Autoportrait
d’Henry De Groux en « héros mendiant »
À bien des égards, le tempérament du peintre et
sculpteur belge, Henry de Groux (1866-1930) correspond à la définition de
l’artiste dans l’imaginaire collectif tant il fut désordonné, fantasque,
et volontairement en marge de toutes les conventions sociales. Malgré sa
perpétuelle volonté d’excentricité, de Groux a été une personnalité importante
des milieux symbolistes parisiens et bruxellois dont la curieuse
physionomie, les extravagances vestimentaires, le comportement exalté ainsi
que, bien évidemment, la peinture, ne laissèrent aucun de ses contemporains
indifférents.
Composé de 18 volumes [1], le Journal
d’Henry De Groux couvre une large période correspondant à l’installation du
peintre à Paris jusqu’à sa mort à Marseille. Néanmoins, ce
manuscrit fleuve est à l’image du désordre de la vie d’Henry De Groux et a
d’ailleurs été considéré par son auteur comme une « monstruosité »
littéraire tant au niveau de la masse textuelle consignée que de l’ampleur
du sujet. Incapable de se plier à la discipline exigée par la tenue d’un
journal sur une aussi longue période, l’artiste a ainsi laissé à la postérité
un témoignage certes passionnant, mais d’une grande complexité d’utilisation [2]. Sans cesse repris, abandonné, recopié sur
des agendas ultérieurs par son auteur au cours de ses trente ans d’errance, ce
manuscrit est devenu au fil des ans un véritable palimpseste, une œuvre en
strates sur laquelle plane l’ombre du chef-d’œuvre inconnu de Frenhofer [3]. Ce journal, comme les tableaux d’Henry de
Groux, ressemble en fait à un immense brouillon dont l’allure même renvoie à la
pratique picturale de l’artiste. En somme, c’est une esthétique de l’amas et de
l’informe que nous donne à lire Henry De Groux, un espace textuel saturé faits
d’ajouts et de réécritures postérieures et qui sont au papier ce que
l’empâtement est à son art. Cependant, la saturation n’est pas toujours
synonyme d’achèvement. Certains agendas sont quasiment vierges tandis que de
nombreux passages brusquement interrompus renvoient également aux difficultés
qu’éprouvait l’artiste à achever ses œuvres en raison de ses insuffisances
techniques et des conditions précaires dans lesquelles il vivait. Aussi, une
telle adéquation entre pratique scripturale et picturale fait que ce journal
vient combler un manque dans la production d’Henry De Groux, à
savoir l’autoportrait, genre qu’il n’a jamais pratiqué alors que sa
personnalité fantasque et torturée semblait autant l’y disposer qu’un Van Gogh.
C’est ainsi que les volumes de ce journal peuvent
être considérés comme autant d’autoportraits dans lesquels De Groux dévoile les
différentes facettes de sa personnalité en apparaissant tour à tour
comme un anarchiste virulent, un dandy wagnérien, un rapin souffreteux, un
dreyfusard invétéré, puis un artiste réactionnaire dans les années 20.
