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Image de l'artiste en sirène
timide : la figure d'Antonietta
Raphaël
entre invention et stéréotype
Antonietta
Raphaël ressemble à une héroïne de roman, exotique et mystérieuse. L'artiste,
peintre et sculpteur, est née à
Kowno (Kaunas), en Lituanie, autour de 1895. Son enfance se déroule dans
l'atmosphère modeste, mais chaleureuse, d'une famille de rabbins qui lui laissera
des souvenirs durables. À la mort de son père en 1903, sa mère l'emmène à
Londres, pour fuir les pogroms répétés et retrouver des parents installés en
Angleterre. Jeune fille, Antonietta Raphaël fréquente la bohème intellectuelle
de l'East End. Elle suit une formation de pianiste et subvient à ses besoins en
donnant des leçons de solfège. En 1919, sa mère meurt et elle décide de partir
à la découverte de l'Europe. Ses pas la mènent à l'École libre de Nu à Rome au
début de l'année 1925, où elle rencontre le peintre Mario Mafai (1902-1965) qui devient son compagnon. Avec
Mafai, Antonietta Raphaël est à l'origine, à la fin des années 1920, de l'École
de la Via Cavour, un mouvement pictural expressionniste, expérience
stylistique unique en son genre à cette époque en Italie. Dans le contexte
artistique de l'entre-deux-guerres, cette étrangère, compagne d'un peintre
rapidement reconnu [1], apparaît d'emblée plus difficile à
appréhender pour des commentateurs contemporains que d'autres artistes qui
leurs seraient plus proches par leur genre et leur arrière-plan culturel.
L'image de l'artiste évolue au
cours du temps, et il convient de tenir compte de la façon dont elle s'articule
avec la réception de son œuvre. La perception de l'artiste avant tout en des
termes d'altérité a compliqué sa reconnaissance, et ce n'est qu'à partir de
1952, soit plus de vingt ans après ses débuts, qu'Antonietta Raphaël est
reconnue comme une personnalité artistique majeure en Italie. Sa biographie se
scinde aisément en deux moments bien distincts. Le premier correspond à
l'époque « héroïque » de l'entre-deux-guerres, connue essentiellement
par des témoignages postérieurs, et donc d'une fiabilité relative [2]. De plus, il a été montré que l'artiste avait
falsifié un certain nombre d'éléments de sa biographie, à commencer par sa date de naissance, qu'elle a parfois reculée
de dix ans – de 1895 à 1905. En revanche, pour l'après-guerre, qui
constitue un second temps, le chercheur est confronté à une grande quantité de
documents d'époque [3].
Nous partirons de l'hypothèse
suivante : pour Antonietta Raphaël, se faire reconnaître comme artiste
constituait un enjeu crucial. C'est dans cette perspective que l'on peut
comprendre des comportements qui forment des constantes tout au long de sa
biographie mouvementée. Ces attitudes participent d'une double stratégie. D'une
part, Antonietta Raphaël travaille beaucoup et régulièrement, de façon à être
artiste, même lorsque la société ne lui reconnaît pas ce titre. C'est le cas en
particulier à la fin des années 1930, alors que les lois raciales l'empêchent
d'avoir accès au monde artistique. D'autre part, Antonietta Raphaël adopte le
comportement qu'elle estime attendu de la part d'un artiste, et n'hésite pas à
se mettre en scène dans ces postures.
1925-1952 :
image de l'artiste en sirène timide
Cette affirmation s'avère d'abord
difficile, en premier lieu dans le cadre domestique. Antonietta Raphaël, malgré
une indépendance certaine – elle a parcouru l'Europe puis a accouché
seule de la première fille de Mario Mafai en 1926 –, vit manifestement
dans l'ombre de son compagnon pour ce qui est du domaine artistique. Le poète
et critique d'art Libero De Libero raconte comment, lors d'une visite à Mafai
en 1928, Antonietta Raphaël lui avait montré « ses tableaux qu'elle tenait
enveloppés dans des serviettes de toilettes propres et gardés au-dessus d'une
armoire » [4]. Il évoque la jeune femme
« subissant patiemment les ricanements agaçants de Mafai », suggérant
ainsi une pratique qui peine à sortir de
son statut d'amateur [5].
