Autoportrait d’Henry De Groux en « héros mendiant »

 

À bien des égards, le tempérament du peintre et sculpteur belge, Henry de Groux (1866-1930) correspond à la définition de l’artiste dans l’imaginaire collectif tant il fut désordonné, fantasque, et volontairement en marge de toutes les conventions sociales. Malgré sa perpétuelle volonté d’excentricité, de Groux a été une personnalité importante des milieux symbolistes parisiens et bruxellois dont la curieuse physionomie, les extravagances vestimentaires, le comportement exalté ainsi que, bien évidemment, la peinture, ne laissèrent aucun de ses contemporains indifférents.

Composé de 18 volumes [1], le Journal d’Henry De Groux couvre une large période correspondant à l’installation du peintre à Paris jusqu’à sa mort à Marseille. Néanmoins, ce manuscrit fleuve est à l’image du désordre de la vie d’Henry De Groux et a d’ailleurs été considéré par son auteur comme une « monstruosité » littéraire tant au niveau de la masse textuelle consignée que de l’ampleur du sujet. Incapable de se plier à la discipline exigée par la tenue d’un journal sur une aussi longue période, l’artiste a ainsi laissé à la postérité un témoignage certes passionnant, mais d’une grande complexité d’utilisation [2]. Sans cesse repris, abandonné, recopié sur des agendas ultérieurs par son auteur au cours de ses trente ans d’errance, ce manuscrit est devenu au fil des ans un véritable palimpseste, une œuvre en strates sur laquelle plane l’ombre du chef-d’œuvre inconnu de Frenhofer [3]. Ce journal, comme les tableaux d’Henry de Groux, ressemble en fait à un immense brouillon dont l’allure même renvoie à la pratique picturale de l’artiste. En somme, c’est une esthétique de l’amas et de l’informe que nous donne à lire Henry De Groux, un espace textuel saturé faits d’ajouts et de réécritures postérieures et qui sont au papier ce que l’empâtement est à son art. Cependant, la saturation n’est pas toujours synonyme d’achèvement. Certains agendas sont quasiment vierges tandis que de nombreux passages brusquement interrompus renvoient également aux difficultés qu’éprouvait l’artiste à achever ses œuvres en raison de ses insuffisances techniques et des conditions précaires dans lesquelles il vivait. Aussi, une telle adéquation entre pratique scripturale et picturale fait que ce journal vient combler un manque dans la production d’Henry De Groux, à savoir l’autoportrait, genre qu’il n’a jamais pratiqué alors que sa personnalité fantasque et torturée semblait autant l’y disposer qu’un Van Gogh.

C’est ainsi que les volumes de ce journal peuvent être considérés comme autant d’autoportraits dans lesquels De Groux dévoile les différentes facettes de sa personnalité en apparaissant tour à tour comme un anarchiste virulent, un dandy wagnérien, un rapin souffreteux, un dreyfusard invétéré, puis un artiste réactionnaire dans les années 20. Cependant, cette intervention se bornera à étudier la seule posture qui n’a pas été choisie, mais subie, par cet artiste, à savoir celle du « héros mendiant » dans son acceptation la plus picaresque du terme, permettant ainsi de développer une comparaison avec son grand ami, Léon Bloy. En effet, si ce dernier publia la première version expurgée de ses mémoires sous le titre Le Mendiant ingrat, De Groux a lui aussi dessiné l’autoportrait d’un autre mendiant à travers les pages de son journal, peut-être moins ingrat que le premier, mais pour qui la question de la marginalité a également tenu une place centrale dans ses écrits et son œuvre. Ce fragment de lettre adressée par l’artiste à sa femme vient parfaitement résumer l’axiome de la vie d’Henry de Groux:

« J’aime mieux être en enfer pour l’éternité que de continuer cette vie d’artiste nécessiteux et cette lutte, stérile et dégradante, somme toute, qui n’est ni la bohême, ni rien de connu qui soit humainement tolérable et que notre état physique et mental nous rend impossible [4]. »

 

