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Pour une lecture médicale du talent : l'anatomie de l'artiste
théorisée par la phrénologie
Travailler sur
l’image d’un artiste suppose souvent pour l’historien de l’art de s’intéresser
en premier lieu à sa représentation par le biais de l’iconographie, la
biographie ou la monographie. Toutefois, l’image de l’artiste dans son sens
général implique de nombreux facteurs ayant permis l’émergence de la
codification visuelle. Qu’ils soient issus de l’histoire, de la sociologie, de
la physiologie ou de la philosophie, les divers discours sur les particularités
physiques et morales sont les agents de la construction d’une image mentale de
l’artiste, de son mythe populaire et par conséquent de sa mise en image.
Parmi les diverses
tentatives de comprendre l’artiste, la démystification du principe de création
en faisant émerger un principe de causalité physiologique est privilégiée dans
la première moitié du XIXe siècle. Une science en particulier, la
phrénologie, se proposait entre autres de théoriser le corps du créateur. En
déterminant les lois de son organisation physique, le phrénologue présentait le
talent et le génie comme des phénomènes organiques reconnaissables, des
éléments visuels qui devaient avoir des conséquences évidentes sur l’imagerie
de l’artiste. C’est donc en analysant les signes physiques du talent que cet
article se propose de présenter l’un des facteurs du renouveau de
l’iconographie de l’artiste dans la première moitié du XIXe siècle
français.
C’est à l’aube du
XIXe siècle que Franz Joseph Gall inaugure la
phrénologie [1]. Il est
le premier à déterminer la communication nerveuse entre les organes et le
cerveau, le cortex étant l’élément fondamental. Si cette découverte anatomique
se révèle être une avancée cruciale dans la compréhension du corps humain, ses
conséquences peuvent aujourd’hui prêter à sourire. Gall considérait la boite
crânienne comme une peau d’orange imprimant la forme et les protubérances du
cerveau à sa surface. Gall partait du principe suivant :
si les organes communiquent par voie nerveuse avec le cerveau, les
caractéristiques physiques de cet organe permettent de distinguer les
particularités de l’âme d’un individu. C’est donc par l’observation et la
mesure des bosses du crâne de son patient qu’il proposait de déterminer ses
caractéristiques innées. Il établit une cartographie du crâne en trente-cinq
parties correspondant aux diverses facultés et penchants humains parmi
lesquels la génération, la propriété ou l’indépendance, mais aussi la poétique,
la mimique, le coloris, la musique ou la comparaison. Ces dernières sont d’une
importance cruciale pour comprendre la considération médicale de l’artiste dans
la première moitié du XIXe siècle. Elles découlaient toutes
d’observations attentives du crâne des créateurs les plus célèbres, dans
chacune des disciplines, et allaient permettre de déterminer des causes
physiques de la diversité des genres, des styles, ou du degré de talent. La
phrénologie était ainsi une entrée brutale de l’anatomie non pas dans les
Beaux-arts, mais dans le champ de l’Esthétique, la création artistique étant
soumise à un principe de causalité.
Dès la conception des premiers principes de phrénologie, Gall, assisté de Johann-Gaspard Spurzheim, constitue
une collection de têtes, de crânes et de moulages sur nature d’hommes vivants
ou fraîchement décédés, de célébrités quelconques ou d’aliénés. S’y trouvaient
des portraits historiques, les plus controversés, parmi lesquels Moïse, Homère ou Socrate, les
bustes du comte de Buffon, le moulage de la tête de
Jean-Jacques Rousseau, des crânes de criminels et
d’aliénés, mais aussi des moulages sur nature d’homme politiques, de célébrités
parisiennes de tout types et en particulier d’artistes vivant qui allaient
permettre de déterminer les localisations propres aux beaux-arts.
Une commission est
chargée de collecter les moulages, elle se met en relation avec les diverses
sociétés phrénologiques françaises, mais aussi avec les sociétés étrangères.
