Images de Jacques Callot

 

En 2009, Paulette Choné faisait revivre Jacques Callot, grâce à une subtile autobiographie fictive du grand graveur lorrain [1], nouvelle preuve du rôle et de la place de l’artiste dans la mémoire collective et le cœur des historiens. La fortune critique montre que la réputation du graveur lorrain ne s’est jamais démentie. Dès 1636, la notoriété européenne dont jouit Callot de son vivant est révélée par le De Vanita Mundi du jésuite Jacques Balde. Aux côtés de Raphaël, Michel-Ange, Rubens ou Dürer, le graveur apparaît comme un artiste de premier plan, auquel les historiens, en premier lieu Filippo Baldinucci et André Félibien, consacrent des pages enthousiastes. Dessinant le portrait d’un artiste de génie, gravures, textes et anecdotes font aussi de Callot, du XVIIe siècle à aujourd’hui, un personnage, héros identitaire revendiqué par ses compatriotes lorrains ou figure de fantaisie que se réapproprieront volontiers imagiers, illustrateurs et caricaturistes.

La renommée de Callot fut très importante dès le XVIIe siècle, et bien qu’aucun portrait peint de l’artiste ne soit parvenu jusqu’à nous, différentes gravures nous permettent de dessiner les contours de son visage. Passons tout d’abord sur un étrange portrait à l’aquatinte édité vers 1788 par Gini, sans rapport avec Callot. Plus intéressant en revanche est le tableau que grave en 1824 l’Italien Pietro Antonio Pazzi [2]. L’œuvre, alors considérée comme un autoportrait de l’artiste, avait été achetée en 1684 par Cosme III de Médicis et figure toujours dans les collections florentines [3]. Regard pénétrant, chevelure épaisse et crépue, œil mordant, nez crochu révèlent un homme à l’aube de la maturité, dans lequel il reste cependant fort difficile de reconnaître celui qu’Antoon Van Dyck et Michel Lasne connurent et dont ils révélèrent le véritable visage. Aussi fantaisiste que puisse être cette image, l’erreur fit son chemin. Bedetti réédita l’estampe à Nancy et la Nancéienne Elisa Voïart, au début des années 1840, dans le roman qu’elle consacra à Callot, reprit elle aussi cette image.

 

L’artiste en représentation

Avant même la diffusion de son portrait par ses contemporains, Callot s’est plu à se mettre en scène, souvent avec ironie, se plaçant au milieu des personnages de ses planches, se faisant le témoin et l’acteur de ses propres compositions.

L’artiste s’attribue en effet un rôle dans plusieurs de ses gravures. Parfois, sa figure facétieuse surgit, comme dans ce petit portrait, rarissime estampe ni signée ni datée, attribuée au graveur par Jules Lieure, qui situe implicitement la pièce vers 1616. Ce même personnage apparaît en effet en sens inverse, regardant vers la gauche, parmi un groupe d’officiers au centre du siège de Breda (ce qui pourrait également laisser supposer que le petit portrait pourrait être une copie d’après ce détail). Dans ce chef-d’œuvre de la maturité figure en outre, en bas à gauche, un homme en train de prendre ou de vérifier des relevés, dans lequel les auteurs s’accordent à reconnaître Callot, assis, assisté par Cantagallina, l’ingénieur chargé du siège.

Sans ostentation, mais non sans ironie, Callot semble s’insinuer subrepticement dans ses gravures, parfois en figure discrète surveillant la bonne ordonnance des fêtes du Combat à la barrière (1627), en gentilhomme facétieux ou en dessinateur attentif. Sans doute est-ce lui que nous retrouvons dans Le Brelan, sur le point de se faire détrousser par les bonimenteurs, ou encore parmi les compagnons du Miracle de saint Mansuy aux côtés de son frère Jean et de son protecteur, Jean des Porcellets de Maillane [4], à qui la planche est d’ailleurs dédiée. Parallèlement à ces apparitions, très en accord avec le caractère enjoué et facétieux de Callot, dont se font l’écho la plupart de ses biographes, l’artiste devient aussi le sujet d’une série de représentations qui vont peu à peu forger et diffuser l’image du noble graveur.

