Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
L’Internationale communiste 1919-1943. Approches transnationales | ||||||||||
Boukharine dirige l’Internationale communiste, 1926-1928 (où l’on voit notamment comment est apparue l’expression « crise générale du capitalisme ») | ||||||||||
Maurice Andreu | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||
RÉSUMÉ
De novembre 1926 à septembre 1928, Nicolas Boukharine occupe la position de chef de l’Internationale communiste (IC). Nouveau numéro un de l’IC, mais au mieux numéro deux du parti russe, ses initiatives politiques, ses analyses théoriques ou ses choix tactiques sont souvent ignorés et parfois contestés. Lorsque son alliance avec Staline se défait, dans les premiers mois de 1928, il attend le moment des derniers préparatifs du VIe Congrès de l’IC (juillet-août) pour essayer de tirer avantage de sa position de chef de l’Internationale. Sans succès : Staline l’écartera de la direction de l’IC dès le lendemain de la clôture du Congrès, en septembre 1928. Mais tous les efforts de Boukharine pour défendre sa ligne laissent des traces méconnues et incompréhensibles dans les textes que diffuse l’IC, en particulier la notion de « crise générale de capitalisme » qu’il est le premier à employer, dans un sens qui n’appartient qu’à lui. |
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MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||||||||
Boukharine a joué un grand rôle dans l’Internationale communiste pendant 10 ans [1], mais cette contribution est centrée sur la période où il a occupé la place de chef de l’Internationale, entre novembre 1926 et septembre 1928. Nous verrons successivement : 1° Comment Boukharine prend ses fonctions (en novembre 1926). 2° Les difficultés qu’il rencontre continuellement, dès le départ, et comment il y répond jusqu’en décembre 1927. 3° Les effets du conflit avec Staline qui s’ouvre en février 1928. Boukharine essaie – en vain – de s’appuyer sur l’Internationale pour soutenir sa cause. On verra alors dans quelles circonstances, et avec quelle signification, il invente l’expression « crise générale du capitalisme » pour désigner toute la période historique commencée en 1914. I. Boukharine devient le chef de l’Internationale communiste Boukharine, à la fin de 1926, est désigné par le bureau politique du parti russe pour succéder à Zinoviev à la tête de l’IC. Le sens qu’il veut donner à sa prise de fonction est indiqué dans sa brochure préparatoire du VIIe Plenum du Comité exécutif de l’Internationale, intitulée « Stabilisation capitaliste et révolution mondiale » [2]. Dès la première page, il souligne qu’il veut relever le niveau scientifique de la politique de l’Internationale communiste et, ainsi, remettre d’aplomb sa stratégie et sa tactique [3]. Cet exercice de matérialisme historique a des résultats qui sont seulement effleurés ici en notant les nouveautés et ce qui ne change pas. Principale nouveauté : Boukharine, au nom de l’Internationale, écrit pour la première fois sans réserves le mot « stabilisation ». En collectant des statistiques et des études « bourgeoises » [4], il peut mesurer objectivement où en est la stabilisation : en 1926, les niveaux de production de 1913 sont rattrapés ou dépassés et le chaos monétaire est sur la fin. Il identifie aussi des faiblesses : il n’y a plus de cycle conjoncturel clair, les inégalités de développement sont accrues, il y a du chômage chronique, etc. Mais il conserve l’essentiel de la doctrine fondatrice de l’Internationale et du bolchevisme : la guerre mondiale est la cause d’un changement structurel déterminant. Un « appauvrissement inouï », c’est son expression, a entraîné par récurrence une série de situations de crises. Il diagnostique une insuffisance chronique de la consommation des masses par rapport à la production potentielle. Donc, derrière la stabilisation, « la crise continue » (c’est, écrit-il en 1926, une « crise particulière et spécifique »). Les rapports entre toutes les parties du monde sont déterminés par la question des débouchés. Cette crise des débouchés sans cesse renouvelée stimule la concurrence des impérialismes et la lutte des classes, jusqu’au prochain cycle des guerres et des révolutions. Boukharine, ici, dit exactement la même chose que Zinoviev, avant lui, (par exemple au Ve plenum du CEIC, en mars 1925) ou Staline, après lui (rapport au XVe congrès du PCUS, décembre 1927). Lominadzé, au VIIe plenum du CEIC de 1926, le dit encore plus fort : « la lutte pour la conquête des débouchés détermine toute l’histoire mondiale » [5]. Deuxième nouveauté : Boukharine rassemble une