Images de Jacques Callot
En 2009, Paulette Choné faisait revivre Jacques Callot,
grâce à une subtile autobiographie fictive du grand graveur lorrain [1], nouvelle preuve du rôle et
de la place de l’artiste dans la mémoire collective et le cœur des historiens.
La fortune critique montre que la réputation du graveur lorrain ne s’est jamais
démentie. Dès 1636, la notoriété européenne dont jouit Callot de son vivant est
révélée par le De Vanita Mundi du jésuite Jacques Balde. Aux côtés de
Raphaël, Michel-Ange, Rubens ou Dürer, le graveur apparaît comme un artiste de
premier plan, auquel les historiens, en premier lieu Filippo Baldinucci et
André Félibien, consacrent des pages enthousiastes. Dessinant le portrait d’un
artiste de génie, gravures, textes et anecdotes font aussi de Callot, du XVIIe siècle à aujourd’hui, un personnage, héros identitaire revendiqué par ses
compatriotes lorrains ou figure de fantaisie que se réapproprieront volontiers
imagiers, illustrateurs et caricaturistes.
La renommée de Callot fut très importante dès le XVIIe siècle, et bien qu’aucun portrait peint de l’artiste ne soit parvenu jusqu’à
nous, différentes gravures nous permettent de dessiner les contours de son
visage. Passons tout d’abord sur un étrange portrait à l’aquatinte édité vers
1788 par Gini, sans rapport avec Callot. Plus intéressant en revanche est le
tableau que grave en 1824 l’Italien Pietro
Antonio Pazzi [2]. L’œuvre, alors
considérée comme un autoportrait de l’artiste, avait été achetée en 1684 par
Cosme III de Médicis et figure toujours dans les collections florentines [3]. Regard pénétrant,
chevelure épaisse et crépue, œil mordant, nez crochu révèlent un homme à l’aube
de la maturité, dans lequel il reste cependant fort difficile de reconnaître
celui qu’Antoon Van Dyck et Michel Lasne connurent et dont ils révélèrent le
véritable visage. Aussi fantaisiste que puisse être cette image, l’erreur fit
son chemin. Bedetti réédita l’estampe à Nancy et la Nancéienne Elisa Voïart, au
début des années 1840, dans le roman qu’elle consacra à Callot, reprit elle
aussi cette image.
L’artiste en représentation
Avant même la diffusion de son portrait par ses
contemporains, Callot s’est plu à se mettre en scène, souvent avec ironie, se
plaçant au milieu des personnages de ses planches, se faisant le témoin et
l’acteur de ses propres compositions.
L’artiste s’attribue en effet un rôle dans plusieurs de
ses gravures. Parfois, sa figure facétieuse surgit, comme dans ce petit
portrait, rarissime estampe ni signée ni datée, attribuée au graveur par Jules
Lieure, qui situe implicitement la pièce vers 1616. Ce même personnage apparaît
en effet en sens inverse, regardant vers la gauche, parmi un groupe d’officiers
au centre du siège de Breda (ce qui pourrait également laisser supposer que le
petit portrait pourrait être une copie d’après ce détail). Dans ce chef-d’œuvre
de la maturité figure en outre, en bas à gauche, un homme en train de prendre
ou de vérifier des relevés, dans lequel les auteurs s’accordent à reconnaître
Callot, assis, assisté par Cantagallina, l’ingénieur chargé du siège.
Sans ostentation, mais non sans ironie, Callot semble
s’insinuer subrepticement dans ses gravures, parfois en figure discrète
surveillant la bonne ordonnance des fêtes du Combat à la barrière (1627),
en gentilhomme facétieux ou en dessinateur attentif. Sans doute est-ce lui que
nous retrouvons dans Le Brelan, sur le point de se faire détrousser par
les bonimenteurs, ou encore parmi les compagnons du Miracle de saint Mansuy aux
côtés de son frère Jean et de son protecteur, Jean des Porcellets de Maillane [4], à qui la planche est
d’ailleurs dédiée. Parallèlement à ces apparitions, très en accord avec le
caractère enjoué et facétieux de Callot, dont se font l’écho la plupart de ses
biographes, l’artiste devient aussi le sujet d’une série de représentations qui
vont peu à peu forger et diffuser l’image du noble graveur.