Cependant, cette intervention se bornera à étudier la seule posture qui n’a pas
été choisie, mais subie, par cet artiste, à savoir celle du « héros
mendiant » dans son acceptation la plus picaresque du terme, permettant
ainsi de développer une comparaison avec son grand ami, Léon Bloy. En effet, si
ce dernier publia la première version expurgée de ses mémoires sous le titre Le
Mendiant ingrat, De Groux a lui aussi dessiné l’autoportrait d’un
autre mendiant à travers les pages de son journal, peut-être moins ingrat que
le premier, mais pour qui la question de la marginalité a également tenu une
place centrale dans ses écrits et son œuvre. Ce fragment de lettre adressée par
l’artiste à sa femme vient parfaitement résumer l’axiome de la vie d’Henry de
Groux:
« J’aime mieux être en enfer pour
l’éternité que de continuer cette vie d’artiste nécessiteux et cette lutte,
stérile et dégradante, somme toute, qui n’est ni la bohême, ni rien de connu
qui soit humainement tolérable et que notre état physique et mental nous rend
impossible [4]. »
De la paupérisation à la bohème
Parmi les œuvres les plus curieuses réalisées par le
cerveau malade d’Henry De Groux durant ses premières années parisiennes, la
lithographie intitulée Une Séance à l’Académie – ou plus
explicitement Pégase chez l’équarisseur (1893, Musées royaux des
beaux-arts de Belgique) – tient le haut du pavé. Symbolisant
la poésie outragée, cette estampe qui donne à voir le fabuleux animal dans un
état de décrépitude avancée, les ailes repliées et regardant anxieusement la
masse qui servira à enfoncer son chanfrein, doit être mise en relation avec
l’environnement particulier dans lequel De Groux a passé son enfance et qui est
à l’origine de son étonnante sensibilité :
« Il y a dans l’odieuse façon dont la
vie nous presse quelque chose qui fait penser à l’horrible acharnement des
goujats qui conduisent les troupeaux à l’abattoir. Combien en ai-je vu passer dans mon enfance de
ces dolentes multitudes de bêtes conduites à la mort par des guides cruels qui
les frappaient à tour de bras en les harcelant. Mon père avait
étrangement choisi de demeurer avec sa famille dans une maison […] à Bruxelles
et par où passaient les bêtes, bœufs, chevaux et moutons ; etc… destinées
à la boucherie. Comment lui, homme si sensible et d’une
compatissance si profonde et quasi maladive pour toutes choses, a-t-il pu se
maintenir là si longtemps et y mourir [5] ? »
Alors que son œuvre est majoritairement composée de
scènes violentes et sauvages, De Groux a fait preuve tout au long de sa
carrière d’une compassion inattendue [6] qu’il semble avoir
héritée de son père, Charles Degroux. Décédé prématurément alors qu’Henry
n’avait que trois ans, ce chef de file de l’école réaliste belge s’est affirmé
comme l’un des meilleurs représentants du prolétariat belge, à la suite de la
présentation des Casseurs de pierres de Courbet au Salon bruxellois
de 1851 [7]. Néanmoins, sa famille n’a pas tardé à
connaître la même précarité que les pauvres hères représentés dans ses
tableaux – et son fils de déclarer : « Dieu, donc,
me voulut pauvre, dénué de tout ce qui eut pu me protéger contre l’abominable
injustice, contre l’égoïsme et l’avarice implacable des gens de ma caste, de
mon pays et de ma famille [8].» Idéalisant
un père à peine connu, le jeune homme décide alors de suivre les cours de
l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, malgré l’opposition d’une partie de sa
famille. Évidemment, il se détourne rapidement de l’enseignement académique au
contact de Constantin Meunier, d’Alfred Stevens et plus tard de Félicien Rops
qui lui prodiguent conseils ou viennent en aide financièrement à sa famille.
Puis, arrive le moment de sa rencontre avec Camille Lemonnier, Edmond Picard et
Jules Destrée qui l’introduisent dans les cercles artistiques et littéraires de
Bruxelles et se prennent d’affection pour ce jeune excentrique :
« Tout Bruxelles connaît sa
caractéristique silhouette. De taille moyenne, plutôt petite, toujours vêtu de
noir et cravaté de blanc, de longs cheveux châtains sous un feutre mou,
l’allure négligée, absorbée, d’une distraction légendaire, dont on raconte des
traits ébouriffants. C’est pitié que de le voir, avec ses délicatesses, sa
politesse exquise, ses raisonnements déconcertants, aux prises avec les
difficultés coutumières [9]. »
Côtoyant de près les milieux anarchistes, l’artiste devient
une figure de la scène indépendante belge entre 17 et 20 ans, exposant à L’Essor dès 1884 et intégrant le groupe des XX à la fin de 1886. Mais le fait
le plus marquant de cette période de formation pour le jeune peintre est la
découverte des Chants de Maldoror par l’intermédiaire de Max Waller qui
fait de lui l’un des dix premiers lecteurs du comte de Lautréamont [10]. Dès lors, De Groux se distingue dans sa
jeunesse comme l’un des meilleurs représentants du symbolisme noir en plaçant
sa production sous le double signe du pessimisme baudelairien et de
la noirceur ducassienne [11]. C’est à la
fin de l’année 1891 que De Groux commence son journal lorsque l’artiste
arrive à Paris afin d’y présenter le Christ aux Outrages (1888-9, Avignon, Palais du Roure), toile qui avait été préalablement
présentée au Salon triennal de Bruxelles en 1890 [12].
