Les doigts dans la porte : la vie publique de Gilbert &
George, œuvre vivante
L’œuvre photographique de Gilbert
& George est indissociable de leur image : inséparables, toujours
habillés de costumes et de cravates assortis l’un avec l’autre, et pétris de
bonne manières. Cette image que les deux artistes britanniques présentent
d’eux-mêmes fait partie de leur œuvre depuis qu’ils se sont déclarés
« œuvre vivante », ou « sculpture vivante ». Leur vie
entière est œuvre d’art, et chacune de leur apparition publique, que ce soit
dans un vernissage, dans un bus ou dans un restaurant, en est une
manifestation. Gilbert & George furent fermes sur leur statut d’œuvre
vivante dès l’époque de leurs premières performances, en 1969 (auxquelles ils ne
réfèrent jamais par ce terme, préférant la dénomination « sculpture »
pour toute leur production artistique). Cette année-là ils se font connaître en
interprétant la chanson de music-hall Underneath the Arches à la façon
d’automates mûs par des gestes mécaniques. Cette « sculpture qui
chante » donnait le ton d’une vie de sculpture qui comprend l’intégralité
de leurs apparitions publiques. « A la fin d’une performance, une autre
commence. Quand Underneath the Arches se termine, un comportement
réglementé de façon stricte fait place à un comportement réglementé avec grâce.
Isolés dans leur personnage public, ils restent des sculptures vivantes –
sur scène et hors scène [1]. »
Nul autre artiste du Body Art,
suivant une dénomination courante dans les années 1970, ne conçut leur
existence entière comme œuvre d’art. Comme l’explique Gilbert à propos de
leurs débuts, les artistes du Body Art « se présentaient en face du public, faisaient leur
petite performance puis revenaient à leur
petite vie. Rien à voir avec nous : nous étions des Sculptures vivantes vingt-quatre heures sur vingt-quatre,
tout le temps, pour toujours. Nous étions
une œuvre d’art. Nous le sommes encore aujourd’hui [2]. » Dans un petit
fascicule publié en 1971, ils écrivent : « Etre des sculptures vivantes, tel
est notre sang et notre destin, notre passion et notre malheur, notre lumière
et notre vie [3]. » Gilbert & George dans la sphère
publique ne jouent pas les sculptures vivantes, tous leurs efforts consistent à être des sculptures vivantes. Ce statut les distingue du reste des
communs et, de façon cruciale, détermine les relations établies avec les
autres. Ils sont différents, et demandent à être considérés comme tels.
Gilbert & George se sont
rencontrés à l’école d’art St Martins, à Londres, en 1967, et, de l’aveu de
l’un comme de l’autre, ce fut le coup de foudre. Ils avaient vingt-quatre et
vingt-cinq ans respectivement, et tous les deux suivaient le cours de
sculpture dirigé par Anthony Caro, qui comptait aussi, parmi les étudiants,
Richard Long et Barry Flanagan. St Martins était renommé pour abriter le
département de sculpture le plus à la pointe du Royaume-Uni, et le cours auquel
Gilbert & George étaient inscrits était particulièrement radical. Dans le
sillage de Caro, la conception de la sculpture qui prévalait mettait l’accent
sur l’œuvre d’art comme réalité autonome, sur les propriétés matérielles d’un
objet qui devait éviter de faire référence à la réalité extérieure, et qui, par
conséquent, se devait d’être abstrait. Gilbert & George se sentirent
rapidement en butte à cet enseignement, et au style « à la Caro » qui
dominait parmi les étudiants. Quand leurs professeurs ne se montraient
intéressés que par des questions de formes ou de couleur, Gilbert & George
réfléchissaient déjà à « la relation » de l’œuvre avec les
spectateurs. Leur décision de devenir une sculpture vivante est en opposition
directe à cette conception formaliste de la sculpture, avant tout parce qu’ils
forment, en tant que figures humaines, une sculpture figurative.
The Singing Sculpture, autre nom donné à Underneath the Arches,
est une œuvre déterminante dans le parcours de Gilbert & George en ce
qu’elle définit les bases de leur vie comme sculpture vivante. Gilbert &
George l’interprètent pour la première fois en janvier 1969, et la présenteront
plus de vingt fois au cours des trois années qui suivirent. Ils se tenaient
généralement sur une table pendant qu’un tourne-disque jouait Underneath the
Arches, une chanson très populaire pendant la Seconde Guerre mondiale.
