Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


L’Internationale communiste 1919-1943 : approches transnationales
Une langue internationale pour une révolution mondiale ? Le Komintern et la question de l’espéranto [1]
Jean-François Fayet
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RÉSUMÉ
Bien qu’apparu en Russie, l’espéranto, une langue internationale (LI) inventée par Ludwik L. Zamenhof en 1887, avait rapidement suscité l’hostilité du régime du tsar. Après les révolutions de 1917, des associations espérantistes ouvrières se mirent à interpeller différentes institutions soviétiques et surtout l’Internationale communiste, mettant cette dernière au défi de créer les conditions d’un internationalisme prolétarien effectif. Mais derrière la question apparemment secondaire de la LI, se profilait celle du contrôle du communisme international et de la prédominance des intellectuels polyglottes dans ses instances dirigeantes. Toute la stratégie de l’exécutif de l’Internationale communiste à l’égard des espérantistes allait donc consister à entraver leur travail de multiples façons, empêchant ainsi l’introduction d’une LI, sans jamais condamner officiellement l’espéranto ou les espérantistes.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : langues internationales ; espéranto ; Internationale communiste ; Komintern ; Révolution ; URSS ; mouvement ouvrier ; entre-deux-guerres
Index géographique : monde ; Europe ; Russie
Index historique : xxe siècle ; 1919-1943
SOMMAIRE
I. Introduction
II. La commission d’étude pour l’adoption d’une langue internationale auxiliaire dans l’Internationale communiste
III. L’espéranto dans la lutte des classes
IV. De la fraction communiste à l’Internacio de Proleta Esperantistaro
V. Conclusion

TEXTE

« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », nous a dit Marx. Les communistes espérantistes ajoutent : Pour qu’ils puissent s’unir, il est nécessaire qu’ils puissent se comprendre. Et l’espéranto est cet instrument nécessaire d’intercompréhension [2].

Notre situation est tragicomique : d’un côté, on reconnaît que nous effectuons un travail de valeur dans le sens de l’Internationale communiste, nous sommes d’ailleurs persécutés pour ce travail par les fascistes et la police en tant que « Section auxiliaire de la IIIe Internationale » et, d’un autre côté, on nous refuse une direction et un soutien concrets, car personne ne veut prendre de responsabilité sur la question de l’idéologie du mouvement espérantiste prolétarien [3].

I. Introduction

L’année 1917 fut pour les espérantistes de Russie une année d’espoir malgré la mort de Ludwik Lejzer Zamenhof, qui 30 ans plus tôt avait publié à Varsovie – en russe, puis français, allemand et polonais – le premier livre (Unua Libro) de sa Lingvo Internacia (langue internationale, LI) sous le pseudonyme de Doktoro Esperanto (Docteur qui espère) [4]. Bien qu’apparu en Russie, l’espéranto y avait rapidement suscité la suspicion, puis l’hostilité déclarée du régime, en raison de l’intérêt qu’il avait rencontré auprès de Léon Tolstoï, puis après la révolution de 1905 dans différents courants politiques opposés au régime du Tsar [5]. Aussi les événements de 1917 apparurent-ils à de nombreux espérantistes de Russie comme une chance, après des décennies de censures, de chicanes policières et d’isolement encore accentués par la guerre. Sans être bolcheviques, nombres d’espérantistes approuvèrent la proclamation du décret sur la paix par le Conseil des commissaires du peuple. Ils se sentirent aussi en harmonie avec l’internationalisme proclamé du nouveau régime, alors que l’idée d’une planification possible de la société par l’intervention scientifique pour accélérer les choses vers le progrès appartenait à leurs convictions communes. Cette convergence supposée des aspirations respectives des espérantistes et des communistes semblait si naturelle qu’apparurent, dès les premières années du nouveau régime, des rumeurs sur l’adoption officielle de l’espéranto en Russie soviétique. L’information fut rapidement démentie, mais les années de la guerre civile furent bien marquées par l’éclosion spontanée de très nombreux groupes espérantistes, en particulier parmi les bataillons internationalistes [6] et les ouvriers du transport.

Fortes de cet engouement, des associations espérantistes se mirent à interpeller les différents Commissariats du peuple. La plupart de ces interpellations n’étaient que de simples offres de service comme celle faite par la Société espérantiste de Moscou au Commissariat du peuple aux affaires étrangères (NKID) pour l’ouverture d’un bureau de traduction en espéranto [7], mais progressivement elles se firent plus vindicatives, mettant l’Internationale communiste (IC) au défi de créer les conditions d’un internationalisme prolétarien effectif :

Nous attendons du Congrès de la IIIe Internationale qu’il soit à la hauteur de sa tâche et […] que pour le 3e anniversaire de la Grande Révolution d’Octobre dans la Russie rouge, patrie de la révolution communiste et de l’espéranto, il ne sera pas répondu à la question de la langue internationale par une déclaration de sympathie platonique mais par des mesures de réalisations concrètes [8].

En 1919, s’était en effet constitué l’Esperantista Sekcio de Komunista Internacio (Section espérantiste de l’Internationale communiste, ESKI), dont les statuts stipulaient que « la langue internationale est une exigence et une conséquence du mouvement international du prolétariat », qu’elle seule pouvait devenir « le moyen de relations effectives avec les masses révolutionnaires de différents pays » [9]. Pour les espérantistes communistes, la LI devait devenir « l’instrument » privilégié de communication et de propagation de la révolution mondiale, ce qui impliquait un engagement concret de la IIIe Internationale. À l’approche du 2e congrès de l’IC, l’ESKI multiplia donc les appels en ce sens, soulignant que si « les délégués de différents pays se comprendront comme des amis » [10], la nécessité de recourir aux traducteurs lors des séances aura pour conséquence la prolongation et, plus grave, l’altération des discussions [11]. Surtout la question des traductions était-elle indissociable de celle de la prédominance des intellectuels polyglottes dans l’appareil de l’Internationale, une prédominance systématiquement dénoncée par les espérantistes et facilement confirmée par une étude de la composition des organes exécutifs de l’IC. De la critique des intellectuels, ces « groupes patentés de l’intelligentsia » qui « par leur maîtrise de quelques langues, pourraient prétendre diriger l’IC » [12], les espérantistes en arrivaient ainsi à celle de la direction du mouvement communiste en rappelant en des termes proches de ceux de l’Opposition ouvrière que c’est « aux chefs à suivre les masses et non pas aux masses de suivre les chef » [13]. Derrière la question – apparemment secondaire [14] – de la LI se profilait donc celle du contrôle du communisme international. Mais cette question, comme celle de la nature pour le moins mouvante et ambiguë de l’internationalisme de l’IC, touchait de trop prêt aux idéaux proclamés du mouvement pour être l’objet de débats ouverts. Toute la stratégie de l’exécutif de l’IC à l’égard des espérantistes allait dès lors consister à entraver de multiples façons leur travail, empêchant ainsi l’introduction d’une LI au sein du mouvement communiste international, sans jamais condamner officiellement l’espéranto ou les espérantistes.