Cette œuvre venait de susciter en Belgique l’enthousiasme de Camille Lemonnier,
ainsi que l’admiration de Léopold II qui fit acheminer à ses frais ce tableau
monumental pour être exposé à Paris. Avant d’être présenté au Salon de la
Société nationale des Beaux-Arts, le Christ aux outrages est
premièrement exposé tant bien que mal dans une grange du XVe arrondissement, prêtée par Alphonse Osbert au début de l’hiver 1892. L’œuvre
fait événement dans les milieux parisiens et des personnalités comme Mallarmé,
Debussy ou encore Dolent sont obligés de se faufiler entre les poules et
les bottes de paille pour admirer ce chef-d’œuvre si vanté en Belgique :
« Tout Paris eut pendant un temps les
yeux sur le débutant. […] “Les princes de la critique” se sont émus.
Ils se dérangent pour ce jeune barbare, s’en vont en un lointain Vaugirard, dans
une grange ouverte à tous les vents et où picorent les poules. C’est là
qu’éclate dans sa poignante et sauvage magnificence le chef d’œuvre. On le
discute en de longs articles, il reçoit le salaire sacré de l’envie ; les
snobs bêlent leurs admirations, des poètes symbolistes s’entassent pour le
louer [13]. »
Malgré son dénuement financier et une santé
déplorable au moment de son arrivée à Paris, Henry De Groux ne tarde pas à
fréquenter assidûment les milieux intellectuels parisiens où il surprend par sa
profonde culture littéraire. Proche de critiques importants comme Remy de
Gourmont, André Fontainas, Charles Morice ou encore Julien Leclercq, il se rend
aussi dans les meilleurs salons littéraires et artistiques parisiens (Mallarmé,
Heredia ou encore Dolent). Mais c’est en Léon Bloy que Henry De Groux va
trouver son mentor parisien pour le meilleur et pour le pire.
Une amitié précaire
Si les circonstances de leur rencontre sont mal
connues, l’écrivain catholique devient le « protecteur » du jeune
artiste, avec lequel il instaure rapidement une relation exclusive et quasi
filiale. À ce titre, ce journal est d’autant plus précieux pour la recherche en
histoire de l’art et de la littérature qu’il a été rédigé en même temps que
celui de Léon Bloy. Il permet ainsi une passionnante confrontation, tant au
niveau de la consignation des tristes épisodes qui composent leurs quotidiens
précaires, que d’une pensée commune dominée par le rejet de la société
contemporaine ainsi que l’a expliqué Henry De Groux en ce jour de l’an
1892 :
« Je suis heureux de me retrouver avec
Bloy encore cette année : il y a contre nous une telle identique coalition
d’imbéciles et de canailles […] qu’il n’est pas étonnant que nos destins
fussent rapprochés et que nous subissions les mêmes avanies en partageant les
mêmes joies [14]. »
De la tentative de conversion du peintre aux
doctrines chrétiennes de Bloy jusqu’à leurs différents politiques et
artistiques, les notes du peintre sur l’écrivain sont aussi bien empreintes
d’admiration béate que d’effroi devant certains propos de son ami et témoignent
de la folie et de la paranoïa qui entouraient cette terrible amitié. Au début
de leur rencontre, Henry De Groux a consacré de très larges pages à son ami
écrivain, relatant avec soin leurs conversations passionnées, la précarité
du quotidien de Léon Bloy ainsi que ses convictions religieuses. Ces notes
passionnantes révèlent ainsi l’emprise intellectuelle et spirituelle exercée
par l’écrivain sur le jeune peintre durant ses années de formation parisienne.
Néanmoins, quelques faits marquants sont venus gêner le cours de cette amitié
légendaire, et ce avant même la brouille définitive en 1900, due à un
excès de paranoïa de la part d’Henry De Groux qui crût que la femme de Bloy en
voulait à ses jours et cherchait à l’empoisonner. Tout d’abord, il faut
mentionner l’attitude dreyfusarde du peintre belge pendant l’affaire qui
exaspéra Léon Bloy. D’une certaine manière, Bloy n’avait pas tort si l’on
considère que les volumes du journal correspondant aux années 1898 et 1899 sont
entièrement consacrés à l’affaire Dreyfus [15].
