« Le cri de la conscience » : Léon Cogniet et ses ateliers

 

L’œuvre et la carrière de Léon Cogniet (1794-1880) n’ont guère changé depuis l’exposition monographique du musée des Beaux-Arts d’Orléans en 1990 [1]. Or, entre l’artiste romantique des années 1830 et l’enseignant reconnu du Second Empire, l’image de Léon Cogniet n’a cessé d’évoluer au cours de sa carrière, s’incarnant dans un lieu essentiel pour la connaissance de cet artiste : son atelier. « Le miroir de son âme et de son cerveau », comme a pu l’écrire Léon Lagrange [2], se retrouve pleinement dans les nombreuses représentations des ateliers du peintre. Depuis les vues de sa chambre à la Villa Médicis, immortalisées entre 1817 et 1822, jusqu’aux ateliers des élèves, où s’impose la figure du maître dans les années 1850, ce type d’œuvres participe à la diffusion d’une image du peintre et prend fréquemment la place de l’autoportrait. Si les premières vues des ateliers de Léon Cogniet sont réalisées par le peintre lui-même, elles cèdent rapidement la place à des évocations de ses proches : sa sœur Marie-Amélie, qu’il forme dans les années 1820, puis son épouse Caroline Thévenin, suivies de peu par les hommages d’élèves. Léon Cogniet n’est d’ailleurs pas toujours présent et tend à disparaître par moments au profit de ses toiles qui, placées dans un coin de la pièce, convoquent sa présence. Ces vues d’ateliers sont également un moyen pour mieux appréhender, outre l’œuvre de Cogniet, son contexte social et familial. En effet, l’image de Léon Cogniet ne peut se détacher de son maître, de ses camarades, de sa famille ou de ses élèves. Son calme et son humilité légendaires ne lui ont toutefois pas permis de s’inscrire avec vigueur dans l’histoire de l’art du XIXe siècle et Paul Mantz de noter dès 1881 que : « Comme peintre, Léon Cogniet est une figure un peu indistincte, elle s’estompera vite. Elle a cependant une certaine valeur historique » [3]. Il a su, en effet, marquer toute une génération de peintres par son attachement aux ateliers et à l’enseignement.

« Léon Cogniet, élève de monsieur Guérin »

Fils d’un dessinateur en papiers peints, Léon Cogniet rentre dans l’atelier de Pierre-Narcisse Guérin (1774-1833) en 1812 où il côtoie Géricault et Delacroix. En 1817, à l’âge de 23 ans, il est le premier élève de l’atelier à remporter le Prix de Rome. Il devient dès lors, l’un des préférés de Guérin son « cher maître », comme il l’appelle, Guérin allant jusqu’à déclarer dans l’une de ses lettres « croyez bien que j’ai été votre ami plus encore que votre maître » [4]. C’est donc en jeune artiste, fier de son nouveau statut, que Léon Cogniet se représente vers 1817, peu avant son départ en Italie, dans un autoportrait qui s’inscrit dans un panthéon familial, au milieu des portraits de ses parents et de sa sœur Marie-Amélie (Orléans, musée des Beaux-arts) [5].

