Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


L’Internationale communiste 1919-1943. Approches transnationales
« La faucille après le marteau ». L’Internationale communiste et la paysannerie
Jean Vigreux
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RÉSUMÉ
Cette contribution se propose de présenter l’histoire du communisme rural dans l’entre-deux-guerres en focalisant son regard sur le Komintern (Internationale communiste). Il s’agit de comprendre et analyser les instances du Komintern et en particulier la création d’une branche spécifique, le Krestintern ou Centre paysan international, tout en apportant des réponses locales. L’idée d’une réforme agraire a pu rencontrer dans différents pays d’autres mouvements émancipateurs.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : Krestintern ; paysans ; Internationale communiste ; Komintern ; réforme agraire ; coopératives ; programme politique et thèses agraires ; propagande
Index géographique : monde ; Europe ; URSS
Index historique : xxe siècle ; 1919-1943
SOMMAIRE
I. Introduction
II. Le Komintern et la question paysanne
III. La naissance du Krestintern, une déviation paysanniste ?
IV. La deuxième conférence internationale paysanne de 1927
V. Conclusion

TEXTE

I. Introduction

La Première Guerre mondiale, qui marque la fin des Empires centraux en Europe et l’avènement de l’âge démocratique, engendre aussi une critique radicale des systèmes politiques ; c’est le moment de « l’ère des masses » selon la terminologie d’Eric J. Hobsbawm. Le traumatisme de la guerre totale qui a fait des millions de morts et de blessés marque durablement les esprits ; le pacifisme que portait au début du siècle la IIInternationale est à nouveau à l’ordre du jour.

À ce problème douloureux s’ajoute l’urgence de la question sociale ; la mobilisation de l’arrière (de « l’autre front ») fait prendre conscience des inégalités, des injustices. C’est dans ce contexte que l’Europe de l’Ouest lit les événements de Russie depuis février 1917. Le monde des paysans et des ruraux, qui a subi de lourdes pertes au cours de la guerre (la grande masse des fantassins), peut se soulever. Pour reprendre un cliché de Michel Augé-Laribé, les « paysans résignés » d’avant-guerre sont devenus des « mécontents » [1] : on est loin de la vision agrarienne de « l’ordre éternel des champs ».

Lorsque Lénine décide en mars 1919 de créer la IIIe Internationale ou Komintern, il engage une véritable course de vitesse avec le reste du mouvement ouvrier pour diriger les masses. S’ensuit alors la volonté de récupérer les militants socialistes du monde entier. Les masses paysannes sont aussi convoitées, même si le monde ouvrier urbain correspond mieux au modèle ; le monde rural continuant son intégration au monde global, il fait partie du champ d’attraction du communisme.

Ce regard porté sur la politisation par le communisme invite à considérer les différentes dimensions : « politisation par le haut » dans le cadre d’une internationale centralisée et centralisatrice jusqu’à son entière stalinisation ; « politisation par le bas » où le rôle des militants au village ou au hameau est fondamental pour comprendre l’implantation communiste. Ainsi, il s’agit d’un phénomène cumulatif, jouant sur les héritages, les revisites du passé, mais aussi sur les conjonctures précises et la capacité à proposer une alternative aux pouvoirs en place (tant local que national).

Dans cette perspective, le communisme rural reste un chantier à part, puisqu’il emprunte aussi bien à l’historiographie du communisme [2] – dont on garde une définition plurielle sans vouloir analyser cette expérience politique sous le seul angle criminogène, ou encore moins comme un seul moule qui forge les mêmes militants en URSS qu’en Europe occidentale – qu’à celle du monde rural [3].