 

Un portrait en évolution : du témoignage au mythe

Ainsi que l’avaient remarqué les historiens de Callot au cours du XIXe siècle, la gloire de l’artiste suscite en effet une série importante de portraits gravés, principalement en France et en Italie au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Deux prototypes, réalisés du vivant de Callot, et d’autant plus précieux à ce titre, sont à l’origine de ces images : la gravure de L. E. Vorsterman d’après Antoon Van Dyck, présentant l’artiste avec les instruments du graveur, et celle de Michel Lasne, où par une sorte de contamination, la fantaisie décorative de Callot vient ennoblir son propre portrait aux traits rebondis.

La gravure de Vorsterman est sans doute l’un des portraits les plus fidèles donnés de l’artiste. Le cuivre, taillé d’après un tableau inconnu peint par Antoon Van Dyck, est conservé à la chalcographie du Louvre depuis 1851. La plupart des auteurs ont imaginé la rencontre de Callot et de Van Dyck aux Pays-Bas, peut-être à Bruxelles, en juillet ou en août 1627. L’artiste, en buste de trois quarts, est assis à sa table, tenant peut-être, comme l’imaginait Edmond Bruwaert, l’une des feuilles du Siège de Breda, celle précisément où il se représente en compagnie de Cantagallina. L’équerre et le compas semblent cautionner cette interprétation. Le graveur se présente tête nue, avec une longue chevelure divisée à gauche, une fine moustache, arborant un magnifique col plat en dentelle de Venise. Il tient à la main un porte-crayon [5]. Devant lui, un encrier, un pinceau, un compas, une équerre et un godet à encre de Chine, sont placés au centre de la composition. En avant, sur le côté droit, se trouve une planche avec ses armoiries avec armet à dextrochère tenant une hache. La médaille que Callot porte en sautoir a par ailleurs été identifiée comme une effigie du grand-duc Cosme II. Jules Lieure, l’un des grands historiens de l’artiste, fait remarquer qu’il s’agit plutôt de l’effigie d’une femme ; Edouard Meaume se demandait quant à lui s’il ne s’agissait pas de la médaille à l’effigie de la gouvernante des Pays-Bas, Claire-Eugénie, qui l’aurait remise à Callot en reconnaissance de la gravure du Siège de Breda. Le graveur est constamment décoré de ce médaillon ovale, que l’on retrouvera appendu à une chaînette passée sous le col dans le tombeau de Callot gravé par Abraham Bosse, mais chaque fois légèrement différent d’une estampe à l’autre. La gravure de Vorsterman devait connaître une importante postérité : en 1675, Sandrart, dans son Accademia tedesca donne ce portrait, par Richard Collin, comme Bullart en 1682 dans sa collection d’artistes (mais cette fois gravé par Edme le Boulonnais), ou encore Charles Perrault dans ses Hommes illustres en 1696, par Jacques Lubin, inscrivant le portrait dans un encadrement ovale ne faisant plus apparaître les mains, mais donnant de Callot l’image d’un homme élégant et plein de noblesse, surmontant son écusson. D’autres encore y font une claire allusion, comme Polanzani, ou Benedetto Eredi, Victor de Bouillé en 1845, Pujol de Mortry ou Landon en 1855.