De la paupérisation à la bohème

Parmi les œuvres les plus curieuses réalisées par le cerveau malade d’Henry De Groux durant ses premières années parisiennes, la lithographie intitulée Une Séance à l’Académie – ou plus explicitement Pégase chez l’équarisseur (1893, Musées royaux des beaux-arts de Belgique)­ tient le haut du pavé. Symbolisant la poésie outragée, cette estampe qui donne à voir le fabuleux animal dans un état de décrépitude avancée, les ailes repliées et regardant anxieusement la masse qui servira à enfoncer son chanfrein, doit être mise en relation avec l’environnement particulier dans lequel De Groux a passé son enfance et qui est à l’origine de son étonnante sensibilité :

« Il y a dans l’odieuse façon dont la vie nous presse quelque chose qui fait penser à l’horrible acharnement des goujats qui conduisent les troupeaux à l’abattoir. Combien en ai-je vu passer dans mon enfance de ces dolentes multitudes de bêtes conduites à la mort par des guides cruels qui les frappaient à tour de bras en les harcelant. Mon père avait étrangement choisi de demeurer avec sa famille dans une maison […] à Bruxelles et par où passaient les bêtes, bœufs, chevaux et moutons ; etc… destinées à la boucherie. Comment lui, homme si sensible et d’une compatissance si profonde et quasi maladive pour toutes choses, a-t-il pu se maintenir là si longtemps et y mourir [5] ? »

Alors que son œuvre est majoritairement composée de scènes violentes et sauvages, De Groux a fait preuve tout au long de sa carrière d’une compassion inattendue [6] qu’il semble avoir héritée de son père, Charles Degroux. Décédé prématurément alors qu’Henry n’avait que trois ans, ce chef de file de l’école réaliste belge s’est affirmé comme l’un des meilleurs représentants du prolétariat belge, à la suite de la présentation des Casseurs de pierres de Courbet au Salon bruxellois de 1851 [7]. Néanmoins, sa famille n’a pas tardé à connaître la même précarité que les pauvres hères représentés dans ses tableaux  –  et son fils de déclarer : « Dieu, donc, me voulut pauvre, dénué de tout ce qui eut pu me protéger contre l’abominable injustice, contre l’égoïsme et l’avarice implacable des gens de ma caste, de mon pays et de ma famille [8].» Idéalisant un père à peine connu, le jeune homme décide alors de suivre les cours de l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, malgré l’opposition d’une partie de sa famille. Évidemment, il se détourne rapidement de l’enseignement académique au contact de Constantin Meunier, d’Alfred Stevens et plus tard de Félicien Rops qui lui prodiguent conseils ou viennent en aide financièrement à sa famille. Puis, arrive le moment de sa rencontre avec Camille Lemonnier, Edmond Picard et Jules Destrée qui l’introduisent dans les cercles artistiques et littéraires de Bruxelles et se prennent d’affection pour ce jeune excentrique :

« Tout Bruxelles connaît sa caractéristique silhouette. De taille moyenne, plutôt petite, toujours vêtu de noir et cravaté de blanc, de longs cheveux châtains sous un feutre mou, l’allure négligée, absorbée, d’une distraction légendaire, dont on raconte des traits ébouriffants. C’est pitié que de le voir, avec ses délicatesses, sa politesse exquise, ses raisonnements déconcertants, aux prises avec les difficultés coutumières [9]. »

Côtoyant de près les milieux anarchistes, l’artiste devient une figure de la scène indépendante belge entre 17 et 20 ans, exposant à L’Essor dès 1884 et intégrant le groupe des XX à la fin de 1886. Mais le fait le plus marquant de cette période de formation pour le jeune peintre est la découverte des Chants de Maldoror par l’intermédiaire de Max Waller qui fait de lui l’un des dix premiers lecteurs du comte de Lautréamont [10]. Dès lors, De Groux se distingue dans sa jeunesse comme l’un des meilleurs représentants du symbolisme noir en plaçant sa production sous le double signe du pessimisme baudelairien et de la noirceur ducassienne [11]. C’est à la fin de l’année 1891 que De Groux commence son journal lorsque l’artiste arrive à Paris afin d’y présenter le Christ aux Outrages (1888-9, Avignon, Palais du Roure), toile qui avait été préalablement présentée au Salon triennal de Bruxelles en 1890 [12]. Cette œuvre venait de susciter en Belgique l’enthousiasme de Camille Lemonnier, ainsi que l’admiration de Léopold II qui fit acheminer à ses frais ce tableau monumental pour être exposé à Paris. Avant d’être présenté au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts, le Christ aux outrages est premièrement exposé tant bien que mal dans une grange du XVe arrondissement, prêtée par Alphonse Osbert au début de l’hiver 1892. L’œuvre fait événement dans les milieux parisiens et des personnalités comme Mallarmé, Debussy ou encore Dolent sont obligés de se faufiler entre les poules et les bottes de paille pour admirer ce chef-d’œuvre si vanté en Belgique :