importante documentation et fait un effort particulier sur quatre sujets : d’abord sur trois « brèches » dans les défenses du système capitaliste mondial qui, dit-il, sont ouvertes en 1926, puis sur la base techno-économique de la stabilisation, ce qu’on appelle la « rationalisation ». L’URSS apparaît en tête de la liste des « brèches ». D’une manière originale (et peu remarquée), Boukharine étudie ici les relations entre le monde capitaliste et le seul pays passant au socialisme. Ce « corps étranger » a des interactions avec le monde capitaliste qui lui seront favorables et qui seront favorables à la révolution mondiale… (Ces idées, semble-t-il, sont, en partie, une reprise optimiste de réflexions de Trotsky, dans un texte de 1925 : « Vers le capitalisme ou vers le socialisme ? » [6].) La seconde brèche est l’impérialisme le plus faible, l’Empire britannique. Il est menacé de l’intérieur par la radicalisation de sa classe ouvrière (la grève des mineurs continue à la fin de 1926). Troisième espoir : en Orient, la Chine est en train d’être conquise par un front national-révolutionnaire de plusieurs classes qui détruira le « féodalisme » chinois et, si ce front tient les impérialismes à l’écart, la Chine, alliée à l’URSS, pourrait même être entraînée directement dans un développement « non capitaliste ». Enfin la « rationalisation » qui donne une physionomie nouvelle au capitalisme doit stimuler les luttes économiques dans les pays les plus développés. Les communistes devront lutter contre « les conséquences de la rationalisation qui aggravent la condition des ouvriers ». Pour cela Boukharine préconise le « travail dans les syndicats », un front unique syndical, éventuellement « par en haut » et des initiatives internationales (comme le Comité anglo-russe de soutien à la grève des mineurs en a donné l’exemple). Ainsi, par les trois brèches s’avancent « trois colonnes » [7] qui montent au front contre le capitalisme, et un nouveau front pourrait se constituer contre la « rationalisation ». Les perspectives stratégiques de l’Internationale sont bonnes, mais Boukharine insiste sur l’idée qu’elles sont plus différenciées que ce que l’on croyait auparavant. La révolution mondiale est un processus long et une combinaison de luttes variées [8]. Au total, les tactiques que Boukharine associe à ces perspectives sont aussi fortement différenciées. Elles combinent des éléments typiquement « de droite » (investissement dans le « travail syndical », alliance avec des nationalistes révolutionnaires « bourgeois », etc.) avec des choix typiquement « de gauche » (Front unique « à la base », indépendance des PC, etc.). Pour gagner les masses, les communistes, dans tous les cas de figures, doivent combattre les sociaux-démocrates sans rien leur concéder. S’il y a quelque chose que Boukharine ne remet pas en cause, c’est la nécessité de la « bolchevisation » des partis communistes. Zinoviev disait : pour être bolchevik, il faut haïr autant les bourgeois que les sociaux-démocrates… Est-ce compatible avec de subtiles inflexions à droite et à gauche qui auraient pu être la marque personnelle du nouveau chef de l’Internationale ? II. Un nouveau chef constamment contesté - une ligne difficile à défendre La déconvenue de Boukharine est immédiate : il n’est pas suivi par des cadres importants de l’Internationale. Lominadzé et quelques « jeunes » du Comité exécutif bousculent Boukharine sur sa gauche. Pour eux le tableau économique est plus noir : le capitalisme se décompose, ses forces productives ne sont pas reconstituées (Lominadzé dit qu’une usine fermée – et il y en a beaucoup – n’est plus du capital [9]). Puisque la réalisation du socialisme en Russie a démontré que le capitalisme était historiquement dépassé, il faut opposer à la « rationalisation » le socialisme et la dictature prolétarienne. Boukharine se moque de l’équivalence « usine fermée = capital détruit » [10], mais il a dit lui-même que les ouvriers européens se radicalisaient et il doit amender ses thèses en rajoutant les mots d’ordre de dictature du prolétariat et de contrôle ouvrier dans la réponse communiste à l’offensive rationalisatrice du capital [11]. D’emblée, l’inflexion « à droite et à gauche » imaginée par Boukharine est enterrée. Les événements se chargent ensuite d’achever la mise à mal de ses projets. La grève des mineurs anglais se délite et s’arrête finalement en décembre 1926. Le Parti communiste de Grande-Bretagne ne s’est pas métamorphosé en parti de masse, et le reflux du mouvement social en Grande-Bretagne durera des années. La catastrophe chinoise est pire encore. Du massacre de Shanghai en