Le second portrait date de 1629, lorsque Callot vint à Paris pour y chercher un éditeur et fit la connaissance de Michel Lasne. Le dessin préparatoire de cette planche a été acquis par le musée Lorrain à Nancy (qui possède également le cuivre) en 1966 auprès de la galerie Paul Prouté. Dans cette feuille, Callot est vu en buste, dessiné à la sanguine, à mi-corps, en médaillon, dans un encadrement avec des motifs au crayon, rehaussé de lavis de bistre. Au sommet du médaillon, un mascaron fait une sorte de tête de dragon moustachu, d’où rayonnent des ailes s’éployant sur les bords du cadre [6]. A la partie inférieure de ce dernier apparaît un premier cartouche flanqué de palmes avec les armes des Callot (les cinq étoiles). Dessous, un autre cartouche destiné à recevoir une inscription et s’étendant sur toute la largeur du dessin, est pratiqué sous les ailes et les griffes épousant les sinuosités de l’accolade. La partie inférieure de l’encadrement du médaillon fait apparaître la signature de Lasne à la sanguine et le millésime 1629 [7]. Une épigraphe grandiloquente en latin, dans le goût d’un Delorme, garnit le cartouche inférieur de la gravure : Callot est « une merveille de la nature et de l'art. Il dessine, il grave sur un cuivre de dimensions restreintes les plus grands et magnifiques spectacles de la nature. On peut dire même que la nature y voit ses œuvres poussées à la perfection, d'où l'on peut justement penser qu'il est le dernier héritier de l’idée divine sur la terre ».

Michel Lasne, qui connut Callot, traduit de l’artiste la jovialité d’un bon vivant. Baldinucci, l’un de ses premiers biographes, assure qu’à Florence le jeune Lorrain s’était fait apprécier et aimer pour sa fougue, sa bonne humeur, sa franchise. La mélancolie vint plus tard, après le retour en Lorraine [8]. Ce portrait gravé, maintes fois reproduit, a inspiré le buste encadré dans le tombeau de Callot dont l’image fut éditée par Israël Henriet. Il fut également copié par nombre d’artistes, depuis Montcornet en 1650 ou Raphaël Custos, qui en donna une transcription médiocre, jusqu'à Loemans à la fin du XVIIe siècle ou encore Desrochers qui affubla le sien d'un quatrain : « Le cuivre favorable à mes inventions S'anime sous l'effort de mes productions ; J'ai donné d'un seul trait la vie à mes figures Et mon nom s'étendra dans les races futures. » En 1766, Dominique Colin grave quant à lui un portrait également inspiré de Lasne pour illustrer l’Eloge historique de Callot, noble lorrain du révérend père Husson. Ferdinand et Legrand reprennent eux aussi la version de Lasne pour le portrait qu’ils éditent en 1855 chez Blaisot, place Vendôme. En 1877, c’est encore Lasne qui se publie chez Chantreaux. Au cours du XXe siècle, le Lorrain Claude Weisbuch se fera lui aussi l’héritier de ces portraits.

 

Les biographies

Ainsi que l’ont démontré les travaux menés en 1992 à l’occasion de l’exposition de Nancy, comme les portraits, les biographies publiées jusqu’au début du XXe siècle se rattachent elles aussi à deux sources principales : le texte d’André Félibien en 1685 et celui de Filippo Baldinucci en 1686. Le nom de Callot apparaît en 1642 dans la Vie des peintres de Giovanni Baglione à Rome. L’historien y évoque pour la première fois une anecdote que l’on retrouvera dans quelques autres textes : l’inclination de Jérômette Piscina, femme de Philippe Thomassin, premier maître de Callot à Rome, pour le jeune Lorrain, raison supposée du rapide départ de Callot pour Florence. Le graveur figure également dans l’Accademia Tedesca ou Teutsche Academie de Joachim von Sandrart en 1675. L’historien rencontra peut-être l’artiste à Utrecht chez Honthorst. Il est le premier à mentionner le nom de Jacques de Bellange comme l’un des maîtres de Callot et à souligner l’amitié unissant le Lorrain à Cornelis van Poelenburgh.