Les collections s’enrichissent alors mutuellement, on échange, on surmoule les
têtes dans les collections étrangères afin de posséder l’empreinte de types
humains divers et de gloires internationales. Le Muséum d’Aix-en-Provence
conserve ainsi un surmoulage de la tête de Walter Scott et
un second du visage de Weber, étant eux mêmes les
répliques d’un surmoulage réalisé à Londres par l’éminent phrénologue Spurzheim. Des hommes les plus divers offrirent leur empreinte à la Société de
Phrénologie tels les artistes Anne-Louis Girodet ou Horace Vernet. Cependant, un regard plus attentif sur
ces collections soulève rapidement le problème de la présence de moulages
d’hommes illustres que les phrénologues n’auraient jamais pu rencontrer. Une
des solutions adoptées pour présenter la physionomie des célébrités des siècles
passés était le surmoulage sur des statues des grands hommes. A travers la
sculpture, l’image héritée des génies et des souverains devenait un objet
clinique. On trouve ainsi dans ces collections le masque d’Henri IV, du Tasse, de Louis XI, de Newton et même de Socrate. Mais si l’œuvre devenait un
objet clinique, le grand homme lui-même était, au-delà de l’aspect
physiologique, examiné au microscope, dans les moindres aspérités de sa
personnalité. Comme le signalait ironiquement Jules Janin,
« la collection de Dumoutier est une espèce de
Panthéon en petit, le seul Panthéon que nous puissions avoir de nos jours. Dans
le cabinet de Dumoutier, vous retrouverez toutes les gloires évanouies [2] ».
Si l’artiste
célèbre a eu autant d’importance dans l’élaboration du discours phrénologique,
c’est avant tout parce qu’il était perçu comme un marginal. C’est son excès que
l’on diagnostique, les spécificités anatomiques de l’artiste devaient y être
évidentes. Un trait physique regroupe tous les génies artistiques en
l’occurrence le front large et bombé qui annonce une grande faculté
d’imagination. Cependant, si ce front est bombé, la masse totale du cerveau
n’est qu’un faible indicateur du degré de génie. Ce n’est donc que dans la
répartition d’un volume presque commun que les différences peuvent être
observées. Bien que la phrénologie n’entende étudier que le crâne, des
considérations sur le visage du grand artiste sont tout de même prononcées. Ce
qui caractérise le grand artiste serait son absence d’expressivité. Centré sur
son activité cérébrale, dans un véritable autisme, le génie intérioriserait ses
passions au point qu’elles ne seraient plus décelables sur sa physionomie.
Quelle est donc l’anatomie propre au peintre ou au sculpteur, mais
surtout existe-t-il des différences de configurations organiques entre un
peintre de portrait, un peintre de genre ou un peintre de paysage ? Les
sculpteurs et les architectes sont dits reconnaissables à la largeur de leur tête
et ce en raison d’une faculté très prononcée, la constructivité [3]. Selon le phrénologue Fossati,
les bustes de Michel-Ange, de Canova, de Léonard de Vinci ou de Fontaine
permettent d’observer cette combinaison de facultés. Toutefois les
caractéristiques dominantes, les formes particulières de leur Œuvre dépendent
de la combinaison avec d’autres facultés, ainsi que l’énonce Fossati :
« La faculté de
construction unie à la vénération portera les individus à construire des
édifices religieux ; unie à la défensivité et à la destructivité, elle
leur fera fabriquer des instruments de guerre et des forteresses ; unie
aux organes de la forme, de l’imitation et de la tactilité, elle fera surgir
des peintres ou des sculpteurs, et ainsi du reste [4]. »
Pour les peintres,
des distinctions très intéressantes sont mises en place. On trouve en effet une
réponse anatomique à l’interminable débat entre ligne et coloris. On apprend
par Scoutetten [5] que Gall avait remarqué sur les portraits des
peintres les plus célèbres que si les pratiques de ces artistes différaient,
c’était uniquement en raison d’un développement moins important de l’organe du
Coloris (n° 26) chez les partisans de la ligne que chez les coloristes. Par
cette assertion, les phrénologues affirmaient que le sens de la couleur était
indépendant de l’œil. Un homme qui ne parviendrait pas à distinguer des
couleurs, ce que nous appelons aujourd’hui un daltonien, peut toutefois être un
très grand coloriste car l’œil ne juge pas, il ne fait que transmettre des
informations. Comprendre l’harmonie des tons ne dépendrait que de cette
faculté. Cet organe du coloris, situé immédiatement au dessus du milieu de
l’œil, prend la forme d’une proéminence bombée, l’œil semble enfoncé dans
l’orbite et la partie de l’arcade sourcilière est plus relevée que la moitié
interne. Pour confirmer cette localisation, il suffirait selon Théophile Thoré
d’observer les portraits des coloristes les plus célèbres : « MM.