avril jusqu’à l’insurrection de Canton en décembre, l’année 1927 voit s’effondrer le rêve d’une alliance avec une bourgeoisie « révolutionnaire » et échouer toutes les tentatives d’en sauver quelque chose (en s’appuyant, par exemple, sur les dissidents de gauche du Guomindang basés à Wuhan). En mai 1927, enfin, la Grande-Bretagne expulse les espions soviétiques de Londres et rompt ses relations diplomatiques et commerciales avec l’URSS. Staline, profitant de la réunion du VIIIe plenum du Comité exécutif de l’Internationale communiste [12], s’empare des menaces de l’impérialisme anglais pour accélérer l’exclusion de l’opposition (il la dénonce comme complice de Chamberlain [13]) et pousser les préparatifs militaires de défense. Boukharine est obligé de suivre et d’accepter des déséquilibres économiques qu’il redoute, puisqu’il s’agit de défendre l’URSS [14]. Les six mois suivants, pendant que l’expulsion traumatisante de l’opposition s’achève, Boukharine essaie de rebâtir quelques éléments de ses projets. Il le fait dans le cadre du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), là où se prennent les décisions pour l’Internationale. En août 1927, devant un Comité central « élargi » du PCUS, il reprend son analyse économique et stratégique. Si les menaces de guerre entre impérialismes et, encore plus, contre l’Union soviétique sont de plus en plus fortes, c’est parce que les capitalismes se sont « consolidés », ont « renforcé leur puissance ». Le monde capitaliste se porte donc encore mieux, mais en même temps le pays socialiste s’est encore plus renforcé [15]. Cette manière de voir, pour Boukharine, peut donner un argument pour éloigner la crainte d’une rupture de l’équilibre des forces (nous sommes forts, ils y regarderont à deux fois...) Au XVe congrès du PCUS (décembre 1927), où il est chargé de présenter la situation mondiale, il observe, avec beaucoup de nuances, que les capitaux se concentrent rapidement et qu’ils pénètrent de plus en plus les structures des États. Une tendance au capitalisme d’État, dit-il, est en train de renaître. Boukharine, cette fois, a prévu que renouer avec le thème du capitalisme d’État susciterait des oppositions [16]. Lozovsky (secrétaire général de l’Internationale syndicale rouge) et Chatskine (secrétaire de l’Internationale communiste des jeunes) lui objectent en effet que le capitalisme d’État (de la guerre) n’est pas de retour [17]. Boukharine leur répond que tous les exemples d’intégration limitée des trusts et des États qu’ils ont donnés sont exactement ce qu’il a dit : une tendance commence à s’affirmer, le capitalisme d’État redevient une tendance profonde, « par le bas », du capitalisme monopoliste. Pourquoi réintroduire le concept de capitalisme d’État ? Parce que l’explication de la guerre par la lutte pour les marchés est trop superficielle (or c’est celle de Staline ou de Lominadzé…). Depuis 1915 (cf. L’économie mondiale et l’impérialisme [18]), Boukharine a compris que la guerre fait partie des formes de concurrences entre des « trusts capitalistes nationaux » tendant vers le capitalisme d’État. Pour lui, une analyse de la conjoncture économique ne suffit pas pour analyser les risques de guerre, il faut considérer la structure des impérialismes concurrents, pas seulement les flux de production et les échanges internationaux. La lutte contre les menaces de guerre reste évidemment une priorité, et Boukharine essaie de réactiver et perfectionner les orientations tactiques qu’il proposait fin 1926 : l’idée nouvelle est que les progrès de la stabilisation et les tendances vers le capitalisme d’État renforcent l’influence des sociaux-démocrates et des communistes sur les masses. Les premiers parce qu’ils sont favorables à cette évolution, les seconds parce qu’ils s’appuient sur les contradictions économiques de cette évolution, et sur les dangers de guerre. La conquête des masses est possible mais le front unique est toujours « à la base », dans le travail syndical et l’agitation anti-guerre. Boukharine, cette fois, précise que le contrôle ouvrier et les nationalisations sont des mots d’ordre réservés aux situations révolutionnaires. Il s’oriente ainsi un peu plus « à droite », mais la compétition avec la social-démocratie, surtout avec ses éléments les plus à gauche (Otto Bauer, par exemple) est toujours sans concessions. Les partis communistes doivent être complètement indépendants et refuser les compromis comme, par exemple, les désistements aux élections. Boukharine garde ce choix « de gauche » dans sa combinaison tactique et le mettra en œuvre, notamment en France avec l’aide d’Humbert-Droz (qui propose dès 1927 la formule « classe contre classe » pour forcer la rupture entre le Parti socialiste et les radicaux… [19]) Boukharine réussit-il enfin à établir son leadership ? On peut en douter car, par exemple, Lominadzé intervient après lui au XVe Congrès du PCUS en s’interrogeant sur l’importance des tendances « de droite » dans l’IC [20]. Mais, un peu plus tard, Staline fait dire par Manouilsky qu’il n’y a pas de problèmes et que les « jeunes » dévient « un peu à gauche »… [21] III. Boukharine, en conflit avec Staline, tente en vain de s’appuyer sur l’Internationale communiste Lorsqu’une crise de la collecte du blé en URSS entraîne le bureau politique jusqu’à des « mesures extraordinaires », Boukharine se rend compte, dès février 1928, que Staline veut changer de politique économique, et pas seulement accélérer la production d’armement. Ce retournement a lieu moins de deux mois après le XVe Congrès du PCUS. Il s’y oppose d’abord, pendant six mois, dans les débats à huis clos du bureau politique… Voyant, en juin, que Staline contrôle la situation dans le parti et qu’il n’accepte aucun compromis, Boukharine semble vouloir déplacer le débat. Il rencontre Kamenev (le 11 juillet), pour le détourner d’un ralliement à Staline et, surtout, il essaie d’utiliser le VIe congrès de l’Internationale communiste, du 17 juillet au 1er septembre, pour renforcer sa position. Mais il est déjà trop tard. Comme l’ont vu Pierre Broué [22] ou Stephen F. Cohen [23], l’influence réelle de Boukharine sur les résultats du VIe Congrès de l’IC est nulle, alors qu’il y est omniprésent (huit interventions publiées dans la Correspondance internationale ou dans l’Internationale communiste [24]). On ne l’écoutait pas, des rumeurs couraient sans cesse, malgré une déclaration officielle du bureau politique démentant d’existence de désaccords. Pourtant, dans ses discours sur la situation internationale ou sur le Programme, Boukharine avait mis en place deux « obstacles » à l’intention de Staline. L’un visait à relativiser l’urgence de la militarisation de l’économie soviétique, et l’autre, à installer la NEP (ou plutôt le socialisme de marché) durablement et universellement dans la doctrine de la transition vers le socialisme. 1° Boukharine ne nie pas la menace de guerre (au contraire, « la guerre qui vient » est le leitmotiv de ses discours du Congrès). Qu’elle soit contre l’URSS ou entre les impérialismes, la guerre est une certitude, mais son explosion catastrophique peut prendre du temps. Boukharine présente un tableau du monde et, en particulier, un récit des événements depuis la guerre qui peut étayer l’hypothèse d’une « assez longue période » de coexistence pacifique des impérialismes entre eux et avec l’État soviétique. Depuis 1914 jusqu’au-delà de 1928, il distingue trois périodes : après la première vague de guerre et de révolution (1ère période), il y a eu un reflux (2e période). Mais depuis 1926 un renforcement économique général : une « période d’édification », selon ses mots, modifie l’équilibre possible (3e période). Cet équilibre, soutient Boukharine, « ne peut pas disparaître du jour au lendemain ». La « troisième période » pourrait être « assez longue », et c’est ce qu’il dit, par deux fois, en affirmant que la délégation soviétique est d’accord avec lui. Boukharine fait sans doute un pas de plus qu’en 1926 et 1927. Il admet que la stabilité de la structure des impérialismes et des relations internationales est plus forte, même s’il est certain que de « formidables contradictions intérieures et extérieures » feront « sauter » la forme capitaliste de la société au cours d’un prochain cycle de guerres et de révolutions… Cette évolution de la pensée de Boukharine est confirmée par l’apparition d’un concept nouveau dans son discours, la « crise générale du capitalisme ». Cette expression apparaît [25] dans les discours et dans les textes présentés par Boukharine au VIe Congrès de l’Internationale. Elle permet d’englober comme un équivalent général toutes les sortes de « crises », de « déclins », de « décadences » ou de « catastrophes » qui ont été nommées jusqu’ici. Et on peut encore y ajouter la « crise latente », la nouvelle variante qu’on trouve dans le rapport de Boukharine sur La situation internationale et les tâches de l’IC au VIe congrès… Autrement dit, il pourrait n’y avoir aucun signe de crise dans le monde capitaliste, il n’en serait pas moins porteur des causes d’une nouvelle vague de guerres et de révolutions, donc de la crise. Le capitalisme monopoliste, impérialiste et tendant au capitalisme d’État, c’est en général (au sens de toujours) la crise. La formule aura du succès (mais pas tout de suite, car, au VIe Congrès, il n’y a que deux orateurs anglophones qui l’utilisent après Boukharine). 