Dès l'année suivante pourtant,
Antonietta Raphaël participe à trois expositions collectives et ses œuvres ne
passent pas inaperçues [6]. Ce sont alors des
traits étrangers à la tradition italienne que l'on décèle dans les tableaux et
que l'on rapproche du style de l'École de Paris. Dans un article qui signe
l'acte de naissance de l'École de la Via Cavour, Roberto Longhi fait d'Antonietta
Raphaël une sœur de lait de Chagall (« sorellina di latte di Chagall »),
formule qui permet de condenser la référence à l'École de Paris et l'évocation
d'une culture juive [7]. Si cette singularité
permet d'attirer l'attention dans un premier temps, en 1938, Antonietta Raphaël est violemment confrontée à sa
différence. Elle choisit d'y faire face, et, alors que le climat
d'antisémitisme qui aboutit à la promulgation des lois raciales est déjà bien
installé, elle peint plusieurs œuvres à thème hébraïque, en particulier Vendredi
soir à la synagogue. Les mêmes choix président à sa vie puisque ses filles
ne sont pas baptisées et ne fréquentent pas les jeunesses fascistes.
Étant donné ses origines
exotiques, son genre et sa personnalité, Antonietta Raphaël cristallise un
imaginaire de l'artiste bohème, qui se décline suivant plusieurs lieux communs
récurrents. Un des premiers tableaux de Scipione, intitulé Le réveil de la
blonde sirène (1929), s'inspire d'une lettre d'Antonietta Raphaël à Mafai,
probablement lue par Mafai à son ami [8]. Dans son italien
pittoresque, Antonietta Raphaël y évoque un songe poétique. Cette lettre
apparaît alors comme le programme dont les artistes de la Via Cavour ne se sont
jamais dotés, selon lequel il convient de se fier aux rêves, et de suivre la
voie indiquée par la sensibilité – le mot « sensibilità » est
une constante du vocabulaire de la Via Cavour –, voire par une certaine
sensualité. Les commentateurs ont d'ailleurs souvent insisté sur la symbolique
de la luxure perceptible dans les différents éléments (fruits et bestiaire) qui
entourent la sirène. Cette image semble aller dans le même sens qu'une
photographie de l'époque, sur laquelle on voit Antonietta Raphaël posant sur sa
terrasse-atelier devant un tableau achevé, cheveux épars, épaule dénudée,
entourée de tissus exotiques et foulant du pied la même peau de léopard que
l'on retrouve sur la toile de Scipione. Il semble donc que la perception de
Scipione réponde de façon positive à une stratégie d'Antonietta Raphaël visant
à se montrer en artiste inspirée et charnelle. Cette image d'artiste repose en
bonne partie sur des stéréotypes comme celui de l'apparition enchanteresse
d'une sirène pour évoquer une artiste étrangère. On peut rapprocher ce motif
d'une anecdote rapportée par Giorgio de Chirico à propos d'une autre peintre
lituanienne, Edita Broglio – la femme de Mario Broglio. Un soir, à Rome,
alors que De Chirico et Broglio étaient allés se promener, ils entendirent un
chant mystérieux venant d'un arbre à côté d'eux : c'était Edita, à
califourchon sur une branche, qui chantait un air étrange, les yeux perdus dans
les étoiles [9].
Cette représentation de
l'artiste, pleine de mystère et d'érotisme, a été reprise et développée par
toute une veine critique qui cherche à expliquer la peinture par le personnage
; il n'est pas jusqu'à Raffaele Carrieri,
dans les années 1960, qui fasse d'Antonietta Raphaël une figure
déchaînée et bruyante, véritable ménade qui manque lui arracher ses boutons.