Un portrait en évolution : du témoignage au mythe
Ainsi que l’avaient remarqué les historiens de Callot
au cours du XIXe siècle, la gloire de l’artiste suscite en effet une
série importante de portraits gravés, principalement en France et en Italie au
cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Deux prototypes,
réalisés du vivant de Callot, et d’autant plus précieux à ce titre, sont à
l’origine de ces images : la gravure de L. E. Vorsterman d’après Antoon
Van Dyck, présentant l’artiste avec les instruments du graveur, et celle de
Michel Lasne, où par une sorte de contamination, la fantaisie décorative de
Callot vient ennoblir son propre portrait aux traits rebondis.
La gravure de Vorsterman est sans doute l’un des
portraits les plus fidèles donnés de l’artiste. Le cuivre, taillé d’après un
tableau inconnu peint par Antoon Van Dyck, est conservé à la chalcographie du
Louvre depuis 1851. La plupart des auteurs ont imaginé la rencontre de Callot
et de Van Dyck aux Pays-Bas, peut-être à Bruxelles, en juillet ou en août 1627.
L’artiste, en buste de trois quarts, est assis à sa table, tenant peut-être,
comme l’imaginait Edmond Bruwaert, l’une des feuilles du Siège de Breda,
celle précisément où il se représente en compagnie de Cantagallina. L’équerre
et le compas semblent cautionner cette interprétation. Le graveur se présente
tête nue, avec une longue chevelure divisée à gauche, une fine moustache, arborant
un magnifique col plat en dentelle de Venise. Il tient à la main un
porte-crayon [5]. Devant lui, un
encrier, un pinceau, un compas, une équerre et un godet à encre de Chine, sont
placés au centre de la composition. En avant, sur le côté droit, se trouve une
planche avec ses armoiries avec armet à dextrochère tenant une hache. La
médaille que Callot porte en sautoir a par ailleurs été identifiée comme une
effigie du grand-duc Cosme II. Jules Lieure, l’un des grands historiens de
l’artiste, fait remarquer qu’il s’agit plutôt de l’effigie d’une femme ;
Edouard Meaume se demandait quant à lui s’il ne s’agissait pas de la médaille à
l’effigie de la gouvernante des Pays-Bas, Claire-Eugénie, qui l’aurait remise à
Callot en reconnaissance de la gravure du Siège de Breda. Le graveur est
constamment décoré de ce médaillon ovale, que l’on retrouvera appendu à une
chaînette passée sous le col dans le tombeau de Callot gravé par Abraham Bosse,
mais chaque fois légèrement différent d’une estampe à l’autre. La gravure de
Vorsterman devait connaître une importante postérité : en 1675, Sandrart,
dans son Accademia tedesca donne ce portrait, par Richard Collin, comme
Bullart en 1682 dans sa collection d’artistes (mais cette fois gravé par Edme
le Boulonnais), ou encore Charles Perrault dans ses Hommes illustres en
1696, par Jacques Lubin, inscrivant le portrait dans un encadrement ovale ne
faisant plus apparaître les mains, mais donnant de Callot l’image d’un homme
élégant et plein de noblesse, surmontant son écusson. D’autres encore y font
une claire allusion, comme Polanzani, ou Benedetto Eredi, Victor de Bouillé en
1845, Pujol de Mortry ou Landon en 1855.
Le second portrait date de 1629, lorsque Callot vint à
Paris pour y chercher un éditeur et fit la connaissance de Michel Lasne. Le
dessin préparatoire de cette planche a été acquis par le musée Lorrain à Nancy
(qui possède également le cuivre) en 1966 auprès de la galerie Paul Prouté.