2° Boukharine pense, sans pouvoir le dire [26], que l’alliance à long terme des petits producteurs des campagnes et du pouvoir prolétarien est menacée par les « mesures extraordinaires » (non marchandes et violentes) que Staline commence à prendre. Boukharine introduit dans le Programme un antidote doctrinal de principe : les relations de marché et la concurrence (contrôlée par l’État prolétarien) sont les formes nécessaires de « liaison économique » lorsque l’économie en transition vers le socialisme inclut « un grand nombre de petites unités de production » (on ne devrait donc jamais penser à des « mesures extraordinaires »). Pour faire bonne mesure, il délivre l’antidote deux fois. Le Programme contient un paragraphe sur la politique économique des pays qui passent à la dictature du prolétariat. Comme ils ont tous de nombreuses petites unités de production, ils doivent, « aux premiers degrés de leur développement », adopter les relations de marché. À partir de là, la grande industrie de l’État socialiste en utilisant les relations marchandes « entraînera la petite production dans l’orbite de l’économie socialiste »… Une seule exception : en cas de guerre, la dictature du prolétariat devra « organiser rationnellement la consommation en vue de la défense », mais ce communisme de guerre n’a aucune raison d’imiter les « sottises » (mot emprunté à Lénine) faites en Russie entre 1918 et 1921 (Boukharine le dit dans son discours sur le Programme) et ce n’est jamais un système « normal » (c’est écrit dans le Programme) [27]. Le Programme contient aussi un paragraphe sur la période future où le monde entier sera engagé dans la transition vers le socialisme. Il y aura des centres industrialisés prolétariens, il y aura peut-être encore des pays capitalistes plus ou moins développés et il y aura aussi des pays que les impérialismes ont « colonisés » où la classe ouvrière est inexistante. Après une révolution nationale anti-impérialiste, ces pays, dit le Programme, pourront évoluer « vers le socialisme sans passer par le stade du capitalisme, si une aide effective et puissante leur est apportée par les pays de dictature prolétarienne » [28]. Cette courte phrase est développée sur deux pages et demi dans le rapport oral de Boukharine. Souhaitant faire entendre « la musique de l’avenir », Boukharine évoque une situation où le centre industrialisé prolétarien, dominant le monde et utilisant les relations marchandes, « entraînerait toute une périphérie paysanne dans l’orbite de son influence » et lui ferait « brûler » la phase capitaliste. Cette vision futuriste universalise les principes qui ont été (difficilement) établis au moment de la NEP. Elle indique aussi que Boukharine comptait sur les « campagnes du monde » dans la perspective du futur cycle de guerres et de révolutions. « Nous devons puissamment accentuer le fait que, dans le processus de la révolution mondiale, c’est précisément la conjonction du prolétariat mondial avec les révolutions agraires de la paysannerie coloniale qui représentent le facteur le plus important et le gage le plus certain de notre victoire », écrit-il dans son rapport sur le Programme. C’est ce qu’il commençait à dire au XIIe Congrès du Parti communiste (bolchevique) de Russie (PC(b)R), en 1923. Mais son esprit est paralysé sur ces questions depuis les désastres chinois : à part ces quelques phrases du débat sur le Programme, il n’intervient dans aucune des discussions sur la Chine, les Indes ou les colonies. IV. Épilogue Quoi que Boukharine ait pu dire ou faire à ce Congrès, Staline avait fixé le terme de son passage à la tête de l’Internationale : le dernier jour du congrès, il annonce au secrétaire à l’organisation de l’Internationale communiste (Piatnitsky) que c’est maintenant Molotov qui prendra les décisions… Selon Humbert-Droz, Boukharine n’est plus revenu dans son bureau de l’Internationale après le congrès [29]. On peut donc douter de l’efficacité des ruses de Boukharine. Boukharine, assez prévoyant, avait amendé le Programme pour condamner à l’avance une collectivisation forcée des petites exploitations individuelles : « Tout essai de transformation de leur régime économique par contrainte, toute collectivisation forcée ne donneraient que des résultats négatifs » [30]. De leur côté, les hommes de Staline avaient truffé le Programme et les Thèses avec leurs amendements. Exemple : Boukharine pensait que la lutte de classe pendant la transition, si le pouvoir prolétarien