Dans ses lettres, Scipione fait d'Antonietta Raphaël une épouse autoritaire,
qui confine son jeune compagnon dans un rôle de père quand les nécessités de la
création devraient lui laisser plus de liberté [10]. Une
telle critique peut s'expliquer par une jalousie amicale de Scipione vis-à-vis
de Mafai, mais elle est aussi le revers attendu de la féminité affirmée
d'Antonietta Raphaël : comme fréquemment dans le cas d'artistes-femmes,
les attitudes sont envisagées sur un plan de considérations morales. De ce
point de vue, à la fois sexuellement provocante et matrone castratrice,
Antonietta Raphaël encourt une double condamnation.
Cette stratégie de
différenciation assumée dans les strictes bornes de ce qui reste concevable
montre ses limites en 1938. Avant cela néanmoins, l'artiste s'était déjà retirée
de la scène romaine. Les raisons de son départ pour Paris, au début de 1930
avec Mafai, restent difficilement compréhensibles, et l'on doit se borner à des
hypothèses. Bien entendu, la quête d'une consécration parisienne, comme ce fut
le cas pour d'autres artistes italiens, a dû être une motivation en soi. On
peut cependant imaginer aussi qu'Antonietta Raphaël avait senti les limites de
son succès à Rome comme étrangère et avait choisi de tenter sa chance dans la
capitale française, où ses dispositions expressionnistes pouvaient être mieux
reçues. Pourtant, l'aventure parisienne s'avère extrêmement difficile, le
couple, qui bénéficie de peu d'appuis, expérimente la misère et ne réussit pas
à s'intégrer au milieu artistique local. Dès l'année suivante, Mafai rentre
définitivement à Rome tandis qu'Antonietta Raphaël part se former à la
sculpture à Londres. À son retour à Rome en 1933, le tonalisme occupe la scène
artistique locale et les quelques sculptures qu'elle expose passent inaperçues.
Antonietta Raphaël traverse donc une partie de l'entre-deux-guerres comme une
figure à la fois marquante et effacée.
1952-1975,
l'artiste reconnue : histoire d'un bouquet
Après la guerre, dans un premier
temps tout au moins, Antonietta Raphaël semble continuer sa trajectoire en
toute discrétion. On retrouve ses œuvres dans des expositions locales et en
plusieurs occasions importantes [11], mais il s'agit de
présences faibles numériquement et peu remarquées. Mario Mafai en revanche
poursuit une carrière fructueuse. Après un court épisode romain, Antonietta
Raphaël est revenue vivre à Gênes avec Giulia, sa fille cadette, alors que la
situation politique ne l'y oblige pourtant plus : en réalité, le couple a
éclaté pendant la guerre. Début 1952, pourtant, elle
reçoit l'un des prix de sculpture à l'Exposition Quadriennale. Quelques
mois plus tard, une rétrospective de ses œuvres peintes et sculptées, qui se
tient dans un des lieux importants de l'art contemporain à Rome, la galerie Lo Zodiaco, attire l'attention. On
assiste alors à une multiplication sans précédent des discours critiques sur
son œuvre. Dominent les entreprises de réparation : il s'agit de remettre
l'artiste au cœur de l'École Romaine, mais à l'exception d'Alfredo Mezio qui
est un soutien important, peu de critiques cherchent à comprendre pourquoi elle
avait été tenue à l'écart jusque-là, ni quelle peut être sa place dans le
nouvel ordre d'après-guerre [12].
D'autre part, la voix de
l'artiste se fait entendre pour la première fois. Antonietta Raphaël, désormais
reconnue, nouvellement indépendante vis-à-vis de Mafai, éprouve pourtant le
besoin de se positionner par rapport à lui. Elle revient alors sur la période
de l'avant-guerre, et en donne des récits a posteriori qui ont trop
souvent été pris pour la vérité de cette époque. C'est alors qu'apparaît
l'anecdote du bouquet. L'artiste raconte à plusieurs reprises : « il
[Mafai] m'apporta un petit bouquet de muguet. C'était son anniversaire. Il me
dit : Antonietta, fais-moi un cadeau : peins-les. Il revint deux
heures après. C'est fantastique, dit-il, tu dois continuer. C'est ainsi que je
commençai » [13]. Cette histoire, largement citée, est à mettre
en rapport avec certaines conclusions d'Ernst Kris et d'Otto Kurz dans leur
ouvrage Image de l'artiste paru en 1934 [14].