En 1682, Bullart publie son Académie des Sciences et des Arts, où Félibien puisera de nombreuses informations. Callot figure dans le quatrième des cinq volumes de ses Entretiens (publié en 1666). L’historien fut renseigné par Israël Henriet et son neveu Israël Silvestre, Jean Valdor, Michel Lasne, Abraham Bosse, amis de Callot, qui pouvaient lui fournir de nombreuses précisions. Baldinucci l’évoque quant à lui en 1686 dans son Histoire de la gravure [9]. Tout en reprenant Félibien, il ajoute nombre d’informations sur les débuts romains et le séjour florentin, qu’il tenait sans doute d’amis italiens de Callot. Baldinucci se montre d’un grand enthousiasme à l’égard du Lorrain : «premier inventeur et unique maître du bel art de dessiner et de composer de petites scènes animées d’une infinité de figures minuscules avec une légèreté, une rare invention et une grâce spirituelle merveilleuse... ».

Les auteurs suivants se bornent quant à eux à redire ce qu’avait indiqué Félibien : Dom Calmet en 1751 dans sa Bibliothèque de Lorraine ; Moreri en 1754 dans son Dictionnaire biographique ; le R.P. Husson en 1766 dans son Eloge historique. En 1768, Mariette ajoute à ces renseignements une traduction du travail de Baldinucci, que Gori Gandellini réédite à son tour en 1771. Quelques voix discordantes viennent seulement perturber cette belle harmonie de louanges, comme Charles Blanc, qui reproche en 1888-1889 à Callot dans son Histoire des peintres de toutes les écoles depuis la Renaissance jusqu’à nos jours sa sécheresse, son « défaut d’idéal, l’insuffisance de sa poésie », son « talent […] clair, son travail propre, simple et correct ». « Callot a dit nettement ce qu’il a voulu dire, et rien au-delà », conclue-t-il. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que des publications sérieuses, fruit de longues recherches portées notamment par Edmond Bruwaert, donnent lieu à l’édition de deux catalogues de référence de l’œuvre gravé de Callot par Edouard Meaume en 1860 puis par Jules Lieure en 1929.

 

La construction du mythe

Alors même que sont menés ces travaux de recherches, le mythe de Callot se met en place. Célébré de son vivant, l’artiste l’est plus encore au-delà du tombeau. L’adoption du procédé technique du vernis dur emprunté aux ébénistes de Florence, popularisé par Abraham Bosse dans son Traicté des manières de graver en taille douce sur l’airin par le moyen des eaux fortes et des vernis durs et mols… en 1645, le recours à l’ « échoppe couchée » pour compléter la pointe, le procédé de la « taille unique », parallèle et non croisée pour modeler les formes avec simplicité, font d’abord de Callot un inventeur de génie. La remarquable précision de ses planches, la subtilité de ses effets, son style à la fois incisif et raffiné, éblouissent.

Peu à peu, grâce à Israël Henriet et Israël Silvestre, qui furent pour beaucoup dans la diffusion et la publicité faites aux œuvres de leur ami, s’est aussi élaborée la figure du « noble graveur », du « noble chalcographe ». Dès le XVIIe siècle, la réputation du graveur est remarquable : « Dès que son esprit conçoit / Vne belle et grande idée / Sa main la suite, l’œil la voit, / Et l’âme en est possedée : / Non, il n’en est pas l’Autheur, / Il est plutost Createur / Des figures qu’il anime : / Il sçait tout faire de rien ; / Et son sçavoir que j’estime, / En faisant tout, fait tout bien », écrit Georges de Scudéry [10]. En 1667, Bosse déclare dans son Discours tendant à désabuser… : « Je diray icy, que feu l’illustre Calot a esté en son travail non la merveille de son siècle, mais de tous les autres, dont nous avons mémoire. » Textes et biographies recourent toujours au même vocabulaire : Callot est défini comme « noble », « illustre », son art « incomparable », « presque divin » pour Michel de Marolles qui dans Le Livre des peintres et des graveurs… édité à Paris en 1677 écrit dans l’un de ses médiocres quatrains : « LXII / Mais de Calot qui peut surpasser l’industrie ? / Calot, presque divin … ». En 1685, dans ses Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes…, Félibien écrit quant à lui : « sa réputation ne finira jamais », soulignant sa capacité à « donner de l’esprit à ce qu’il figuroit ». Callot, noble par la naissance et le talent, se distingue donc de tous les autres par sa capacité à s’élever au niveau du peintre, tant dans sa maîtrise du dessin que du point de vue de l’invention.