était solide, prenait la forme d’une simple concurrence économique. Un ajout stalinien au Programme déclare que la transition est nécessairement marquée par « une aggravation momentanée des antagonismes de classes » [31]. L’échec de Boukharine n’est que trop évident. Il avait par ailleurs saboté tous ses efforts pour suggérer que la « troisième période » durerait « assez longtemps » en concluant avec emphase qu’il restait « très peu » de temps pour se préparer à la seconde guerre impérialiste mondiale… Mais Boukharine a laissé matériellement des traces… que personne ne voyait : une grande partie des textes diffusés par l’Internationale, comme le Programme, étaient de sa plume et portaient ses idées. Je me demande comment cette dissonance travaillait dans les têtes des communistes qui suivaient Staline… V. Quelques réponses à des questions Boukharine était certainement inquiet des déséquilibres économiques produits par les dépenses militaires, il redoutait aussi la militarisation de la politique et de la société. En avril 1929, au plenum du Comité central du PCUS, dans son dernier discours contre le tournant politique de Staline, il parlera d’une « exploitation féodale et militaire » : féodale parce que les paysans payent un « tribut », militaire parce que le « tribut » est absorbé par l’armée de Staline. Il empruntait la formule à Lénine parlant en 1916 de la Russie tsariste… La deuxième version de la « troisième période » et de la politique « classe contre classe », celle de l’IC stalinienne, à partir de 1929, est bien plus sectaire que celle de Boukharine et Humbert-Droz. Boukharine en 1928 (comme Varga) ne prévoyait pas de crise économique dans un avenir proche. Les économistes de l’IC admettaient plutôt qu’ils observaient une prospérité plus affirmée. Pendant l’été 1929, au Xe plenum du Comité exécutif de l’Internationale communiste (CEIC), Kuusinen, Manouilsky, Molotov ou Neumann n’annoncent pas la crise de l’automne 1929. Ils affirment tous que la crise mondiale est là et qu’elle est déjà révolutionnaire… Est-ce que le qualificatif « trotsko-boukhariniste » a pu avoir un sens ? Bien sûr que non, les militants des deux tendances ne se sont jamais mis d’accord. Mais Trotsky et Boukharine ont souvent débattu autour des mêmes idées et cherchaient à convaincre leurs interlocuteurs. Ils auraient pu s’entendre sur des idées. Mais la confiance réciproque avait disparu. Il n’y a pas davantage de doctrine commune trotsko-stalinienne ou stalino-trotskiste. Staline en changeant de politique a pu attirer quelques trotskistes exilés (Preobrajensky, par exemple) qui ont cru possible de retrouver une place dans la « construction du socialisme ». Mais tous ont été finalement massacrés après 1935… En 1929, Staline a dû charger ses brigades théoriques de la démolition de la réputation de Boukharine comme théoricien. Staline lui-même était particulièrement incompétent comme théoricien. Dans son discours contre Boukharine d’avril 1929 (plenum du CC du PCUS), il commet deux erreurs tellement évidentes que deux membres du Comité central le corrigent aussitôt. Rozit (un boukharinien) lui dit (en vain) que Boukharine présuppose le pouvoir de la classe ouvrière quand il dit que la concurrence est devenue la forme de la lutte de classe. Sten (un partisan de Staline !) intervient pour dire que Lénine est revenu sur sa critique initiale de « l’anarchisme » de Boukharine. Staline avait cependant fixé de sa propre autorité le terrain de la campagne de « critique » : Boukharine s’était rallié « au point de vue d’Hilferding » sur le « capitalisme organisé » et il s’était opposé à Lénine sur de nombreuses questions parce qu’il n’avait rien compris à la dialectique, comme l’avait écrit Lénine. Richard Day [32] cite une dizaine d’articles et un recueil de l’Académie communiste de 1929 contre la théorie de droite du « capitalisme organisé ». Ce faux débat déforme systématiquement les idées de Boukharine et les critiques de Lénine. Cet épisode a particulièrement contribué à la méconnaissance des véritables idées de Boukharine et des véritables débats qu’ont eu les bolcheviks sur les bases économiques de la révolution. |
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AUTEUR Maurice Andreu Docteur en sciences économiques de l’université Paris XIII Professeur certifié honoraire de SES à l’IUT de Bobigny, université Paris XIII |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Il est présent aux six premiers congrès, comme
délégué du parti russe, et il participe à tous
les organes de direction de l’IC (Comité exécutif,
secrétariat, petite commission ou bureau de l’IC, etc.)