Léon Cogniet découvre en Italie les beautés des paysages, tout en approfondissant sa connaissance de l’antique et des maîtres renaissants. Ses proches lui manquent toutefois et il choisit de se représenter à la lecture de la première lettre qu’il reçoit à la Villa Médicis. L’œuvre aujourd’hui conservée au musée de Cleveland est connue sous le titre L’artiste dans sa chambre à la Villa Médicis. La toile porte au dos l’inscription : « ma chambre à la réception de la première  lettre de ma famille/ 1817 ». C’est en effet sa chambre à coucher qu’il représente avec les accessoires propres au peintre : la palette suspendue sous l’étagère, les cartons à dessins, les éléments de costumes, comme le casque romain présent sur le mur gauche, … L’œuvre dans sa composition générale n’est pas sans rappeler l’inspiration flamande de certaines œuvres contemporaines comme L’intérieur de cuisine de Martin Drolling (1815, Paris, Musée du Louvre), qu’il a pu voir au Salon, ou d’autres scènes de genre que popularise à la même époque Pierre Duval-Lecamus [6]. Le paysage que l’on aperçoit par la fenêtre est à rapprocher des nombreuses esquisses que Cogniet rapporte d’Italie. Des esquisses réalisées en compagnie, ou sous l’influence, d’Achille-Etna Michallon (1796-1822), Prix de Rome de paysage historique en 1817, dont Cogniet était proche et dont il immortalise les traits dans le célèbre portrait du Musée des Beaux-Arts d’Orléans. Ce n’est toutefois pas l’effervescence de l’atelier ou les discutions entre pensionnaires que Cogniet choisit de représenter dans cette œuvre, mais un moment de calme, de tranquillité et de solitude. Ce n’est plus le jeune homme fougueux du premier autoportrait, les doutes ont peut-être estompé la confiance des premiers succès. L’éloignement d’une famille à laquelle il est très attaché y est sans doute pour beaucoup. Nous sommes ainsi face à un homme, plongé dans sa lecture, en une sorte de repli que l’on retrouve dans une autre toile de la même période, L’artiste dessinant à la Villa Médicis (vers 1822, Orléans, Musée des Beaux-Arts). Le cadrage en est plus serré, mais la concentration du peintre demeure. L’association de la blouse et des chaussons rouges confirme l’ancrage du peintre dans son intérieur. Cogniet n’était pas, en effet, connu pour être un mondain, mais bien plutôt un être réservé, un travailleur acharné qui n’hésitait pas à passer plusieurs années sur une même toile dans le secret de son atelier.

De retour à Paris, il faut attendre le Salon de 1824 pour voir triompher Léon Cogniet. Cette année-là, aux côtés de la Jeanne d’Arc malade interrogée dans sa prison par le cardinal de Winchester de Paul Delaroche et les Episodes des massacres de Scio d’Eugène Delacroix, Léon Cogniet attire le public et la critique avec son Massacre des Innocents (Rennes, Musée des Beaux-Arts). Le peintre appartient alors à la jeune école romantique, mais ne parvient pas à renouveler, par la suite, la tension et la mise en scène spectaculaire : « c’était un modéré et peut-être un sage. Il ignora le délire. Bien que ses origines lui eussent permis de se mêler aux luttes provoquées par l’invasion du romantisme, il resta calme », comme le rappelle Paul Mantz [7]. Au Salon de 1827, il présente ainsi une œuvre plus réservée, Saint Etienne portant secours à une famille pauvre (Paris, église Saint Nicolas-des-Champs). Il reçoit alors la commande d’un plafond pour le musée du Louvre. C’est le moment que choisit sa sœur, Marie-Amélie (1798-1869), pour réaliser un véritable reportage sur l’atelier de Léon Cogniet. La commande du plafond du Louvre, apparaissant probablement à ses yeux comme la consécration de la carrière de son frère.

Souvent dans l’ombre de son frère, Marie-Amélie Cogniet, qui apprend la peinture auprès de ce dernier, remporte quelques succès au Salon où elle expose régulièrement de 1831 à 1843. On lui doit notamment Un religieux au Salon de 1833 (probablement Orléans, Musée des Beaux-Arts) ou La confession de 1842 (Orléans, Musée des Beaux-Arts), inspirée par le Giaour de Lord Byron. En 1831, elle choisit d’immortaliser l’atelier de son frère dans une série de petits formats. Léon Cogniet réside alors au 9 de la rue Grange-aux-Belles. Il s’agit de l’atelier aux vastes dimensions qui, selon Charles Blanc, aurait abrité, à la demande de Théodore Géricault, le Radeau de la Méduse à l’issue du Salon de 1819 [8]. Les lieux sont représentés par Marie-Amélie Cogniet sous trois angles différents [9].