Delacroix et Decamps, nos deux plus grands coloristes, ont le sourcil très
proéminent à l’endroit de cet organe. Presque tous les portraits des peintres
qui ont eu le talent de la couleur, Titien, Rubens, Paul Véronèse, Rembrandt,
offrent la même conformation [6]. »
Si cette faculté
est associée à la poétique, le peintre peut atteindre la poésie dans la
peinture. L’organe poétique est quant à lui situé sur les côtés de la tête,
au-dessus des tempes. Quand l’organe est très développé, la partie supérieure
de la tête est élargie et s’étend en arrière.
Une seule faculté
ne saurait rendre compte de l’individualité de l’œuvre d’un peintre. Comprendre
un artiste phrénologiquement, c’est analyser le développement de chacune de ses
facultés et le produit de leur association. Le style pictural et le genre
pictural sont eux aussi clairement différenciés anatomiquement, un coloriste
pourra être portraitiste, peintre de paysage, ou peintre d’histoire, puisque
les localisations nécessaires à chacun des genres sont différentes de celles
nécessaires au style. La facilité d’un créateur à s’illustrer dans un genre
particulier trouve ainsi une réponse anatomique dans les traités.
Pour faire un bon
portraitiste, l’artiste doit avoir le talent d’imitation et la mémoire des
physionomies. C’est alors selon certains phrénologues l’organe de la mimique
qui permettrait à certains peintres d’exceller dans ce genre. Cette
conformation organique serait reconnaissable par une gouttière de chaque côté
du crâne qui descendrait vers l’oreille [7].
Selon d’autres scientifiques, ce serait l’organe de la configuration qui serait
nécessaire aux portraitistes. Fossati affirme que « le siège de cet organe
se trouve à l’angle interne de l’arcade orbitaire » ce qui provoquerait un
« écartement des yeux et leur abaissement dans cet angle [8] ». Selon lui une nouvelle
fois, le portrait de Raphaël présenterait la preuve de cette localisation.
Toutefois des
confusions évidentes entre genre et style apparaissent parfois dans les
considérations sur les arts par les anatomistes, et ce particulièrement lors
des fondements de la science du crâne. Le docteur Gambs transmit très tôt à
Gall ses observations sur le développement de l’organe du
coloris et arriva à des conclusions encore plus surprenantes que celles de
Gall. Cet organe du coloris conditionnerait selon lui le choix des genres, les
meilleurs coloristes étant naturellement tournés vers le portrait et le paysage
lorsque les meilleurs dessinateurs seraient voués à la peinture d’histoire [9]. Pour preuve de
l’absence de cette faculté, le scientifique utilise le buste de Michel-Ange,
sans d’ailleurs préciser lequel. Ainsi, une grande part de présupposés entrait
dans ces considérations physiques. La connaissance des beaux-arts manquait trop
souvent, le recours au simple portrait comme preuve clinique était une source
d’erreur évidente. La seconde génération de phrénologues, dans les années 1830,
se devait par conséquent de se confronter directement à son objet
d’étude : le corps de l’artiste.