II. La commission d’étude pour l’adoption d’une langue internationale auxiliaire dans l’Internationale communiste

Pour les raisons évoquées précédemment, l’interpellation de l’IC par les espérantistes russes, relayée par la proposition du représentant de la CNT Nunez Pestana (1886-1938) et par une lettre signée par 23 délégués étrangers invitant l’exécutif de l’IC « à se saisir de la question » [15], gène l’exécutif qui laisse passer six mois avant d’annoncer le 12 janvier 1921 la création d’une Commission d’étude pour l’adoption d’une LI dans l’IC [16]. L’initiative est saluée, mais une étude de ses membres, et surtout de la question à laquelle elle doit répondre, permet d’entrevoir le piège tendu aux espérantistes. Le mandat confié à la commission consistait à savoir si « l’adoption d’une LI auxiliaire [sans référence explicite à l’espéranto] est déjà pratiquement possible » et par quel moyen procéder à son application. Or l’espéranto n’était ni la première, ni la seule tentative de création d’une LI auxiliaire. Des centaines de LI, dont le célèbre volapük inventé en 1879 par Martin Schleyer, étaient apparues de la fin du xixe siècle au premier xxe siècle. Certes, en quelques années, l’espéranto avait largement éclipsé tous les systèmes concurrents, mais l’ido, une langue internationale basée sur l’espéranto avec quelques réformes pour l’alphabet – suppression des accents – et le système de dérivation, continuait à posséder des partisans influents. Peu nombreux [17], surtout en Russie où ils étaient presque inexistants, les idistes se retrouvèrent néanmoins, par la grâce du secrétariat de Zinoviev, fort bien représentés au sein de la commission.

La présidence fut confiée à József Pogany (1886-1937), qui, lorsqu’il était commissaire du peuple de l’éphémère République des conseils de Hongrie, avait commandé à l’académie de Budapest une enquête sur l’introduction d’une LI à l’école qui se serait conclue en faveur de l’introduction de l’ido [18]. Mais envoyé en Allemagne dès février, Pogany n’a pu participer au travail de la commission dont le secrétaire était le idiste Hans Itschner (1887-1962). Réfugié en Russie en 1920 afin d’échapper à des poursuites judiciaires en Suisse pour activité révolutionnaire, Itschner travaillait à cette époque comme traducteur au Comité exécutif de l’Internationale communiste (CEIC) pour lequel il allait effectuer de nombreuses missions à l’étranger jusqu’en 1931 [19]. Enfin, la commission intégra Henri Guilbeaux (1884-1938), écrivain et journaliste polyglotte invité en Russie par Lénine, lequel lui demanda lors du 2e congrès de l’IC de traduire son discours de l’allemand au français ! L’absence de documents relatifs au travail de la commission, la disparition des noms de deux de ses membres [20] et surtout le fait que son président ait été en mission en Allemagne pendant toute la période laissent planer de nombreux doutes sur le travail effectué. Mais du seul fait de sa composition, il était difficilement envisageable que la commission prenne position en faveur de l’espéranto. Son unique rapport, daté de juin 1921, déclarait ainsi que la LI pouvait être d’une « grande utilité pour le travail de l’IC » et que « quelques uns des projets existants, comme l’espéranto et l’ido, peuvent satisfaire toutes les exigences pratiques de la communication internationale ». Sans prendre parti, la commission notait pourtant que de « très grande difficultés », principalement idéologiques, s’opposaient encore à « l’utilisation réelle de la langue auxiliaire » et que, dans cette perspective, il était nécessaire de faire un effort systématique de propagande. Mais avant il convenait de savoir « si un pareil effort valait réellement la peine d’être tenté », s’il était envisageable que « dans un délai de trois à quatre ans, l’IC puisse passer du stade de la propagande en faveur de tel ou tel système de LI à l’usage pratique et général du système définitivement adopté ». En attendant, la commission repoussait sa décision en demandant aux partis communistes et surtout aux différentes organisations de masses liées à l’IC de prendre position sur la question d’une LI [21].

Plusieurs organisations allaient témoigner de l’intérêt pour cette question en prenant effectivement position en faveur de l’espéranto – l’Internationale des anciens combattants, la Fédération internationale des ouvriers du transport [22], le British Trade-Union Congress [23] – de l’ido – les partis communistes de Tchécoslovaquie, du Luxemburg, de Tchécoslovaquie et du Mexique, le Sportintern  [24]… – ou de… l’anglais [25] ! Mais cette consultation, à laquelle il n’était fixé aucun terme précis, et les manigances du CEIC allaient encore renforcer l’hostilité entre les deux groupes. La Section espérantiste de l’Internationale communiste (ESKI) fut dissoute sans bruit par les autorités communistes en décembre 1921, mais le secrétariat de la Komunista Ido-Federuro Internaciona (Fédération internationale communiste de Ido, Kifintern [26]) confié à Fritz I. Milter (1890-1938) – un Estonien, bolchevik depuis 1905, qui travaillait pour le département information de la Tchéka et le service liaisons internationales de l’IC – fut déplacé en 1922 de Paris à Moscou, dans les locaux du Komintern ! Forts de cet appui, les idistes déclenchèrent, avec la complicité du secrétaire de la Commission, une véritable campagne d’intox dans les milieux communistes, laissant entendre dans divers documents ayant l’apparence de l’officialité que l’ido avait la préférence de la Commission. En octobre 1922, la Section française des communistes idistes profita ainsi de l’organisation d’une semaine internationale de propagande en faveur de la LI pour distribuer aux communistes français une brochure dans laquelle on pouvait lire que « la Commission d’étude pour l’adoption d’une LI dans l’IC avait rendu des conclusions favorables à l’ido » [27] considéré comme « scientifiquement supérieur et plus facilement perfectible » que l’espéranto. S’appuyant sur ces prétendues « recommandations de la commission d’étude », W. Münzenberg annonça que le Secours ouvrier international (SOI) allait s’engager en faveur de l’ido [28]. Aux plaintes des espérantistes répondit un démenti de M. Rakosi au nom du CEIC selon lequel la Commission d’étude avait été liquidée, après avoir remis ses documents à l’exécutif, sans que l’IC n’ait pris de décision ; mais quelques mois plus tard, ce furent les espérantistes qui étaient appelés à mettre un terme à leur campagne de calomnie contre le travail de la Commission d’étude !