En partant de la gauche, nous trouvons l’atelier vu du côté de la verrière. Léon Cogniet, penseur, est assis sur une planche (Orléans, Musée des Beaux-arts). Marie-Amélie s’est sans doute représentée à ses côtés, derrière le chevalet. Cette partie est dédiée aux études académiques que l’on peut voir sur la gauche. Les plâtres viennent peupler les lieux et participent de la formation artistique et du vocabulaire formel du peintre, à l’image du plâtre grandeur nature de la Vénus Médicis. Des œuvres plus contemporaines soulignent la production récente du peintre, comme le portrait posé contre le poële. Il s’agit du portrait en buste du Maréchal Maison. Commandé par l’Etat en 1829, le portrait en pied du Maréchal, présenté au Salon de 1831, se trouve aujourd’hui au Musée de l’Armée. Le peintre est toujours représenté dans une pose méditative, plongé dans ses pensées. Un certain mystère se dégage de l’œuvre puisque l’on ne sait pas ce qu’il observe. Le voile est toutefois levé grâce au second tableau qui présente l’atelier dans sa plus grande largeur.

Ce tableau est le seul de la série à être daté, il porte sur le châssis l’inscription « M. Amélie Cogniet, Un coin de l’atelier de Léon Cogniet en 1831 » (Orléans, Musée des Beaux-arts). Il offre, par les œuvres qu’il représente, l’un des aspects les plus complets de la carrière de Cogniet en 1831 et annonce également son rôle d’enseignant. Tenant l’échelle que l’on voyait sous la verrière, Léon Cogniet prend du recul pour mieux appréhender le plafond qu’il réalise alors pour le Musée du Louvre. Si la Vénus demeure au centre de la composition, d’autres plâtres viennent compléter la série des antiques. Le mur est cette fois-ci orné de toiles de plus grande taille. On trouve ainsi la première tentative de Cogniet au Prix de Rome en 1815 : Briséis pleurant Patrocle, que sa veuve lègue au Musée des Beaux-Arts d’Orléans. Le premier envoi de Rome est également présent. Il s’agit de Caïn et Abel, aujourd’hui disparu, dont le Musée des Beaux-Arts d’Orléans conserve deux études. Nous trouvons ensuite toute une série d’esquisses de paysages ramenées par Cogniet de son séjour italien. L’un d’eux semble être le Chemin au bord d’un ravin du Musée des Beaux-Arts d’Orléans. Plusieurs portraits sont également présents, de même qu’un cheval blanc qui pourrait être une étude pour le cheval de Rebecca enlevée par Bois-Guilbert de 1828, aujourd’hui conservé à la Wallace Collection. Deux figures viennent compléter cette vue de l’atelier de Léon Cogniet : un jeune apprenti que l’on devine sur la gauche, à proximité du peintre, et un copiste plus âgé qui annonce le futur atelier d’élèves de Léon Cogniet. L’œuvre qui focalise les regards du peintre demeure la toile du Louvre. Ce plafond représentant L’expédition d’Egypte sous les ordres de Bonaparte était destiné à la salle des papyrus et des manuscrits grecs, dans la galerie du Musée Charles X du côté Seine, salle qui devient avec l’entrée de la collection Campana en 1862 celle de la céramique antique. Si le plafond est, pour Marie-Amélie, digne de figurer au cœur de l’atelier de son frère, la réception du tableau au Salon de 1835 est des plus mitigées et certains auteurs s’émeuvent du traitement inadapté au sujet qui aurait dû être des plus grandioses, allant jusqu’à déclarer que « Cogniet a rapetissé la donnée ; il l’a traduite en prose ; il n’a fait qu’une vignette, à la façon d’une illustration de journal à images. Des personnages vulgaires et noirs pratiquent des fouilles dans un terrain café au lait : voilà tout » [10]. Le tableau que l’on devine sur le bord droit du tableau de Marie-Amélie Cogniet pourrait être le Portrait en pied du Maréchal Maison que Cogniet présente au Salon de 1831. Si nous nous tournons enfin vers la figure de Léon Cogniet, c’est à nouveau celle de la réflexion que nous retrouvons, mais également celle de l’artiste créateur, perché sur une échelle, le pinceau à la main.