Dans cette feuille, Callot est vu en buste, dessiné à la sanguine, à mi-corps,
en médaillon, dans un encadrement avec des motifs au crayon, rehaussé de lavis
de bistre. Au sommet du médaillon, un mascaron fait une sorte de tête de dragon
moustachu, d’où rayonnent des ailes s’éployant sur les bords du cadre [6]. A la partie inférieure de
ce dernier apparaît un premier cartouche flanqué de palmes avec les armes des
Callot (les cinq étoiles). Dessous, un autre cartouche destiné à recevoir une
inscription et s’étendant sur toute la largeur du dessin, est pratiqué sous les
ailes et les griffes épousant les sinuosités de l’accolade. La partie
inférieure de l’encadrement du médaillon fait apparaître la signature de Lasne
à la sanguine et le millésime 1629 [7]. Une
épigraphe grandiloquente en latin, dans le goût d’un Delorme, garnit le
cartouche inférieur de la gravure : Callot est
« une merveille de la nature et de l'art. Il dessine, il grave sur un
cuivre de dimensions restreintes les plus grands et magnifiques spectacles de
la nature. On peut dire même que la nature y voit ses œuvres poussées à la
perfection, d'où l'on peut justement penser qu'il est le dernier héritier de
l’idée divine sur la terre ».
Michel Lasne, qui connut Callot, traduit de l’artiste
la jovialité d’un bon vivant. Baldinucci, l’un de ses premiers biographes,
assure qu’à Florence le jeune Lorrain s’était fait apprécier et aimer pour sa
fougue, sa bonne humeur, sa franchise. La mélancolie vint plus tard, après le
retour en Lorraine [8]. Ce portrait gravé, maintes fois
reproduit, a inspiré le buste encadré dans le tombeau de Callot dont l’image
fut éditée par Israël Henriet. Il fut
également copié par nombre d’artistes, depuis Montcornet en 1650 ou Raphaël
Custos, qui en donna une transcription médiocre, jusqu'à Loemans à la fin du
XVIIe siècle ou encore Desrochers qui affubla le sien d'un quatrain
: « Le cuivre favorable à mes inventions S'anime sous l'effort de mes
productions ; J'ai donné d'un seul trait la vie à mes figures Et mon nom
s'étendra dans les races futures. » En 1766, Dominique Colin grave quant à
lui un portrait également inspiré de Lasne pour illustrer l’Eloge historique
de Callot, noble lorrain du révérend père Husson. Ferdinand et Legrand
reprennent eux aussi la version de Lasne pour le portrait qu’ils éditent en
1855 chez Blaisot, place Vendôme. En 1877, c’est encore Lasne qui se publie
chez Chantreaux. Au
cours du XXe siècle, le Lorrain Claude Weisbuch se fera lui
aussi l’héritier de ces portraits.
Les biographies
Ainsi que l’ont démontré les travaux menés en 1992 à
l’occasion de l’exposition de Nancy, comme les portraits, les biographies
publiées jusqu’au début du XXe siècle se rattachent elles aussi à
deux sources principales : le texte d’André Félibien en 1685 et celui de
Filippo Baldinucci en 1686. Le nom de Callot apparaît en 1642 dans la Vie
des peintres de Giovanni Baglione à Rome. L’historien y évoque pour la
première fois une anecdote que l’on retrouvera dans quelques autres textes :
l’inclination de Jérômette Piscina, femme de Philippe Thomassin, premier maître
de Callot à Rome, pour le jeune Lorrain, raison supposée du rapide départ de
Callot pour Florence. Le graveur figure également dans l’Accademia Tedesca ou Teutsche Academie de Joachim von Sandrart en 1675. L’historien rencontra
peut-être l’artiste à Utrecht chez Honthorst. Il est le premier à mentionner le
nom de Jacques de Bellange comme l’un des maîtres de Callot et à souligner l’amitié
unissant le Lorrain à Cornelis van Poelenburgh.