Figure_1

Affiche ou lithographie en couleur  (65 x 85 cm) réalisée pour le 3e Congrès du Komintern (en 1921) par Alexander Petrovich Apsit
(coll. Fondation Gabriel Péri)

II. Le Komintern et la question paysanne

C’est au IIe Congrès mondial du Komintern que les thèses agraires élaborées par Lénine sont mises en place ; la question paysanne est analysée au prisme du poids du monde rural dans les sociétés européennes et mondiales, c’est-à-dire comme un allié potentiel où les facteurs sociologique et politique peuvent renforcer les mouvements révolutionnaires. Le communiste allemand Ernst Meyer présente le rapport où le rôle moteur est confié au « prolétariat industriel des villes, dirigé par le Parti communiste, [qui] peut seul libérer les masses laborieuses des campagnes du joug des capitalistes et des propriétaires fonciers […] [4] ». Ainsi, le Comité exécutif de l’internationale communiste (CEIC) s’adjoint une commission agraire. C’est la première fois que Komintern se tourne vers les problèmes des petits paysans et ouvriers agricoles, notamment en Europe centrale et orientale, située plus près de la Russie que l’Espagne, le Portugal, la France ou l’Amérique latine.

Quelques années plus tard, la fondation d’une Internationale paysanne en tant qu’organisation de masse du Komintern souligne bien le souci de trouver des alliés à la Révolution ; cette naissance du Krestintern doit servir à la formation d’organisations paysannes indépendantes dans tous les pays, et à se lier aux mouvements ou partis paysans existants, en tirant les leçons des événements tragiques de Bulgarie de juin 1923. Cette fondation est en outre une réponse à la création de l’Union paysanne internationale de Prague en 1921.

Les buts généraux de la nouvelle Internationale, tels qu’ils sont formulés dans ses statuts, sont d’abord de « favoriser la lutte pour la libération de la paysannerie du monde entier du joug séculaire et de l’oppression par les gros propriétaires terriens et les capitalistes », ainsi que « la défense des intérêts des masses paysannes les plus larges du monde entier et l’amélioration de l’économie paysanne » [5].

Le troisième but principal est « la création et la consolidation d’une liaison très étroite entre les organisations paysannes coopératives, économiques et politiques de tous les pays », la fusion entre village et ville (afin de rompre et de dépasser le clivage instauré par les agrariens). L’alliance des paysans et de la classe ouvrière, sur le plan national et international, pour un travail commun et une lutte commune contre les gros propriétaires terriens et les capitalistes, marque son orientation en reprenant les mots d’ordre de Zinoviev.

Enfin, le point cinq stipule que « l’établissement de relations fraternelles avec toutes les organisations ouvrières du monde qui soutiennent le programme et les activités du conseil paysan international » est à l’ordre du jour. Le sixième et dernier point des statuts exige la réunion de toutes les organisations paysannes et de tous les courants paysans pour la réalisation d’une devise dans tous les pays, la réalisation du « gouvernement des ouvriers et paysans » [6]. Dès lors, on mesure bien les aspects velléitaires ou volontaristes de l’IC, mais aussi sa difficulté d’appréhender clairement la question paysanne : s’agit-il d’un simple allié conjoncturel au moment d’un reflux de la vague révolutionnaire, ou bien d’une dérive agrarienne ?

La fondation du Krestintern s’inscrit alors dans ce contexte tragique et apparaît aussi comme une réponse à la création de l’Union paysanne internationale de Prague en 1921. De juin à septembre 1923, l’Internationale communiste avance l’idée de créer une Internationale paysanne. Thomas Dombal peut écrire dans la revue théorique du Komintern, La Correspondance Internationale, un plaidoyer pour sa création :

Notre agitation et notre propagande doivent renforcer l’aspiration des masses paysannes à la suppression du capitalisme et leur donner la conviction que l’accomplissement de leurs désirs n’est possible qu’en union étroite avec le prolétariat. Zinoviev a signalé avec justesse l’expérience russe, qu’il faut utiliser intégralement.