Pendant que le disque passait, Gilbert & George mimaient les paroles à
l’unisson à la façon de pantins mécanisés. Un gant et une canne constituaient
leurs seuls accessoires. A la fin de la chanson, celui qui avait le gant
remettait le disque pendant que l’autre attendait en restant immobile, comme un
automate attendant d’être remonté. Puis ils échangeaient le gant et la canne et
recommençaient leur numéro. Les premières interprétations, dans des écoles
d’art de Londres, duraient six minutes, le temps de passer le disque deux fois.
L’accent était mis de façon
notable sur le caractère artificiel de l’interprétation, de sorte qu’il était
impossible de la regarder comme un numéro de music-hall. Non seulement Gilbert
& George adoptaient la gestuelle saccadée d’automates, mais très vite ils
décidèrent de se maquiller de façon à imiter le bronze, afin d’adopter
l’apparence de sculptures. De plus, ils exécutaient leur numéro plusieurs fois
de suite sans aucune variation, exactement comme des robots, ce qui empêchait
d’y voir une quelconque touche d’inspiration. Au bout du compte
l’interprétation était aussi automatique, impersonnelle et artificielle que
possible. Leurs mouvements étaient mécaniques, leurs visages sans expression, les
voix n’étaient pas les leurs, et ils ne prenaient aucune initiative.
Le succès de The Singing
Sculpture vint très rapidement. En septembre 1969, Gilbert & George
s’invitent à When Attitudes Become Form lorsque l’exposition, organisée
à Berne par Harald Szeemann, est montée à l’Institute of Contemporary Arts (ICA)
de Londres. Ils se rendent au vernissage le visage et les mains maquillés façon
bronze et se tiennent immobiles, comme de véritables sculptures. Ce soir-là,
Konrad Fischer leur propose une exposition à la Kunsthalle de Düsseldorf et
quelques mois plus tard ils y présentent The Singing Sculpture. La pièce
est montrée pendant huit heures d’affilée, pendant deux jours. Pour être sûrs
qu’ils étaient perçus comme une sculpture vivante, Gilbert & George étaient
déjà dans le musée à l’ouverture, comme n’importe quelle autre statue, et ils
ne descendaient de leur socle que lorsque le dernier visiteur était parti,
après la fermeture. A la suite de cet événement, The Singing sculpture est présentée à Rome, Lucerne, Sydney, Melbourne, Londres et New York, entre
autres villes.
Autour de 1970, Gilbert &
George s’attachent à élargir leur pratique au-delà de The Singing Sculpture,
tout en affirmant leur présence en tant que sculpture vivante. En 1969 ils
proposent à la Tate Gallery, à Londres, de présenter une pièce où ils
figureraient Joseph et Marie accompagnés d’un berceau. Sûrs d’eux, et
probablement très naïfs, ils avaient déjà contacté la SPA britannique pour se
procurer un âne, une vache et un agneau lorsque leur proposition fut rejetée.
Un autre projet, soumis à l’ICA vers la même période, les aurait vus perchés
sur des socles, à la façon de statues, et ils auraient parlé « de beauté
et de sentiments » si cette proposition n’avait été, elle aussi, rejetée.
De façon surprenante, le directeur de l’ICA justifia son refus en expliquant :
« ces deux jeunes hommes sont trop radicaux pour nous [4]. » Se pose alors la question de ce qu’il y
avait de si « radical » dans ces deux jeunes gens habillés de façon
élégante et très conventionnelle, et qui, s’ils avaient pu passer quelques
heures sur des socles comme ils le proposaient, se seraient inscrits dans le
sillage d’une tradition de sculpture figurative somme toute assez démodée.