« Tout Paris eut pendant un temps les yeux sur le débutant. […] “Les princes de la critique” se sont émus. Ils se dérangent pour ce jeune barbare, s’en vont en un lointain Vaugirard, dans une grange ouverte à tous les vents et où picorent les poules. C’est là qu’éclate dans sa poignante et sauvage magnificence le chef d’œuvre. On le discute en de longs articles, il reçoit le salaire sacré de l’envie ; les snobs bêlent leurs admirations, des poètes symbolistes s’entassent pour le louer [13]. »

Malgré son dénuement financier et une santé déplorable au moment de son arrivée à Paris, Henry De Groux ne tarde pas à fréquenter assidûment les milieux intellectuels parisiens où il surprend par sa profonde culture littéraire. Proche de critiques importants comme Remy de Gourmont, André Fontainas, Charles Morice ou encore Julien Leclercq, il se rend aussi dans les meilleurs salons littéraires et artistiques parisiens (Mallarmé, Heredia ou encore Dolent). Mais c’est en Léon Bloy que Henry De Groux va trouver son mentor parisien pour le meilleur et pour le pire.

 

Une amitié précaire

Si les circonstances de leur rencontre sont mal connues, l’écrivain catholique devient le « protecteur » du jeune artiste, avec lequel il instaure rapidement une relation exclusive et quasi filiale. À ce titre, ce journal est d’autant plus précieux pour la recherche en histoire de l’art et de la littérature qu’il a été rédigé en même temps que celui de Léon Bloy. Il permet ainsi une passionnante confrontation, tant au niveau de la consignation des tristes épisodes qui composent leurs quotidiens précaires, que d’une pensée commune dominée par le rejet de la société contemporaine ainsi que l’a expliqué Henry De Groux en ce jour de l’an 1892 :

« Je suis heureux de me retrouver avec Bloy encore cette année : il y a contre nous une telle identique coalition d’imbéciles et de canailles […] qu’il n’est pas étonnant que nos destins fussent rapprochés et que nous subissions les mêmes avanies en partageant les mêmes joies [14]. »

De la tentative de conversion du peintre aux doctrines chrétiennes de Bloy jusqu’à leurs différents politiques et artistiques, les notes du peintre sur l’écrivain sont aussi bien empreintes d’admiration béate que d’effroi devant certains propos de son ami et témoignent de la folie et de la paranoïa qui entouraient cette terrible amitié. Au début de leur rencontre, Henry De Groux a consacré de très larges pages à son ami écrivain, relatant avec soin leurs conversations passionnées, la précarité du quotidien de Léon Bloy ainsi que ses convictions religieuses. Ces notes passionnantes révèlent ainsi l’emprise intellectuelle et spirituelle exercée par l’écrivain sur le jeune peintre durant ses années de formation parisienne. Néanmoins, quelques faits marquants sont venus gêner le cours de cette amitié légendaire, et ce avant même la brouille définitive en 1900, due à un excès de paranoïa de la part d’Henry De Groux qui crût que la femme de Bloy en voulait à ses jours et cherchait à l’empoisonner. Tout d’abord, il faut mentionner l’attitude dreyfusarde du peintre belge pendant l’affaire qui exaspéra Léon Bloy. D’une certaine manière, Bloy n’avait pas tort si l’on considère que les volumes du journal correspondant aux années 1898 et 1899 sont entièrement consacrés à l’affaire Dreyfus [15]. Malgré son aversion pour le naturalisme, De Groux fit plusieurs portraits du Maître de Médan à cette période, portraits qu’il était d’ailleurs forcé de retourner lorsque Bloy venait chez lui, au même titre que ceux de Wagner – personnalité également exécrée par l’écrivain – et dont la musique, disait-il, « le revigorait comme un bain de sang [16] ». Convaincu dès le début de l’innocence de Dreyfus, De Groux fut admiratif devant le courage déployé par Zola au cours de cette sombre période et identifia sa destinée à celles du capitaine déchu et de son principal défenseur. À ce titre, il représenta même sur le modèle du Christ aux outrages, la sortie de l’écrivain après son audition au Palais de Justice (Zola à la sortie du prétoire, 1899, Médan Maison d’Émile Zola), épisode au cours duquel De Groux raconte que Zola eut la vie sauve grâce à son intervention pour le soustraire à une foule déchaînée.