Cette lutte fratricide fut extrêmement dévastatrice pour tous les partisans d’une LI, ne concourant pas peu à conforter leur image d’utopistes sectaires et fanatiques auprès des autorités soviétiques et communistes. Les idistes accusaient les espérantistes d’être un « mouvement bourgeois », « conservateur » et « anarchisant » [29], alors que pour les espérantistes leurs rivaux n’étaient que des « désorganisateurs » qu’il convenait de « liquider » [30]. Conscient de l’effet paralysant de ces divisions, l’exécutif se garda bien d’intervenir directement, se contentant d’émettre épisodiquement de discrets démentis et de lancer d’hypothétiques appels à l’union, puis à la fusion, des deux groupes, qui n’eurent d’autres effets que de cristalliser les antagonismes. L’instrumentalisation par l’exécutif de l’IC des antagonismes entre les espérantistes et le groupe pourtant « bien moins influent des idistes » [31], lui permit ainsi de « geler » le problème de l’introduction d’une LI sans en porter ouvertement la responsabilité. Balancé entre, d’une part, les encouragements – mais seulement à titre personnel – de personnalités comme I. Ehrenburg, L. B. Krassin, S. Katayama [32], le linguiste soviétique N. I. Marr [33], puis dans les années 1930, S. A Lozovski [34], D. Z. Manuilski [35], H. Barbusse, et, d’autre part, l’absence d’engagement des institutions, les espérantistes continuèrent d’interpeller l’IC à l’occasion de son 6e [36], puis encore de son 7e et dernier congrès. Mais jamais une structure centrale de l’IC, ni l’un de ses dirigeants n’allait prendre officiellement position sur la question d’une LI « sous prétexte » qu’il s’agissait d’une « question secondaire », que personne n’était « compétent » et qu’il n’existait « pas de décision du PCUS » [37]. Les espérantistes étaient, selon leur propre expression, pris dans un « cercle vicieux : à l’étranger tout le monde attend une décision de l’URSS et, ici, on dit que la LI doit d’abord être portée par les masses étrangères. » [38]

III. L’espéranto dans la lutte des classes

Des groupes locaux d’espérantistes ouvriers nommés Laboristaj Esperanto-Asocioj (Associations espérantistes de travailleurs, LEA) étaient apparus dès avant la guerre en Suède, en Grande-Bretagne, en Allemagne [39], en France, en Hongrie et aux Pays-Bas [40]. Plusieurs organisations internationales – comme l’Internacia Asocio Paco-Libereco (Association internationale Paix-Liberté) fondée à Paris en 1906, puis Liberiga Stelo (L’étoile libératrice) [41] – s’étaient aussi efforcées, toujours avant la guerre, de diffuser l’esperanto dans les milieux ouvriers internationalistes. Mais la plupart des espérantistes ouvriers étaient demeurés dans le cadre du mouvement neutre – l’Universala Esperanto Asocio (Association espérantiste universelle, UEA), fondée à Genève en 1908 par Hector Hodler avec l’accord de Zamenhof – dont ils constituaient les deux tiers des membres, et au sein de laquelle se créa une Laborista Fako (Section ouvrière). La Première Guerre mondiale interrompit le processus de différenciation du mouvement ouvrier espérantiste international et c’est véritablement dans les milieux proches d’Eugène Adam, dit Lanti (1879-1947) [42], un menuisier français d’origine anarchiste rallié aux bolcheviks en 1917, que fut relancée en 1919 l’idée d’une organisation espérantiste prolétarienne internationale.

Devenu rédacteur du périodique Le Travailleur espérantiste, l’organe de Liberiga Stelo, qu’il transforma en Esperantista Laboristo, Lanti développa sous le pseudonyme de Sennaciulo (Celui qui n’a pas de nationalité) sa conception d’un mouvement espérantiste ouvrier « anational » et anticapitaliste, ce qui rendait de fait inéluctable la rupture avec les espérantistes neutres de l’UEA. Bien qu’ayant participé à la fondation du Parti communiste français, Lanti n’entendait pourtant pas soumettre le mouvement espérantiste à l’exclusivité d’une organisation politique. Langue de la révolution, l’espéranto devait décloisonner les ouvriers espérantistes de leurs structures nationales, mais aussi partisanes, ce qui n’ira pas sans poser quelques problèmes avec les camarades soviétiques de la Sovjetlanda Esperanta Unuigho (Union des espérantistes des pays – puis des Républiques – soviétiques, SEU) fondée en juin 1921 sur un programme de loyauté au pouvoir soviétique. Mais en août 1921, 79 espérantistes révolutionnaires de 15 pays, venus à Prague pour assister au 13e congrès de l’UEA, avaient fait scission pour fonder la Sennacieca Asocio Tutmonda (Association mondiale anationale, SAT), une association visant à utiliser la LI pour les buts de classe du prolétariat mondial en acceptant le principe d’une organisation révolutionnaire au-dessus des partis. Aucun représentant soviétique n’avait participé au congrès de fondation de la SAT, mais en août 1922 Lanti s’était rendu trois semaines en Russie soviétique où il fut accueilli par le cercle des militants de la SEU, dont son président Ernest V. Dresen (1892-1937) [43]. Lanti rencontra aussi à l’exécutif Rakosi, qui, après lui avoir confirmé l’absence de décision de l’IC sur la question d’une LI, le mit en garde contre les espérantistes, dont « beaucoup sont contre-révolutionnaires ». Il semble aussi être revenu avec des impressions pessimistes sur l’avenir de l’URSS, mais c’est surtout les divergences avec Dresen qui allaient marquer leurs relations futures. Le principe de la SAT fonctionnant sur la base d’une adhésion individuelle limitait de fait le poids de la SEU qui par le nombre de ses adhérents aurait pu revendiquer la direction du mouvement. Dresen et par lui les soviétiques reprochaient surtout à Lanti le caractère au-dessus des partis de son organisation. De son côté, Lanti s’étonnait du fait que si les groupes d’espérantistes neutres avaient été détruits en URSS, Dresen souhaitait continuer à collaborer hors d’URSS avec l’UEA, alors que dès 1922 la SAT avait décidé d’interdire la double appartenance. Au-delà des désaccords tactiques, les deux organisations étaient, à l’image de leurs dirigeants, sociologiquement très différentes [44]. La SAT était une organisation ouvriériste, dont les fondateurs étaient issus du syndicalisme révolutionnaire, alors que la SEU était, selon un espérantiste français qui vécut comme ouvrier en URSS de 1923 à 1933, un mouvement sans contact avec les masses, composé « d’intellectuels ou de demi-intellectuels » [45].