La radicalité de Gilbert &
George réside avant tout, non sans paradoxe, dans leur respect ostensible des
bonnes manières. Respecter des règles d’élégance plutôt vieux jeu, s’exposer
comme étant fortement marqués par les conventions sociales, creusaient un large
fossé avec l’art de la performance tel qu’il était en train d’émerger. A
proximité de St Martins, le Arts Lab, qui promouvait le mélange des arts,
était l’emblème même de ce à quoi Gilbert & George s’opposaient :
« pour nous, explique Gilbert, les happenings étaient répugnants. Ils se
contentaient de se vautrer dans du papier toilette, du grillage, des lits qui
se renversaient, ou du caoutchouc [5] ». Un autre exemple symptomatique de la
performance de l’époque est celui du festival de performance qui eut lieu en
1966, à Londres, autour du thème « La destruction dans l’art », et
dont le but était de montrer « la destruction comme une forme de
protestation et d’agitation politique et religieuse autour du monde [6] ». La manifestation avait rassemblé des
artistes aussi variés que Gustav Metzger, Günter Brus, Hermann Nitsch, Otto
Muehl, Yoko Ono et Jean-Jacques Lebel. D’autres artistes, comme Allan Kaprow
et Joseph Beuys, déclinèrent l’invitation, peut-être rebutés par ce qui
annonçait le caractère spectaculaire de la manifestation : « un
croisement complexe d’extravagance artistique et d’ambition, de fantasmes
publics, d’exploitation médiatique, de dilemmes moraux quant à l’utilisation et
l’abus de matière naturelle et vivante, et de procès sociaux (Metzger et [John]
Sharkey passèrent en procès et furent jugés coupables un an plus tard, en
juillet 1967, d’avoir présenté le Théâtre des orgies et des mystères, un
événement accusé d’être “illégalement obscène et indécent” [7] ».
Dans le contexte d’un art de la
performance qui n’hésite pas à défier les conventions sociales et les tabous
culturels, l’observation ostentatoire des usages de savoir-vivre constitue pour
Gilbert & George une véritable revendication. En toute circonstance, ils se
montrent fortement façonnés par les règles de vie en société en affichant une
apparence des plus conventionnelles et une courtoisie à toute épreuve. Les
règles de savoir-vivre constituent même, dans leur forme la plus traditionnelle
et la plus guindée, le sujet de The Meal, une performance organisée dans
les environs de Londres en mai 1969, et dont David Hockney fut l’hôte. Installés
à une table agrémentée de fleurs et où trônaient des chandeliers, le jeune
peintre et ses deux acolytes se firent servir un repas des plus raffinés devant
une trentaine de spectateurs. Un cuisinier, une serveuse et un maître d’hôtel
avaient été engagés pour l’occasion, le tout plaçant « le
protocole des civilités sous le projecteur esthétique [8] ».
Quand l’époque est à
l’assouplissement des codes vestimentaires, Gilbert & George arborent,
selon leurs propres termes, « une allure de banquier [9]. » Leur première « loi des
sculpteurs », rédigée en 1969, énonce : « Avoir toujours la mise
élégante et soignée, être détendu, amical, poli et parfaitement maître de soi [10]. » C’est ainsi qu’ils apparaissent à leurs
contemporains. Flanagan se rappelle d’eux comme n’étant ni « naïfs »
ni « innocents » : « je les voyais comme étant étudiés [11] ». Ils sont rasés de près, leurs costumes sont
assortis l’un à l’autre, et leurs chaussures méticuleusement vernies.
L’uniformité de leur apparence, ainsi que la réserve qu’ils observent sans
relâche et à l’unisson, forment d’eux une image qui gagne en qualités
sculpturales en même temps qu’elle perd en intériorité psychologique.
« Même légèrement soûls et sans maquillage de bronze, le calme de Gilbert
& George suffit à les distinguer. Leur façade ne montre aucune faille, et
ne laisse aucun jugement se porter sur nous ou notre monde [12]. »
Tandis que Gilbert & George
poursuivent leur vie publique de sculpture vivante, ils n’hésitent pas à
s’éloigner, dans leurs œuvres photographiques, de la voie des bonnes manières.