Le troisième tableau, passé en vente en 1998, est des plus originaux et représente l’atelier vu derrière le plafond du Louvre [11]. Nous retrouvons au mur les esquisses de paysages et l’horloge rouge. Une figure intéressante apparaît également sur le mur, il s’agit de la vieille italienne immortalisée par Géricault, Schnetz et Cogniet. L’œuvre réalisée par Léon Cogniet, conservée au Musée des Beaux-Arts d’Orléans, est à rapprocher de la version réalisée par Schnetz au même moment et que Léon Cogniet conservait dans ses collections. Le peintre disparaît sur cette œuvre, seules ses toiles viennent témoigner de sa présence et de son travail au sein de l’atelier. La figure du penseur demeure toutefois avec la présence du Doryphore, placé sur l’armoire, qui semble se tenir la tête.

De ces petits formats représentant l’atelier fraternel, Marie-Amélie réalise un tableau pour le Salon de 1831. Elle ne présente pourtant qu’Un coin d’atelier qui, faute d’éléments visuels importants, ne nous permet pas d’identifier les lieux et de confirmer si nous nous trouvons dans l’atelier de Léon Cogniet ou dans celui Marie-Amélie, qui habite alors au 50 rue des Marais Saint-Martin. La jeune artiste s’approprie ici la renommée de son frère en intégrant sur le mur une esquisse du Massacre des Innocents de 1824. Satisfaite de son œuvre, Marie-Amélie la présente au Salon de Lille en 1834 où l’œuvre est achetée par le musée des Beaux-Arts de la ville. Ces vues d’ateliers dans lesquelles Marie-Amélie Cogniet semble se spécialiser autour de 1831 s’inscrivent dans un mouvement plus large d’intérêt des artistes et des écrivains pour les lieux de créations. La même année Balzac publie son Chef-d’œuvre inconnu et l’année suivante, en 1832, Théophile Gautier s’y intéresse avec Albertus. Malgré la présence de quelques familiers, c’est un lieu privé, intime que nous représente Marie-Amélie. Cogniet, qui aurait pu devenir un chef de file romantique, préfère en effet la solitude de son atelier. Anatole de la Forge le souligne en indiquant qu’il faut abandonner à Léon Cogniet « ses heures de solitude et de réflexion dans le coin de l’atelier […] le dôme de l’Institut, sous lequel il a le droit de siéger, est encore trop bruyant » [12]. Cette figure réservée apparaît pourtant comme un enseignant essentiel dans la formation d’une grande partie des peintres de la seconde  moitié du XIXe siècle.

 

L’enseignant, les hommages au maître

Léon Cogniet est sans doute avec Paul Delaroche l’un des enseignants les plus importants du XIXe siècle. Au cours de sa carrière, il multiplie les postes de professeurs de dessin. Ses fonctions d’enseignant l’accaparent et le détournent de la peinture qu’il n’expose plus que rarement au Salon après 1843. Ernest Vinet le note en 1862, en écrivant que « M. Cogniet n’a pas beaucoup produit. Toujours plus soucieux des autres que de lui-même, sa grande préoccupation, depuis des années, c’est d’ouvrir les voies à la jeunesse artiste, de la guider, de la soutenir avec une persistance et une sagesse que l’on ne saurait trop louer » [13].