Pourtant, l’adoption puis la confirmation par les 3e, 4e et 5e congrès de l’IC de la ligne du front unique favorisa pendant plusieurs années la coexistence des positions respectives des deux organisations. La SEU demanda en mars 1923 aux espérantistes communistes du monde entier de rejoindre la SAT, et malgré ses désaccords sur l’organisation, Dresen fit un discours enthousiaste lors du 3e congrès de Cassel (1923). Rapidement, une partie importante des activités de la SAT passa, conformément aux vœux de Dresen, sous le contrôle des communistes de Leipzig. L’administration de la SAT fut confiée à un sans parti, Lerchner, mais celui-ci travaillait en étroite collaboration avec Norbert Barthelmess, un militant du KPD nommé en 1924 à la tête de la rédaction de l’hebdomadaire Sennaciulo, Otto Bässler, le secrétaire de la fraction communiste qui dirigeait aussi le service de presse de la SAT, et F. C. Richter, lui aussi membre de la fraction communiste. Ainsi les publications de la SAT contenaient-elles beaucoup d’articles « purement communistes », mais « aucun article anticommuniste. » [46] Cet alignement de la presse de la SAT sur les positions des communistes finit par provoquer une chute des abonnements et de nombreuses tensions au sein de la direction. Un groupe d’anarchistes opposés à la surreprésentation des communistes fit scission pour fonder l’organisation Tutmonda Ligo de Esperantistoj Senstatanoj (Union mondiale des anarchistes espérantistes[47]. Craignant qu’une suite de scissions ne fasse perdre aux communistes leur influence sur les masses espérantistes, L. Revo [48], qui à Moscou faisait la liaison avec la SEU et l’exécutif de l’IC, crut utile de rappeler que « pour conserver l’unité du mouvement et conduire la politique du front unique par le bas, nous ne pouvons pas faire de Sennaciulo un journal officiellement communiste. » [49] La nouvelle rédaction de Sennaciulo fut donc confiée à un groupe représentant les différentes tendances, mais le journal resta – grâce au dynamisme des militants communistes – aussi communiste qu’il l’était à l’époque de Barthelmess. L’influence croissante des communistes au sein de la SAT se manifesta aussi par des mesures symboliques, comme l’abandon à partir de 1924 dans les congrès de la SAT des hymnes purement espérantistes – La Espero (l’Espérance) et le Fratoj al sun (Frères allons vers le soleil) – au profit de La Internacio (l’Internationale) et l’élaboration lors du 5e congrès de Vienne (1925) d’un projet de programme politique dont les mots d’ordre étaient proches de ceux de l’IC.

Désireux de conforter cette orientation communiste, Dresen invita la SAT à tenir son 6e congrès (1926) à Léningrad, quelques jours après celui de la SEU. Les espérantistes furent de même invités à se joindre aux quelque mille étrangers délégués en URSS l’année suivante pour effectuer une enquête à l’occasion du Xe anniversaire de la Révolution d’Octobre, dont l’aboutissement fut le 1er congrès des Amis de l’Union soviétique (AUS). Le rapport de leur guide souligne avec satisfaction que, plus que d’autres délégués, les onze espérantistes étaient venus en URSS en « authentiques Amis », qu’ils s’étaient « tous sentis comme à la maison », ce qui s’expliquait par le fait qu’à l’exception d’un seul, ils étaient tous membres de la SAT dont la presse était « plus ou moins de classe [sic]. » [50] Ce congrès des AUS – dont les résolutions finales avaient été rédigées avant même l’arrivée des délégués – dessine pourtant clairement les limites auxquelles l’exécutif de l’IC et les organisations soviétiques entendaient cantonner les espérantistes. Profitant des difficultés de traductions provoquées par la présence de délégués provenant de 43 pays, les espérantistes avaient fait une nouvelle fois circuler une pétition demandant l’adoption de l’espéranto pour faciliter les échanges avec l’URSS. La pétition rassembla 250 signatures en deux jours, soit le quart des délégués, et fut transmise au présidium, mais elle ne fut jamais soumise à la délibération du congrès [51] ! Comme l’avait déclaré dès 1925 le département Agitprop de l’exécutif, « la question, aujourd’hui, n’est pas celle de la reconnaissance d’une LI mais d’un rapprochement organisationnel et du contrôle de son travail par nous. » [52] Les dirigeants communistes n’avaient pas changé d’avis sur la question de l’adoption de l’espéranto, ce qui ne les empêchait pas de se servir du mouvement espérantiste en termes de propagande.

IV. De la fraction communiste à l’Internacio de Proleta Esperantistaro

Ironiquement, la fraction communiste – composée d’O. Bässler, N. Barthelmess, F. C. Richter, E. Lanti et L. Revo – avait été fondée par Lanti en 1923 afin d’y confiner le débat sur une éventuelle adhésion de la SAT à la IIIe Internationale [53]. Par la suite la fraction communiste – qui avait réussi à « prendre en main tous les postes de directions » de la SAT [54] et qui contrôlait les résolutions des congrès et le contenu des revues – avait, malgré ses appels répétés, travaillé sans aucun contrôle, appui ou directive de l’exécutif de l’IC. Pour l’organe dirigeant de l’IC, la SAT n’était que l’une de ces organisations ouvrières de masse, dites culturelles, devant permettre « la conquête de la majorité de la population laborieuse pour les buts des partis communistes. » [55] Pendant plusieurs années, la tactique du front unique, que se soit par le haut ou par le bas, permit à la SAT de faire cohabiter dans son organisation des sociaux-démocrates (35 % des effectifs), des sans partis (20 %) et des communistes (45 %). Mais, lorsqu’en 1928 l’IC adopta lors de son 6e congrès la tactique « classe contre classe » et que s’imposa le mot d’ordre de « social-fascisme », le mouvement espérantiste ouvrier se mit à subir, comme toutes les organisations ouvrières au-dessus des partis – Libres penseurs prolétariens, Anciens combattants, Organisations sportives, Groupes de défense prolétariens… – le travail scissionniste de sa fraction communiste.

Le 8e congrès de la SAT à Göteborg qui suivit de quelques semaines celui de l’IC coïncida ainsi avec les premières menaces de scission. Dans son discours, Dresen soulignait qu’« il viendra peut-être un moment où il nous faudra quitter la SAT, ou bien tous les membres d’autres tendances quitteront la SAT ». La réponse de Lanti se fit sous la forme d’une addition aux statuts rappelant que « la SAT, qui n’était pas une organisation ayant le caractère d’un parti politique », entendait que « ses membres soient compréhensifs et tolérants à l’égard des écoles ou systèmes politiques et philosophiques sur lesquels s’appuient les divers partis et mouvements syndicaux ouvriers engagés dans la lutte des classes. » [56] Ces premiers échanges entraînèrent l’éclatement de la fraction communiste. Après Revo [57], qui en URSS avait assisté à la défaite de l’Opposition unifiée dirigée par Trotsky et Zinoviev, se furent Lanti et N. Barthelmess, qui avait repris la direction de Sennaciulo, bientôt suivis par L. Glodeau (1891-1956), un autre membre fondateur de la SAT, qui quittèrent, ou furent exclus de leurs partis communistes respectifs. Ainsi au terme du 9e congrès de Leipzig (1929), la direction de la SAT était-elle passée selon les termes de Dresen sous le contrôle des « opportunistes de droite » [58]. Provisoirement maîtrisé au niveau international, le processus de scission se développa dès lors à partir des organisations nationales d’espérantistes prolétariens. Les LEA n’étaient pas membres de la SAT, qui ne reconnaissait que les adhésions individuelles, mais elles constituaient, du fait même de leur importance numérique et de leurs moyens, des relais indispensables à son fonctionnement. Après l’organisation soviétique (SEU) qui revendiquait 16 000 membres en 1928 [59], la plus importante organisation était la Laborista Esperanto-Asocio por la Germanlingvaj Regionoj (Association espérantiste ouvrière pour les régions de langue allemande, LEAGR) qui en 1930 comptait 4 000 membres répartis dans 206 groupes [60]. Or, après le congrès annuel d’Essen, en avril 1930, la direction du mouvement passa sous le contrôle du communiste W. Vildebrand de Berlin, alors qu’O. Bässler, le nouveau secrétaire de la fraction communiste de la SAT, prenait la rédaction de l’organe de la LEAGR, l’Arbeiter-Esperantist. Les Soviétiques accentuèrent la pression en recommandant à toutes les organisations nationales de « suivre l’exemple des Allemands » [61] et surtout en bloquant, sous prétexte d’une modification des règles de transferts de fonds à l’étranger, les avoirs de la SAT en URSS, soit environ 15 000 Reichsmark sous forme de cotisations et d’abonnements aux revues [62].