Malgré son aversion pour le naturalisme, De Groux fit plusieurs portraits du
Maître de Médan à cette période, portraits qu’il était d’ailleurs forcé de
retourner lorsque Bloy venait chez lui, au même titre que ceux de Wagner
– personnalité également exécrée par l’écrivain – et dont la
musique, disait-il, « le revigorait comme un bain de sang [16] ».
Convaincu dès le début de l’innocence de Dreyfus, De Groux fut admiratif
devant le courage déployé par Zola au cours de cette sombre période et
identifia sa destinée à celles du capitaine déchu et de son principal
défenseur. À ce titre, il représenta même sur le modèle du Christ aux
outrages, la sortie de l’écrivain après son audition au Palais de Justice (Zola
à la sortie du prétoire, 1899, Médan Maison d’Émile Zola), épisode au cours duquel De Groux raconte que
Zola eut la vie sauve grâce à son intervention pour le soustraire à une foule
déchaînée.
Mais c’est surtout l’incapacité de Bloy à convertir
pleinement son jeune ami aux préceptes de la religion catholique qui est à
la base de leur rupture. Henry De Groux a d’ailleurs consigné une remarque qui
résume à elle seule toute la dualité de sa relation avec l’écrivain
pamphlétaire : « J’admire l’artiste, mais l’artiste vient
beaucoup après le croyant et le fanatique qui m’épouvantent. Je n’aime pas son
Dieu. Je ne voudrais, pour rien au monde, devenir comme lui. Il est pour moi
une espèce de monstres. » Pour mieux comprendre les
difficultés de l’artiste avec les dogmes de la religion catholique, il faut
citer ce passage du journal particulièrement savoureux stylistiquement et
tout à fait révélateur de son appréhension de la spiritualité : « Il
n’y a pas à dire : le bedeau, les prêtres à têtes animales, les statues de
Saint Sulpice, les tableaux – bons ou mauvais –, la promiscuité des
fidèles, les sermons assommants ou imbéciles, c’est tout de même pas facile de
voir Dieu à travers tout cela [17] ! »
C’est ainsi qu’Henry De Groux n’apparaît pas aussi
inféodé à Léon Bloy, contrairement à ce qu’a laissé entendre l’auteur du Mendiant
ingrat. S’il est vrai qu’à son arrivée à Paris, le jeune artiste a subi
l’influence de son aîné ce qui l’entraîna dans un processus de marginalisation,
De Groux a pourtant réussi une vie intellectuelle moins isolée que celle de
l’écrivain si l’on songe à l’étendue des relations littéraires précédemment
évoquées. Un double niveau de lecture s’offre ainsi à celui qui ose entrer dans
le manuscrit d’Henry De Groux : d’un côté le journal de bord d’une vie en
marge car passée aux côtés de Léon Bloy, et de l’autre celui d’un peintre
parfaitement accepté et reconnu dans les milieux symbolistes. Deux lectures
pour deux vies parallèles, qui jamais ne se croisent.
La déchéance comme
idéal
Néanmoins, celui qui connut le mieux l’âme d’Henry De Groux, a dressé dans son roman La Femme pauvre le meilleur portrait de son ami en tant que peintre dans
lequel il met en scène le jeune artiste sous le pseudonyme de Lazare Druide.