Joseph Vimont est celui qui est allé le plus loin encore dans cette volonté de
percer le secret des peintres. Il utilisa l’atelier de Gros comme laboratoire afin de trouver les preuves de cette localisation et
de démontrer la supériorité des coloristes. Il réalisa des moulages des élèves
de l’atelier qu’il fit graver pour son traité de phrénologie humaine et
comparée. Ces deux élèves sont le premier dessinateur de l’atelier de Gros, le
second le premier coloriste. Leur confrontation devait donner une preuve de
l’existence de cet organe du coloris.
Selon Vimont, ce qui différencie le coloriste du dessinateur, c’est véritablement
la question du don car si le dessin est selon lui le fruit d’un travail, le
sens de la couleur est inné [10].
La note concernant cette planche est d’ailleurs une attestation supplémentaire
de la vérité de ces conclusions anatomiques : « M. Dem., [le dessinateur]
a quitté la profession de peintre pour embrasser la carrière des armes [11]. ». Ce n’est
donc pas l’exercice qui crée le génie, mais une conformation interne. Vimont
arrive à la conclusion on ne peut plus improbable que Raphaël même dépourvu de
bras aurait tout de même été un très grand peintre [12]. Cette hypothèse est totalement
confirmée par l’observation d’un artiste des plus insolites de l’époque :
Louis-Joseph-César Ducornet, peintre né sans bras. Ce peintre handicapé,
pensionnaire de la ville de Lille en raison de ses qualités de dessinateur, élève
lui aussi de l’atelier de Gros, intéressait particulièrement les phrénologues.
La tête et les pieds de ce dernier furent d’ailleurs moulés pour les
collections phrénologiques et un cours public fut donné à son propos en
décembre 1837 par Dumoutier. Il s’agissait de comprendre ce qui dans
l’organisation crânologique de ce peintre lui avait permis de se passer de mains
et de se faire toutefois une réputation dans les beaux arts. Pour compenser son
infirmité, Ducornet peignait en effet à l’aide de ses pieds, ce que le portrait
de Dantan jeune a immortalisé. Par l’étude de son crâne, le phrénologue signale
particulièrement les organes des aptitudes manuelles ou de la mécanique, de la
mémoire des formes, de l’étendue des lieux, des faits, des tons, et ceux du
jugement ou des hautes facultés intellectuelles [13]. Dumoutier parvient ainsi à
démontrer que le cerveau est l’organe suprême et que la configuration cérébrale
de Ducornet lui avait permis de transformer ses pieds et de leur offrir une
souplesse et un tact nécessaire à l’expression de ses facultés. Si du point de
vue biographique, les particularités anatomiques observées par Dumoutier lors
de ce cours public semblent convaincantes, la confrontation avec le moulage de
la tête du peintre laisse totalement perplexe. En effet, un regard rapide sur
les bosses du peintre peut sembler correspondre aux particularités de son talent,
toutefois, il est également certain qu’étant donné la multiplicité
d’irrégularités sur son crâne, il serait tout autant aisé de démontrer qu’il
fut un grand criminel ou un musicien virtuose. La connaissance de la biographie
du peintre, rappelée dans le cours public, orientait donc le jugement du
scientifique ou tout au moins permettait de convaincre l’auditoire de la
justesse de cette science des bosses. En témoigne la conclusion du cours
public :
« De l’examen
que nous venons de faire et dans lequel nous avons eu pour but de rapprocher
les indices phrénologiques des faits biographiques, il résulte que nous avons
acquis la conviction que l’organisation cérébrale de Ducornet répond
parfaitement aux faits connus de sa vie, et confirme entièrement les observations
des illustres Gall et Spurzheim. Que si nous voulons en déduire d’autres
conséquences, il en ressort une preuve évidente de la suprématie du cerveau sur
tout le reste de l’organisation et de la puissance d’une âme humaine, pour
suppléer aux instruments que lui a refusé la nature [14]. »
Si la
phrénologie affirmait être une science de l’observation, elle était donc
également une science du présupposé. C’est d’ailleurs l’une des raisons
principales de sa condamnation dès 1840 par les médecins aliénistes. Pour
prouver ces erreurs, Etienne Esquirol engagea Gall à observer la tête de ses
malades, et à lui dire quel était le caractère de leur maladie ce dont le
phrénologue fut totalement incapable [15].