 

Le lieu du souvenir, la possibilité du pèlerinage : le tombeau

Mort prématurément à Nancy en 1635, Callot fut enseveli dans le cloître de l’église des Cordeliers. On lui éleva un tombeau monumental en forme de grand cartouche d’ornements avec statuettes, armoiries et portrait peint, auquel s’ajoutait une épitaphe latine commandée à Simon Drouin. L’image en a été conservée grâce à un dessin adressé à Pierre-Jean Mariette par l’architecte Nicolas Jadot. Le tombeau mesurait plus de 2 mètres de hauteur, et l’on sait grâce à la description de l’abbé Lionnois [11], que le cénotaphe supportait une inscription gravée sur une plaque de marbre noir, et qu’il était surmonté d’une sorte de retable avec un médaillon circulaire où était peint le buste du graveur flanqué de deux génies, tenant l’un une tête de mort, l’autre les armoiries de Callot. Un fronton à pans coupés couronnait le tout. En son centre se trouvait un génie soufflant dans la trompette de la Renommée, tandis que deux autres génies accroupis sur les rampants tenaient les palmes et les lauriers. Le monument fut partiellement détruit en 1752, médiocrement restauré et finalement anéanti lors de la profanation de l’église à la Révolution (1794). Les vestiges, le portrait peint sur marbre noir et les inscriptions furent transférés au musée Lorrain, mais disparurent dans l’incendie du bâtiment en 1871. Les cendres seules furent respectées ; on les transporta au XIXe siècle dans l'église, sous un petit monument de Nicolas II Lépy érigé en 1841.

Deux cents ans auparavant, Abraham Bosse avait donné un aperçu de fantaisie du tombeau originel. Ainsi que l’a montré Pierre Marot, si la structure du monument est respectée, le graveur substitue au portrait peint un buste sculpté, inséré dans une niche ovale. Il reproduit le portrait dessiné et gravé par Michel Lasne, en modifiant seulement le costume, substituant à la fraise « à confusion », un grand col bordé de dentelle à la mode du temps, proche de celui gravé par Vorsterman. L’inscription ampoulée ne reproduit que de loin l’épitaphe du tombeau. Plus littéraire, elle préfère au rappel de la carrière de l’artiste et aux noms de ses protecteurs la mise en valeur de son talent. Callot s’adresse désormais « à la Postérité » : « Ma renommée », dit-il, « a esté et sera sans pareille ; personne ne m’a esté [esgal] en toute sorte de perfection pour le dessin et la gravure sur l’airain. Toute la terre a consenti aux louanges extraordinaires (sic) qui m’ont esté données sans que pour cela je sois jamais sorti de ma modestie naturelle ».

L’entreprise de célébration de l’artiste se poursuit, tout particulièrement au cours du XIXe siècle à Nancy à travers médailles, bustes et statues : Callot est désormais un héros et un héraut de l’affirmation identitaire d’une Lorraine en proie aux appétits étrangers. Dès le XVIIe siècle, il figure sur la liste des Hommes illustres de Lorraine. Il est aussi, comme l’affirme le père Husson en 1766 « l’Amy généreux, le fidelle Patriote ». Le 17 septembre 1791, le Conseil de ville donne son nom à la rue des Comptes où la tradition voulait que Callot ait habité, au coin de la Grande-Rue, une maison ornée d’une échauguette. En 1927, suite aux recherches d’Edmond Bruwaert, la municipalité de Nancy fait également apposer une plaque rappelant l’emplacement de la maison de Callot, 5 place Carrière. La demeure nous est connue grâce à une pièce rare : la gravure que réalisa François Collignon en 1630, montrant l’intérieur de l’artiste [12].