Il a raison également d’affirmer que nous ne pouvons marcher dans la voie des s.-r. [socialistes révolutionnaires], que nous devons rester un parti prolétarien, s’appuyant sur les paysans. Quelles formes de collaboration devons-nous choisir pour consolider d’une part l’alliance entre le prolétariat et les masses paysannes et d’autre part soustraire cette alliance aux dangers de l’influence petite bourgeoisie. En Occident, nous devons accomplir à la campagne le travail préparatoire exécuté en Russie avant la révolution par les s-r., car en Occident nous n’avons pas de parti qui ait déjà accompli avant nous cette œuvre ; il nous faut gagner les masses paysannes et les relier organiquement à nous.

Mais ce serait une erreur de formuler ce mot d’ordre comme le veut Varga – qui propose d’ajouter au mot « paysans » le mot « travailleurs » car ce mot d’ordre doit être court, clair et simple. L’avertissement contenu dans le mot « travailleurs » ou dans celui de « pauvres » appliqué aux paysans porte à faux. Nous devons aller dans les campagnes pour y créer l’union des ouvriers et des paysans, nous devons montrer que la classe paysanne se trouve sous l’influence d’une poignée de paysans riches et que les dirigeants et représentants actuels trahissent les intérêts de l’immense majorité de la population rurale, en s’alliant à la bourgeoisie et aux grands propriétaires fonciers. Ce que propose Varga revient en somme à lancer en Occident le mot d’ordre « paysans pauvres » qui a échoué en Russie. L’adopter serait restreindre inutilement la base de notre action. Nous devons nous appuyer sur les masses paysannes et, par suite, ne pas nous couper la voie qui nous permettra de les atteindre. […] Pratiquement, il nous faut, dans chacun de nos partis, créer une section pour le travail dans la campagne et y affecter des camarades qui devront entrer dans les organisations professionnelles et politiques des paysans, gagner leur confiance et consolider notre influence parmi la population rurale. Ces camarades devront être choisis principalement parmi les paysans. En outre, il nous faut fonder des organisations professionnelles de paysans pauvres en terre et les opposer aux organisations des paysans riches. […]

Pour effectuer méthodiquement ce travail et éviter toute erreur funeste, il faut former auprès de l’Internationale communiste un organe spécial, un bureau central sous le nom de l’Internationale Paysanne [7].

III. La naissance du Krestintern, une déviation paysanniste ?

C’est en octobre 1923 que naît l’Internationale paysanne. Son organe directeur est le Conseil paysan international (CPI). Le 1er congrès international paysan (on trouve aussi le terme de conférence paysanne), a lieu à Moscou du 10 au 16 octobre 1923, en même temps que l’exposition agricole de l’URSS.

Son acteur principal est Tomas Dombal, ancien fidèle de Pilsudski, député du Parti paysan polonais passé au Komintern. À ce congrès, on peut entendre différents militants paysans européens, dont le communiste français Marius Vazeilles, qui intervient sur le danger de guerre, ou encore le Hongrois Varga sur la situation de la paysannerie dans les pays capitalistes, les Soviétiques Teodorovic (sur la « révolution agraire en URSS ») et Lebedev (sur le mouvement coopératif paysan en URSS), l’Allemand Bittel sur le mouvement coopératif dans les pays capitalistes et enfin le Polonais Dombal sur la relation entre paysannerie et classe ouvrière ainsi que l’organisation paysanne internationale.

Le Krestintern ainsi constitué connaît plusieurs conférences dans l’entre-deux-guerres – ou selon la terminologie kominternienne, différents plénums – (octobre 1923, avril 1925, novembre 1927), puis avec la conjoncture de crise économique et sociale du début des années 1930, on assiste à deux congrès européens paysans : le premier à Berlin du 27 au 30 mars 1930, le second en 1932. Cette internationale paysanne se dote d’organes de presse édités en différentes langues (allemand, français, russe), participant à la phase agraire de l’Internationale sous l’égide de Boukharine.

Un dessin original du fondateur du Krestintern, Thomas Dombal, conservé aux archives du RGASPI est explicite ; il copie les affiches bolcheviques de 1917 à 1919 et permettra au Krestintern d’avoir son papier à en-tête spécifique. Sur le dessin, légendé en polonais, on peut voir l’ouvrier et le paysan.