Il enseigne ainsi à l’Ecole Polytechnique pendant presque 16 ans, de 1847 à 1861, au Lycée Louis-le-Grand, où Degas apprend le dessin, de 1831 à 1876 [14] ainsi qu’à l’Ecole des Beaux-Arts où il est nommé professeur en 1851, mais dont il démissionne en 1863 à la suite de la réforme. Parallèlement à ces charges officielles, Léon Cogniet tient un atelier privé où se forment de nombreux artistes tels que Meissonier, Bonnat ou Luminais. Un atelier pour jeunes filles, où il vient suivre l’avancée des travaux de ses élèves et les conseiller, complète enfin ces quatre précédents lieux. Un dictionnaire publié en 1852 peut ainsi indiquer dans sa notice sur l’atelier : « Le nom d’atelier est encore donné à la réunion d’élèves qui travaillent sous un même maître. L’atelier de David a toujours été le plus fréquenté de son époque. Outre son atelier de jeunes gens, qui est très fréquenté, M. Léon Cogniet en a aussi un pour les jeunes filles ; il est tenu par sa sœur, et ne compte pas moins d’élèves. On cite encore les ateliers de MM. Abel de Pujol, Picot, Ramey et Dumont » [15]. Léon Cogniet est alors, en ce milieu du XIXe siècle, l’enseignant le plus important et ses élèves l’emportent dans les expositions parisiennes au point de faire dire à Alfred Busquet en 1857 que « L’atelier Cogniet est une sorte d’école mutuelle dont les moniteurs sont MM. Axelfeld, Barrias, Girardet, Frère, Hillemacher, Lecomte, Luminais, Richter, Rigo, Vignon, Villain, Rodakowski. Nous avons compté dans les salles de l’exposition jusqu’à cent neuf élèves de M. Cogniet, et certainement nous en avons omis plusieurs. […] N’oublions pas cependant qu’elle se glorifie de M. Meissonier l’enfant sublime de la maison » [16]. Si nous ne connaissons pas actuellement de vues des ateliers officiels de Léon Cogniet, ses deux ateliers privés sont en revanche un peu mieux documentés, notamment celui des femmes. Malgré son absence dans ces vues d’ateliers, il demeure présent à travers ses tableaux et chacune de ces œuvres devient un véritable hommage des élèves à leur maître.

L’unique témoignage attesté de l’atelier pour jeunes hommes de Léon Cogniet demeure le dessin réalisé par Dominique Papety (1815-1849) et récemment acheté par le musée des Beaux-Arts d’Orléans, portant l’inscription : « L’atelier des élèves de monsieur Léon Cogniet pendant le repos du modèle à Paris, 1835 ». S’il ne nous est pas permis de confirmer la présence de Léon Cogniet dans ce dessin, en la personne de la figure de gauche ayant ses mains dans le dos, on trouve dans cette vue de l’atelier une dynamique absente des œuvres précédentes. Une vingtaine de jeunes gens associés à la musique et à la danse, contrebalancent l’isolement de l’artiste dans son atelier. Le dialogue, l’échange étaient les principales qualités de Cogniet, il cherchait à développer les qualités de ses élèves et Henri Delaborde de noter : « Combien d’artistes y ont gagné d’être bien guidés, ou plutôt d’être bien encouragés à suivre chacun leur voie ! Car jamais chef d’école n’eut moins que celui-là le goût de la domination et le besoin d’imposer sa manière » [17]. Une deuxième toile pourrait également témoigner de l’atelier Cogniet. Il s’agit d’un tableau anonyme, présent sur le marché de l’art anglais, où l’on voit un modèle poser dans un atelier avec des esquisses au mur où l’on devine quelques noms : Naudin et Changrenier, deux élèves de Cogniet [18]. Il faut ici rappeler la présence au Musée des Beaux-Arts d’Orléans de nombreuses esquisses ou travaux préparatoires réalisés par les élèves et donnés en cadeau à Cogniet. Si les peintures sont mieux connues, Léon Cogniet avait également beaucoup d’intérêt pour la sculpture. Il encourageait ainsi les élèves sculpteurs lors des concours d’esquisses et lorsqu’il faisait partie du jury, il avait coutume de demander aux lauréats (à qui l’on rendait traditionnellement les esquisses) de les lui donner et il les conservait dans son atelier. Henry Jouin évoque ainsi Saint Jean-Baptiste de Barrias, Agar de Noël, une Victoire de Jouandot et trente autres esquisses en ronde-bosse [19]. Le succès des ateliers Cogniet est tel et ses élèves sont si fiers de leur maître, que lorsqu’il est reçu à l’Institut en 1850, ils organisent un banquet en son honneur. Cinq autres banquets suivront jusqu’en 1880 [20]. Le rôle de Cogniet comme enseignant l’emporte donc au cours de sa carrière sur celui de peintre, un rôle qui demeure central dans la formation des femmes peintres, l’atelier Cogniet étant, en effet, avec celui de Charles Chaplin celui où se forme le plus grand nombre de jeunes femmes dans les années 1840-1860 [21]. Le choix et la réflexion d’un enseignement pour jeunes filles sont liés à sa première élève : sa sœur Marie-Amélie. C’est elle qui encadre l’enseignement de l’atelier féminin, comme il était de coutume, les peintres délaissant à d’anciennes élèves la charge de suivre à la semaine l’atelier, ces derniers ne venant que ponctuellement corriger et conseiller les travaux des jeunes filles. La deuxième femme à avoir secondé Léon Cogniet dans la mise en place d’un atelier pour jeunes filles est une de ses élèves : Caroline Thévenin (1813-1892), qui devient sa femme en 1865. Originaire de Lyon, Catherine-Caroline Thévenin vient à Paris apprendre la peinture auprès de Léon Cogniet avec sa sœur Anne-Marie-Reine. Plusieurs de ses toiles, dont certaines présentées au Salon, sont aujourd’hui conservées au musée des Beaux-Arts d’Orléans. Comme Marie-Amélie qui avait immortalisé l’atelier de Léon Cogniet en 1831, elle s’intéresse à l’atelier de jeunes filles qu’elle représente à deux reprises.

