découverte, 2009. Le
« cadrage » permet de se mettre d’accord
sur des concepts, des expériences et des valeurs
partagées.
[4]
Elena Mouratidou, « La mode : une industrie
créative non (exclusivement) marchande ? Les
collaborations H&M et Louis Vuitton avec l’artiste Jeff
Koons », dans Actes du Congrès de la SFSIC,
juin 2018, vol. 1, p. 157-168. En ligne :
https://www.sfsic.org/index.php/evenements-de-la-sfsic/congres-sfsic-2018/3280-actes-congres-sfsic-2018.
[5]
Philippe Bouquillion, Bernard Miège et Pierre Moeglin,
L’industrialisation des biens symboliques. Les industries
créatives en regard des industries culturelles, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2013, p. 11.
[6]
Shoshana-Rose Marzel, « Contexte mercantile,
sociabilité et œuvre d’art », COnTEXTES,
n° 19, 2017. En ligne :
http://journals.openedition.org/contextes/6316.
[7]
On peut bien sûr rapprocher ce type de production des
compilations estampillées Buddha-Bar ou Hôtel Costes,
mais ces derniers s’appuient sur leur pratique des DJ sets,
voire sur la présence de DJ résidents, alors que la
plupart du temps, chez colette, seule la diffusion en fond sonore
des compilations fait le lien entre le CD et la boutique.
[8]
Site colette Forever, https://www.colette.fr.
[9]
Caroline Marti de Montety « Les marques, embrayeurs
culturels : quand les livres “brandés” font
recette. Un exemple de culturalisation de la
marchandise », Les Enjeux de l’Information et de la Communication,
2014, n° 15/2a, p. 55-66. En ligne :
http://lesenjeux.u-grenoble3.fr/2014-supplementA/05-Marti/index.html.
[10]
Toutefois, cette tendance s’estompe depuis 2018. Les
positionnements marketing des marques sont en perpétuelle
évolution pour que les stratégies demeurent efficaces et
en phase avec les nouvelles tendances. À cet égard,
l’institutionnalisation peut représenter un risque pour
une marque.
[11]
Gilles Lipovetsky et Jean Serroy,
L’esthétisation du monde – Vivre à
l’âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard, 2013, p. 84.
[12]
Cf. Honoré de Balzac, « Traité de la vie
élégante », série d’articles
publiés dans La Mode, du 2 octobre au 6 novembre 1830.
« L’amour est la poésie des sens »
est une citation de La Physiologie du mariage [1829].
[13]
Cependant, ce terrain-là n’est pas vierge non plus, si
l’on songe au foulard Barthes d’Hermès, à la
marque (aujourd’hui disparue) La Comédie humaine, ou
encore à celle intitulée La Commune de Paris.
[15]
Au risque toutefois que de farouches adeptes de la lecture et des
librairies professionnelles s’insurgent de ce mixage des
genres qui en devient illisible (voire contre-nature), telle cette
blogueuse, fan de la marque mais très critique vis-à-vis
du concept de la Librairie Sézane :
http://www.theparisienne.fr/2017/06/sezane-paris-le-concept-pousse-a-lextreme/.
[16]
C’était le cas par exemple avec Sézane, pour la
capsule de février 2017, L’amour fou, dont les
clichés en noir et blanc mimaient des scènes
cinématographiques célèbres, issues notamment
d’À bout de souffle de Jean-Luc Godard.
[17]
Emmanuël Souchier, « L’image du texte pour une
théorie de l’énonciation
éditoriale », Les cahiers de médiologie,
1998, n° 6, p. 137-145. En ligne :
https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-1998-2-page-137.htm.
[18]
Caroline de Montetyv et Valérie Patrin-Leclère,
« La conversion à la conversation : le
succès d’un succédané », Communication & Langages, 2011, n° 169,
p. 23-37. En ligne :
https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2011-3-page-23.htm.