Figure_2

Dessin de Dombal repris dans les publications du Krestintern soulignant la fraternisation des ouvriers et des paysans (rappelant les premières affiches soviétiques de 1917-1924)
RGASPI. 535-1-7, f°161

Figure_3

En-tête du courrier du Krestintern. Extrait d’une lettre envoyée à Marius Vazeilles, octobre 1924
RGASPI. 535-2-156

Le Krestintern dans la « phase agraire » du Komintern (1924–1927)

Le Krestintern, constitué d’un présidium de onze à cinquante-deux membres et dirigé par un secrétariat de trois personnes, a comme responsables A. P. Smirnov (secrétaire général) et Tomas Dombal (son adjoint). Les membres du premier présidium sont Smirnov (URSS), Dombal (Pologne), Buergi (Allemagne), Vazeilles (France), Rydlo (Tchécoslovaquie), Gorov (Bulgarie), Hero (Scandinavie), Green (États-Unis d’Amérique), Galvan (Mexique), Ten Hajasi (Japon), Nguen Ai-Quonc (Indochine et colonies).

Au-delà des instances, il faut noter la présence au premier congrès de 122 délégués avec voix délibérative et 36 avec voix consultative venant de toutes les Républiques de l’URSS et de : Chine, Mongolie, Arménie, Turkestan, Brésil, Indonésie, Espagne, Allemagne, Danzig, Bulgarie, Hollande, Australie, Canada, Estonie, Lettonie, Lituanie, Finlande, Italie, Japon, Hongrie, Suède, Norvège, Pologne, Yougoslavie, France, Tchécoslovaquie, États-Unis, Mexique, etc.

Le secrétariat général est chargé de former ce qu’on appelle un bureau international d’informations paysannes. En outre, un institut agraire destiné à mener des recherches sur les organisations et les problèmes économiques et agro-économiques est mis en place [8]. Théoriquement, le congrès international doit se réunir une fois tous les deux ans, le plénum au moins une fois par an. Jusqu’à la création de sections par pays, un correspondant par pays est désigné par le parti communiste local afin d’établir le lien avec le Krestintern ; on édite également un organe de presse et une revue annuelle et, dans le cadre des travaux du Krestintern, on crée une bibliothèque en langue russe, allemande, française et anglaise. I. A. Teodorivic devient le rédacteur du nouvel organe central L’Internationale Paysanne, et Gorov, Dombal, Krasnij, Smirnov, Sokolov, et Jarosevskij sont intégrés dans le comité de rédaction [9]. Lors de la réunion du présidium du Krestintern en date du 1er juillet 1924, sont présents, outre Smirnov et Dombal, Heinrich Rau (Allemagne), le dirigeant du Parti paysan républicain de la Croatie, Radic, ainsi que les français Castel et Ramé, Dobrovolni et Majorowa de Tchécoslovaquie et le secrétaire Krasnij [10]. À cette occasion, le Parti paysan croate intègre le Krestintern [11].

Le deuxième plénum du Krestintern voit la naissance d’une une section économico-coopérative dirigée par Ormanov et qui travaille avec le département des coopératives du Profintern [12]. Mais l’exécutif de l’Internationale communiste intervient également dans le cadre d’une politique paysanne ; d’abord il s’agit de contrôler le Krestintern. Ainsi, en décembre 1926, le présidium du CEIC décide de déléguer auprès du Krestintern à côté de Boskovic, N. L. Mescerjakovv (pseudonyme de N. Orlov ) et K. Manner – ce dernier y travaille comme secrétaire organisationnel permanent. En février 1927, un certain nombre de représentants du Krestintern sont devenus membres de la commission agraire nouvellement créée auprès du CEIC, et qui travaillait au Krestintern en tant que fraction communiste.