S’il parvenait aisément à observer les causes en connaissant les effets, il ne
pouvait déterminer les effets à partir des causes. En ce sens, il convient de
revenir sur l’ensemble des propos concernant les beaux-arts pour envisager la
manipulation de l’histoire de l’art en vue de construire un discours scientifique
sur la configuration anatomique des artistes. A travers les exemples évoqués
précédemment, il nous est aisé d’attester qu’il n’est question que de préconçus
sur l’histoire de l’art, d’une simplification à l’extrême de l’œuvre d’un
artiste pour en faire une faculté. Les portraits sont utilisés comme des
documents, des outils cliniques sans une seule fois remettre en cause
l’idéalisation ou la stylisation de l’homme représenté par l’homme
représentant. Une véritable galerie des grands hommes se déploie dans ces
traités au même titre que les planches anatomiques ou les topographies
phrénologiques. Fossatti, l’un des plus éminents phrénologues ayant pris la
suite de Gall, utilise les portraits d’hommes célèbres
dans chacun des chapitres de son Manuel pratique
de la Phrénologie Humaine [16], publié en 1845. Traitant des localisations cérébrales une à une, il
les illustre par le portrait d’un homme censé être représentatif de cette
faculté ou de ce penchant. Le portrait de l’artiste devient ainsi une véritable
planche d’anatomie, l’auteur indiquant par un numéro la localisation de la
faculté ou du penchant à observer sur ces portraits célèbres. De cette manière,
le génie en devient l’allégorie. Raphaël est ainsi la configuration
(localisation n° 23), Rubens, le coloris (localisation n°
26), ou Paganini, la musique.
Les propos sur les peintres sont souvent les mêmes dans les traités de
phrénologie : Rubens, Rembrandt, Delacroix et Decamps sont les coloristes,
Raphaël, Le Poussin, Le Dominiquin et Girodet, les portraitistes, Lorrain et
Ruisdael, les paysagistes, une vision des beaux-arts certes très caricaturale
mais qui reflète ce que le public retient le plus souvent de ces artistes. Il
s’agissait pour le scientifique de ne conserver que les personnages les plus
connus dans chaque genre ou style. La notoriété de ces personnages doit donc
être vue uniquement comme un outil pour les phrénologues. Le scientifique
trouvait sur les crânes des plus grands créateurs la matérialisation des
présupposés sur leur œuvre ou même les légendes ayant accompagné leur
existence, le phrénologue ne pouvait donc que dire la vérité. Hippolyte
Bruyères signale ainsi la bosse de l’amativité chez Raphaël, son penchant
irrésistible pour les femmes, très célèbre, serait une disposition organique : « L’amativité
dominante, dont l’abus a causé sa fin prématurée, a sans doute sensiblement
influencé son talent dans le choix des formes et lui inspirait le charme
voluptueux qu’il donnait aux créations féminines de son pinceau [17]. »
Hippolyte Bruyères est le scientifique qui a tenté de réconcilier
histoire de l’art et la phrénologie. Peintre peu réputé, il est initié à la
phrénologie par son beau père Spurzheim. Regrettant le
manque flagrant d’iconographie dans les traités de ce dernier, il entreprend la
constitution d’une véritable « Phrénologie Illustrée » qu’il publie
en 1847. C’est en véritable érudit du système gallien et de l’histoire de l’art
qu’il présente les doctrines phrénologiques. S’il utilise lui aussi les
physionomies d’artistes pour confirmer les localisations, ses réflexions sont