Au XIXe siècle, Callot suscite un intérêt renouvelé à Nancy, ainsi que l’a montré avec précision Françoise-Thérèse Charpentier en 1992. En 1828, l’éloge du graveur est prononcé à l’Académie Stanislas. Cette même année, Guilbert de Pixerécourt fait frapper une médaille à son effigie. En juin 1865, une souscription est lancée par le trésorier de la Société lorraine des Amis des Arts pour la création d’une statue : en 1868, un modèle en plâtre est proposé par Etienne Lépy et présenté au Salon de la Société lorraine des Amis des Arts. Le 26 juin 1877, une statue élégante de Callot due au sculpteur Eugène Laurent est finalement inaugurée sur le pilier occidental de l’Arc de triomphe, encadrée des bustes d’Israël Silvestre et Ferdinand de Saint-Urbain par Charles Pêtre. Parallèlement, une semaine de fête populaire se déroule à Nancy entre le 23 et le 27 juin 1877, tandis qu’est présentée une exposition des œuvres de Callot grâce aux prêts généreux de la collection d’Edouard Meaume. Balli et autres Gobbi apparaissent peu à peu dans les décors et les objets de l’Ecole de Nancy.

Un siècle plus tard, l’humanité de Callot, si évidente dans le récit des petites et des grandes Misères de la guerre, trouve une fois de plus un écho profond dans les milieux artistiques lorrains. Aux heures les plus tragiques, L’Hommage à Callot (1942) de Francis Gruber s’affirme comme un véritable acte de résistance [13].

 

Naissance d’une figure d’humoriste

Tandis que Nancy célèbre l’enfant prodige et l’exemplarité de Callot, un versant plus primesautier de sa personnalité et de sa production trouve un écho auprès de nombreux artistes de la génération romantique et de leurs successeurs. Comme l’a montré Paulette Choné en 1992, l’artiste surgit dans nombre d’ouvrages littéraires, des Fantaisies à la manière de Callot (1814-1815) de l’Allemand Ernst Hoffmann à L’aventure de jeunesse de Gobineau (1847), nourrit le Gaspard de la nuit, sous-titré Fantaisies à la manière de Callot et de Rembrandt d’Aloysius Bertrand (1842) et les aventures du Capitaine Fracasse de Théophile Gautier (1863). La vie de Callot en fait le héros de maints récits et nouvelles, de pièces et d’illustrations, par Bourgoin d’Orly en 1832 ou Léon Gozlan en 1839, tous deux dans l’Artiste ou encore d’estampes comme cette lithographie de D’Hardivillier d’après François-Sébastien Laurent. En 1841, Elise Voïart, écrit et fait paraître à Nancy, dans une langue pleine de verve, deux volumes sur les amours de Callot, ornés d’une image inspirée de l’autoportrait présumé des Offices.

Le récit (véridique ou non) des fugues en Italie transmis par Félibien nourrit toute une « mythologie » de l’artiste. Lorsqu’il peint Le jeune Callot au milieu des bohémiens, Alexandre Debacq se souvient de ces aventures picaresques, tout comme François-Joseph Aimé de Lemud qui, en 1839, montre le petit Lorrain vêtu de velours, marchant d’un pas décidé aux côtés de bohémiens pittoresques. Maurice Barrès se souviendra de cette composition qu’il cite dans Amori et dolori sacrum en 1903, n’hésitant pas à revendiquer Callot comme le héros d’une Lorraine farouchement anti-germanique [14].

Dans une veine plus légère, la jeunesse de Callot est également mise en scène dans des journaux pour enfants : dans l’hebdomadaire Ma Récréation en 1911, ou encore dans le journal pour petites filles La Semaine de Suzette, tandis que sa turbulente descendance fait aussi les beaux jours des caricaturistes, comme Eugène Le Poittevin, dans un numéro du Cabinet de lecture daté de 1835.