Au cours de cette période, on essaye aussi de justifier le mouvement de mise en place des coopératives agricoles en URSS, en les rattachant aux travaux du français Charles Gide ; processus de légitimation qui conduit le Krestintern à approcher et contacter à plusieurs reprises le spécialiste du mouvement coopératif. Dans cette période d’ouverture, on agrège également à cette internationale paysanne le démocrate-chrétien Guido Miglioli, qui en devient l’un des principaux émissaires.

Le 6e plénum du CEIC consacre ses travaux à la question paysanne et plus particulièrement aux organisations de masses paysannes [13]. Toutefois, cette réunion n’aboutit pas vraiment. Au sein du Komintern, le débat de Boukharine, partisan d’une ligne paysanne, avec Trotsky, fait rage ; ce dernier considère que cette ligne paysanne est un véritable ramollissement des partis communistes et du Komintern.

Dès lors, les activités du CEIC restent limitées. À l’occasion de la campagne du 1er mai, le département Agitprop publie une circulaire particulière qui doit démontrer la nécessité d’intégrer les paysans et les ouvriers agricoles [14] et le présidium du CPI lance un appel particulier pour le 1er mai [15]. Des représentants de l’Internationale paysanne prennent part à la deuxième conférence organisationnelle (orgconférence) du CEIC (du 10 au 17 février 1926), et aussi à la troisième Conférence internationale des femmes (29 mai 1926) où Dombal intervient sur le travail des paysannes.

IV. La deuxième conférence internationale paysanne de 1927

En dépit de la résolution de 1923 de convoquer un congrès international tous les deux ans, la première réunion internationale – sous forme de la deuxième conférence internationale – n’a lieu qu’en novembre 1927. Ce qui souligne la difficulté de l’IC de s’adresser aux masses paysannes (notons que c’est la deuxième et la dernière conférence en son genre).

Lors de cette conférence paysanne, 46 délégués de 11 pays étaient représentés, parmi eux de nombreux représentants de paysans sans appartenance à un parti. Cette manifestation a lieu en présence de nombreuses délégations paysannes venues à Moscou à l’occasion du dixième anniversaire de la révolution d’octobre [16].

Il semble d’ailleurs que cette conférence est improvisée, l’unique point de l’ordre du jour est l’exposé de Dombal sur « La situation de la paysannerie et les tâches les plus importantes du mouvement paysan international. » Bref, il s’agit de valoriser la patrie du socialisme qui a entrepris la première grande réforme agraire attendue ailleurs en Europe et dans le monde. Le présidium de la conférence se compose des délégués suivants : Cousté, France ; Rudloff, Allemagne ; Sladecek, Tchécoslovaquie ; Almgren, Suède ; Rodriguez, Mexique ; Orlov, URSS, (en tant que représentant des coopératives rurales) ; Dombal, Internationale Paysanne ; David, Autriche (et secrétaire de la conférence). On note également la présence de deux autres délégués allemands (Heckerrmann et Pütz) ; de deux délégués français (Delbos et Dupuy) ; d’un délégué italien (De Vittorio), etc. [17] Dombal promet dans son allocution de clôture la convocation d’un nouveau congrès international – qui doit servir d’instrument puissant contre une nouvelle guerre impérialiste. Il propose également la convocation de conférences paysannes régionales et spécifiques, la convocation d’une conférence paysanne des pays latins, l’envoi de délégués de l’Internationale paysanne dans les différentes régions du monde, surtout dans les pays semi-coloniaux et en Amérique latine, l’ouverture de secrétariats régionaux dans ces pays et en Amérique du Nord, l’édition d’un organe de l’Internationale paysanne en plusieurs langues, la convocation d’un congrès paysan de la paix ainsi que la réalisation d’autres délégations paysannes en URSS [18].