Mais c’est surtout l’incapacité de Bloy à convertir pleinement son jeune ami aux préceptes de la religion catholique qui est à la base de leur rupture. Henry De Groux a d’ailleurs consigné une remarque qui résume à elle seule toute la dualité de sa relation avec l’écrivain pamphlétaire : « J’admire l’artiste, mais l’artiste vient beaucoup après le croyant et le fanatique qui m’épouvantent. Je n’aime pas son Dieu. Je ne voudrais, pour rien au monde, devenir comme lui. Il est pour moi une espèce de monstres. » Pour mieux comprendre les difficultés de l’artiste avec les dogmes de la religion catholique, il faut citer ce passage du journal particulièrement savoureux stylistiquement et tout à fait révélateur de son appréhension de la spiritualité : « Il n’y a pas à dire : le bedeau, les prêtres à têtes animales, les statues de Saint Sulpice, les tableaux – bons ou mauvais –, la promiscuité des fidèles, les sermons assommants ou imbéciles, c’est tout de même pas facile de voir Dieu à travers tout cela [17] ! »

C’est ainsi qu’Henry De Groux n’apparaît pas aussi inféodé à Léon Bloy, contrairement à ce qu’a laissé entendre l’auteur du Mendiant ingrat. S’il est vrai qu’à son arrivée à Paris, le jeune artiste a subi l’influence de son aîné ce qui l’entraîna dans un processus de marginalisation, De Groux a pourtant réussi une vie intellectuelle moins isolée que celle de l’écrivain si l’on songe à l’étendue des relations littéraires précédemment évoquées. Un double niveau de lecture s’offre ainsi à celui qui ose entrer dans le manuscrit d’Henry De Groux : d’un côté le journal de bord d’une vie en marge car passée aux côtés de Léon Bloy, et de l’autre celui d’un peintre parfaitement accepté et reconnu dans les milieux symbolistes. Deux lectures pour deux vies parallèles, qui jamais ne se croisent.

 

La déchéance comme idéal

Néanmoins, celui qui connut le mieux l’âme d’Henry De Groux, a dressé dans son roman La Femme pauvre le meilleur portrait de son ami en tant que peintre dans lequel il met en scène le jeune artiste sous le pseudonyme de Lazare Druide. D’une lucidité qui ne lui était pas coutumière en histoire de l’art, ce texte de Bloy est certainement le meilleur portrait littéraire de l’artiste :

« Il [Lazare Druide/Henry De Groux] est peintre celui-là, comme on est lion ou requin, tremblement ou déluge ; seulement il faudrait un peu plus que le langage des hommes pour exprimer combien Dieu a voulu qu’il fût peintre, le malheureux ! car il semblait que tout en lui dût s’opposer à cette vocation. On peut se le représenter vagabond, chef de brigands, incendiaire, pirate sans merci, Il est encore plus facile de le rêver bonnement gardant des pourceaux sous les chênes de quelque monastère, en un paysage de vitrail, et la tête coiffée du nimbe des saints bergers, car c’est une âme d’une simplicité admirable. Mais la peinture, ou, si on préfère, la syntaxe de la peinture, ses préceptes et ses méthodes, ses lois, ses canons, ses rubriques, ses dogmes, sa liturgie, sa tradition, rien de tout cela n’a jamais pu dépasser son seuil. Au fait, ne serait-ce pas là une manière sublime de concevoir et de pratiquer l’art de peindre, analogue à l’évangélique perfection qui consiste à se dépouiller de tout [18]. »