Dès ce moment, les communistes, dont l’objectif était la création d’une « nouvelle organisation révolutionnaire espérantiste », s’organisèrent de façon autonome à l’intérieur de la SAT. En octobre 1930 parut à Berlin sous la direction de József Batta, un ancien du SOI envoyé par Dresen en Allemagne avec l’accord du CEIC [63], le premier numéro de la revue Internaciisto (Internationaliste), organe de l’opposition communiste à l’intérieur de la SAT. Le mois suivant fut fondée à Leipzig, sous la direction de W. Kampfrad, une Coopérative d’édition pour la littérature espérantiste révolutionnaire (Eldon-Kooperativo por Revolucia Esperanto-Literaturo, EKRELO), filiale allemande des éditions de la SEU, qui outre des ouvrages sur l’esperanto allait diffuser en espéranto hors d’URSS, « sous l’apparence d’une maison d’édition neutre » [64], des textes de Staline, Molotov, Radek, etc. Les communistes lancèrent aussi des appels au boycott de Sennaciulo et d’autres publications de la SAT qui étaient déjà interdites en URSS. Ce processus aboutit au printemps 1931 à l’exclusion de la SAT des communistes O. Bässler, J. Batta, W. Kampfrad, H. Muravkin, F. C. Richter, G. Richter, W. Vildebrandt, F. Wolff. Et lors du 11e congrès d’Amsterdam la minorité communiste restante se retira du mouvement, laissant la SAT, qui avait perdu plus de la moitié de ses membres, au bord de la faillite.

Grâce à l’adhésion collective des LEA d’Union soviétique, d’Allemagne, de Bulgarie, du Japon et des États-Unis, bientôt suivies de sections de Chine, de Grande-Bretagne, de Belgique, de France, de Tchécoslovaquie, des Pays-Bas et d’autres groupes locaux, l’Internacio de Proleta Esperantistaro (l’Internationale des espérantistes prolétariens, IPE) prétendit, dès son congrès de fondation tenu à Berlin en août 1932, représenter 18 000 prolétaires de 18 pays et plus d’une trentaine de revues [65]. Mais un semestre à peine après sa fondation, l’IPE perdit, du fait de l’accession d’Hitler au pouvoir, sa principale section nationale hors d’URSS, son Bureau international de Berlin et son centre d’édition international de Leipzig. Dans un rapport envoyé à l’IC en mars 1933 Dresen notait que l’organisation allemande et sa revue l’Arbeiter Esperantist avaient été interdites dès janvier et que « la situation politique en Allemagne est telle que toute possibilité de contact avec Moscou est exclue. […] Des mesures ont été adoptées pour sauver les documents importants, mais le travail régulier est sous la menace de nouveaux coups. […] La rapidité avec laquelle fut installé le nouveau régime en Allemagne nous a privé de la possibilité de préparer le déménagement du centre. » [66] Mais après l’arrestation de Kamfrad, en mars 1933 à Leipzig dans les éditions EKRELO, l’IPE décida d’envoyer à Amsterdam le rédacteur August Schwenk, pour constituer un secrétariat auxiliaire et un nouveau centre de diffusion de littérature. La section la plus forte en Europe était désormais la Fédération française des espérantistes prolétariens (FEP), mais selon le secrétaire de l’IPE « elle était trop faible d’un point de vue organisationnel et financier pour prendre la direction du mouvement » [67]. Dès l’arrivée en URSS d’Herbert Muravkin, du Bureau international de Berlin, se constitua donc à Moscou un Bureau « provisoire » de l’IPE, déplacé à Leningrad l’année suivante, dans lequel figuraient outre H. Muravkin, les membres soviétiques du Comité exécutif de l’IPE. À partir de 1933 c’est d’ailleurs le journal de la SEU, Sur Posteno (Au poste) qui devint l’organe de l’IPE à la place de la revue Internaciisto. La direction du Service de presse internationale de l’IPE, ainsi que « l’aide technique à l’URSS » [68], furent confiées à la section anglaise « dirigée par des permanents du parti communiste », mais la diffusion des publications d’EKRELO se faisait maintenant directement depuis l’URSS, sauf pour les correspondants des pays fascistes qui devaient passer par la France. Ce repli des activités de l’IPE en URSS s’accentua encore l’année suivante avec l’arrestation des principaux dirigeants des Unions espérantistes prolétariennes du Japon, de Chine et de la plupart des pays d’Europe centrale et balkanique où les associations espérantistes servaient souvent de paravent aux organisations communistes [69].

Deux ans à peine après sa fondation, l’IPE reposait ainsi presque exclusivement sur l’aide des espérantistes soviétiques. Or la SEU, qui avait connu une chute dramatique de ses effectifs lors du 1er plan quinquennal [70], vivait de son propre aveu « l’existence d’un déshérité ». Non seulement la SEU ne recevait aucune aide financière, mais ces « dernières années, quand fut établi le plan de répartition du papier elle en fut écartée, ce qui entraîna la suspension presque complète de ses activités d’éditeur. Étant donné que les activités de la SEU se manifestent surtout sous cette forme particulière, et que c’est précisément à cette source qu’elle peut tirer ses fonds, on conçoit qu’un tel état des choses lui ôte toutes possibilités d’existence. » [71] En mars 1934 Dresen s’était donc adressé à Manuilski, porte-parole du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) au sein de l’exécutif de l’IC, pour lui « demander de nous [l’IPE] donner les moyens de vous [l’IC] être utile. » [72] Le présidium de l’IC décida dans sa séance du 15 mai 1934 de soutenir le travail de l’IPE, mais cela se traduisit seulement par une directive demandant aux partis communistes « d’utiliser [sic] les organisations espérantistes » en constituant des fractions communistes [73] ! L’IPE n’obtint en revanche aucune aide matérielle. Au lieu d’un 2e congrès organisé à Moscou, comme cela avait été prévu lors du congrès de fondation de Berlin, l’IPE organisa ainsi en août 1934 une conférence internationale à Lille, à laquelle ne participèrent ni les représentants de la SEU, qui n’avaient plus assisté à un congrès à l’étranger depuis 1929, ni Muravkin qui dirigeait le Bureau provisoire de l’IPE [74]. Un fonctionnaire syndical soviétique proposa la dissolution de l’IPE [75], mais il ne fut pas suivi par les 70 participants – pour l’essentiel des communistes d’Europe de l’Ouest – qui rédigèrent une résolution critiquant le manque de sérieux des camarades soviétiques. Le scénario fut presque similaire en août 1935 pour le 2e congrès qui se tint à Antwerpen, toujours en l’absence des soviétiques et de Muravkin. Mais cette fois ce furent les délégués qui inscrivirent à l’ordre du jour la question de la réunification du mouvement espérantiste ouvrier. Les tensions et les mécontentements suscités par l’absence et l’inaction de la SEU se multiplièrent congrès après congrès. Les délégués critiquaient le manque de régularité dans la parution de l’organe de l’IPE, Sur Posteno, et se plaignaient du non respect par la SEU de ses engagements financiers. La SEU ne put répondre plus favorablement aux appels désespérés envoyés par A. Schwenk, du secrétariat international d’Amsterdam, que les autorités hollandaises menaçaient d’expulser vers l’Allemagne [76]. « Le fait est », notait M. Boubou, le secrétaire de la FEP, « que l’IPE qui a été fondée et vit pour la défense de l’URSS est en train de mourir du fait de l’absence d’activités internationales des camarades soviétiques. » [77] En août 1937, lors de son 3e congrès organisé à Paris, l’IPE déclara ne plus avoir de contact avec le secrétariat de Léningrad et, qu’à sa connaissance, la SEU n’avait plus d’activité organisée. « Nous devons admettre », dit Schwenk désormais réfugié en France, « que nos camarades soviétiques ont des difficultés sur lesquelles nous pouvons faire des suppositions, mais n’avons pas d’informations. » [78]