Mais cela reste sans suite. Un dépouillement attentif des archives du Krestintern montre que les circulaires internes de cette phase servent la plupart du temps à l’information sur l’état du mouvement paysan dans les différents pays. Certains documents font état de la répression contre des paysans et appellent à la solidarité [19]. Mais en fait, le Krestintern connaît une mort lente du fait de la stalinisation de l’Internationale communiste ; les débats Boukharine, Staline vont peser lourd sur sa survie. D’ailleurs, en mars 1928, Smirnov a été relevé de ses fonctions pour fait d’opposition, remplacé par Teodorovic, qui est à son tour remplacé par Kolarov en octobre 1930. Date à laquelle le Krestintern est définitivement mis en sommeil au profit de l’Institut agraire international qui doit valoriser coûte que coûte la politique stalinienne de collectivisation et de modernisation de l’URSS. Si le Krestintern a eu une vie éphémère, cette mise en place d’une structure voulant encadrer les paysans s’insère dans un contexte aussi particulier, celui de l’agitation sociale, voire révolutionnaire débutée dès 1917 et qui s’amplifie après la Première Guerre mondiale.

En France, le jeune parti communiste se propose, en 1926, à son Congrès de Lille, de créer un maximum de cellules rurales, suivant le modèle proposé :

Commission paysanne. Propagande chez les masses rurales de la Marne, des Ardennes et de l’Aisne (cellule sœur et village frère). Il faut partir d’un village idéal : – 60 à 120 feux […] situé de 10 à 20 km de la cellule. Prévoir les trajets à bicyclettes, visites mensuelles (en hiver), si possible une gare.

– Au début il faut choisir un bourg avec une poste, le téléphone pour récupérer les adresses de : l’instituteur ; le médecin ; la poste ; la gare ; le facteur ; le garde-champêtre ; le coiffeur ; le buraliste ; le débit de boisson ; le bourrelier ; le maréchal-ferrant ; le cordonnier ; le vannier et surtout d’ouvriers, de femmes et petits propriétaires à esprit avide de savoir ; une laveuse blanchisseuse ; une sage-femme (ou quelqu’un qui fait fonction de)

– Lectures : La Voix Paysanne,Le Bulletin bolchevik, La Vie Ouvrière,L’Ouvrière, L’Exploité, L’Avant-Garde, Le Canard Enchaîné

– Avant l’envoi : garder les meilleurs articles pour les visites mensuelles

– À qui faire l’envoi :

– tous les jours 1 ou 2 Humanités envoyées au village à tour de rôle de 14 à 15 adresses très exactes, citées ci-dessus.

– Le Bulletin bolchevik est envoyé à tour de rôle à l’instituteur, au facteur et au garde champêtre.

– La Vie Ouvrière au garde champêtre, au coiffeur, au buraliste, au débit de boisson et aux ouvriers. […]

– Propagande : en plus des envois, il faut une initiative vivante d’appel à l’attention des laborieux du village.

– Lettre : il faut faire une lettre mensuelle envoyée à l’une des adresses.

– Réunion : 1 par mois ou tous les 2 mois. Réunions publiques explicatives, affichées, tambourinées. […]

– Affichage régulier.

– Chaque année : le rayon fera une réunion dans 3 ou 4 villages et montrera son appareil. La cellule rappellera toujours au village qu’en cas de besoin de main-d’œuvre saisonnière, elle s’emploiera à aider dans ce sens la recherche de village frère.

– Dépense : par an 157 F par cellule, soit 3 F par semaine par cellule.

– Difficultés : il faut de la ténacité pour poster régulièrement. Les cyclistes qui s’engagent à visiter 5 fois dans l’hiver le village frère. Un écrivain pour 12 lettres par an.

– Difficulté mineure : une contre-manifestation.

– Expérience : ce schéma n’a rien de nouveau dans le Parti. La région parisienne a, de cette façon, pénétré heureusement dans les départements de Seine, Oise, Seine-et-Marne. [20]

Ce document souligne combien la culture communiste villageoise emprunte à la culture républicaine ; le vocabulaire un peu désuet sonne bon l’école de la République, mais il donne à comprendre les ressorts de la politisation au village qui ne sont pas uniquement un transfert ou une greffe de la culture bolchévique.

