Une figure
archétypale de l’artiste compromis : César (1921-1998).
Manifestations et
causes d’un rejet français
Surtout
depuis une quinzaine d’années, rares sont les auteurs informés qui ont éludé la
question des condamnations de César et de son œuvre par le milieu artistique
français, notamment dans le contexte tendu de Mai 68 – où le sculpteur a
été mis en jugement par des collectifs étudiants [1] –, et durant les années 1980. Comme l’a rappelé Jean Albou : « [À
cette époque], il a été à la mode [chez les jeunes critiques] de ne pas serrer
la main de César [en public]. À cause de son image de star, surtout donnée par
les compressions des César du cinéma » [2].
Nous nous intéressons ici aux fondements possibles de ces rejets, dans une
réflexion non polémique sur l’image d’un César notamment lorsqu’il est qualifié
au mieux de « génie de la statuaire moderne fourvoyé dans les salons » [3] et au pire de « bouffon
mondain [4] ou de
« bouffon du roi » [5].
Les « compromissions » multiples de César
Commençons
par identifier ces rejets en rappelant un point essentiel de la biographie de
César : sa fréquentation incessante d’événements mondains aux côtés de
personnalités de la Jet set ou du show-business. Qualifiée de « cabotinage »
ou de « mondanité obsessionnelle », cette
activité sociale débutée dès les années 1950 a suscité nombre de reproches ou
accusations reposant sur deux griefs: la
« futilité » de César, et sa volonté d’affirmer son statut d’artiste
« célèbre » ou « populaire » en répondant à toutes les
sollicitations médiatiques. « Maintenant, dira César en 1988, je donne l’image d’un artiste comblé qui passe son temps à soigner sa
barbe pour plaire aux vedettes de cinéma et aux photographes de Paris-Match ».
Ou encore : « je suis surtout critiqué car je bois un verre
chez Castel, car je me montre à un défilé de mode chez Sonia Rykiel. L’époque
veut ça [...]. On égratigne ceux qui vont dans les boîtes à la mode, ceux qui
jouent aux boules avec des vedettes de cinéma. [...] il est mal vu de se
montrer avec des couturiers, des acteurs, des mannequins. Les artistes
bien-pensants évitent l’univers frelaté de la futilité » [6].
Mais le rejet de la
mondanité de César a été associé à d’autres refus, comme celui de son statut
d’artiste « officiel ». Car à l’image d’un Arman ou d’un Daniel
Buren, également attaqués sur ce terrain, César a volontiers répondu aux
sollicitations publiques relevant de l’achat, de la commande et de la
distinction honorifique.
Deux
autres accusations sont venues se greffer dès les années 1960 : il s’agit
de la perte de regard critique de César sur son œuvre, et de l’affirmation de
son penchant excessif pour l’argent. Deux facteurs se traduisent
« explicitement » par sa surproduction de pièces originales jugées mineures
et de multiples en bronze.
La rupture avec la vision sanctifiante de l’artiste
En
1997, s’est ouverte au Jeu Paume la rétrospective César. Si elle est
bien accueillie sur le plan international, elle a été « massacrée »
par la presse française, selon la formule de Daniel Abadie. Réagissant alors
aux attaques qualifiant César de « gros poisson rusé »,
d’« artiste à la mode », ou encore de « clown médiatique »,
Jacques Henric, s’interrogera :
« Que cachent en vérité ces
attaques à répétition menées au nom d’une certaine pureté ? [...] le cliché
selon lequel un grand artiste ne peut être qu’un solitaire introverti, un
souffrant, un maudit, un qui travaille dans la rétention, qui produit peu, dont
on peut sacraliser la production [...]. [...] en voilà un qui gagne de l’argent,
est plutôt heureux de vivre, produit beaucoup [...]…
Décidément, trop c’est trop pour le puritanisme ambiant, il faut sévir [7]. »
S’il se réfère aux contentieux
similaires qu’ont connu en leur temps Tiepolo, Vélasquez ou encore Le Bernin,
Henric voit néanmoins un fait d’époque, dans ce problème de remplacement de
l’analyse esthétique par une « sociologie sommaire » portant sur les
comportements de l’artiste. Il rejoint en cela Bernard Lamarche-Vadel, qui
écrivait en 1980 :
« Les gestes les plus radicaux [...] du XXe siècle sont assujettis
implicitement à un discours moral qui ceint l’œuvre et l’existence de l’artiste
d’un devoir d’abstinence et d’élévation toute spirituelle [...]. Hier Picasso
ou Duchamp, aujourd’hui Warhol ou César sont des artistes sur l’œuvre desquels
plane l’ombre de leur existence particulière et intense qui [...] l’importance
incontournable du travail. Dans la mesure même où les milieux d’avant-garde
sont largement contaminés [...] par le moralisme des professeurs, ces mêmes artistes
sont trop souvent l’objet d’une plaisante indignation vertueuse [8]. »
Sur
quoi se fondent les indignations suscitées par César et son œuvre ? Pour
les comprendre, il faut intégrer cette idée que le « stéréotype de
l’artiste romantique reste très présent dans l’imaginaire collectif » [9], ainsi que le constatait la
sociologue Raymonde Moulin en 1992. Le rejet de César doit être relié à une
conception culturelle de la création s’appuyant plus ou moins largement sur
cette vision romantique de l’artiste et de son comportement. Une vision que
l’on se plaît à vérifier avec les artistes dont les biographies peuvent
reprendre la trame narrative des récits hagiographiques –
incompréhension, douleur née de cette incompréhension ou de la persécution puis
sanctification ou reconnaissance posthume.