jusqu’à son éviction en juillet 1929. Il faut noter
que, contrairement à ce qui est trop souvent écrit,
Boukharine, Molotov ou Dimitrov n’ont jamais repris le titre
de « président » de
l’Internationale. Zinoviev est le seul à avoir
été nommé ainsi. Le VIIe plenum, en 1926,
a voté une résolution supprimant le poste (La Correspondance Internationale, 1927, n° 25,
p. 362.)
[2]
La Correspondance Internationale, 1926, n° 131, 7 décembre, p. 1613-1644
(disponible sur https://www.marxists.org/,
sous le titre :
Contributions aux débats du VIIe Plenum du CEIC
- 1ère contribution, 76 p.)
[3]
Boukharine commence ainsi : « La politique marxiste
est l’unique politique scientifique de la classe
ouvrière. C’est pourquoi elle est tenue de se baser sur
une analyse scientifique minutieuse de toute époque historique
dans laquelle agit la classe ouvrière et de chaque situation
économique et politique donnée qui détermine la
conduite des partis ouvriers. » Le problème,
c’est « l’absence » d’une
« situation directement révolutionnaire ».
La « crise violente » de la guerre et de
l’après-guerre a cédé la place à une
« stabilisation ». Pour définir la
position juste, l’adversaire est double : les
sociaux-démocrates croient à une
« consolidation absolue » permettant une
« évolution pacifique vers le
socialisme » ; l’opposition de Trotsky et
Zinoviev affirme que « la stabilisation n’existe
pour ainsi dire pas » (cf. Contributions aux débats du VIIe Plenum du CEIC,
https://www.marxists.org/, p. 3 et 4).
[4]
Boukharine s’appuie sur les compilations du
« secteur de l’économie mondiale »
du Gosplan et surtout sur les travaux de deux instituts de
conjoncture : en URSS celui de Kondratiev (qui
n’était pas membre du parti communiste), en Allemagne
celui de Wagemann. Il n’y a aucune référence aux
études de Varga, rédigées à Berlin et
publiées par La Correspondance Internationale depuis
1922 (en 1927, Varga va être appelé à Moscou pour
diriger un Institut d’économie et de politique mondiale
nouvellement créé.)
[5]
La Correspondance Internationale, 1926, n° 141, p. 1813.
[6]
Léon Trotsky, « Vers le capitalisme ou vers le
socialisme ? », 1925, dans La question paysanne en URSS, 1973, p. 87 à 138.
[7]
Expression employée par Boukharine à la XVe
Conférence du PCUS, dans le Rapport sur la situation internationale (26 octobre 1926).
Publié dans La Correspondance Internationale, 3
novembre 1926, n° 117, p. 1308-1321.
[8]
On peut remarquer que c’était l’opinion de Radek
au IVe Congrès de l’IC, en 1922, et que
Boukharine s’y opposait…
[9]
La Correspondance Internationale, 1926, n° 141, p.1812-1814.
[10]
Idem, p. 1823.
[11]
La Correspondance Internationale, 1927, n° 25, p. 324.