V. Conclusion

Dès l’origine il était apparu qu’il s’agissait, avec le projet de Zamenhof, de quelque chose de plus que de la diffusion d’un instrument pratique de communication international, mais d’un idéal de fraternité universelle, que les espérantistes appellent « l’idée interne » de l’espéranto. Bien que dans une forme laïque et ouvriériste, Lanti avait pérennisé cet idéal par sa doctrine du Sennaciismo. Dans l’esprit des dirigeants de la SAT, l’anationalisme ouvrier était un synonyme de l’internationalisme prolétarien des communistes, du moins avant que celui-ci ne s’identifie ouvertement à la défense inconditionnelle de l’URSS « Patrie du prolétariat ». La publication par la SAT en 1928 d’une brochure dans laquelle Lanti avait théorisé sa doctrine du Sennaciismo mit à jour, avant même la scission de 1931, l’incompatibilité de ces deux formes d’internationalisme. Face aux « renégats » de la SAT, l’IPE incarna donc l’internationalisme prolétarien dans son acception la plus stalinienne. Mais l’acharnement déployé par les espérantistes soviétiques pour condamner l’idée interne et « élaborer une théorie marxiste de la langue internationale » [79] ne mit nullement un terme aux soupçons qu’avaient toujours suscités les espérantistes, mêmes communistes, parmi les dirigeants de l’IC. En 1934, Manuilski avait proposé, lors d’une réunion du présidium de l’IC, de poser une nouvelle fois la question de l’utilisation pratique de la LI. Mais B. Bortnowski-Bronkowski (1894-1938) – qui travaillait aussi pour le 4e Bureau de l’Armée rouge – « s’y opposa, déclarant que le CEIC ne pouvait répondre de l’idéologie de l’IPE, puisque personne ne comprenait cette langue et ne saisissait ses problèmes. » [80] La LI, qui devait permettre aux prolétaires du monde entier de se comprendre, posait problème parce que justement « personne », c’est-à-dire parmi les dirigeants communistes, ne la comprenait, ce qui en 1934 signifiait que le pouvoir ne pouvait contrôler le contenu des informations échangées en espéranto. Or l’échange d’informations au sein de cette « supranation » qu’était le réseau international des Proletaj Esperanto-Korespondantoj (correspondants espérantistes prolétariens, PEK) constituait l’essentiel des activités du mouvement espérantiste. Aussi longtemps que la situation des travailleurs soviétiques s’était améliorée de façon relative en comparaison de celle de leurs camarades d’Occident frappés par l’inflation et le chômage, les dirigeants soviétiques avaient encouragé, dans une perspective propagandiste, la correspondance des espérantistes soviétiques avec ceux de l’étranger. Mais, lorsque les effets dramatiques de l’industrialisation précipitée et de la collectivisation forcée s’étaient fait sentir sur la population, le pouvoir soviétique s’était inquiété de ce réseau international qui permettait à des citoyens soviétiques d’avoir des échanges avec l’étranger hors de tout contrôle. En 1932, les correspondances internationales avaient donc été réorganisées sous la forme de correspondances collectives, ce qui revenait à interdire les échanges individuels et à placer l’ensemble des PEK sous le contrôle direct de la SEU. Mais même dans ce cadre restrictif, auquel la SAT refusa de s’associer et qui suscitait aussi les critiques des espérantistes communistes de l’Ouest, les PEK demeurèrent une source d’inquiétude pour le pouvoir. En 1936, A. S. Schtcherbakov, responsable du travail culturel auprès du Comité central du PCUS, notait ainsi dans un rapport consacré à la SEU que des cellules espérantistes avaient été

organisées dans quelques usines de guerre et plus important de défense, par exemple à Sébastopol, Léningrad et Moscou. Le travail des cellules espérantistes dans ces entreprises nécessite un contrôle précis, en particulier dans leurs activités de liaison avec l’étranger. Pourtant les organisations locales du parti n’y accordent aucune importance. [81]

Le même rapporteur s’inquiétait du fait que « la correspondance des espérantistes soviétiques avec l’étranger avait pris une assez large dimension » en particulier dans les régions limitrophes de Biélorussie et d’Ukraine. Certes la SEU était censée vérifier ces échanges, mais en raison de la désorganisation de ses sections locales, les correspondances se faisaient « sans aucun contrôle » et de nombreux espérantistes soviétiques continuaient à correspondre à titre individuel avec des partisans de la SAT. Le PCUS n’avait d’ailleurs aucune confiance à l’égard des membres de la SEU, dont « la situation et l’origine sociales n’ont pas été vérifiées, dont nous ignorons les connaissances linguistiques et la préparation politique. » [82] Les espérantistes communistes nourrirent eux-mêmes les suspicions du pouvoir soviétique à leur égard en dénonçant aux autorités compétentes – pour mieux les combattre « grâce à votre aide », mais cela se retournait contre eux – les multiples cas « d’ennemis de classe faisant usage de l’espéranto pour se mettre en liaison avec des cercles hostiles de l’étranger » [83]. Ils continuèrent aussi à interpeller les instances de l’IC, qui prirent l’habitude de les renvoyer au Comité central du PCUS, qui de son côté refusait de prendre position déclarant que la question intéressait principalement le Komintern  [84].