D’une lucidité qui ne lui était pas coutumière en histoire de l’art, ce
texte de Bloy est certainement le meilleur portrait littéraire de
l’artiste :
« Il [Lazare Druide/Henry De Groux] est
peintre celui-là, comme on est lion ou requin, tremblement ou déluge ;
seulement il faudrait un peu plus que le langage des hommes pour exprimer
combien Dieu a voulu qu’il fût peintre, le malheureux ! car il semblait
que tout en lui dût s’opposer à cette vocation. On
peut se le représenter vagabond, chef de brigands, incendiaire, pirate sans
merci, Il est encore plus facile de le rêver bonnement gardant des pourceaux
sous les chênes de quelque monastère, en un paysage de vitrail, et la tête
coiffée du nimbe des saints bergers, car c’est une âme d’une simplicité
admirable. Mais la peinture, ou, si on préfère, la syntaxe de la peinture, ses
préceptes et ses méthodes, ses lois, ses canons, ses rubriques, ses dogmes, sa
liturgie, sa tradition, rien de tout cela n’a jamais pu dépasser son seuil. Au
fait, ne serait-ce pas là une manière sublime de concevoir et de pratiquer
l’art de peindre, analogue à l’évangélique perfection qui consiste à se
dépouiller de tout [18]. »
Dans le contexte symboliste dans lequel évolue De Groux, la pauvreté devient pour lui un idéal dont les racines sont à chercher
dans la carrière de ses glorieux aînés : « Nous [Bloy et De Groux] sommes dans cet état de pauvreté sacrée, de ceux qui donnèrent jadis
tous leurs biens à l’Église, mais nous les avons donnés nous à l’Art, à la
Poésie [19]. » Et plus loin, il
reprend : « Baudelaire, Verlaine, Barbey et Villiers sont morts
pauvres et d’autres les suivent dans la voie glorieuse [20]. »
Profondément marqué par la pauvreté de Bloy, qui dépassa peut-être celle de
tous les autres et même la sienne [21], De Groux fit alors
de l’écrivain son modèle artistique : « Il n’y a pas à dire
mais la Pauvreté, la pauvreté vraie, couvre les épaules de mon grand ami, mieux
qu’un manteau d’Empereur et lui donne sa réelle majesté. Il est vraiment le
“grand pauvre” et son insociabilité véritable ou prétendue ne fait
que me l’idéaliser [22]. »
Certaines lithographies réalisées à cette période sont ainsi révélatrices de
cet état d’esprit à l’exemple notable de Ploutocratie (1893, Musées
royaux des beaux-arts de Belgique) qui exprime sous la
forme d’un animal hybride à corps de lion et à nez de cochon couché sur un tas
d’or, tout le dégoût ressenti alors par l’artiste pour la prospérité bourgeoise
de la fin du XIXe siècle.
Néanmoins, Henry De Groux ne s’intéressa que rarement
à représenter la précarité pour elle seule. En tant que peintre d’histoire ou
plutôt en tant que « nécromancien des âges révolus [23] »
ainsi qu’il aimait à se définir, De Groux préféra s’intéresser aux grands
hommes et chefs de guerre tels que Napoléon, César ou Hannibal qu’il peignit le
plus souvent au moment de leur déclin ou dans les épisodes les plus tragiques
de leur vie et auxquels il n’hésitait pas à s’identifier : « J’aime
les héros que je peins comme mon père devait aimer les pauvres et comme il les
aimait réellement. Je m’exalte à leur gloire, je souffre de leur revers, je
m’intéresse à toutes les postures auxquelles le destin les contraignit [24]. » Mises à part quelques œuvres
de jeunesse, à la portée anarchisante comme les Errants (1893,
pastel, Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten), œuvre
inspirée par la « Tribu prophétique » de Baudelaire, les
représentations de marginaux dans l’œuvre d’Henry De Groux restent rares même
si ces derniers ont souvent été considérés dans le Journal comme un
formidable sujet plastique apte à la mise en couleur :
« Je vois stationner devant l’église de
St Germain des Prés, un pauvre diable sublime, vêtu de très vieilles hardes aux
couleurs si étrangement et noblement harmonieuses comme ont souvent les
pauvres. Le visage est dur quoique ses yeux aient une exquise expression de
rêve et d’idéalisme malgré l’irréductible plissement du front et quelque chose
de hautain dans le port de la tête et de l’expression véhémente et dédaigneuse
des narines nerveuses qui semblent ironiquement et à regret humer la vie. Un paletot d’un brun sombre, trop
large enveloppe un corps à la fois grêle et robuste et toute la complexion de
cet être a quelque chose de ces personnages qui figurent dans les cortèges
extatiques que mon père retraçait dans ses pèlerinages avec une singulière
prédilection [25]. »
Cependant, il existe une profonde différence entre la
représentation du mendiant dans son œuvre littéraire et celle faite dans ses
toiles. La multitude si présente dans l’œuvre d’Henry De Groux – qu’il
s’agisse de la foule tourbillonnante du Christ aux outrages ou de celle
qui brandit ses cannes dans le Zola à la sortie du prétoire – est
autrement plus dangereuse que les processions de pauvres gens peintes par son
père. Sans vouloir établir une interprétation psychanalytique de son œuvre, il
est indéniable qu’un sentiment d’auto identification prédomine, résumant à lui
seul la carrière et l’art de ce peintre. Or, le plus souvent, ce sont des
foules composées de mendiants et de gueux qui assaillent le malheureux
supplicié, ce qui inverse le processus de compassion envers les plus pauvres
développé dans le journal [26]. En quelque sorte,
De Groux se met en scène sous les traits de l’artiste maudit, témoignant de son
propre supplice. Qu’il s’agisse du Christ, de Zola ou d’Andronic lapidé par la
foule de Byzance (Bruxelles, musées royaux des Beaux-Arts), les sujets choisis
par Henry De Groux sont autant d’occasions de peindre des autoportraits en
marginal, en martyr de la société contemporaine.