Les chercheurs allemands analysent et classent des lieux communs de la
tradition occidentale, s'appuyant sur différents textes pour essayer de dégager
des constantes dans les mentalités depuis l'Antiquité [15]. Le livre passe en revue toute une
série d'anecdotes topiques qu'Antonietta Raphaël semble s'être efforcée
d'adapter à son cas particulier. Le récit cristallise plusieurs motifs,
dont celui de la « trouvaille », ou la découverte merveilleuse d'un
artiste déjà remarquablement doué au naturel, mais dont personne ne s'était
avisé du talent. Avec cet argument du bon naturel, Antonietta Raphaël se
légitime en tant qu'artiste authentique. D'autre part, on retrouve le motif,
traité sur un mode volontairement superficiel, du rapport complexe de l'élève
au maître, celui-ci jouant le rôle d'initiateur à dépasser : voilà qui
inscrit un couple au fonctionnement peu conventionnel pour l'époque dans des
schèmes reconnaissables, ceux d'un rapport affectif se développant autour d'une
passion commune pour l'art [16]. De là peut
découler, comme dans une tragédie, toute l'histoire de leur relation amoureuse
et artistique, jusqu'à la nécessaire séparation, due entre autres choses à une
concurrence trop féroce. Sous l'hommage, l'anecdote porte un véritable
« coup de griffe » à Mafai qui est mis dans une position de dépassé
– lui qui éprouve à ce moment-là des difficultés à faire évoluer sa
peinture vers l'abstraction.
La question du passage à la
pratique de la sculpture au début des années 1930 est prise dans le même type
d'ambiguïté. Point d'anecdote fondatrice dans ce cas, mais une allégation
récurrente : « Il est difficile
de vivre ensemble pour deux artistes qui pratiquent le même art de la
peinture » [17]. Derrière la posture
de soumission, l'artiste a sûrement pressenti que ce changement de medium lui permettrait aussi de s'affirmer de façon autonome, alors que le binôme
Mafai – Scipione occupait le devant de la scène de la Scuola di Via
Cavour. Le rapport entre les deux pratiques est souvent lié à des schémas
d'une quasi-inversion des pôles masculin et féminin dans le couple. Ainsi, dans
une interview de 1964 pour le magazine Il pensiero nazionale, Antonietta
Raphaël déclare, à propos de la carrière de Mafai : « je ne peux pas
dire que cela m'ait profité ni nui. L'art de mon mari est plus poétique, moi je
suis plus violente » [18]. Il est encore un
peu tôt pour que l'on puisse déceler dans ces propos une influence d'artistes
femmes violentes, souvent marquées par le féminisme, qui apparaît au cours de
la décennie, cependant Antonietta Raphaël semble anticiper cette tendance. La
force est une des postures traditionnellement masculines qu'elle endosse, comme
lorsqu'elle affronte, déjà âgée, des travaux de sculptures monumentaux qui
demandent une bonne aptitude physique. Sa fille souligne cette dualité, en
remarquant, à propos des mains de l'artiste, ses qualités de douceur et de
robustesse [19].
Naïveté cultivée
Si l'on voit qu'Antonietta
Raphaël a su adapter sa stratégie d'affirmation en fonction de la marge de
manœuvre dont elle disposait, il est un trait qui demeure tout au long de sa
carrière : sa conception de l'artiste et de la création. Antonietta Raphaël est
largement tributaire de la vision romantique de l'artiste inspiré. Pour elle,
l'art repose sur les « impressions » de l'artiste, que celui-ci ressent
avec une acuité particulière, due à sa sensibilité propre [20].