Dans le contexte symboliste dans lequel évolue De Groux, la pauvreté devient pour lui un idéal dont les racines sont à chercher dans la carrière de ses glorieux aînés : « Nous [Bloy et De Groux] sommes dans cet état de pauvreté sacrée, de ceux qui donnèrent jadis tous leurs biens à l’Église, mais nous les avons donnés nous à l’Art, à la Poésie [19]. » Et plus loin, il reprend : « Baudelaire, Verlaine, Barbey et Villiers sont morts pauvres et d’autres les suivent dans la voie glorieuse [20]. » Profondément marqué par la pauvreté de Bloy, qui dépassa peut-être celle de tous les autres et même la sienne [21], De Groux fit alors de l’écrivain son modèle artistique : « Il n’y a pas à dire mais la Pauvreté, la pauvreté vraie, couvre les épaules de mon grand ami, mieux qu’un manteau d’Empereur et lui donne sa réelle majesté. Il est vraiment le “grand pauvre” et son insociabilité véritable ou prétendue ne fait que me l’idéaliser [22]. » Certaines lithographies réalisées à cette période sont ainsi révélatrices de cet état d’esprit à l’exemple notable de Ploutocratie (1893, Musées royaux des beaux-arts de Belgique) qui exprime sous la forme d’un animal hybride à corps de lion et à nez de cochon couché sur un tas d’or, tout le dégoût ressenti alors par l’artiste pour la prospérité bourgeoise de la fin du XIXe siècle.

Néanmoins, Henry De Groux ne s’intéressa que rarement à représenter la précarité pour elle seule. En tant que peintre d’histoire ou plutôt en tant que « nécromancien des âges révolus [23] » ainsi qu’il aimait à se définir, De Groux préféra s’intéresser aux grands hommes et chefs de guerre tels que Napoléon, César ou Hannibal qu’il peignit le plus souvent au moment de leur déclin ou dans les épisodes les plus tragiques de leur vie et auxquels il n’hésitait pas à s’identifier : « J’aime les héros que je peins comme mon père devait aimer les pauvres et comme il les aimait réellement. Je m’exalte à leur gloire, je souffre de leur revers, je m’intéresse à toutes les postures auxquelles le destin les contraignit [24]. » Mises à part quelques œuvres de jeunesse, à la portée anarchisante comme les Errants (1893, pastel, Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten), œuvre inspirée par la « Tribu prophétique » de Baudelaire, les représentations de marginaux dans l’œuvre d’Henry De Groux restent rares même si ces derniers ont souvent été considérés dans le Journal comme un formidable sujet plastique apte à la mise en couleur :

« Je vois stationner devant l’église de St Germain des Prés, un pauvre diable sublime, vêtu de très vieilles hardes aux couleurs si étrangement et noblement harmonieuses comme ont souvent les pauvres. Le visage est dur quoique ses yeux aient une exquise expression de rêve et d’idéalisme malgré l’irréductible plissement du front et quelque chose de hautain dans le port de la tête et de l’expression véhémente et dédaigneuse des narines nerveuses qui semblent ironiquement et à regret humer la vie. Un paletot d’un brun sombre, trop large enveloppe un corps à la fois grêle et robuste et toute la complexion de cet être a quelque chose de ces personnages qui figurent dans les cortèges extatiques que mon père retraçait dans ses pèlerinages avec une singulière prédilection [25]. »