Objet
d’un culte et d’une liturgie laïques, ce profil de « l’artiste
sanctifié » ou « christifié » [10] implique plusieurs obligations éthiques et théoriques qui ont été transgressées
par César, et qui ont pu compliquer la réception de son personnage et de son
œuvre. Tout en prenant nos distances vis-à-vis d’une
théorie du complot forcément simpliste, nous pouvons évoquer ces facteurs de
parasitage d’image en les isolant par commodité et en les présentant sous leur
forme abrupte. Mais nous insistons sur le fait que les causes de leurs
transgressions sont le plus souvent amalgamées ou inter-agissantes. Dans le cas
de César et des artistes en état de « compromission », en
effet, le comportement social décrédibilise ou désacralise en entier l’artiste
et son œuvre, et une partie de l’œuvre décrédibilise ou désacralise en entier
l’œuvre non distinguée de son auteur.
Le succès, notion
problématique
En 1995, Catherine
Millet a créé la polémique en sélectionnant César pour représenter la France à
la Biennale de Venise. Dans ce contexte appelant une clarification, elle a
dénoncé une ancienne spécificité française : l’abandon ou le reniement des
artistes dès qu’ils accèdent à la reconnaissance. Un détournement qui se
renforce particulièrement lorsque ce succès est perçu comme
« populaire ». Daniel Abadie s’est exprimé sur cette question :
« Un étrange complexe habite le milieu de l’art : sitôt reconnu du
grand nombre, un artiste devient suspect. Critiques et conservateurs qui ont
œuvré pour sa reconnaissance s’en déprennent alors comme si le sentiment du
grand public invalidait leur intérêt initial. [...] César aujourd’hui en subit
l’absurde logique. Parce qu’il est devenu le plus connu des sculpteurs vivants
en France, parce que son nom est trop facilement associé à des évènements plus
médiatiques que culturels, les musées, la critique ont, à de rares exceptions
près, cru pouvoir abandonner aux chroniqueurs un artiste désormais
paradoxalement célèbre et méconnu [11]. »
L’« invalidation »
dont il est question ici repose principalement sur l’idée que la valeur
artistique reste plus ou moins étroitement associée à celle de confidentialité.
On retrouve ici la distinction traditionnelle entre culture d’initié et culture
invalidante de masse, exprimée par exemple à travers cette réflexion d’Antoni
Tapiès : « Lorsque le grand public se trouve en parfait
accord avec certaines formes artistiques, c’est que ces formes, trop
satisfaisantes, ont perdu toute virulence. Sans choc, il ne peut y avoir d’art.
Si une forme esthétique n’est pas capable de dérouter le spectateur, et ne
bouleverse pas sa façon de penser, ce n’est pas une forme artistique pour
aujourd’hui » [12]. Une
opinion radicale qui peut reposer globalement sur un autre fondement plus
ou moins conscient que celui de la conviction profonde, qu’il ne faut bien sûr
pas mésestimer. Il s’agit de la volonté de préserver – notamment au moyen
d’une herméneutique d’intimidation – la spécificité d’un art tenu pour
« clairvoyant », « exigeant » ou « authentique »,
et menacé de contamination et de marginalisation. On pourrait parler ici d’une
crainte de la sécularisation d’un « art pour l’art » exigeant un
« rapport recueilli et contemplatif à l’œuvre » comme un « voyage
initiatique » vers son exposition – pour citer Yves Michaud [13].