Pierre Pinchon
(Université de Genève)
[1] Paris, Bibliothèque de
l’Institut national d’histoire de l’art, Ms 711-720. Voir aussi la publication
partielle de ces écrits par Rodolphe Rapetti et Pierre Wat (dir.),
Henry de
Groux. Journal, texte établi et annoté par Pierre Pinchon, Rodolphe
Rapetti, Thomas Schesser et Pierre Wat avec la collaboration d’Anne-Elisabeth Lambert,
Paris, Kimé-Inha, 2007.
[2] Voir Pierre Pinchon et
Thomas Schlesser, « Le Monstre d’une vie »,
op. cit., 2007, p.
39-42.
[3] Voir Pierre Pinchon et
Pierre Wat, « Monsieur Vertige. Henry De Groux écrivain »,
op.
cit., 2007, p. 27-38.
[4] Lettre d’Henry De Groux à
Marie De Groux citée dans Émile Baumann,
La Vie terrible d’Henry De Groux,
Paris, Grasset, 1936, p. 131.
[5]
Journal, 19 juillet 1892, Ms 711.
[6]
Journal, 14 janvier 1892, Ms 711 : « Je ne
parviens pas à m’insensibiliser comme il conviendrait pour user de tous les
moyens rebutants nécessaires à l’accomplissement pratique d’une œuvre. Il
faudrait que j’aille dans les hôpitaux voir les morts, les mourants, et que je
dessine des cadavres. Il faudrait même courageusement apprendre l’anatomie à
l’amphithéâtre pour arriver à la possession d’une grande science. Il faudrait
que j’aille chez l’équarisseur, étudier pour mes champs de bataille l’étonnante
physionomie des chevaux morts et des chevaux blessés et leurs formidables
carcasses. J’ai plusieurs fois essayé ces modes d’enseignement, mais j’ai sans
cesse été rebuté par l’excès du dégoût, où la trop vive émotion qui me réduisit
à la quasi impuissance… Il faut pour faire du grand art le cœur de bronze de
Bonaparte ou de Michel-Ange. »
[7] Voir cat. exp.
Charles
Degroux (1825-1870),
et le réalisme en Belgique, Gand
Bruxelles, Snoeck-Ducaju & Zoon, 1995.
[8]
Journal, 27 décembre 1892, Ms 711.
[9] Jules Destrée, « Essai de critique esthétique »,
Magasin
littéraire de Gand, 15 décembre 1890 repris dans
La Plume, numéro
spécial consacré à Henry De Groux, 1899, p. 231
[10] Voir Rodolphe Rapetti,
« Sous le signe de Maldoror : Léon Bloy et Henry De Groux »,
Cahiers
Lautréamont. Isidore Ducasse à Paris, Tusson, du Lérot, 1996, p. 271 et s.