En 1682, Bullart publie son Académie des Sciences et
des Arts, où Félibien puisera de nombreuses informations. Callot figure dans
le quatrième des cinq volumes de ses Entretiens (publié en 1666).
L’historien fut renseigné par Israël Henriet et son neveu Israël Silvestre,
Jean Valdor, Michel Lasne, Abraham Bosse, amis de Callot, qui pouvaient lui
fournir de nombreuses précisions. Baldinucci l’évoque quant à lui en 1686 dans
son Histoire de la gravure [9].
Tout en reprenant Félibien, il ajoute nombre d’informations sur les débuts
romains et le séjour florentin, qu’il tenait sans doute d’amis italiens de
Callot. Baldinucci se montre d’un grand enthousiasme à l’égard du
Lorrain : «premier inventeur et unique maître du bel art de
dessiner et de composer de petites scènes animées d’une infinité de figures
minuscules avec une légèreté, une rare invention et une grâce spirituelle
merveilleuse... ».
Les auteurs suivants se bornent quant à eux à redire ce
qu’avait indiqué Félibien : Dom Calmet en 1751 dans sa Bibliothèque de
Lorraine ; Moreri en 1754 dans son Dictionnaire biographique ;
le R.P. Husson en 1766 dans son Eloge historique. En 1768, Mariette
ajoute à ces renseignements une traduction du travail de Baldinucci, que Gori
Gandellini réédite à son tour en 1771. Quelques voix discordantes viennent
seulement perturber cette belle harmonie de louanges, comme Charles Blanc, qui
reproche en 1888-1889 à Callot dans son Histoire des peintres de toutes les
écoles depuis la Renaissance jusqu’à nos jours sa sécheresse, son
« défaut d’idéal, l’insuffisance de sa poésie », son « talent
[…] clair, son travail propre, simple et correct ». « Callot a dit
nettement ce qu’il a voulu dire, et rien au-delà », conclue-t-il. Il
faudra attendre le XIXe siècle pour que des publications sérieuses,
fruit de longues recherches portées notamment par Edmond Bruwaert, donnent lieu
à l’édition de deux catalogues de référence de l’œuvre gravé de Callot par
Edouard Meaume en 1860 puis par Jules Lieure en 1929.
La construction du mythe
Alors même que sont menés ces travaux de recherches, le
mythe de Callot se met en place. Célébré de son vivant, l’artiste l’est plus
encore au-delà du tombeau. L’adoption du procédé technique du vernis dur
emprunté aux ébénistes de Florence, popularisé par Abraham Bosse dans son Traicté
des manières de graver en taille douce sur l’airin par le moyen des eaux fortes
et des vernis durs et mols… en 1645, le recours à l’ « échoppe
couchée » pour compléter la pointe, le procédé de la « taille
unique », parallèle et non croisée pour modeler les formes avec
simplicité, font d’abord de Callot un inventeur de génie. La remarquable
précision de ses planches, la subtilité de ses effets, son style à la fois
incisif et raffiné, éblouissent.
Peu à peu, grâce à Israël Henriet et Israël Silvestre,
qui furent pour beaucoup dans la diffusion et la publicité faites aux œuvres de
leur ami, s’est aussi élaborée la figure du « noble graveur », du
« noble chalcographe ». Dès le XVIIe siècle, la réputation
du graveur est remarquable : « Dès que son esprit conçoit / Vne belle
et grande idée / Sa main la suite, l’œil la voit, / Et l’âme en est possedée : /
Non, il n’en est pas l’Autheur, / Il est plutost Createur / Des figures qu’il
anime : / Il sçait tout faire de rien ; / Et son sçavoir que
j’estime, / En faisant tout, fait tout bien », écrit Georges de Scudéry [10]. En 1667, Bosse déclare
dans son Discours tendant à désabuser… : « Je diray icy, que
feu l’illustre Calot a esté en son travail non la merveille de son siècle, mais
de tous les autres, dont nous avons mémoire. » Textes et biographies
recourent toujours au même vocabulaire : Callot est défini comme « noble »,
« illustre », son art « incomparable », « presque
divin » pour Michel de Marolles qui dans Le Livre des peintres et des
graveurs… édité à Paris en 1677 écrit dans l’un de ses médiocres
quatrains : « LXII / Mais de Calot qui peut surpasser
l’industrie ? / Calot, presque divin … ». En 1685, dans ses Entretiens
sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et
modernes…, Félibien écrit quant à lui : « sa réputation ne
finira jamais », soulignant sa capacité à « donner de l’esprit à ce
qu’il figuroit ». Callot, noble par la naissance et le talent, se
distingue donc de tous les autres par sa capacité à s’élever au niveau du
peintre, tant dans sa maîtrise du dessin que du point de vue de l’invention.
