L’Histoire des artistes vivants de Théophile
Silvestre :
l’artiste en
représentation
Le 15 octobre 1852, Courbet écrit à ses parents, leur
annonçant la visite d’un inconnu : « Je devais partir il y a un mois
et demi lorsqu’il m’est survenu une aventure imprévue. Un individu est venu
faire ma biographie ce qui m’a pris près de trois semaines de travail. Il m’a
fallu passer en revue et expliquer tous les tableaux que j’avais faits de ma
vie et toutes les phases par lesquelles je suis passé pour en venir où j’en
suis aujourd’hui, ce qui a été un travail terrible et peu amusant, mais très
important [1]. » Cet individu, c’est Théophile
Silvestre. Ancien républicain que la récente installation de l’Empire laisse
probablement sans activité, il se tourne vers l’histoire de l’art, fait ses
premières armes auprès de Charles Blanc [2] et entreprend en 1852
de rencontrer les artistes contemporains les plus reconnus, dans l’idée de leur
consacrer un ouvrage.
Silvestre projetait d'écrire cent notices :
cinquante sur les artistes français, cinquante sur les artistes étrangers.
« Peintres, sculpteurs, architectes, graveurs, photographes », tous feraient
l’objet d’une attention égale, ainsi que l’indiquait le titre de l’ouvrage [3]. Ces notices devaient connaître deux
éditions : une version luxueuse, au format in-folio, avec
reproductions d'œuvres de l'artiste et son portrait en photographie [4] ; une version moins coûteuse, au format in-quarto,
illustrée de gravures réalisées d'après les photographies prises pour l'édition in-folio. Au final, seules deux notices ont finalement été éditées dans
ce double format. Elles paraissent à partir de juillet 1853 et sont consacrées
à Corot et à Delacroix. La publication s’est interrompue ensuite, pour ne
reprendre qu’en 1855, avec des livraisons à bon marché au format in-octavo,
portant sur Ingres, Delacroix, Corot, Chenavard, Decamps, Barye, Diaz, Courbet,
Préault et Rude. En 1857 paraît un dernier volume, sur Horace Vernet. À partir
de l’édition in-octavo, les reproductions d'œuvres sont supprimées et
seuls subsistent les portraits des artistes, gravés et situés au début de
chaque notice.
Faut-il attribuer cette restriction aux seules
difficultés techniques de reproduction des tableaux ? Peut-être pourrait-on
y voir aussi une volonté de l’auteur, choisissant de faire figurer le portrait
de l’artiste plutôt que ses œuvres : Silvestre veut écrire une histoire
des artistes, non une histoire de l’art. Pour autant, il ne s’agit
pas de faire une suite de « biographies » ainsi que Courbet a pu le
croire en 1852. Silvestre n’entend pas redire ce qui est déjà connu de tous,
pas plus qu’il ne peut se contraindre à suivre strictement une trame chronologique.
De la biographie à l’« étude d’après nature », l’enjeu est plus
grand, la démarche est tout autre. L’auteur veut trouver un discours neuf. Il souhaite
parler en historien, avec distance, avec rigueur, et, simultanément, s’assigner
auprès des figures publiques le rôle du confident, de l’acolyte, du critique
d’art qui surprend l'homme caché derrière le masque de l’artiste. Dans cette
tension entre distance et proximité, conjuguant l’aspiration de l’artiste à un
discours véridique et celle du public à un discours authentique, au risque du
scandale, Silvestre s’empare de l’image du créateur, se l’approprie, et révèle
ainsi les enjeux liés à la mise « en représentation [5] »
de l’artiste, tant pour ce dernier, qui joue sa reconnaissance publique, que
pour le critique qui écrit son premier ouvrage et doit s’assurer une place –
certes composite – dans le champ artistique.
Pour une histoire réaliste
Par opposition à
l’écriture journalistique du critique d’art, précaire, immédiate, soumise à
l’exigence de productivité, liée à des intérêts privés ou dictée par des objectifs
financiers, Silvestre affirme le livre d’histoire de l’art comme objet de
référence, indépendant, fiable car objectif. Pour atteindre cette objectivité,
Silvestre adopte une méthode documentaire, qui se veut l’équivalent du réalisme
en peinture. « Je fais moi-même tant bien que mal mes preuves de réalisme, […] en essayant d’écrire l’Histoire des artistes vivants [6] », affirme-t-il dans sa notice
sur Courbet. A la métaphore picturale il adjoint la métaphore médicale. Il
cherche à travailler « avec la curiosité qui doit guider le médecin dans
la recherche des lois physiologiques [7] ».