La première de ces toiles est l’atelier de jeunes filles en 1836, probablement le tableau qu’elle présente cette année-là au Salon (Orléans, Musée des Beaux-arts). L’impression première devant cette toile est celle d’une réunion de jeunes filles de bonnes familles passant du temps dans un atelier d’artiste. L’idée de passe-temps l’emporte sur celui de profession. Pas de modèles ici, posant ou au repos, mais un enseignement basé sur la copie : copie d’antiques, comme ceux placés sur l’étagère [22], copie de gravures, évoquée par les deux jeunes femmes en train de feuilleter un portefeuille, copie de tableaux, puisque la toile au centre de la composition est une réplique de La nymphe chasseresse de Cogniet [23]. En dehors de l’étude du modèle nu, l’ensemble des pratiques d’enseignement artistique offertes aux hommes est donc accessible aux femmes. La seconde vue de l’atelier de jeunes filles, conservé au musée des Beaux-Arts d’Orléans, est à attribuer, selon nous, à Caroline Thévenin. Il représente en effet l’autre partie de l’atelier, l’étagère de gauche faisant le lien avec le précédent tableau. La Nymphe chasseresse est à nouveau présente, au travers d’une copie d’élève, et confirme la place de cette œuvre dans le processus d’apprentissage des élèves. Il faut rappeler à ce sujet la publication en 1835 d’un Cours de dessin par Léon Cogniet, comprenant 29 têtes d’études [24]. L’atelier des jeunes filles est également celui dont nous conservons aujourd’hui quelques témoignages écrits, comme le Journal de Marie-Edmée Pau (1845-1871), venue étudier chez Cogniet en juin 1865. Cogniet venait deux fois par semaine observer les travaux de ses élèves et les conseiller : « M. Léon Cognet [sic], mon professeur, est venu au cours pour la quatrième fois depuis mon arrivée. […] On tremble tant soit peu, lorsque la première porte de l’atelier s’ouvre, et quand il s’arrête sur le seuil de la seconde, on entendrait voler une mouche. Alors je me retourne, et je vois près de moi un homme de taille moyenne, à cheveux gris, des traits fins, le regard et le front d’un homme supérieur. Il examine le modèle, puis vient s’asseoir devant chaque étude tour à tour » [25]. Au sujet de ces élèves féminines, il nous faut enfin évoquer Mlle Biet qui présente au Salon de 1834 un Intérieur de l’atelier des élèves de M. Cogniet, pendant le repos. Il s’agit de l’atelier des femmes puisque les collections de la famille d’Orléans à Neuilly conservaient cette œuvre sous l’intitulé Un Atelier de dames chez Léon Cogniet par Mlle Biet  [26]. L’humilité de Cogniet explique sans doute son absence de ces vues d’ateliers. Il choisit de s’effacer derrière ses élèves, mais demeure pourtant présent comme nous l’avons vu à travers plusieurs de ses toiles.