Le lieu du souvenir, la possibilité du
pèlerinage : le tombeau
Mort prématurément à Nancy en 1635, Callot
fut enseveli dans le cloître de l’église des Cordeliers. On lui éleva un
tombeau monumental en forme de grand cartouche d’ornements avec statuettes,
armoiries et portrait peint, auquel s’ajoutait une épitaphe latine commandée à
Simon Drouin. L’image en a été conservée grâce à un dessin adressé à
Pierre-Jean Mariette par l’architecte Nicolas Jadot. Le
tombeau mesurait plus de 2 mètres de hauteur, et l’on sait grâce à la
description de l’abbé Lionnois [11],
que le cénotaphe supportait une inscription gravée sur une plaque de marbre
noir, et qu’il était surmonté d’une sorte de retable avec un médaillon
circulaire où était peint le buste du graveur flanqué de deux génies, tenant
l’un une tête de mort, l’autre les armoiries de Callot. Un fronton à pans
coupés couronnait le tout. En son centre se trouvait un génie soufflant dans la
trompette de la Renommée, tandis que deux autres génies accroupis sur les
rampants tenaient les palmes et les lauriers. Le monument fut
partiellement détruit en 1752, médiocrement restauré et finalement anéanti lors
de la profanation de l’église à la Révolution (1794). Les vestiges, le portrait
peint sur marbre noir et les inscriptions furent transférés au musée Lorrain,
mais disparurent dans l’incendie du bâtiment en 1871. Les
cendres seules furent respectées ; on les transporta au XIXe siècle
dans l'église, sous un petit monument de Nicolas II Lépy érigé en 1841.
Deux cents ans auparavant,
Abraham Bosse avait donné un aperçu de fantaisie du tombeau originel. Ainsi que
l’a montré Pierre Marot, si la structure du monument est respectée, le graveur
substitue au portrait peint un buste sculpté, inséré dans une niche ovale. Il
reproduit le portrait dessiné et gravé par Michel Lasne, en modifiant seulement
le costume, substituant à la fraise « à confusion », un grand col
bordé de dentelle à la mode du temps, proche de celui gravé par Vorsterman.
L’inscription ampoulée ne reproduit que de loin l’épitaphe du tombeau. Plus
littéraire, elle préfère au rappel de la carrière de l’artiste et aux noms de
ses protecteurs la mise en valeur de son talent. Callot s’adresse désormais
« à la Postérité » : « Ma renommée », dit-il, « a
esté et sera sans pareille ; personne ne m’a esté [esgal] en toute sorte
de perfection pour le dessin et la gravure sur l’airain. Toute la terre a
consenti aux louanges extraordinaires (sic) qui m’ont esté données sans que
pour cela je sois jamais sorti de ma modestie naturelle ».
L’entreprise de célébration de l’artiste se poursuit,
tout particulièrement au cours du XIXe siècle à Nancy à travers
médailles, bustes et statues : Callot est désormais un héros et un héraut
de l’affirmation identitaire d’une Lorraine en proie aux appétits étrangers.