Dans cette sphère
difficilement appréhensible du conscient ou l’inconscient collectif, la notion
de « valeur » artistique peut également être associée à une autre
notion immédiatement reconnue par le marché de l’art. Elle implique la
valorisation des œuvres exécutées par l’artiste en personne, uniques ou rares.
Ces notions d’identification de la figure créatrice et de rétention plastique
se fondent sur un rapport quasi-fétichiste à l’œuvre d’art
« auratique » opposée à « l’œuvre reproductible ». Dans cette
optique, le Multiple n’est pas ou n’est plus appréhendé selon le principe
idéologique « d’art pour tous » revendiqué notamment dans le contexte
de Mai 68 notamment par Michel Ragon [14], mais
plutôt comme le signe d’un art post-auratique nourrissant les suspicions. La
suspicion, d’abord, de la délégation de la création plastique, très souvent
attaquée car perçue comme un abandon des sacro-saintes prérogatives créatrices
de l’Artiste. Or César a très largement recouru à cette solution, mais sans la
justifier au moyen des concepts de légitimation invoqués notamment par Warhol.
Plus grave, il est avancé que le sculpteur a poussé le concept de délégation
jusqu’à signer des œuvres conçues par d’autres, et relevant bien souvent d’un
genre endémique jugé mineur, c’est-à-dire sans consistance auratique et sans
pouvoir d’affect.
Dans ces pratiques,
le mobile pécuniaire paraît clair et exclusif pour beaucoup. Et ce mobile,
là-encore, secoue les nostalgies et les romantismes. On pourrait dire avec César
que « le pire scandale, pour un artiste, c’est d’affirmer qu’il aime
l’argent, qu’il juge la valeur de toute chose suivant le nombre de zéro
inscrits sur un chèque » [15], ou avec
Arman qu’il existe en France « une espèce de fausse pudeur vis-à-vis
de l’argent. On aime l’image de l’artiste mort de faim » [16]. L’une des premières marchandes
d’Arman, Iris Clert a aussi évoqué cette relation conflictuelle de l’artiste à
l’argent, dans son bilan d’activité de l’année 1957 : « Une année de
vie intensive dans le monde artistique m’avait initiée à ses dogmes, [...] ses
tabous... [...] les rivalités entre les artistes, l’envie des médiocres, des
ratés [...]. Si un peintre vend bien son œuvre, il est aussitôt dénigré par ses
rivaux. S’il ne vend pas, il est encensé et devient “un grand peintre
incompris” [17]. »
Jalousie et dynamique concurrentielle
Cette
réflexion permet de faire le lien avec une autre cause possible de l’exposition
de César au rejet : celle de l’envie inspirée par le succès sous toutes ses
formes. Dans « le milieu artistique », explique César : « [...] la mesquinerie
surgit plus vite qu’ailleurs. [...] Parce que les professions fondées sur le
succès suscitent la jalousie » [18].
Pour César notamment, ce sentiment renforcé par les origines populaires ou le
passé matériellement difficile des artistes « parvenus » [19], s’inscrit très largement dans
la logique concurrentielle dénoncée
par Daniel Abadie : « En
France, [à un] vernissage [d’]exposition [...], vous ne voyez aucun autre
artiste, sauf celui qui a exposé auparavant et qui se croit obligé d’être
encore aimable, et ceux qui vont faire les deux expositions suivantes, mais
tous s’arrangent pour débiner l’exposition en cours. [...] Les artistes
français ont toujours le sentiment que si un arbre pousse sur le jardin du
voisin, il fait de l’ombre à leur propre jardin [20]. »
Notons
que s’il a pu se heurter à ce principe de protectionnisme territorial, César
sera aussi accusé d’en user pour préserver et renforcer sa position dans le
paysage national, en particulier au détriment des jeunes sculpteurs. Citons le
témoignage de Jean-François Grand : « César ne partageait pas son
pouvoir ; il ne s’en servait jamais pour donner un coup de main aux jeunes.
[...] Les jeunes sculpteurs en France, élèves de César ou pas, se retrouvent
aujourd’hui dans une situation complètement bloquée parce que César, qui occupe
l’ensemble du terrain, en a verrouillé tous les accès »[21].