Ce primat de l'impression personnelle, qui prévaut dans sa peinture de style
expressionniste, entre en opposition avec le travail autour des formes de la
tradition qui caractérise le mouvement de « retour
à l'ordre ». En revanche, elle correspond mieux à la tendance
informelle de l'après-guerre, ce qui explique en partie la réception
positive des œuvres de l'artiste à cette époque. Le critique Cesare Brandi
écrit, en 1955 : « Avant même d'être un sculpteur et un peintre,
Raphaël fut un personnage d'une intensité que l'on aurait envie d'appeler
médiumnique », et souligne « sa façon chaleureuse et innocente de
voir les choses » [21]. Antonietta Raphaël
est souvent décrite comme visionnaire, et l'on insiste sur la sincérité de ses
réalisations.
Il y a en effet un postulat d'une
naturalité des œuvres d'Antonietta Raphaël, due à leur style expressionniste,
mais aussi et surtout au genre et à l'origine de l'artiste : les œuvres de
Scipione, pourtant de la même veine, sont de préférence qualifiées de baroques
et s'inscrivent ainsi dans une tradition italienne plus autorisée que
l'expressionnisme. Cette expressivité spontanée est expliquée par le statut
d'autodidacte de l'artiste. Pourtant, il apparaît que Antonietta Raphaël a
accordé une grande importance à sa formation d'artiste. En arrivant à Rome,
elle s'inscrit rapidement à la Scuola del Nudo, puis, quand elle aborde la
sculpture, elle assiste à des cours du soir à Rome avant de parcourir l'Europe
à la recherche d'un maître. Elle finit par le trouver en la personne de Jacob
Epstein à Londres au début des années 1930. Cette image d'autodidacte, bien que
non fondée et en contradiction même avec l'œuvre qui repose sur des références
récurrentes – l'art des icônes pour la peinture, Maillol en particulier
pour la sculpture –, est récurrente dans les biographies de l'artiste car
elle paraît cohérente avec le reste du personnage. Pour cette raison encore,
Antonietta Raphaël a été rapprochée dès les années 1920 du Douanier Rousseau,
incarnation du peintre naïf qui forme un précédent célèbre en Italie [22]. La peinture d'Antonietta Raphaël partage
plus d'un trait avec cette œuvre – ainsi, la déformation, une certaine
obsession du détail, le choix de couleurs vives –, même si ce n'est
certainement pas le cas de sa sculpture. D'autre part, les images des deux
artistes présentent des similitudes : ils étaient perçus comme des êtres
« naturels » et spontanés par les artistes de leur entourage,
dépositaires d'une tradition en crise, qui ont eu tendance à en faire les
sources d'une inspiration authentique et régénératrice.
Lorsqu'elle évoque la question de
la création artistique, le paradigme d'Antonietta Raphaël est celui de la
maternité : « par maternité
j'entends le commencement du monde, le commencement des choses, toutes les
choses » [23]. Il est certain que l'artiste a constamment représenté ses filles, tout comme
Mafai d'ailleurs, en particulier dans la première partie de sa carrière et dans
ses premières sculptures, avant qu'elle ne développe des images plus abstraites
de la maternité. Néanmoins, cette conception de la création semble intervenir
aussi comme une réponse aux développements réguliers des critiques sur l'art
« féminin » de Raphaël. Libero De Libero fait de l'artiste une
véritable « mère courage », qui s'est sacrifiée pour sa famille, et
explique ainsi la demi obscurité dans laquelle était resté son travail pendant
l'entre-deux-guerres [24]. Or, l'on a vu que
cette discrétion avait des raisons plus complexes, et que, d'autre part,
Antonietta Raphaël n'a pas hésité à laisser ses trois filles à Mafai et à sa
belle-mère pour aller se former à Paris. Ses filles témoignent régulièrement
sur le fait que leur mère vivait avant tout pour son art. On peut alors
considérer ce repli sur la maternité, qui intervient assez tardivement –
dans les années 1960 –, comme une adaptation à un discours ambiant,
d'autant plus facile qu'il n'entre pas en contradiction avec les œuvres de
l'artiste. Parce que l'artiste parle de maternité à propos de son œuvre, il est
exclu d'appliquer ce discours de façon littérale à sa vie. Cependant, cette
dimension est constitutive de l'image de l'artiste, et elle a donné lieu aux
approches dominantes sur son œuvre [25]. Jusqu'à la fin de
sa vie, Antonietta Raphaël continue à travailler, faisant part de son
inquiétude de ne pouvoir terminer à temps la fonte de certaines sculptures
qu'elle n'avait pu réaliser jusqu'alors, par manque de moyens.