Ces vues d’ateliers présentées au Salon, contribuent ainsi au succès des ateliers Cogniet et participent de la réputation du peintre dont le nom, par la présence de nombreux élèves, dominait déjà dans les livrets de Salons. Elles participent également de la construction d’une image de Léon Cogniet que nous conservons encore aujourd’hui, celle d’un personnage effacé mais omniprésent dans la vie artistique du XIXe siècle. L’étude du peintre s’avère donc compliquée, au regard de sa personnalité et devant l’absence de correspondance. Ses contemporains s’en émouvaient déjà et David d’Angers, qui immortalise les traits de Cogniet, de déclarer que :

« Léon Cogniet est certainement un homme très excentrique. On ne peut savoir ce qu’il pense sur l’art. Vous le voyez, pendant des heures entières, l’œil fixe et l’oreille tendue devant la personne qui parle ; il est impossible de deviner, sur l’expression de son visage, s’il approuve ou non ce qui vient d’être dit. Un autre personne parle dans un sens opposé, c’est encore la même attitude d’attentive curiosité, mais jamais rien ne décèle son jugement sur l’objet du débat. Lorsqu’il est d’un jury, on a toutes les peines du monde à lui faire dire son avis, et encore c’est avec une circonspection très grande qu’il s’exécute. Je lui crois un génie très lent, et beaucoup de timidité » [27].

Une attitude que l’on retrouve dans le portrait qu’en fait Chifflart en 1845 (Orléans, Musée des Beaux-Arts) et une lenteur qui se confirme lorsque l’on étudie son œuvre, le peintre mettant près de 10 ans à achever son plafond pour l’un des salons de l’hôtel de ville de Paris.

Un homme silencieux, réservé, voire timide, quelque peu laborieux dans la pratique de la peinture, c’est l’image que nous pouvons avoir de Léon Cogniet et c’est celle qui transparaît dans ses ateliers. Lieu de travail et de recueillement, ce « cri de la conscience du peintre, le mémoire de son âme et de son cerveau » [28], comme le déclare Léon Lagrange, devient quelque peu tempéré par les vues des ateliers d’élèves. Le paradoxe d’une étude sur Léon Cogniet est donc celle d’un peintre qui ne peut s’étudier seul. Tour à tour peintre romantique, Prix de Rome, frère, élève, époux, artiste officiel ou enseignant, les multiples facettes de la carrière de Léon Cogniet se concentrent dans les vues de ses ateliers qui connaissent encore aujourd’hui, par les expositions et les études sur l’art du XIXe siècle, une diffusion plus large que celle de ses portraits et autoportraits.

 

Michaël Vottero
(Conservateur du patrimoine, aux Monuments historiques et Inventaire)