La courtoisie qu’ils affichent ne les empêche pas d’aborder de front, dans
leurs images, les questions les plus tabous, ou d’utiliser le langage le plus
cru. Leur Magazine Sculpture, en 1969, les montre arborant sur leur
costume des lettres formant l’inscription « George the cunt » pour
l’un, « Gilbert the shit » pour l’autre (les deux légendes pouvant se
traduire par « le salaud »), le sourire aux lèvres et une rose à la
boutonnière. Ces portraits sont publiés l’année suivante par Studio
International, qui recadre toutefois les images pour faire disparaître les
mots offensants. C’est dans le même esprit qu’ils composent en 1994 les Naked
Shit Pictures, où ils figurent nus à côté d’énormes étrons : selon les
artistes, les deux séries se rejoignent dans un « même
esprit de confrontation avec le spectateur, quitte à être embarrassant,
agressif [13]. »
Si les apparitions publiques de
Gilbert & George sont irréprochables au point de vue des civilités,
elles apparaissent, au regard de leurs compositions photographiques, comme la
face sociable de personnalités qui ne se réduisent pas à cette facette policée.
A partir de 1971, la bière, le gin et, à l’occasion, le muscadet composent leur
source d’inspiration pour les Drinking Sculptures, une série de
photographies, le plus souvent des autoportraits, prises dans des pubs, qui
illustrent les troubles de la vision et de l’équilibre qui caractérisent les
états d’ivresse avancée. Dans la série des Dirty Words Pictures, entamée
en 1977, ils apparaissent parmi la réalité la plus sombre de la ville, abordée
à travers les graffitis et inscriptions en forme d’injures qui fournissent le
titre des œuvres : Queer, Bugger, Cunt, ou encore Wanker.
Tout en respectant les règles rigoureuses de savoir-vivre qu’ils observent
encore aujourd’hui lors de leurs apparitions publiques, ils ne craignent pas de
se mettre en scène, dans leurs images, en sous-vêtements ou entièrement nus, posant
sur fond d’images microscopiques de semence ou d’urine, ou écartant leur postérieur
dénudé. Le fossé entre la politesse affectée de leur vie publique et les
débordements auxquels ils se livrent dans leurs photographies met en lumière
l’étau des contraintes qui régissent la vie en société. Et c’est précisément la
civilité irréprochable de leurs apparences publiques qui semble les autoriser à
dépasser les limites de la bienséance dans leur production photographique.
Interrogés par Martin Gayford sur le paradoxe de vouloir faire un « art
pour tous » tout en incluant une iconographie susceptible de choquer, ils
répondent vouloir « être accessibles, mais pas à n’importe quel
prix ». Lorsque l’intervieweur résume : « Si je comprends bien, d’une
main vous ouvrez la porte... », George poursuit « Et de l’autre, nous
leur écrasons les doigts [14]. »
C’est avec cette dextérité bien
particulière dans la subversion qu’ils s’exhibent non seulement comme deux
artistes vivant leur vie publique en tant que sculpture, mais aussi comme un
couple d’hommes. Lorsque Gilbert & George adoptent une apparence constamment
assortie, ils se présentent comme une seule entité, indivisible, unifiée
visuellement, un couple ayant opéré une fusion radicale. En signant leurs œuvres
Gilbert & George ils se débarrassent de leur nom de famille et se
débarrassent délibérément, par la même occasion, de leur individualité. Ils
font souvent référence à eux-mêmes comme une œuvre vivante, et non pas deux
sculptures vivantes juxtaposées. Ils apparaissent toujours en public ensemble,
et après quatre décennies de forte présence de Gilbert & George sur la
scène artistique il serait difficile d’imaginer l’un sans l’autre, pour la
simple raison qu’ils n’ont jamais été vus l’un sans l’autre. L’un des enjeux de
Gilbert & George menant une existence d’œuvre vivante est celui de la visibilité
de leur couple, un couple d’hommes. A propos du projet inabouti de personnifier
Joseph et Marie en compagnie d’un agneau et d’une vache, ils diront bien plus
tard : « Deux figures masculines, en l’absence du bébé : ça paraîtrait même
encore plus pertinent aujourd’hui [15]. »
Le conflit des contradictions qui
sous-tendent l’image publique de Gilbert & George braque le projecteur sur
le retrait radical de leur personnalité dans l’espace public. A cet égard, la
couche de pigments couleur bronze dont ils usent pour The Singing Sculpture,