Lassés par ce jeu de ping-pong qui durait depuis « plus de 14 ans », Muravkin et Dresen adressèrent en mai 1936 ce qui fut vraisemblablement leur ultime lettre à Staline :

Il nous semble que la SEU – étant donné son utilité, en particulier pour la défense de l’URSS – devrait se trouver, si ce n’est dans de meilleures conditions, du moins dans des conditions normales de travail en comparaison de celle des pays capitalistes. Pourtant les choses sont telles, que nos ennemis à l’étranger commencent à établir des parallèles entre les conditions de travail des espérantistes en URSS et dans l’Allemagne fasciste.

Considérant qu’il était « politiquement inacceptable qu’existe en URSS une organisation ayant des liens avec l’étranger, qui était à la fois officielle et dont la situation était à moitié légale », Muravkin et Dresen demandaient en conclusion à leur interlocuteur de « cesser de repousser ultérieurement la résolution de nos questions » [85] ! La réponse se fit sous la forme d’une nouvelle proposition, préalablement élaborée par le présidium du CEIC, demandant au secrétariat de la SEU la « liquidation formelle de l’IPE », dont le secrétariat d’édition chargé des contacts avec les différents pays devait être transféré à Paris, alors que les sections nationales devaient fusionner avec les organisations d’espérantistes neutres affiliées à l’UEA [86]. Ayant jugé la proposition « inopportune » [87], Dresen démissionna en août 1936 de son poste à la tête de la SEU. Arrêté le 17 avril 1937, sous l’accusation d’espionnage et d’activité contre-révolutionnaire, il fut fusillé le 27 octobre 1937. Après la plupart des cadres de la SEU ce fut au tour des militants de base et des nombreux espérantistes étrangers réfugiés en URSS comme J. Batta et H. Muravkin. Mais ce destin tragique n’avait alors rien de typiquement espérantiste, il fut aussi celui de leurs « rivaux », les « intellectuels polyglottes » du Komintern, accusés comme eux de « cosmopolitisme » en raison de leurs nombreux contacts avec l’étranger. L’espéranto disparut ainsi d’URSS sans qu’il fut même nécessaire de procéder officiellement à son interdiction. La SEU, qui, selon une information publiée dans Sur Posteno en février 1938, continuait à travailler, mais sur de « nouvelles bases », connut même un certain regain d’activité pendant la Guerre d’Espagne, lançant encore en septembre 1938 un appel à l’unité sur la base minimale de la lutte « contre le fascisme, pour la paix et pour la démocratie ». En octobre 1938 fut diffusée une circulaire appelant une nouvelle fois les espérantistes communistes à liquider l’IPE, mais la majorité des sections et des militants de bases s’y opposèrent. L’IPE fit encore paraître trois numéros de son journal avant que le Pacte germano-soviétique et le début la Deuxième Guerre mondiale ne portent le coup de grâce à l’organisation espérantiste communiste, sans mettre fin à l’activité de ses militants [88].

AUTEUR
Jean-François Fayet
Professeur d’histoire contemporaine
Université de Fribourg, Suisse