[12]
Le CEIC s’est réuni pour débattre de la Chine, de
l’Angleterre et du « danger de guerre »
du 18 au 30 mai 1927, les sanctions infligées à
l’opposition s’ajoutent au cours des débats (cf.
le communiqué du Secrétariat du CEIC dans La Correspondance Internationale, 8 juin 1927,
n° 62, p. 832-833)
[13]
Cf. La revue L’Internationale Communiste, 1927,
p. 775. Staline conclut son rapport au CEIC du 24 mai en
annonçant la décision britannique de rompre les relations
avec l’URSS et donc, qu’il « se constitue une
sorte de front unique de Chamberlain à Trotsky »
[14]
Cf. La Correspondance Internationale, n° 91, 7 e année, 3 septembre 1927, p. 1259.
[15]
L’Internationale Communiste, 1927, p. 1140-1155.
[16]
Pour Boukharine, le concept de capitalisme d’État
était « tabou » depuis 1921. Pendant
l’épisode du « communisme de
gauche », en 1918, il avait reproché à
Lénine de parler de capitalisme d’Etat à propos de
la politique économique du gouvernement bolchevik, ce qui
avait entraîné quelques querelles plus durables que celle
sur Brest-Litovsk. Depuis 1921, par amour pour Lénine avec qui
il ne voulait plus avoir de conflit, Boukharine avait
éliminé le terme de ses textes et discours… Mais
les opposants n’avaient pas manqué de lui rappeler ses
désaccords avec Lénine et les mots
« capitalisme d’État » constituaient
un chiffon rouge pour tous ceux qui contestaient Boukharine.
[17]
La Correspondance Internationale, 1928, n° 1, p. 13, 15 et 16.
[18]
Disponible sur https://www.marxists.org/.
[19]
C’est ce que dit Jules Humbert-Droz en 1971 (cf. Jules
Humbert-Droz, Mémoires, tome II, 1971,
p. 281).
[20]
La Correspondance Internationale, 1928, n° 1, p. 16.
[21]
Idem, p. 20.
[22]
Pierre Broué, Histoire de l’Internationale Communiste, 1919-1943,
Paris, Fayard, 1997, p. 483.
[23]
Stephen Cohen, Nicolas Boukharine, la vie d’un bolchevik, Paris,
Maspero, 1979, p. 347.
[24]
Textes disponibles
sur :
https://www.marxists.org/francais/boukharine/works/1928/07/boukharine_6econgres.htm.
[25]
C’est la première fois qu’elle sert à
désigner la période ouverte par la Première Guerre
mondiale. Dans les Œuvres de Staline, dans
l’édition anglaise des années 1930 de son rapport
au XVe Congrès du PCUS, on peut lire les mots
« crise générale fondamentale » du
capitalisme, comme effet de l’opposition du capitalisme et de
l’URSS. Mais dans l’édition de 1927 d’Inprecor, c’était seulement la « crise
fondamentale »… Staline a souvent
amélioré les textes qu’il republiait. Au besoin en
plagiant ses adversaires.
[26]
Discuter quelque aspect que ce soit de la politique du PCUS est
strictement impossible dans un congrès de l’IC. Tout ce
que dit Ewert, le « conciliateur » allemand,
est mis en pièces par Lominadzé, particulièrement
qu’il ait osé poser la question des
« difficultés » rencontrées dans
l’industrialisation, alors que le PCUS et l’IC
« étalent » ces difficultés devant
« le monde entier », et « parfois
même, plus qu’il ne convient » (La Correspondance Internationale, 1928, n° 89,
p. 939).
[27]
Thèses et résolutions du VIe Congrès
de l’IC, Bureau d’édition, 1928, p. 74.
[28]
Thèses et résolutions du VIe Congrès
de l’IC, Bureau d’édition, 1928, p. 81.
[29]
Jules Humbert-Droz, op. cit., p. 340.
[30]
Thèses et résolutions du VIe Congrès
de l’IC, Bureau d’édition, 1928, p. 72.
[31]
Thèses et résolutions du VIe Congrès
de l’IC, Bureau d’édition, 1928, p. 84.
[32]
Richard Day, The « Crisis » and the
« Crash », Londres, NLB, 1981.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Maurice Andreu, « Boukharine dirige l’Internationale communiste, 1926-1928 (où l’on voit notamment comment est apparue l’expression « crise générale du capitalisme ») », dans L’Internationale communiste 1919-1943. Approches transnationales, Serge Wolikow [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 17 décembre 2020, n° 13, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Maurice Andreu. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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