Une distanciation effective avec « l’Art-idée »
Les
arguments énoncés jusque-là ne sont pas les seuls à devoir être convoqués dans
une tentative d’explication du détournement d’une partie du monde de l’art
vis-à-vis de César et de sa production. Pour expliquer ce phénomène, il faut
aussi retenir le fait que le sculpteur a mené une existence d’« amuseur
public » en assumant ouvertement la folklorisation
« pagnolesque » de son image, et par ailleurs qu’il a toujours
dénoncé la vacuité des modélisations théoriques. Comme ici en 1988 :
« Il n’y a que l’œuvre qui compte et non la confiture mentale dont
on l’entoure » [22].
Le
dégagement – souvent ironique – de César vis-à-vis de l’intention
et du discours théorique – « Ainsi s’exprimait Warhol :
“Je veux être une machine” et Beuys : “L’homme est sculpture”. [...] il manque à César d’avoir eu ce genre de
déclaration péremptoire et manifeste [...] » [23] –, a sans doute contribué à la dégradation de son image au sein du
milieu de l’art – « un milieu dur où l’on joue sa
réputation à chaque instant » [24].
Beaucoup
de ses acteurs croient en effet en la figure de l’artiste « mage romantique » [25] ou guide, véritable révélateur
de l’humain, messager sociologue, philosophe ou psychologue, selon le poncif d’une création contemporaine vouée à
« faire sens », et plus précisément à « déranger ». Parmi
une infinité d’exemples, citons une autre intervention d’Antoni Tàpies :
« Quand les formes ne sont pas capables d’agresser la société […],
de la déranger, de l’inciter à la réflexion, de lui dévoiler son propre retard,
quand elles ne sont pas en rupture, il n’y a pas d’art authentique. […] le
spectateur doit ressentir la nécessité d’un examen de conscience, d’une
révision de son domaine conceptuel. L’artiste doit lui faire toucher du doigt
les limites de son univers, et lui ouvrir des perspectives nouvelles. Il s’agit
là d’une entreprise […] humaniste [26]. »
Une préoccupation
« classique » assumée et une non linéarité progressiste de l’œuvre
Tout
au long de sa carrière, César a affirmé et prouvé son admiration pour la
sculpture classique. Toute son œuvre s’est ainsi bâtie autour d’une dialectique
constante entre des options apparemment duelles : les Fers soudés d’un
côté, et le bloc Expansions/Compressions/Empreintes de
l’autre. Un autre motif de distanciation avec César réside sans doute dans son
louvoiement entre des options avant-gardistes et « classiques »
souvent tenues pour périmées ou, selon la formule de Catherine Millet,
pour « avant-gardistement incorrect ». Comme le relève
François Barré en 1993 :
« Dans un milieu sensible aux variations
saisonnières autant qu’aux mouvements de l’histoire, César gêne et souvent même
agace. Tout en lui renvoie à une dualité affirmée qui brouille les pistes […].
[son] travail en progression, [sa] modernité incisive qui voudrait tout
recouvrir, tout explorer, faire retour sur soi et qui continue cependant de
changer, en dérange plus d’un. Les professeurs de vertu […] n’aiment pas ce
trouble léger, cette indiscipline de l’œuvre [27]. »
En
établissant des passerelles entre ses langages expérimentés simultanément et en
ne cessant de poursuivre une dialectique hégélienne de
rétrospection-prospection, César a empêché une lecture évolutionniste
confortable de son œuvre, toujours privilégiée par une observation historique
et critique trop souvent soucieuse de débusquer le « progrès » dans l’art. Il est à ajouter que ce phénomène des dédoublements de César a
encouragé celui de la recherche de
ses emprunts esthétiques ou stylistiques. Comme l’a
dit Marc Israël-Le Pelletier :
« Pour le public [...] César est devenu
une célébrité, pour les spécialistes [...] un clown… Ses compressions ont très
vite été vues comme un avatar du travail de John Chamberlain, les
agrandissements comme une mise en volume du travail de Domenico Gnoli [...]. Quant à la statuaire, on a reproché à
César d’avoir utilisé le travail de Germaine Richier. En résumé, si César
apparaissait comme un artiste avec un grand A pour le public en général, il me
semble que pour les décideurs, son personnage était flou, il apparaissait comme
“un touche à trop” et en particulier au travail des autres [28]. »
Invoquer
ce « brouillage de piste » pour justifier la mise à l’écart relatif
de César par l’institution paraît pertinent. Mais l’argument n’est sans doute
pas autonome. La notion de succès (ou du moins son idée) doit sans doute aussi
être associé au phénomène de distanciation voire de rejet. Il est à envisager
que la fermeture possible du Musée National d’Art Moderne à César soit un effet
d’une conception égalitariste de la consécration muséale, à laquelle plusieurs
artistes installés se sont heurtés, à l’image d’Arman. Evoquant son contentieux
avec le MNAM, celui-ci a rapporté : « On a proposé mon nom pour
une rétrospective. Un des jeunes conservateurs du centre a répondu : “On n’est
pas là pour aider Arman, il se débrouille très bien tout seul.” C’est
monstrueux. La rétrospective serait une charité réservée aux artistes
nécessiteux ! » [29].