ANNEXES

NOTES
[1] Une première version de cet article est parue en allemand : « Eine internationale Sprache für die Weltrevolution? Die Komintern und die Esperanto-Frage », Jahrbuch für Historische Kommunismusforschung (Hrsg. Hermann Weber & Egbert Jahn), Berlin, Aufbau-Verlag, 2008, p. 9-23. En ligne : https://kommunismusgeschichte.de/jhk/jhk-2008/article/detail/eine-internationale-sprache-fuer-die-weltrevolution-die-komintern-und-die-esperanto-frage/.
[2] A. Lanti, novembre 1924, F.495/99/70, doc. 71, RGASPI.
[3] H. Muravkin à D. Manuilski, 1934, F.495/99/84, doc. 26, RGASPI.
[4] René Centassi, Henri Masson, L’Homme qui a défié Babel, Ludwik Lejzer Zamenhof, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 113-114.
[5] А. С. Туманова, Самодержавие и общественные организации в Россия 1905-1917 годы, Тамбов, Изд. Державина, 2002, p. 239-240.
[6] F.495/99/66, doc. 18, RGASPI.
[7] F.495/99/66, doc. 7, RGASPI.
[8] F.495/99/66, doc. 27-28, RGASPI.
[9] F.495/99/66, doc. 6-12, RGASPI.
[10] F.495/99/66, doc. 13, RGASPI.
[11] Dès son 2e congrès, rassemblant 217 délégués de 37 pays, l’IC est effectivement confrontée au problème des traductions. Les documents principaux étaient dactylographiés en quatre langues – allemand, anglais, français et russe –, mais les interventions se firent sans traduction simultanée, ce qui limita les possibilités de discussion. Souvent les traductions qui ne reproduisaient pas les interruptions n’étaient que des résumés, mais certains traducteurs – comme A. Balabanoff (Ma vie de rebelle, Paris, Balland, 1981, p. 267) – parlaient sans note et plus longtemps que l’orateur, ce qui avait créé quelques soupçons sur l’authenticité de la traduction (Jules Humbert-Droz, Mon évolution du tolstoïsme au communisme, 1891-1921, Neuchâtel, La Baconnière, 1969, p. 365.) Rapidement, apparaissent aussi des cas où l’exécutif est soupçonné d’avoir privilégié la traduction du discours d’un intervenant aux dépens d’un autre sur la base de considérations de tendances. Après le 5e congrès (1924), ce n’est plus l’allemand mais le russe qui devint la langue officielle et l’une des clés pour grimper dans l’appareil. Les langues officielles du Kominform étaient le russe et le français, mais à l’exception du Français, tous les délégués de la première session firent leur rapport en russe ! Guliano Procacci (éd.), The Cominform, Minutes of the Three Conferences 1947/1948/1949, Milano, Feltrinelli, 1994, p. 41, 423.
[12] F.495/99/66, doc. 8, RGASPI.
[13] F.495/99/66, doc. 27-28, RGASPI.
[14] Elle n’est d’ailleurs jamais évoquée – hors des cercles espérantistes – dans les travaux des historiens du communisme. Cf. Anne-Sophie Markov, Le mouvement international des travailleurs espérantistes, 1918-1939, université de Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines, mémoire de Maîtrise en histoire sous la direction de Jean-Yves Mollier, juin 1999 ; Vladimir Samodaj, Ne nur legendoj, ne nur pri SEJM. Homoj kaj epizodoj, Moskvo, Impeto, 1999 ; Mikaelo Bronstein, Legendoj pri SEJM, Moskvo, Impeto, 1998 ; Adolf Schwarz, Survoje al Internacio de Proleta Esperantistaro. Faktoj, dokumentoj, rememoroj, Sofio, Pres-Esperanto, 1992 ; Ulrich Lins, Die gefährliche Sprache: die Verfolgung der Esperantisten unter Hitler und Stalin, Gerlingen, Bleicher Verlag, 1988.
[15] F.495/99/66, doc. 24, RGASPI.
[16] F.495/99/67, doc. 2, RGASPI.
[17] L’ido avait séduit 25 % des dirigeants du mouvement, mais seulement 3-4 % de l’ensemble global des espérantistes.
[18] Emancipanta Stelo, Les Soviets et la langue internationale, p. 3, Archives de la BDIC, Nanterre (F Delta 1487).
[19] Hans-Ulrich Jost, Linksradikalismus in der deutschen Schweiz 1914-1918, Bern, Verlag Stämpfli, 1973, p. 117-120.
[20] Dans sa première mouture, la commission comprenait aussi Wachs et Krilenko mais leurs noms disparaissent ensuite.
[21] F.495/99/67, doc. 21, RGASPI.
[22] F.495/99/70, doc. 13, RGASPI.
[23] F.495/99/75, doc. 22, RGASPI.
[24] F.495/99/68, doc. 4, RGASPI.
[25] F.495/99/70, doc. 3, RGASPI.
[26] Fondé en 1922, lors du 2e congrès de l’organisation idiste internationale Emancipanta Stelo (dont le congrès de fondation s’était tenu à Vienne en 1921), le Kifintern édita de 1922 à 1924 la revueNia Standardo. Peter G. Forster, The Esperanto Movement, La Hague, Paris, Mouton Publishers, 1982, p. 194.
[27] F.495/99/68, doc. 9, RGASPI.
[28] « Die Weltsprache im Dienst der Russlandhilfe », Sowjetrussland im Bild, n° 11, 1922.
[29] F.495/30/168, doc. 14 et 33-35, RGASPI.
[30] F.495/99/78, doc. 1, RGASPI.
[31] F.495/30/168, doc. 14, RGASPI.
[32] Lins, Die gefährliche Sprache, p. 145
[33] Lucien Laurat, Staline, la linguistique et l’impérialisme russe, Paris, Les Îles d’Or, 1951, p. 26.
[34] F.495/99/85, doc. 10, RGASPI.
[35] F.495/99/84, doc. 12, RGASPI.
[36] F.496/99/78, doc. 16-22, RGASPI.
[37] F.495/99/85, doc. 10, RGASPI.
[38] F.495/99/84, doc. 26, RGASPI.
[39] Rainer Noltenius (Hrsg.), Den Arbeitern aller Länder eine Sprache ! Illustrierte Geschichte der Arbeiter-Esperanto-Bewegung, Dortmund, Informationen 37/93 des Fritz-Hüser-Institut, 1993, p. 33-43 ; Willi Glier, Willy Weissbach, Alfred Müller et Max Conrad, Zur Geschichte der Arbeiter-Esperanto-Bewegung im Bezirk Erzgebirge-Vogtland, 1907-1933, Karl-Marx-Stadt, Kulturbund der DDR, 1976, p. 8 et p. 13.
[40] Forster, op. cit., p. 189.
[41] Markov, op. cit., p. 10-13.
[42] Sa réputation d’hérétique et ses oppositions permanentes dans les réunions lui valurent son pseudonyme de l’Anti, devenu Lanti (Celui qui est contre) en espéranto. Sa compagne, la suffragette Ellen Kate Limouzin (1879-1950), était la tante de George Orwell.
[43] Markov, op. cit., p. 83.
[44] Ingénieur diplômé de l’Institut polytechnique de Saint-Pétersbourg, Dresen avait occupé différents postes dans la nouvelle administration soviétique et au sein de l’Armée rouge. Il travailla aussi pour le NKID et le Comité du Nouvel alphabet, puis enseigna en tant que professeur à l’Université d’État de Moscou et à l’Institut de mécanique automobile.
[45] Hervé Guiheneuf, Un ouvrier intellectuel d’origine anarchiste en URSS : le cas d’Yvon. Robert Guiheneuf 1899-1986, université Paris X Nanterre, thèse de doctorat en lettres, 1995, p. 57-58 et p. 86.
[46] F.495/99/70, doc. 55, RGASPI.
[47] Forster, op. cit., p. 195.
[48] Il s’agit d’Otto Maschl (1898-1973), un communiste autrichien venu en France en 1920, qui travailla ensuite à Moscou comme traducteur, professeur à la KUTV et correspondant de l’Humanité sous le pseudo de Revo (Rêve).
[49] F.495/30/163, doc. 109, RGASPI.
[50] F.5283/8/26, doc. 3 et 12, GARF.
[51] F.5283/8/26, doc. 4, 12, GARF.
[52] F.495/30/168, doc. 4, RGASPI.
[53] Markov, op. cit., p. 100
[54] F.495/99/70, doc. 55, RGASPI.
[55] F.495/30/243, doc. 95, RGASPI.
[56] Cité par Markov, op. cit., p. 105-106.
[57] Ayant quitté l’URSS, Revo s’installa à Paris où il collabora sous le nom de L. Laurat avec B. Souvarine et P. Naville.
[58] F.495/99/80, doc. 4, RGASPI.
[59] F.495/99/86, doc. 42, RGASPI.
[60] Glier et al., op. cit., p. 9.
[61] F.495/99/80, doc. 4, RGASPI.
[62] Lins, Die gefährliche Sprache, p. 170-171.
[63] F.495/99/80, doc. 6, RGASPI.
[64] F.495/99/82, doc. 18-19, RGASPI.
[65] F.495/99/83, doc. 12, RGASPI.
[66] F.495/99/83, doc. 1, RGASPI.
[67] F.495/99/83, doc. 14, RGASPI.
[68] F.495/99/86, doc. 55, RGASPI.
[69] F.495/99/84, doc. 16, RGASPI.
[70] Ceux-ci étaient tombés de 16 000 en 1928 à 3 200 en 1932. F.495/99/86, doc. 42, RGASPI.
[71] F.495/99/86, doc. 45, RGASPI.
[72] F.495/99/84, doc. 12, RGASPI.
[73] F.495/99/84, doc. 41, RGASPI.
[74] F.495/99/86, doc. 25, RGASPI.
[75] Lins, op. cit., p. 180.
[76] F.495/99/87, doc. 44, RGASPI.
[77] F.495/99/87, doc. 37, RGASPI.
[78] Markov, op. cit., p. 197.
[79] F.495/99/84, doc. 18 RGASPI.
[80] F.495/99/85, doc. 10, RGASPI.
[81] F.495/99/87, doc. 6, RGASPI.
[82] F.495/99/87, doc. 7, RGASPI.
[83] F.495/99/86, doc. 45-46, RGASPI.
[84] F.495/99/85, doc. 10, RGASPI.
[85] F.495/99/87, doc. 51-53, RGASPI.
[86] F.495/30/1157, doc. 18-22, RGASPI.
[87] F.495/30/1157, doc. 6, RGASPI.
[88] Lins, op. cit., p. 183-185.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Jean-François Fayet, « Une langue internationale pour une révolution mondiale ? Le Komintern et la question de l’espéranto », dans L’Internationale communiste 1919-1943. Approches transnationales, Serge Wolikow [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 17 décembre 2020, n° 13, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Jean-François Fayet.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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