clairement plus documentées. Remarquons en ce sens la biographie phrénologique
de Michel-Ange. Bruyères observe sur son portrait l’idéalité, la merveillosité,
la fermeté, l’estime de soi, la constructivité, l’étendue, l’ordre et le
calcul, ce qui lui permet d’affirmer que « Michel-Ange ne recherchait
point la grâce, qu’il exprimait la force, la grandeur et la profondeur intime de
la pensée ». Même si le point de vue sur l’œuvre de Michel-Ange est bien moins
caricatural, le scientifique ne possédait pas de moulage sur nature de
Michel-Ange, son observation des proéminences se fondait là encore sur une
simple gravure idéalisée. La manipulation de l’image de l’artiste est encore
plus frappante lorsque Bruyères utilise le moulage de l’homme illustre qu’il
dit analyser. En confrontant le moulage de la tête de Girodet et sa transcription lithographiée, il est évident que l’artiste a cédé
à l’idéalisation. On ne peut par conséquent considérer ses illustrations comme
des preuves scientifiques des localisations évoquées. Hyppolite Bruyères
ouvrait toutefois la voie à un nouveau type d’idéalisation de l’artiste.
L’ajout et l’exagération des bosses étaient devenus utiles pour grandir une
modèle.
Cette leçon fut particulièrement comprise par le statuaire David
d’Angers qui systématisa le recours à la phrénologie dans sa conception du
portrait. Pour représenter des maîtres anciens, il invente les localisations
propres à leurs disciplines ce que nous pouvons remarquer dans ses portraits de
Corneille et de Puget. La confrontation avec les portraits peints est on ne
peut plus éloquente quant à cet ajout de bosses sur des visages que le sculpteur
n’a jamais pu observer [18].
Par conséquent, si l’artiste était un sujet d’étude crucial pour la
phrénologie, nous ne pourrions en aucun cas conclure que ces théories
permettaient de comprendre les origines du don artistique. Dans le souhait de
proposer une reconnaissance de l’artiste par sa physionomie, la phrénologie
avait donc échoué. Consciemment ou non, les phrénologues avaient inventé une
anatomie idéale de l’artiste et l’avaient diffusée comme telle. Le mystère des
origines du talent demeurait donc complet, mais grâce à cette science une image
mentale du grand artiste avait été créée et sa représentation était chose
aisée. S’il n’existe donc pas une anatomie propre à l’artiste, il existe une
anatomie propre à la représentation de l’artiste. Il appartient par conséquent
aujourd’hui à l’historien de l’art de considérer cette part de fiction et de
science dans son analyse de l’image transmise de l’artiste au XIXe siècle.
Thierry Laugée
(Centre Chastel, Université Paris-4 Sorbonne)
[1] Pour une histoire des principes et des enjeux de la phrénologie, se
reporter à : Georges Lanteri-Laura, Histoire de la phrénologie :
l’homme et son cerveau selon F. J. Gall, Paris, Presses
Universitaires de France, 1970 ; Marc Renneville, Le Langage des
crânes : une histoire de la phrénologie, Paris, Les Empêcheurs
de penser en rond, 2000.
[2] Jules
Janin, « Phrénologie », L’Artiste, t.VII, 1834, p. 78.
[3] Jean-Antoine-Laurent Fossati, Manuel pratique de phrénologie ou
physiologie du cerveau d’après les doctrines de Gall, de Spurzheim, de Combe et
des autres phrénologistes, Paris, Germer Baillière, 1845, p. 301.
[4] Jean-Antoine- Laurent Fossati , op. cit., p. 300.
[5] Henri Scoutetten, Leçons de Phrénologie,
Metz, S. Lamort, 1834.