Cependant, il existe une profonde différence entre la représentation du mendiant dans son œuvre littéraire et celle faite dans ses toiles. La multitude si présente dans l’œuvre d’Henry De Groux – qu’il s’agisse de la foule tourbillonnante du Christ aux outrages ou de celle qui brandit ses cannes dans le Zola à la sortie du prétoire – est autrement plus dangereuse que les processions de pauvres gens peintes par son père. Sans vouloir établir une interprétation psychanalytique de son œuvre, il est indéniable qu’un sentiment d’auto identification prédomine, résumant à lui seul la carrière et l’art de ce peintre. Or, le plus souvent, ce sont des foules composées de mendiants et de gueux qui assaillent le malheureux supplicié, ce qui inverse le processus de compassion envers les plus pauvres développé dans le journal [26]. En quelque sorte, De Groux se met en scène sous les traits de l’artiste maudit, témoignant de son propre supplice. Qu’il s’agisse du Christ, de Zola ou d’Andronic lapidé par la foule de Byzance (Bruxelles, musées royaux des Beaux-Arts), les sujets choisis par Henry De Groux sont autant d’occasions de peindre des autoportraits en marginal, en martyr de la société contemporaine.

Pierre Pinchon
(Université de Genève)



[1] Paris, Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, Ms 711-720. Voir aussi la publication partielle de ces écrits par Rodolphe Rapetti et Pierre Wat (dir.), Henry de Groux. Journal, texte établi et annoté par Pierre Pinchon, Rodolphe Rapetti, Thomas Schesser et Pierre Wat avec la collaboration d’Anne-Elisabeth Lambert, Paris, Kimé-Inha, 2007.
[2] Voir Pierre Pinchon et Thomas Schlesser, « Le Monstre d’une vie », op. cit., 2007, p. 39-42.
[3] Voir Pierre Pinchon et Pierre Wat, « Monsieur Vertige. Henry De Groux écrivain », op. cit., 2007, p. 27-38.
[4] Lettre d’Henry De Groux à Marie De Groux citée dans Émile Baumann, La Vie terrible d’Henry De Groux, Paris, Grasset, 1936, p. 131.
[5] Journal, 19 juillet 1892, Ms 711.
[6] Journal, 14 janvier 1892, Ms 711 : « Je ne parviens pas à m’insensibiliser comme il conviendrait pour user de tous les moyens rebutants nécessaires à l’accomplissement pratique d’une œuvre. Il faudrait que j’aille dans les hôpitaux voir les morts, les mourants, et que je dessine des cadavres. Il faudrait même courageusement apprendre l’anatomie à l’amphithéâtre pour arriver à la possession d’une grande science. Il faudrait que j’aille chez l’équarisseur, étudier pour mes champs de bataille l’étonnante physionomie des chevaux morts et des chevaux blessés et leurs formidables carcasses. J’ai plusieurs fois essayé ces modes d’enseignement, mais j’ai sans cesse été rebuté par l’excès du dégoût, où la trop vive émotion qui me réduisit à la quasi impuissance… Il faut pour faire du grand art le cœur de bronze de Bonaparte ou de Michel-Ange. »
[7] Voir cat. exp. Charles Degroux (1825-1870), et le réalisme en Belgique, Gand Bruxelles, Snoeck-Ducaju & Zoon, 1995.
[8] Journal, 27 décembre 1892, Ms 711.
[9] Jules Destrée, « Essai de critique esthétique », Magasin littéraire de Gand, 15 décembre 1890 repris dans La Plume, numéro spécial consacré à Henry De Groux, 1899, p. 231
[10] Voir Rodolphe Rapetti, « Sous le signe de Maldoror : Léon Bloy et Henry De Groux », Cahiers Lautréamont. Isidore Ducasse à Paris, Tusson, du Lérot, 1996, p. 271 et s.
[11] Voir Journal, 19 juillet 1892, Ms 711 : « Grande difficulté d’acclimater mon esprit à la vision continuelle de l’atrocité du monde et de sa loi vitale. On nous parle sans cesse, ô Lautréamont, de la bonté infinie de Dieu et pourtant nous ne pouvons ouvrir les yeux sans être frappé du spectacle de l’universel tourment et de l’iniquité sans fin…». Voir aussi Journal, 28 décembre 1892, Ms 711 : « Plains-moi ou je te maudis ! Dans l’extrême douleur où je suis, infiniment malheureux et ne pouvant pour ainsi dire pleurer que sur soi-même, je ne puis oublier cette inscription mise au bas d’un certain portrait de Baudelaire, celui précisément où il a le plus l’air d’un réprouvé ; car il était aussi un grand pauvre à la façon d’être pauvre des artistes et des hommes supérieurs privés de leur gloire, des triomphes mérités, plus encore que d’autres aliments de subsistances. »