au tout début de leur carrière de sculpture vivante, matérialise et prélude
au camouflage psychologique à travers lequel ils se présenteront en société
tout au long de leur vie. D’un côté le maquillage attire l’attention sur ces étranges
visages et, de façon générale, leur aspect sculptural invite à les observer
sans ambages, comme il convient devant une sculpture. De l’autre côté, le
maquillage camoufle le vrai visage de Gilbert & George de façon littérale
et, comme leur politesse protocolaire, explicite. En d’autres termes, les
pigments attirent l’attention sur le moi s’exposant en train de se dissimuler,
un phénomène similaire à celui provoqué par le respect obstiné, dans toutes
leurs apparitions publiques, de codes de bienséance extrêmement stricts. Cette
fonction contradictoire du maquillage fait écho à Art Make-Up, réalisé
par Bruce Nauman en 1967, un film pour lequel il applique soigneusement sur son
torse, ses bras et son visage des couches de pigment successivement blanc, rose,
vert, et noir. Tout en interrogeant la construction de l’identité, et
particulièrement de l’identité raciale, Nauman met l’accent, dans cette œuvre,
sur la composition volontaire de cette identité – « make up »
signifie « maquillage », mais aussi « inventer » –,
qu’elle apparaisse naturelle ou artificielle. Nauman affirme à ce sujet :
« Etre un artiste, c’est évidemment
s’exposer à travers son œuvre. Si on ne veut pas que les gens voient votre
personnalité, on met du maquillage. […] On passe tout ce temps dans l’atelier
et quand finalement on présente l’œuvre,
il y a cette sorte d’exposition de soi qui est menaçante. C’est une situation
dangereuse et je pense que ce que je faisais, et ce que je vais faire et ce que
la plupart d’entre nous font probablement, c’est d’utiliser la tension entre ce
qu’on dit et ce qu’on ne dit pas comme faisant partie de l’œuvre. Ce qui est
donné et ce qui est caché devient partie intégrante de l’œuvre [16]. »
Nauman et Gilbert & George,
qui sont de la même génération, ont en commun d’avoir recours au maquillage au
moment où se forment les fondations conceptuelles de leur parcours artistique.
Dans les deux cas ces fondations se posent sur une exploration de la question
de la figure de l’artiste et de la construction du moi. A la différence de
Gilbert & George, Nauman ne se comporte pas en sculpture, même s’il finit
par ressembler à une figure peinte et sculptée. Pourtant, Art Make-Up est conçu comme une œuvre à trois dimensions puisque le même film est projeté
simultanément sur quatre parois formant un carré. C’est au centre de cette
installation que les spectateurs sont confrontés à l’image omniprésente de
l’artiste, engagés dans une relation qui s’établit à travers cette troublante
multiplicité. Par contraste avec cet encerclement physique des spectateurs,
observer Gilbert & George dans n’importe laquelle de leurs apparitions
publiques requiert une certaine mise à distance, avant tout parce qu’ils
doivent être regardés comme une sculpture doit l’être dans un musée, et non pas
abordés comme pourraient l’être des visiteurs. S’ils attirent l’attention sur
eux, c’est pour être contemplés, à distance respectueuse.
L’exigence d’être simplement regardés est très significative de la relation établie par Gilbert & George avec le
public. Le regard fait partie des sens que l’anthropologue Edward Hall nomme
les « récepteurs à distance », ceux qui réclament un certain écart
avec les objets perçus. La distance requise pour regarder l’œuvre vivante
Gilbert & George n’est ni la distance intime, qui est, explique Hall, celle
« de l’acte sexuel et de la lutte [17] », ni la distance publique, à laquelle
« les détails précis de la peau et des yeux ne sont plus visibles ».
La distance appropriée pour contempler la sculpture vivante est plus sûrement
« la distance sociale », à travers laquelle, continue Hall, « Sous un angle de 60 degrés, on perçoit la silhouette entière entourée
d’un certain espace. » Et
l’anthropologue ajoute : « Cette distance est
celle des négociations impersonnelles [18]. » Ce caractère
impersonnel est précisément ce qui est mis en scène par Gilbert & George à
travers leur statut de sculpture, comme à travers l’affectation de leur
comportement policé. Cette impersonnalité s’exprime par la distance avec
laquelle ils se posent, par ce statut, dans l’espace social.