[6] Théophile Thoré, Dictionnaire de phrénologie et de physiognomonie, à l'usage des artistes,
des gens du monde, des instituteurs, des pères de famille, des jurés, etc.,
Paris, Librairie usuelle, 1836, p. 116.
[7] Henri Scoutetten, op. cit., Metz, S.
Lamort, 1834, p. 203-204.
[8] Jean-Antoine- Laurent Fossati, Manuel pratique de phrénologie ou
physiologie du cerveau d’après les doctrines de Gall, de Spurzheim, de Combe et
des autres phrénologistes, Paris, Germer Baillière, 1845, p. 408.
[9] Henri Scoutetten, op. cit., Metz, S.
Lamort, 1834, p. 203-204.
[10] « J’entends dire tous les jours qu’avec du travail et de la
persévérance l’on peut devenir un peintre de premier ordre. Jamais maxime ne
fut plus fausse et plus funeste dans ses conséquences. J’ai connu de jeunes
peintres qui ont travaillé pendant douze et quatorze ans pour n’être que des
hommes excessivement médiocres : d’autres les avaient dépassés après deux
années de travail, tant qu’il est vrai que les facultés naturelles doivent
marcher avant tout. Sans doute l’homme le mieux organisé pour la peinture qui
ne s’occuperait pas de son art, ne serait jamais rien ; mais il est
absurde de prétendre que le travail sans les dispositions innées puisse rendre
peintre. » Joseph Vimont, Traité de phrénologie humaine et comparée,
Paris, J. B. Baillière, 1831-34, t. III, p. 618.
[11] Joseph Vimont, op. cit., t. III, p. 79.
[12] Joseph Vimont, op. cit., t. III, p. 618.
[13] Pierre-Marie Dumoutier, « M. Ducornet. Observation, lue en séance
publique à la Société phrénologique de Paris », La Phrénologie, Journal
des applications de la physiologie animale à la physiologie sociale par
l’observation sociale, Décembre 1837, p. 3.
[14] Pierre-Marie Dumoutier, op. cit., p. 4.
[15] « Mais, voulant faire une
contre-épreuve, M. Esquirol engagea l’inventeur de la phrénologie à observer
préalablement la tête de ses malades, et à lui dire d’après cette observation,
quel était le caractère de leur maladie. Dès-lors, Gall devint muet. »,
François Leuret, Du traitement moral de la folie, Paris, J.-B.
Baillière, 1840, p. 49-52.
[16] Jean-Antoine-Laurent Fossati, Manuel pratique de phrénologie ou
Physiologie du cerveau d’après les doctrines de Gall, de Spurzheim, de Combe et
des autres phrénologistes, Paris, Germer Baillière, 1845.
[17] Hippolyte Bruyères, La Phrénologie, le geste et la physionomie démontrées
par 120 portraits, sujets et composition, Paris, Aubert et Cie, 1847,
p. 300.
[18] Pour une analyse de l’application de la
phrénologie dans les beaux-arts, se référer à Laurent Baridon, Martial Guédron, Corps et arts – Physiologies dans les arts visuels, Paris,
Histoire des Sciences Humaines, L’Harmattan, 1999 ; Philippe Sorel, Dantan
jeune : caricatures et portraits de la société romantique : collections du
Musée Carnavalet, Paris, 1er mars-11 juin 1989, Maison de Balzac,
Paris-musées, 1989 ; Thierry Laugée, « Phrénologie et
sculpture, une expérience de pensée dévoyée », dans Delphine Bellis,
Etienne Brun-Rouvet (dir.), Les Détours du savoir Expérience de pensée,
fiction et réalité, Paris, Nouveau-Monde éditions, CIES Sorbonne,
2009, p. 213-242.
Pour citer cet article :
Thierry Laugée, « Pour une lecture médicale du talent : l'anatomie de l'artiste théorisée par la phrénologie » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Thierry_Laugee.html
Auteur : Thierry Laugée
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
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