[1] Léon Cogniet 1794-1880, Orléans, Musée des Beaux-Arts, 1990.
[2] Léon Lagrange, «Horace Vernet», Gazette des Beaux-Arts, 1863, p. 312.
[3] Paul Mantz, «Léon Cogniet», Gazette des Beaux-Arts, 1881, p. 34
[4] Lettre de Guérin à Cogniet, Rome, 5 mars 1833, citée dans Le temps des passions, collections romantiques des musées d’Orléans, Orléans, musée des Beaux-Arts, 1997, p. 65.
[5] L’autoportrait, Les portraits de ses parents et sa sœur sont tous conservés au musée des Beaux-Arts d’Orléans. Ils appartiennent au legs Cogniet réalisé par Catherine-Caroline Thévenin et sa sœur Anne-Marie-Reine en 1892, composé de 167 tableaux et 1240 dessins.
[6] Les Duval-Lecamus père et fils, Pierre (1790-1854) - Jules-Alexandre (1814-1878), Saint-Cloud, musée des Avelines, 8 avril – 4 juillet 2010
[7] Paul Mantz, op. cit., p. 33.
[8] Selon Charles Blanc dans L’histoire des peintres français au XIXe siècle, p. 425. Géricault dépose le Radeau de la Méduse dans l’atelier de la rue Grange-aux-Belles: «quand il l’eut retirée de l’exposition, n’ayant pas d’atelier assez grand pour la recueillir (il l’avait peinte dans le foyer du théâtre Favart), il pria M. Léon Cogniet de vouloir bien s’en charger et lui donner asile dans son atelier de la rue Grange-aux-Belles, lui demandant cela comme une insigne faveur».
[9] Deux tableaux sont aujourd’hui conservés au musée des Beaux-Arts d’Orléans, le troisième est passé en vente en 1998.
[10] Paul Mantz, op. cit., p. 39.
[11] Vente Paris-Drouot, 29 avril 1998, lot 112, huile/toile de 31x23 cm.
[12] Anatole de la Forge, La peinture contemporaine en France, Paris, Amyot, 1856, p. 315-316.
[13] Ernest Vinet, «M. Léon Cogniet», Revue Nationale et étrangère, politique, scientifique et littéraire, Paris, Charpentier, 1862, p. 273.
[14] Henri Delaborde, Notice sur la vie et les ouvrages de M. Léon Cogniet, Paris, Firmin-Didot, 1881, p.16.
[15] William Duckett, Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris, Aux comptoirs de la direction, 1852, p. 160.
[16] Alfred Busquet, «Salon de 1857», Le portefeuille de l’amateur, n°7, 1er novembre 1857, p. 27.
[17] Henri Delaborde, op. cit., p. 17.
[18] Anonyme, Modèle dans son atelier, 44,5x37,3 cm, huile sur papier marouflé sur toile, chez Derek Johns Ltd Londres en 2003.
[19] Henry Jouin, «Léon Cogniet», Maîtres contemporains, Paris, Perrin et Cie, 1887, p. 149.
[20] Le 6 décembre 1861 pour le second, le 12 mai 1878 pour le 3e et un 5e le 29 avril 1880.
[21] Nous renvoyons à notre article «Autour de Léon Cogniet et Charles Chaplin, la formation des femmes peintres sous le Second Empire», Histoire de l’Art, n°63, octobre 2008, p. 57-66.
[22] On peut noter sur cette étagère la présence de la Vénus visible sur la droite de l’Intérieur d’atelier de Marie-Amélie Cogniet.
[23] Léon Cogniet, Nymphe chasseresse, vers 1817, huile sur toile, 73 x 62 cm, Orléans, musée des Beaux-Arts
[24] Cours de dessin par Léon Cogniet, d’après Julien, 29 têtes d’études, planches 25 à 26, 1835.
[25] M.-E. Pau, Le Journal de Marie-Edmée, Paris, 1876, 14 juin 1865, p. 290.
[26] «Liste des tableaux détruit au sac des résidences royales – château de Neuilly», Mémoire d’un bourgeois de Paris comprenant la fin de l’empire… jusqu’au commencement de l’empire, Paris, A. Labroue, vol. 5, 1855, p. 259: «203 – Mlle Biet, Atelier de dames chez Léon Cogniet».
[27] Henry Jouin, op. cit., p. 143-144.
[28] Léon Lagrange, op. cit., p. 312.


Pour citer cet article :
Michaël Vottero, «“Le cri de la conscience”: Léon Cogniet et ses ateliers » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Michael_Vottero.html
Auteur : Michaël Vottero
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.


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