Loin des « divagations sentimentales », des « romans faits après
coups » ou des « coloriages de style », l’histoire doit être
« positive comme une autopsie [8] ». L’historien
livre un diagnostic, une connaissance des lois de la création.
Habité par un
souci d’exactitude, Silvestre désire donner au lecteur un témoignage de
première main. Il consulte des documents sources, comme le journal de Delacroix.
Il sollicite les témoignages des proches [9].
En un mot, il rassemble tout ce qui peut concourir à la fiabilité de son
discours et attester la véracité de ses affirmations. Un tel souci de réalisme
se justifie, selon lui, par la fâcheuse tendance des artistes à vouloir
embellir leur image : « Si j’avais demandé à chacun d’eux un portrait
de sa main pour l'illustration de ce livre, la ressemblance eût été nulle, et
le lecteur, au lieu de connaître ces hommes célèbres tels qu'ils sont, n'aurait
vu en eux que des Apollons, des Christs ou des Prophètes [10]. »
Comme l’a montré Michèle Hannoosh [11], c’est
pour éviter cet écueil que Silvestre recourt à la photographie, qui passe pour impartiale,
non ou très faiblement fabriquée. « Chaque personnalité », affirme
Silvestre, s'est « imprimée » dans l'Histoire des artistes vivants « comme son image réelle s’est fixée sur la plaque daguerrienne [12] ». Ce parallèle
entre le processus photographique et le processus scriptural est développé tout
au long du livre par le champ lexical de l’inscription, de la gravure, de
l’imprimerie, et est exprimé dans le titre même de l'ouvrage, « études
d'après nature » : expression alors couramment utilisée par les
photographes pour désigner une image réalisée d’après modèle vivant. Entre
l’original – l’artiste – et l’inscription – son image
photographiée et son image « écrite » par Silvestre – il n’y
aurait aucune intervention.
Confident des
artistes
Cette rhétorique
de l’impression sensible induit l’idée que, pour être valide, l’image obtenue
doit s’être trouvée en contact physique avec le modèle. L’approche de l’artiste
par Silvestre serait donc celle d’un historien, mais elle est aussi celle d’un
critique, qui écrit ce qu’il voit et constate. Cette position voulant allier positivité et proximité est
exposée dans la lettre que Silvestre adresse aux artistes à partir d’octobre
1852 :
« Monsieur,
« En me livrant
à des recherches sur l'histoire des peintres morts, j'ai trouvé beaucoup
d’incertitudes et de contradictions dans la plupart des documents qui nous sont
restés. J'espère me rendre plus utile à l'histoire en fesant [sic] des études moins incertaines sur
les artistes qui vivent de nos jours. Par l'indépendance, la sincérité, le
désintéressement le plus absolu et les renseignements les plus positifs qu'il
me sera possible de recueillir, j'ai la confiance d'arriver à écrire un livre
plus utile, plus sérieux et surtout plus honnête que ne le sont les feuilles
volantes de la critique contemporaine, trop souvent condamnée à suivre les
spéculations du journalisme et de la librairie.
« […] Pour
atteindre ce degré de conviction et d’impartialité au-dessous duquel tout livre
est un acte public d’impudence, et quelquefois un mauvais service rendu à la
société, je dois absolument, vous le sentez bien, Monsieur, consulter
personnellement les artistes [13]. »
Pour l’Histoire
des artistes vivants, Silvestre rencontre donc les artistes, les observe,
et les estime comme un peintre examine son modèle : « M. Ingres a
posé personnellement devant nous. Nous le savons par cœur. Il nous a dit
lui-même, de vive voix, jour par jour, séance par séance, ses idées, ses
principes, ses procédés. Le crayon à la main, nous avons tout noté, sans perdre
un détail [14]. » La compréhension
de l’homme est indispensable à la compréhension de l’œuvre. Cette position
théorique doit certainement être mise en lien avec la fascination de Silvestre pour
la figure de l’artiste, avec la jubilation qu’il ressent d’être pris à ses
côtés, dans son intimité. Il faut noter d’ailleurs que le critique se lie
d’amitié avec de nombreux peintres, tels Chenavard, Millet, Théodore Rousseau,
tandis que les relations avec ses confrères littéraires sont difficiles –
il se brouille avec Théophile Gautier en 1858, avec Sainte-Beuve en 1863, avec
Thoré-Bürger en 1867. Cette fascination pour les artistes le conduit aussi à
collectionner leurs reliques, du fauteuil de Delacroix à la canne de Théodore
Rousseau ; autant d’objets qu’il élèvera à la dignité muséale en les offrant
à Alfred Bruyas en 1873 pour sa galerie de Montpellier [15].