C’est à ce versant rieur que s’attachent nombre d’artistes, illustrateurs et caricaturistes, préférant aux images tragiques la vie des bohémiens, les foires et scènes de Commedia dell’arte, qui alimentent de médiocres vaudevilles (La Tête à Callot ou La Prison pour rire, 1807), sans grand succès d’ailleurs. Callot est aussi convoqué comme personnalité tutélaire par la nouvelle société des humoristes qui en fait le personnage central de l’une de ses fêtes organisée le 17 mai 1905 au Casino de Paris.

Chaque année, la Société des Dessinateurs humoristes organisait une fête costumée destinée à faire revivre l’œuvre d’un artiste célèbre ou à évoquer le pittoresque d’une époque. Après Garvarni et le Joseph Prudhomme d’Henri Monnier, Callot était donc à l’honneur. L’affiche annonçait clairement la teneur de la soirée : « Tous les costumes seront admis à condition que les hommes soient spirituels et les femmes très décolletées… Des éventails dessinés par les humoristes seront mis en vente à cette fête ». Le 17 mai 1905, le hall du Casino de Paris fut transformé en une reconstitution de la Foire du Pont-Neuf avec quantité de baraques et de tentes ornées avec humour. L’ « ogre » Charles Léandre, le président de la Société des Dessinateurs humoristes installé dans son atelier de « Croque-vivants », croquait en quelques coups de crayon les silhouettes des gentilshommes et des manants. On y trouvait également Abel Truchet et Louis Vallet, qui tenaient la « Baraque de la Femme Colosse et de la naine », puis la « Poule au pot » due à la collaboration des dessinateurs Paillard, Thévenot, Andreau et Franck. Le guet était placé sous le commandement d’Eugène Courboin et Armand Lévy. Le « Cabaret du vin d’Anjou » était quant à lui tenu par les caricaturistes Poulbot, Gottlob, Morris et Illero. Le « Tribu des sorcières » se livrait aux envoûtements. A la « Halte des Comédiens » se produisait Mme Lubin de Beauvais que l’on pouvait écouter chanter des chansons anciennes. Le « Cortège des Bohémiens », issu des estampes du Lorrain, complétait les réjouissances. Des reconstitutions de pages célèbres de Callot étaient organisées, au milieu d’ours et de véritables romanichels, engagés pour la circonstance. La scène était pour sa part dévolue au « Tournevire » dirigé par Anglay, Maurice Neumont et Georges Redon. Enfin, une tombola permettait de remporter dessins, aquarelles et tableaux. Le gros lot était un voyage pour Cythère… avec parcours gratuit. Le « chapeau Callot », un feutre orné d’une plume de paon complétait les costumes et était de rigueur pour les habits noirs. La verve des lithographies réalisées à cette occasion dit aisément le caractère souvent grivois de l’ensemble.

Si dans ce dernier exemple, la facétie l’a emporté, Callot, de représentations en mises en scène, est devenu un acteur de ses propres créations et un véritable personnage de roman. Poursuivant la mise en scène qu’il avait lui-même initiée, sur un mode léger ou chargé d’affirmation identitaire, portraitistes et biographes, suiveurs et imitateurs, collectionneurs et historiens, interprètes et louangeurs ont transmis et perpétué son image, façonnant sa réception et sa remarquable postérité [15].

Sophie Harent
(Musée Bonnat, Bayonne)

 