Les réalités gênantes du cas César
Il
est probable qu’à l’image de César lui-même, certains observateurs ont espéré
que la disparition du sculpteur coïnciderait avec le début de son acceptation
par le milieu français. Douze ans plus tard, un tel processus reste à amorcer,
comme l’a souligné Bernard Blistène dans le catalogue de la récente exposition César
par Jean Nouvel à la Fondation Cartier [30].
Plusieurs facteurs
permettent d’expliquer la situation, qu’il faut peut-être appréhender
aujourd’hui de manière plus optimiste au regard de deux évènements : d’une
part l’acceptation de la dation d’une quarantaine d’œuvres de César faite au
Musée National par ses héritiers en 1999, et d’autre part la première
rétrospective d’Arman au Centre Pompidou programmée à l’automne 2010.
Il
semblerait bien, d’abord, qu’aucune des tentatives relevant de l’exposition et
de la publication n’a véritablement permis de resituer les gestes de César dans
leur juste perspective historique, en considération notamment de ses apports
aux problématiques matériologiques et technologiques de la sculpture
contemporaine. Ensuite, cette possibilité de réévaluation positive décomplexée
a été hypothéquée par au moins un phénomène : celui de la raréfaction des
pièces importantes en galerie et dans les ventes publiques, lieux qui tendent à
remplacer le musée dans son rôle d’observatoire ou de vitrine des carrières artistiques.
Autre point, les arguments de légitimation souvent convaincants employés par
les défenseurs de César et par le sculpteur lui-même ne sont toujours pas
entendus. Ceux, notamment, qui mettent en avant les déterminismes
psychologiques et techniques qui poussent certains artistes à démarcher les
bailleurs de fonds publics et privés, ou bien à développer une production
abondante et accessible, et cela notamment dans une optique
d’auto-investissement au service de l’œuvre.
Or
de telles évidences prosaïques sont encore loin d’être prises en compte, en
particulier par l’historien de l’art, traditionnellement historien des formes
et des inspirations. Cette lacune procédant tout autant de l’omission que du
déni est regrettable. Car elle contribue à accréditer le discours qui, face à
une réalité souvent perçue comme gênante parce qu’en rupture avec une création
idéalisée, célèbre la libération totale de l’artiste dit
« authentique » des contraintes de productions. Une conception
fondatrice de la mythologie (post)moderniste, et dont l’un des effets
problématiques réside dans le détournement vis-à-vis de contributions
artistiques dignes d’intérêt sur de nombreux plans, et ainsi dans la
construction d’une Histoire de l’art plus idéologiquement que scientifiquement
orientée.
Renaud Bouchet
(Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand)
[1] César, qui était alors traité de « récupéré » dans la
plupart des vernissages auxquels il assistait à cette époque,rapportera :
« [Les étudiants] étaient pressés de me condamner pour mes
compromissions avec la bourgeoisie. Avec qui ai-je pris un verre après le
vernissage Hartung ? Avec qui ai-je dîner tel soir ? Qui m’a payé mon voyage à
New York ? À qui ai-je vendu mes sculptures ? Les questions fusaient. - Par tes
œuvres, tu soutiens la clique au pouvoir. La justice devait passer sur moi »
(César dans Otto Hahn, Les Sept Vies de César,
Lausanne, Favre, 1988, p. 154).
[2] Jean Albou, propos recueillis par l’auteur,
juin 2005. César fera par exemple l’expérience d’une mise à l’écart par le
groupe Présence Panchounette lors du vernissage de l’exposition
L’Art fun ou
L’Enfance de l’art présentée à la Fondation Cartier. Il rapporte : « Dès
que je pénètre dans le local, le vide se fait autour de moi. Je pense d’abord
que je les intimide. Je m’approche du premier, je le tutoie... Je tente même de
lui tapoter l’épaule. Il me fuit comme si j’avais le SIDA. [...] Il n’y en eut
qu’un seul qui consentit à me saluer. C’était le théoricien du groupe et le
conseiller en communication. ‘Nous détestons
le star-system de la société consumériste. Nous refusons d’être la proie des
médias’, me dit-il » (César dans O. Hahn 1988, p.