V. Conclusion

En ce sens, « la faucille après le marteau » répond à la culture ouvriériste du communisme, qui magnifie le prolétariat urbain ; il ne s’agit pas me semble-t-il d’une construction « contre » le monde rural comme l’évoquait Rose-Marie Lagrave [21], même si une rhétorique peut à certaines périodes mépriser les « sacs de pommes de terre », mais d’une vision complémentaire, non seulement celle d’un allié conjoncturel, qui doit être analysée au prisme de la politique au village qui n’est pas seulement la manifestation d’une domination du monde des villes, mais bel et bien une dynamique plurielle d’enjeux locaux, nationaux et internationaux. Le Krestintern et les enjeux d’une politique paysanne défendue par le Komintern ont laissé germer l’idée d’une réforme agraire qui a pu rencontrer dans différents pays d’autres mouvements émancipateurs.

AUTEUR
Jean Vigreux
Professeur d’histoire contemporaine
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[1] Michel Augé-Laribé, La politique agricole de la France, Paris, PUF, 1950, p. 372.
[2] Voir Michel Dreyfus et al. [dir.], Le siècle des communismes, Paris, Seuil, 2004.
[3] Voir Jean Vigreux, La faucille après le marteau. Le communisme aux champs dans l’entre-deux-guerres, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2012.
[4] Thèse sur la question agraire, Deuxième Congrès de l’IC cité dans Thèses, manifestes et résolutions adoptés par les Ier, IIe, IIIe et IVe Congrès de l’Internationale Communiste (1919-1923), Paris, La Brèche-Celio, 1984, p. 61.
[5] RGASPI 535-1-1, Statuts du Krestintern. Repris dans CPI (Conseil paysan international), 1ère Conférence Internationale Paysanne, Thèses, messages et adresses, Paris, Bibliothèque Paysanne Librairie de L’Humanité, 1923.
[6] CPI (Conseil paysan international), 1ère Conférence Internationale Paysanne, Thèses, messages et adresses, Paris, Bibliothèque Paysanne Librairie de L’Humanité, 1923.
[7] Thomas Dombal, « L’Internationale Paysanne », La Correspondance Internationale, n° 52, juin 1923, p. 386-387.
[8] Le Premier Congrès mondial des paysans.
[9] Premier Plénum du CPI, L’Internationale Paysanne, Premier Cahier, 1924, p. 161
[10] Ibid.
[11] Voir Louisa Reviakina, « Le cas Stjepan Radic et l’internatinale agrarienne », Études Balkaniques [Bulgarie] n° 31(1), 1995, p. 35-55 ; Mark Biondich, Stjepan Radic, the Croat Pesant Party and the Politic of Mass Mobilization, 1904-1928, Toronto, University of Toronto Press, 2000.
[12] Voir : T. Angelova, Ivan Ormanov, Biografija, Sofia, 1974.
[13] Inprekorr, n° 52, 1926, p. 726
[14] RGASPI, CEIC – agitprop, 16 avril 1926.
[15] Inprekorr, n° 66, 1926, p. 999 sqq.
[16] Conseil paysan international, sténogramme et résolutions, Moscou, novembre 1927, « Internationaler Bauern-Rat », Éditions Neues Dorf (Village Nouveau), 1928, 46 p.
[17] Mermonen, Finlande ; Ring, Pologne ; Goomedy, Congrès Nègre, Afrique du Sud ; Fleck, Tchécoslovaquie ; Lieng, Norvège.
[18] Consultation internationale Paysanne, sténogrammes et résolutions, 1927, p. 40 sqq.
[19] CEIC – Krestintern 12 mai 1925.
[20] Modèle pour l’implantation du PCF à la campagne (RGASPI 535-1-98, 1926).
[21] « Le marteau contre la faucille », Introduction,  Études Rurales, 2004, n° 171-172, p. 9-26.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Jean Vigreux, « “La faucille après le marteau”. L’Internationale communiste et la paysannerie », dans L’Internationale communiste 1919-1943. Approches transnationales, Serge Wolikow [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 17 décembre 2020, n° 13, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Jean Vigreux.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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