[11] Voir
Journal, 19 juillet 1892, Ms 711 : « Grande
difficulté d’acclimater mon esprit à la vision continuelle de l’atrocité du
monde et de sa loi vitale. On nous parle sans cesse, ô Lautréamont, de la bonté
infinie de Dieu et pourtant nous ne pouvons ouvrir les yeux sans être frappé du
spectacle de l’universel tourment et de l’iniquité sans fin…». Voir aussi
Journal, 28 décembre 1892, Ms 711 : « Plains-moi ou je te
maudis ! Dans l’extrême douleur où je suis, infiniment malheureux et ne
pouvant pour ainsi dire pleurer que sur soi-même, je ne puis oublier cette
inscription mise au bas d’un certain portrait de Baudelaire, celui précisément
où il a le plus l’air d’un réprouvé ; car il était aussi un grand pauvre à
la façon d’être pauvre des artistes et des hommes supérieurs privés de leur gloire,
des triomphes mérités, plus encore que d’autres aliments de
subsistances. »
[12] Voir Rodolphe Rapetti,
« Un chef d’œuvre pour ces temps d’incertitude :
Le Christ aux
outrages d’Henry De Groux »,
Revue de l’Art, n°96, 1992, p. 40
et s.
[13] Léon Souguenet, « Un
artiste »,
op. cit., 1899, p. 202.
[14]
Journal, 1
er janvier 1892, Ms 711.
[15] À ce sujet, voir Bertrand
Tillier,
Les artistes et l’affaire Dreyfus 1898-1908, Seyssel,
Champ-Vallon, 2009.
[16]
Journal, récapitulations
mensuelles février 1892, Ms 711.
[17]
Journal, 5
novembre 1892 Ms 711.
[18] Léon Bloy,
La Femme
pauvre, épisode contemporain, Rennes, La Part commune, 2004, p. 209.
[19]
Journal, 7 octobre
1892, Ms 711.
[20]
Journal, récapitulations mensuelles janvier
1892, Ms 711.
[21]
Ibid. :
« J’aime mieux la misère de Bloy que la mesquine prospérité de ses
ennemis. La misère de Bloy est grande et féconde ; la prospérité de ses
ennemis est grossière, illusoire et vaine. Plusieurs d’entre eux aujourd’hui
couchés sur des tas d’or ont déjà trahi à ce sujet leurs incertitudes et leurs
craintes comme dans l’Écriture – avant peu qui sait ? – les
premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers. »
[22]
Journal, 23 mai
1892, Ms 711.
[23]
Journal, 18 novembre
1892, Ms 711.
[24]
Journal, 2 février 1908, Ms 712.
[25] Journal, 20 juin 1892,
Ms 711. Voir aussi 6 juin 1892, Ms 711 : « Je préfère la figure
noblement patibulaire de certaines brutes aux grâces abjectes des gens dit du
“monde” aux prétentieuses et fades frimousses de vos élégants. Mais
alors il me faut le vrai pauvre celui dont nul “chic” artiste ne
vient modifier la dolente image. L’ouvrier en costume de travail, le visage et
les vêtements criblés des vestiges de sa besogne, comme un soldat couvert de
poudre et de sang, a sa beauté. La placidité des rudes débardeurs d’Anvers, du
paria des quais et des entrepôts, […] semblent en tout des héros, vraiment
dignes de tenter le pouvoir commémorateur d’un grand artiste, sculpteur ou
peintre. Les plus misérables gueux qui fouillent les détritus amoncelés des
trottoirs dans le morne crépuscule des aubes citadines, les mendiants
faméliques qui attendent aux portiques des églises l’arrivée des dévotes
cossues, tous ont dans leurs allures, leurs affres visibles, la poésie de leurs
hardes caressées par les météores et la main experte de toutes les misères, de
quoi affoler le spectateur digne de retenir leur aspect de douleur et de
majesté dans un coin de sa mémoire, ou l’Escurial de ses dilections. »
[26] Voir aussi
Journal, 4 septembre 1892, Ms 711 et 7 juin 1899, Ms 716 : « Quelle sale bête
que l’homme : hier, je vois un pauvre diable couché sur un banc du
boulevard Saint Michel. Passe une bande d’individus se concertant un moment
puis, l’un d’eux s’avance et d’un brusque coup de pied fait rouler par terre le
pauvre dormeur. Aussitôt ils s’enfuient tous tandis que le malheureux se relève
en gémissant. Je relate ce matin dans un journal le fait suivant
qui s’est passé hier presque au même endroit : un va-nu-pieds s’était
entortillé les pieds dans des journaux pour se protéger du froid et s’était
endormi sur le seuil d’une porte. Des passants se sont amusés à y mettre le
feu. Le malheureux affreusement meurtri et criant comme un damné a été
transporté à l’hôpital. »