[19]
« Le Cercle Balzac Paris : une collection
inspirée des salons littéraires des siècles
passés et pensée pour vous, les femmes d’aujourd’hui : audacieuses, curieuses et
libres »
https://www.balzac-paris.fr/lookbook/collection-octobre.html.
[21]
Julia Bonaccorsi,
Le devoir de lecture. Médiations d’une pratique
culturelle, Paris, Lavoisier-Hermès, 2009.
[22]
Lors d’une conversation avec une des vendeuses de la
librairie, au début de l’année 2017.
[24]
De manière plus générale, les deux marques montrent
une prédilection pour la Collection Blanche de Gallimard et
son autorité, si l’on en juge par
l’omniprésence de ces livres comme décor visuel des
boutiques et des sites.
[28]
Citons, en dehors de l’exemple évoqué
ci-après, la recommandation du film Les pépites,
datée du 30 septembre 2016.
http://journal.balzac-paris.fr/2016/09/30/minute-culture-les-pepites/.
[29]
Voir à cet égard la mise en perspective de la
notion dans Maria Pourchet et Sylvie Ducas,
« De la prescription : comment le livre vient au
lecteur », Communication & Langages, 2014,
n° 179, p. 26. En ligne :
https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2014-1-page-21.htm.
[30]
Nous songeons ici au succès que rencontrent des blogueurs, des
youtubeurs et des instagrammeurs dans le domaine culturel, qui
refusent souvent tout étiquetage de prescripteur
– ils se présentent comme des amateurs
éclairés – au motif qu’ils
« partagent » leurs coups de cœur
subjectifs, sans prétention académique. Voir par exemple
Sylvie Ducas et Oriane Deseilligny [dir.],
L’auteur en réseau, les réseaux de
l’auteur, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013,
p. 251.
[32]
Valérie Croissant et al., « De la culture
comme image de marque aux marques journalistiques de la
culture : Epok, le consumer magazine de la
Fnac », dans Roselyne Ringoot et Jean-Michel Utard
[dir.],
Le journalisme en invention. Nouvelles pratiques, nouveaux
acteurs, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006. En ligne :
http://books.openedition.org/pur/12382.
[33]
Caroline Marti, « Les enjeux relationnels d’une
fidélisation de papier : les magazines de marque, entre
pratiques et représentations », Communication et organisation, n° 27, 2005. En
ligne :
http://communicationorganisation.revues.org/3245.
[34]
William Spano, « Les marques de distribution de produits
culturels : des magasins au magazine », Les enjeux de l’information et de la communication,
2005, p. 99-108. En ligne :
https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2005/Spano/spano.pdf.
[35]
William Spano, « La culture comme spécialité
journalistique », Le Temps des médias. Revue d’histoire, Nouveau
Monde Éditions, 2011, p. 164-182.
[36]
Voir par exemple le petit guide consacré aux Pouilles en mars
2017, rééditorialisé et complété par de
nouvelles adresses en mai 2018 :
http://www.sezane.com/fr/journal/nos-adresses-les-pouilles ;
http://www.sezane.com/fr/journal/city-guide-Puglia.
[37]
Marie-Ève Thérenty,
La littérature au quotidien. Poétiques
journalistiques au xixe siècle, Paris, Seuil, 2007.
[38]
Emmanuël Souchier, op. cit.
[39]
Yves Jeanneret, « Les harmoniques du web : espaces
d’inscription et mémoire des pratiques », MEI, vol. 2, n° 32, 2014, p. 31-40. En
ligne :
http://www.mei-info.com/wp-content/uploads/2014/02/MEI_32_02.pdf.
[40]
Louis Wiart,
La prescription littéraire sur les réseaux
socionumériques de lecteurs, Université Paris 13-Sorbonne Paris Cité, thèse
en sciences de l’information et de la communication, 2015,
citée par Brigitte Chapelain et Sylvie Ducas,
« Introduction. Prescription culturelle : d’un
monde l’autre », dans Brigitte Chapelain et Sylvie
Ducas [dir.], Prescription culturelle : avatars et métamorphoses, Presses de l’ENSSIB, 2018, p. 19.