Dès le XVIIe siècle, il figure sur la liste des Hommes illustres de
Lorraine. Il est aussi, comme l’affirme le père Husson en 1766 « l’Amy
généreux, le fidelle Patriote ». Le 17 septembre 1791, le Conseil de ville
donne son nom à la rue des Comptes où la tradition voulait que Callot ait
habité, au coin de la Grande-Rue, une maison ornée d’une échauguette. En 1927,
suite aux recherches d’Edmond Bruwaert, la municipalité de Nancy fait également
apposer une plaque rappelant l’emplacement de la maison de Callot, 5 place Carrière.
La demeure nous est connue grâce à une pièce rare : la gravure que réalisa
François Collignon en 1630, montrant l’intérieur de l’artiste [12].
Au XIXe siècle, Callot suscite un intérêt
renouvelé à Nancy, ainsi que l’a montré avec précision Françoise-Thérèse
Charpentier en 1992. En 1828, l’éloge du graveur est prononcé à l’Académie
Stanislas. Cette même année, Guilbert de Pixerécourt fait frapper une médaille
à son effigie. En juin 1865, une souscription est lancée par le trésorier de la
Société lorraine des Amis des Arts pour la création d’une statue : en
1868, un modèle en plâtre est proposé par Etienne Lépy et présenté au Salon de
la Société lorraine des Amis des Arts. Le 26 juin 1877, une statue élégante de
Callot due au sculpteur Eugène Laurent est finalement inaugurée sur le pilier
occidental de l’Arc de triomphe, encadrée des bustes d’Israël Silvestre et
Ferdinand de Saint-Urbain par Charles Pêtre. Parallèlement, une semaine de fête
populaire se déroule à Nancy entre le 23 et le 27 juin 1877, tandis qu’est
présentée une exposition des œuvres de Callot grâce aux prêts généreux de la
collection d’Edouard Meaume. Balli et autres Gobbi apparaissent
peu à peu dans les décors et les objets de l’Ecole de Nancy.
Un siècle plus tard, l’humanité de Callot, si évidente
dans le récit des petites et des grandes Misères de la guerre, trouve
une fois de plus un écho profond dans les milieux artistiques lorrains. Aux
heures les plus tragiques, L’Hommage à Callot (1942) de Francis Gruber
s’affirme comme un véritable acte de résistance [13].
Naissance d’une figure d’humoriste
Tandis que Nancy célèbre l’enfant prodige et
l’exemplarité de Callot, un versant plus primesautier de sa personnalité et de
sa production trouve un écho auprès de nombreux artistes de la génération romantique
et de leurs successeurs. Comme l’a montré Paulette Choné en 1992,
l’artiste surgit dans nombre d’ouvrages littéraires, des Fantaisies à la
manière de Callot (1814-1815) de l’Allemand Ernst Hoffmann à L’aventure
de jeunesse de Gobineau (1847), nourrit le Gaspard de la nuit,
sous-titré Fantaisies à la manière de Callot et de Rembrandt d’Aloysius
Bertrand (1842) et les aventures du Capitaine Fracasse de Théophile
Gautier (1863). La vie de Callot en fait le héros de maints récits et
nouvelles, de pièces et d’illustrations, par Bourgoin d’Orly en 1832 ou Léon
Gozlan en 1839, tous deux dans l’Artiste ou encore d’estampes comme
cette lithographie de D’Hardivillier d’après François-Sébastien Laurent. En
1841, Elise Voïart, écrit et fait paraître à Nancy, dans une langue pleine de
verve, deux volumes sur les amours de Callot, ornés d’une image inspirée de
l’autoportrait présumé des Offices.
Le récit (véridique ou non) des fugues en Italie
transmis par Félibien nourrit toute une « mythologie » de l’artiste.
Lorsqu’il peint Le jeune Callot au milieu des bohémiens, Alexandre
Debacq se souvient de ces aventures picaresques, tout comme François-Joseph
Aimé de Lemud qui, en 1839, montre le petit Lorrain vêtu de velours, marchant
d’un pas décidé aux côtés de bohémiens pittoresques. Maurice Barrès se
souviendra de cette composition qu’il cite dans Amori et dolori sacrum en 1903, n’hésitant pas à revendiquer Callot comme le héros d’une Lorraine
farouchement anti-germanique [14].