187-188).
[3] Pierre Restany, « Un destin de star, enfin », dans [Collectif],
Arman. Passage à l’acte,
cat. exp., Nice, MAMAC, juin-octobre 2001, Paris,
Skira/Seuil, 2001, p. 23.
[4]
Id.,
César, Monte-Carlo, André Sauret, 1975, p. 85.
[5] Camille Rouvier, « César et sa
sculpture »,
Le Provençal, 9 octobre 1966.
[6] César dans O. Hahn 1988, p. 9, 194.
[7] Jacques Henric, « César et la
critique »,
Art Press, n° 227, septembre 1997, p. 74.
[8] Bernard Lamarche-Vadel, « César, d’un
bloc »,
Artistes, n° 6, octobre-novembre 1980, p. 17.
[9] Raymonde Moulin, dans Alain Cueff, « Les
Français et l’art »,
Beaux-Arts Magazine, n° 100, 1992, p. 70. On
pourrait préciser la formule et parler, pour citer Yves Michaud, du « glamour
de l’artiste romantique » (Y. Michaud,
La
Crise de l’Art contemporain, Paris, PUF, coll. « Intervention
philosophique », 1997, 154).
[10] Voir Christine Sourgins,
Les Mirages de
l’art contemporain, Paris, La Table Ronde, 2005.
[11] Daniel Abadie, « César, la nuit passée… », dans [Collectif],
César. Œuvres de 1947 à
1993, Marseille, Centre de la Vieille Charité, 1993, p. 24.
[12] A. Tàpies, « Art-Idée », [mars
1970],
La Pratique de l’art, Paris,
Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1994, p. 52.
[13] Voir Y. Michaud 1997, p. 68.
[14] Voir notamment [Collectif],
Art et contestation, Bruxelles, La
Connaissance, S. A., 1968.
[15] César dans O. Hahn 1988, p. 180.
[16] Arman dans Judith Benhamou-Huet,
« Arman, la création et l’argent »,
Art Press, n° 219,
décembre 1996, p. 15.
[17] Iris Clert,
Iris Time (l’artventure),
Paris, Denoël, 1978, p. 140.
[18] César dans O. Hahn 1988, p. 157-158.
[19] Ce
que confirmera Restany dans un propos sur la situation de César entre
1957 et 1960 : « [Le] ghetto culturel parisien, la
cohorte des plumitifs, des pseudo-intellectuels petits-bourgeois, des artistes
ratés est impitoyable devant la réussite d’un prolétaire de talent »
(P. Restany 1975, p. 85).
[20] D.
Abadie dans Fabrice Bousteau, « Galerie Nationale du Jeu de Paume. Daniel
Abadie fait le
point », Beaux-Arts Magazine, n° 169, juin 1998, p. 20.
[21] Jean-François Grand, « Témoignage. César
vu par un jeune sculpteur »,
Opus International, n° 120, juillet-août
1990, p. 22.
[22] César dans O. Hahn 1988, p. 158-159, 189.
Pages 180-181, César confie : « [...] je
prends plaisir à discuter sauces, à regarder de beaux tissus. Je
préfère ça aux discussions esthétiques. J’aime parler de technique, mais pas de
la philosophie de la soudure à l’arc. Cela m’endort. [...] On est doué ou pas
pour le discours. En un sens, c’est une manière comme une autre pour faire
parler de soi ».
[23] Philippe Piguet, « César, un geste
inaugural », dans [Collectif] 1993, p.
39.
[24] César dans O. Hahn 1988, p. 107.
[25] Voir Paul Bénichou,
Les Mages romantiques,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 1988.
[26] A. Tàpies 1970, dans
id. 1994, p. 52.
[27] François Barré,
Pontus Hulten, Alan Jones, « César
sculpteur »,
Galeries Magazine, n° 55,
été 1993, p. 97.
[28] Marc Israël-Le Pelletier, lettre à l’auteur,
15 mars 2008. Archives de l’auteur.
[29] Harry Bellet, « À l’origine de l’art
chez Arman »,
Le Monde, 11 février 2006, p. 28.
[30] Voir
[Collectif],
César. Anthologie par Jean Nouvel, cat. exp., Paris,
Fondation Cartier pour l’Art Contemporain, 2008, p. 157.