[1] Renard-Pèlerin. Mémoires de Jacques Callot écrits par lui-même, Paris, Le Bruit du Temps, mai 2009.
[2] L’on édite alors les principales œuvres du musée des Offices à Florence, le « Museum florentinum », un projet supervisé par Antonio Francesco Gori composé de 12 volumes publiés entre 1731 et 1766.
[3] Collezione degli autoritratti, inv. 1890, n° 1807.
[4] L’évêque apparaît sous les traits de saint ressuscitant l’enfant du gouverneur.
[5] Focillon s’arrêta précisément sur le détail des mains : « Quant aux mains, aux doigts spatulés et dont l’extrêmité, habituée à peser sur des matières dures, s’écrase un peu, elles travaillent, vraies mains de graveur et non de prélat de la peinture, mains d’artisans gentilhomme, nobles servantes. Ces mains-là, cet esprit-là ont saisi, conçu et construit un monde de figures », dans Henri Focillon, « Jacques Callot », L’Art et les artistes, tome XXXI, n° 163, janvier 1936, p. 112.
[6] Callot a substitué à la tête de dragon ailée les armes du prince dans un cartouche dans le portrait de Cosme II (T. 407).
[7] Ce genre d’encadrements se retrouve dans l’œuvre de Callot comme le Portrait de François de Médicis (L. 121), l’Eventail (L. 302) ou le Portrait de Cosme II (L. 373), ou encore les bordures des Sièges de l’Ile de Ré et de la Rochelle (L. 659, 660, 661).
[8] Mélancolie sensible dans la lettre qu’il envoie de Nancy le 5 août 1621 à Domenico Pandolfini : « Il y a chez vous tant de gracieuseté ! Et plus je vois la manière de procéder ici et lorsque je pense à celle de Florence, il me vient une si grande mélancolie que, sans l’espérance que j’ai de retourner un jour là-bas comme je dis, je crois que je mourrais », cité dans Paulette Choné, « La hardisse, la mélancolie. Retouches à un portrait » in Jacques Callot, 1592-1635, Musée Historique Lorrain, Nancy, 13 juin - 14 septembre 1992, Paris, RMN, p. 52.
[9] Cominciamento et progresso dell’Arte dell’Intagliare in Rame…, Florence, 1686, p. 48-60.
[10] Le Cabinet de Mr de Scudery,gouverneur de Notre Dame de la Garde, Premiere Partie, Paris, 1646, p. 160.
[11] Histoire des Villes vieille et neuve de Nancy, 1805.
[12] Pierre Marot a montré que l’on peut y reconnaître la pièce du premier étage avec sa grande fenêtre à croisillon sur la façade et les meubles mentionnés dans l’inventaire après décès. Au premier plan à droite, l’épouse de l’artiste, Catherine Kuttinger, est assise devant le lit fermé de rideaux et fait de la tapisserie. Callot se trouve devant une fenêtre, assis sur un haut tabouret et grave une vaste planche dressée devant lui. A l’autre extrémité de la table, l’apprenti tient une pointe et se penche sur des cuivres posés à plat.
[13] Sur cette œuvre, voir le catalogue de l’exposition Francis Gruber, l’œil à vif, musée des Beaux-Arts de Nancy, 2 mai -17 août 2009, Fage/Ville de Nancy, 2009.
[14] « L’Enfance de Callot ! Cela plut vers 1839. Une belle fille bohémienne tient le petit Callot par la main. A grands pas ils marchent vers l’Italie. De toute mon âme je les accompagne. Ah ! Que ne puis-je leur être utile ! Lemud, enfant de Thionville, quand il fit à Metz son apprentissage d’art, dut méditer avec nostalgie l’aventure de Callot qui, gamin de douze ans, pour voir de la belle peinture, se sauva de Lorraine jusqu’à Rome, avec des bohémiens. De là ce dessin, qui exprime notre esprit de l’Est, bien que pour le styliser il se soit souvenu du délicieux mythe méditerranéen, du petit Tobie guidé par l’ange. Le jeune, l’heureux Callot ! Les belles histoires dont le nourrit son guide ! Qu’ils sont excités ! C’est l’image aimable d’une forte vocation ; mais voyez-y davantage : reconnaissez le rêve d’une race qui, depuis des siècles, se bat aux extrêmes avant-postes contre les puissances de la Germanie pour l’idéal latin. », Maurice Barrès, in Amori et dolori sacrum, Paris, Emile-Paul frères, 1916, p. 11.
[15] Je tiens à adresser mes chaleureux remerciements à Bertrand Tillier et Eric Darragon, ainsi qu’à Paulette Choné, professeur d’histoire de l’art moderne honoraire.


Pour citer cet article :
Sophie Harent, « Images de Jacques Callot » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Sophie_Harent.html
Auteur : Sophie Harent
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.


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