[41]
Nous reprenons ici la notion de Pierre-Jacques Benghozi et Thomas
Paris, « De l’intermédiation à la
prescription : le cas de la télévision »,
Revue française de gestion, 2003, n° 142,
p. 205-207. En ligne :
https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2003-1-page-205.htm.
[42]
Brigitte Chapelain et Sylvie Ducas, « Introduction.
Prescription culturelle : d’un monde
l’autre », dans Brigitte Chapelain et Sylvie Ducas
[dir.], Prescription culturelle : avatars et métamorphoses, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2018, p. 24.
[43]
Sylvie Ducas et Maria Pourchet, op. cit., p. 26.
[44]
Sylvie Ducas et Maria Pourchet, « De la
prescription : comment le livre vient au lecteur », Communication & langages, 2014, n° 179,
p. 21-31. En ligne :
https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2014-1.htm-page-21.htm.
[45]
Yves Citton, Pour une écologie de l’attention,
Paris, Seuil, 2014, p. 70.
[46]
Benoît Heilbrunn, La marque, Paris, PUF, 2007,
p. 29.
[47]
Émile Zola, Au bonheur des dames, Paris, Gallimard,
1980 [1882], p. 281-282, cité par Shoshana-Rose Marzel, op. cit.
[49]
Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit,
1979.
[50]
Michel Serres, Hermès III, La Traduction, Paris,
Minuit, 1974, p. 202.
[51]
Yves Jeanneret,
Critique de la trivialité. Les médiations de la
communication, enjeu de pouvoir, Paris, Éditions Non Standard, 2014, p. 14.
[52]
Les magazines de marque ont toujours maillé leurs contenus sur
l’actualité, ce qui leur permet de renouveler
périodiquement leurs articles ; nous posons ici que la
présence sur les réseaux sociaux et la densification des
publications renforce cette dimension. Voir Valérie Croissant et al., op. cit.
[53]
Voir Oriane Deseilligny, « Aux limites de la
reformulation : quand des marques reformulent des citations
d’auteurs », dans Houda Landolsi, Coco Norén
et Maria Svensson [dir.],
La reformulation : à la recherche d’une
frontière, Acta universitatis Upsaliensis, Studia Romanica,
n° 87, p. 86-100, à paraître, 2019.
[54]
René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris,
Grasset, 1977.
[55]
Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie,
Paris, Gallimard, 2016, p. 163.
[56]
Baudoin, 75 parisiennes, Clémentine de la
Féronnière-Snoeck éditions, 2012.
[57]
Post de Lili Barbery, sur le blog éponyme, daté du 27
juillet 2016, intitulé « L’appartement
Sézane » :
http://lilibarbery.com/interiors/adresses-interiors/article-l-appartement-sezane-et-l-estime-de-soi/.
[58]
Michel Foucault, Dits et écrits, tome II, 1976-1988, Paris,
Gallimard, 2001, p. 1237-1238.
[59]
Cette pratique trouve actuellement un avatar dans la vogue du
bullet journal, qui rassemble notamment citations, devises, sources
d’inspiration, pratiques culturelles et projets personnels.
La prescription se mue alors en autoprescription – comme
on parlerait d’automédication.
[60]
Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie, op. cit.,
p. 162.
[61]
Ibid., p. 161.
[62]
Sylvie Ducas et Brigitte Chapelain, op. cit.,
p. 27.
[63]
Oriane Deseilligny, « La recommandation sur le Web :
entre héritages formels et logiques comptables », Communication & langages, 2014, n° 179,
p. 33-47. En ligne :
https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2014-1-page-33.htm.
[64]
Yves Jeanneret,
Critique de la trivialité. Les médiations de la
communication, enjeu de pouvoir, op. cit.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Christèle Couleau et Oriane Deseilligny, « Recommandation algorithmique et écoute buissonnière », dans La prescription culturelle en question, François Ribac [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 15 juillet 2019, n° 11, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Christèle Couleau et Oriane Deseilligny. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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