Dans une veine plus légère, la jeunesse de Callot est
également mise en scène dans des journaux pour enfants : dans
l’hebdomadaire Ma Récréation en 1911, ou encore dans le journal pour
petites filles La Semaine de Suzette, tandis que sa turbulente
descendance fait aussi les beaux jours des caricaturistes, comme Eugène Le
Poittevin, dans un numéro du Cabinet de lecture daté de 1835.
C’est à ce versant rieur que s’attachent nombre
d’artistes, illustrateurs et caricaturistes, préférant aux images tragiques la
vie des bohémiens, les foires et scènes de Commedia dell’arte, qui alimentent
de médiocres vaudevilles (La Tête à Callot ou La Prison pour rire,
1807), sans grand succès d’ailleurs. Callot est aussi convoqué comme
personnalité tutélaire par la nouvelle société des humoristes qui en fait le
personnage central de l’une de ses fêtes organisée le 17 mai 1905 au Casino de
Paris.
Chaque année, la Société des Dessinateurs humoristes
organisait une fête costumée destinée à faire revivre l’œuvre d’un artiste
célèbre ou à évoquer le pittoresque d’une époque. Après Garvarni et le Joseph
Prudhomme d’Henri Monnier, Callot était donc à l’honneur. L’affiche annonçait clairement la teneur de la
soirée : « Tous les costumes seront admis à condition que les hommes
soient spirituels et les femmes très décolletées… Des éventails dessinés par
les humoristes seront mis en vente à cette fête ». Le 17 mai 1905, le hall
du Casino de Paris fut transformé en une reconstitution de la Foire du
Pont-Neuf avec quantité de baraques et de tentes ornées avec humour. L’ « ogre »
Charles Léandre, le président de la Société des Dessinateurs humoristes
installé dans son atelier de « Croque-vivants », croquait en quelques
coups de crayon les silhouettes des gentilshommes et des manants. On y trouvait
également Abel Truchet et Louis Vallet, qui tenaient la « Baraque de la
Femme Colosse et de la naine », puis la « Poule au pot » due à
la collaboration des dessinateurs Paillard, Thévenot, Andreau et Franck. Le
guet était placé sous le commandement d’Eugène Courboin et Armand Lévy. Le
« Cabaret du vin d’Anjou » était quant à lui tenu par les
caricaturistes Poulbot, Gottlob, Morris et Illero. Le « Tribu des
sorcières » se livrait aux envoûtements. A la « Halte des
Comédiens » se produisait Mme Lubin de Beauvais que l’on pouvait écouter
chanter des chansons anciennes. Le « Cortège des Bohémiens », issu
des estampes du Lorrain, complétait les réjouissances. Des reconstitutions de
pages célèbres de Callot étaient organisées, au milieu d’ours et de véritables
romanichels, engagés pour la circonstance. La scène était pour sa part dévolue
au « Tournevire » dirigé par Anglay, Maurice Neumont et Georges
Redon. Enfin, une tombola permettait de remporter dessins, aquarelles et
tableaux. Le gros lot était un voyage pour Cythère… avec parcours gratuit. Le
« chapeau Callot », un feutre orné d’une plume de paon
complétait les costumes et était de rigueur pour les habits noirs. La verve des
lithographies réalisées à cette occasion dit aisément le caractère souvent
grivois de l’ensemble.
Si dans ce dernier exemple, la facétie l’a emporté, Callot,
de représentations en mises en scène, est devenu un acteur de ses propres
créations et un véritable personnage de roman. Poursuivant la mise en scène
qu’il avait lui-même initiée, sur un mode léger ou chargé d’affirmation
identitaire, portraitistes et biographes, suiveurs et imitateurs,
collectionneurs et historiens, interprètes et louangeurs ont transmis et
perpétué son image, façonnant sa réception et sa remarquable postérité [15].
Sophie
Harent
(Musée Bonnat, Bayonne)