Antonietta Raphaël, parce qu'elle
s'est efforcée d'assumer sa singularité,
d'en jouer et en même temps de rentrer dans des cadres assimilables par la
critique italienne, semble un bon révélateur des possibilités et des
limites qu'offrait la scène artistique italienne sous le fascisme et dans
l'immédiat après-guerre. Cette figure singulière peut servir de paradigme pour
envisager d'autres trajectoires similaires, comme celle d'Edita Broglio, mais
aussi pour prendre la mesure de l'homogénéité de la scène romaine et pour
comprendre sa spécificité dans un contexte plus large.
Marie Frétigny
(Université de Picardie-Jules Verne, Amiens)
[1] Tous ces aspects sont envisagés, de façon singulière et collective,
dans le texte d'Emily Braun : « Antonietta Raphaël: artist, woman,
foreigner, jew, wife, mother and anti-fascist », dans le catalogue
de l'exposition Antonietta Raphaël, Sculpture and Painting, 1933 –
1968, à la Paolo Baldacci Gallery de New York en 1995.
[2] Les seuls documents de
première main sur la vie de l'artiste sont le journal d'Antonietta Raphaël,
encore partiellement inédit, et disponible à l'Archivio Contemporaneo du
Gabinetto G. P. Vieusseux à Florence, et la correspondance avec Mafai (1925
– 1964) conservée au même endroit.
[3] On
dispose de nombreux article de presse, d'interviews de l'artiste et de
témoignage contemporains. Il faut aussi tenir compte des autoportraits
d'Antonietta Raphaël, réalisés tout au long de sa vie par une artiste attentive
à son image.
[4] « mostrava
i suoi quadri che teneva avvolti in asciugamani puliti e custoditi sopra un
armadio », Libero De Libero, Mafai, Rome, 1949, cité dans dir. Fabrizio d'Amico, Antonietta Raphaël, Bologne, Nuova alfa
editoriale, 1991, p. 52.
[5] « subendo con pazienza le irritanti risate di Mafai », id.
[6] Elle
expose un paysage à la Première exposition du syndicat fasciste en mars 1929,
un autoportrait chez Bragaglia en juin, et à la Camerata degli Artisti au même
moment.
[7] Roberto
Longhi, « Clima e opere degli irrealisti », Italia Letteraria,
Rome, 14 avril 1929, p. 4.
[8] Scipione, Il risveglio della bionda sirena, 1929, huile sur toile, 80,5x100,2 cm,
collection privée.
[9] « Ricordo
che una notte, io con Broglio ed alcuni nostri amici eravamo andati a
passeggiare dalle parti di Valle Giulia. Broglio ci aveva detto che aveva
lasciato Edita a casa. Ad un certo momento abbiamo sentito un canto misterioso
che veniva da un albero vicino a noi, ci approssimammo e vedemmo Edita a
cavallo su un grosso ramo che cantava una aria strana con gli occhi che
guardavano le stelle. » Giorgio De Chirico, sur le catalogue de
l'exposition Edita Broglio, Galleria La Nuova Pesa, Rome, décembre 1973.
[10] Dans une lettre à Marino Mazzacurati, datée de l'été 1927, Scipione fait un jeu
de mot mordant, écrivant que Mafai passe l'été à Rocca di Papa (Latium), à se
donner des airs de papa ( cf. Maurizio Fagiolo dell'Arco, Valerio Rivosecchi, Scipione,
Turin, Allemandi, 1988, p. 73).