[12] Voir Rodolphe Rapetti, « Un chef d’œuvre pour ces temps d’incertitude : Le Christ aux outrages d’Henry De Groux », Revue de l’Art, n°96, 1992, p. 40 et s.
[13] Léon Souguenet, « Un artiste », op. cit., 1899, p. 202.
[14] Journal, 1er janvier 1892, Ms 711.
[15] À ce sujet, voir Bertrand Tillier, Les artistes et l’affaire Dreyfus 1898-1908, Seyssel, Champ-Vallon, 2009.
[16] Journal, récapitulations mensuelles février 1892, Ms 711.
[17] Journal, 5 novembre 1892 Ms 711.
[18] Léon Bloy, La Femme pauvre, épisode contemporain, Rennes, La Part commune, 2004, p. 209.
[19] Journal, 7 octobre 1892, Ms 711.
[20] Journal, récapitulations mensuelles janvier 1892, Ms 711.
[21] Ibid. : « J’aime mieux la misère de Bloy que la mesquine prospérité de ses ennemis. La misère de Bloy est grande et féconde ; la prospérité de ses ennemis est grossière, illusoire et vaine. Plusieurs d’entre eux aujourd’hui couchés sur des tas d’or ont déjà trahi à ce sujet leurs incertitudes et leurs craintes comme dans l’Écriture – avant peu qui sait ? – les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers. »
[22] Journal, 23 mai 1892, Ms 711.
[23] Journal, 18 novembre 1892, Ms 711.
[24] Journal, 2 février 1908, Ms 712.
[25] Journal, 20 juin 1892, Ms 711. Voir aussi 6 juin 1892, Ms 711 : « Je préfère la figure noblement patibulaire de certaines brutes aux grâces abjectes des gens dit du “monde” aux prétentieuses et fades frimousses de vos élégants. Mais alors il me faut le vrai pauvre celui dont nul “chic” artiste ne vient modifier la dolente image. L’ouvrier en costume de travail, le visage et les vêtements criblés des vestiges de sa besogne, comme un soldat couvert de poudre et de sang, a sa beauté. La placidité des rudes débardeurs d’Anvers, du paria des quais et des entrepôts, […] semblent en tout des héros, vraiment dignes de tenter le pouvoir commémorateur d’un grand artiste, sculpteur ou peintre. Les plus misérables gueux qui fouillent les détritus amoncelés des trottoirs dans le morne crépuscule des aubes citadines, les mendiants faméliques qui attendent aux portiques des églises l’arrivée des dévotes cossues, tous ont dans leurs allures, leurs affres visibles, la poésie de leurs hardes caressées par les météores et la main experte de toutes les misères, de quoi affoler le spectateur digne de retenir leur aspect de douleur et de majesté dans un coin de sa mémoire, ou l’Escurial de ses dilections. »
[26] Voir aussi Journal, 4 septembre 1892, Ms 711 et 7 juin 1899, Ms 716 : « Quelle sale bête que l’homme : hier, je vois un pauvre diable couché sur un banc du boulevard Saint Michel. Passe une bande d’individus se concertant un moment puis, l’un d’eux s’avance et d’un brusque coup de pied fait rouler par terre le pauvre dormeur. Aussitôt ils s’enfuient tous tandis que le malheureux se relève en gémissant. Je relate ce matin dans un journal le fait suivant qui s’est passé hier presque au même endroit : un va-nu-pieds s’était entortillé les pieds dans des journaux pour se protéger du froid et s’était endormi sur le seuil d’une porte. Des passants se sont amusés à y mettre le feu. Le malheureux affreusement meurtri et criant comme un damné a été transporté à l’hôpital. »


Pour citer cet article :
Pierre Pinchon, « Autoportrait d'Henry De Groux en “héros mendiant” » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Pierre Pinchon.html
Auteur : Pierre Pinchon
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