La distance requise par les
conventions sociales est également en jeu dans les sculptures grandeur nature,
et dotées d’une apparence humaine frappante, que Duane Hanson crée à partir de
1969. C’est seulement une fois
passé le choc de découvrir un individu à l’apparence ou l’activité
incongrues dans le cadre d’une galerie d’art (par exemple une femme, rouleaux
sur la tête et cigarette à la bouche, poussant un caddie de
supermarché), que les spectateurs sont amenés à examiner ces
simulacres d’humains avec le plaisir de voyeurs, comme s’ils faisaient face à
de véritables individus figés dans le temps. Une grande part de ce plaisir
tient de la troublante proximité autorisée avec ces figures
inanimées, une proximité qui permet de les observer dans les
moindres détails, sans scrupule, et sans retour de regard. George
Segal réalise lui aussi, au début des années 1960,
des figures grandeur nature, cette fois davantage comme des moulages assez
grossiers que comme des reproductions fidèles. Tout en exprimant
un fort sentiment de solitude et d’isolement, les installations dans lesquelles
les personnages de Segal prennent place misent également sur un
rapport de proximité avec les spectateurs en s’aventurant dans
leur espace, comme pour les intégrer dans la scène. A
la différence de ces œuvres qui estompent la frontière
entre l’espace de la sculpture et celui des spectateurs, Gilbert & George
mettent l’accent de façon aiguë sur la distance qui les sépare des
autres, sur leur isolement au sein du monde qui les entoure.
Les clients accoudés
au comptoir de Barney's Beanery, une installation réalisée
par Edward Kienholz en 1965, sont basés sur des moulages faits
directement à partir d’amis de l’artiste. Tout, dans cette œuvre, est de
dimensions réelles, et les spectateurs sont implicitement invités
à s’approcher, à réduire la distance qui
les sépare des figures afin d’avoir l’impression d’intégrer
la foule de la gargote. Là encore, les fluctuations de la distance à laquelle
les figures de Kienholz sont approchées reflètent la
nature des échanges sociaux dans l’espace public, comme il est
indiqué, cette fois sur le mode du rejet, par le panneau « Pédés restez
dehors ».
Pierre Saurisse
(Sotheby’s Institute, Londres)
[1] Carter Ratcliff,
Gilbert & George : The Singing Sculpture,
Londres, Thames & Hudson, 1993, p. 11.
[2] Gilbert & George : Intime conversation avec François
Jonquet, Paris, Denoël, 2004, p. 68.
[3] Gilbert & George, « Une journée de la vie des sculpteurs
George & Gilbert » (1971), dans
Gilbert & George,
Paris, Paris musées, 1997, p. 355.
[4] Michael Moynihan, « Gilbert and George »,
Studio
International, vol. 179, n° 922, mai 1970, p. 196.
[5] Wolf Jahn, « Naked Human Artists: Wolf Jahn Talks to Gilbert &
George »,
Tate Etc., n° 9, printemps 2007, p. 146.
[6] Communiqué de presse du 27 avril 1966 cité dans Kristine Stiles,
« Stick and Stones°: The Destruction in Art Symposium »,
Arts
Magazine, vol. 65, n° 5, janvier 1988, p.°57.
[8] Carter Ratcliff dans
Gilbert & George : 1968 to 1980,
Eindhoven, Municipal Van Abbemuseum, 1980, p. 9.
[9] Martin Gayford, « Entretien avec Gilbert & George »,
Gilbert
& George,
op. cit., p.°69.
[10] Gilbert & George, « Les Lois des sculpteurs », dans
Gilbert & George,
op. cit., p.°397.
[11] Daniel Farson,
Gilbert & George : A Portrait, Londres,
Harper Collins, 1999, p. 24.
[12] Carter Ratcliff dans
Gilbert & George : 1968 to 1980,
op.
cit., p. 7.
[13] Gilbert & George : Intime Conversation avec François
Jonquet,
op. cit., p. 91.
[14] Martin Gayford, « Entretien avec Gilbert & George »,
op.
cit., p. 67.
[15] Gilbert & George : Intime Conversation avec François
Jonquet,
op. cit., p. 62.
[16] Joan Simon, « Breaking the Silence: An Interview with Bruce Nauman »
(1987), dans
Janet Kraynak [dir.],
Please Pay Attention Please :
Bruce Nauman’s Words : Writings and Interviews, Cambridge,
Mass., Londres, MIT, 2003, p. 326.
[17] Edward Hall,
La Dimension cachée, traduit de l’Américain par
Amélie Petita, Paris, Editions du Seuil, 1978, p. 147.