[11] Elle tient une exposition personnelle de sculpture à la galerie Barbaroux de
Milan en 1947, et participe à toutes les Quadriennales romaines et les
Biennales de Venise de l'après-guerre.
[12] Alfredo Mezio, « Raphael De Simon », Il Mondo, Rome, 5 avril
1952, p. 13.
[13] « Un mese dopo mi porto' un mazzetto di mughetti. Era il suo
compleanno. Mi disse : Antonietta, fammi un regalo, dipingili. Torno' dopo
due ore. E' fantastico, disse, devi continuare. E cosi' cominciai »,
lit-on dans le journal d'Antonietta Raphaël, à la date du 2 février 1966.
Cependant l'anecdote apparaît dès 1955 dans un article de Giorgia de
Cousandier, la femme de Leonardo Sinisgalli et donc une proche de l'artiste ( Corriere
d'informazione, Milan, 30 juillet 1955, p. 34). On notera que dans cette
version le bouquet était composé de mimosas jaunes.
[14] Ernst Kris, Otto Kurz, Die Legende vom Künstler : ein geschichtlicher
Versuch, Vienne, Krystall-Verlag, 1934.
[15] L'ouvrage a paru en Autriche lors des débuts
d'Antonietta Raphaël et il a été traduit en français, anglais et italien de
façon concomitante, en 1979 seulement. Il y a peu de chance qu'Antonietta
Raphaël ait pu y avoir accès, cependant, les similitudes sont frappantes entre
certaines conceptions de l'artiste et des points soulevés par les Allemands, ce
qui confirme la portée anthropologique de leur travail.
[16] Cette relation autant amoureuse qu'artistique a fait l'objet d'une exposition
intitulée I Mafai: vite parallele, organisée par Maurizio Fagiolo
dell'Arco à la galerie Netta Vespignani, à Rome en 1994, et d'un roman du
journaliste Enzo Siciliano, Il risveglio della bionda sirena,
Milan, Mondadori , 2004.
[17] Cette formulation est celle du journal d'Antonietta Raphaël, cité dans Fabrizio
D'Amico, op. cit., et se retrouve sous des formes similaires dans
plusieurs interviews.
[18] « Non posso dire dire che mi abbia giovato o nuociuto. […] L'arte di
mio marito è più poetica, io sono più violenta », in G. Mottola,
« Incontro con la scultrice Antonietta Raphaël Mafai », Il
pensiero Nazionale, 16 septembre 1964, p. 26.
[19] Giulia Mafai, « Quando mia madr e », in Antonietta Raphaël,
un lungo viaggio nel ‘900, dipinti, sculture, disegni, Palerme :
Nuvole incontri d'arte, 2007.
[20] « Un artista ha impressioni che lo colpiscono tutti i giorni, direi
dalla mattina appena apre gli occhi. Senza queste impressioni non sarebbe
artista. Un artista prova sempre un interesse in ogni cose che vede », Pensiero Nazionale, op. cit.
[21] « Prima ancora di essere una scultrice o una pittrice, Raphaël fu un
personaggio di un intensità che verrebbe voglia di chiamare medianica »,
et « il suo modo caldo e innocente di vedere le cose », Cesare
Brandi, 1955, « Trent'annni dopo », Cronache, Rome, 31 mai
1955.
[22] Rousseau a fait l'objet d'une publication dans la collection Valori Plastici.
Le texte était de Roch Grey (Hélène Oettingen) et est paru en 1922.
[23] « Come maternità intendo l'inizio del mondo, l'inizio delle cose, di
tutte le cose », in Idea Nazionale, op. cit.
[24] Anna Maria Scarpati, Libero De Libero e la Scuola Romana, Rome,
Kappa, 2000.
[25] En particulier, celle de l'universitaire Fabrizio d'Amico.
Pour citer cet article :
Marie Frétigny, « Image de l'artiste en sirène
timide : la figure d'Antonietta
Raphaël entre invention et stéréotype » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Marie_Fretigny.html
Auteur : Marie Frétigny
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
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