Le « fétichisme » stendhalien « de la coprésence à l’œuvre [16] », pour reprendre
l’expression de Pascal Griener, se voit doublé, chez Silvestre, d’un fétichisme
de la « coprésence » à l’artiste.
Le lien trouble
entre intimité et publicité qu’exploite Silvestre pour l’Histoire des
artistes vivants éclate à l’occasion de l’affaire Vernet. Toujours en
possession de papiers inédits, Silvestre avait fait paraître dans L'Illustration [17] et dans La
Presse [18], en annonce de sa notice sur Horace Vernet, des morceaux choisis d’une ancienne
correspondance que le peintre lui avait confiée. Dans les extraits que
dévoilait La Presse à partir du 8 avril 1856, Vernet critiquait le tsar,
l’armée, les institutions russes. Le 30 mars, on avait signé le traité de Paris
scellant la fin du conflit avec la Russie : moment idoine pour faire
paraître ces lettres et assurer un scandale. Leur publication était d’autant
plus inopportune qu’elles contenaient également des passages injurieux sur Ingres,
qui n’allaient pas manquer de rappeler à celui-ci l’affront subi à l’issue de l’Exposition
universelle de 1855 [19], et d’attirer
sur Vernet les foudres de l’Académie tout entière. Cette affaire conduisit Silvestre devant les tribunaux, où Vernet
affirma n’avoir prêté les lettres qu’à titre de document de travail. Après une défense
en première instance par Adolphe Crémieux, qui revendiqua le droit pour la
presse à la liberté d’expression [20],
Silvestre choisit de se défendre seul et orienta son propos dans une tout
autre direction, exposant les principes de sa méthode critique ; ceux-là
mêmes qu’il avait initialement présentés aux artistes pour expliquer sa
démarche. C’était pour n’en rien trahir qu’il avait, disait-il, publié ces
lettres telles quelles, sans commentaire [21].
Celles-ci constituaient « des preuves irréfutables que M. Horace Vernet
[avait], de sa propre main, signées contre lui-même [22] ».
Le critique n’avait été au pire que l’« exécuteur complaisant [23] » des volontés d’un peintre
« en goût de publicité [24] ». L’appel de Silvestre fut rejeté et le scandale
coula l’Histoire des artistes vivants, qui cessa de paraître.
Mythologies de
l’artiste
Au fond, le projet
portait en lui sa propre contradiction. Comment faire un livre « animé du
souffle des artistes eux-mêmes [25] »
dès lors que c’est le critique qui parle en leur nom ? Seule, peut-être,
la photographie pouvait réellement « imprimer » l’image de l’artiste
sans médiation, mais encore fallait-il que le peintre ne fasse pas « sur
l’épreuve photographiée d'adroites retouches à la plume [26] », comme le relève Silvestre à
propos de Vernet.
Dans ces « études
d’après nature », l’étude prend largement le pas sur la nature, et les
artistes se retrouvent alors pris au piège d’un système dans lequel ils sont
pourtant entrés de leur plein gré. Ingres s’en rendra compte, mais trop tard.
Répondant à Silvestre qui lui demande un dernier entretien, il écrit qu’il ne
peut lui refuser cette faveur, « tout en regrettant de [s]’être engagé
contre [ses] sentiments » dans une telle « entreprise [27] ». Dans une lettre à Max Buchon
datant d’août 1856, Courbet dénonce quant à lui le travestissement de son image
au profit d’une représentation convenue, « romantique » :
« Silvestre
vient de faire paraître ma notice que je t’enverrai. Je ne la trouve pas faite,
il me semble que c’est plutôt la sienne que la mienne, en tout cas c’est ce que
lui Silvestre pense de moi et de lui, mais ce n'est pas moi. Il a été très
maladroit en me faisant parler, ou s'il voulait me faire parler il aurait fallu
que je corrigeasse les épreuves. Tout cela est fait au rebours de ce que
j'avais pensé. […] Silvestre quoique réaliste me sacrifie au profit du
romantisme [28]. »
En effet, si la méthode
de Silvestre est réaliste, les valeurs à l’aune desquelles il évalue
les artistes sont marquées par le romantisme ; elles dessinent les
contours de sa mythologie personnelle. Selon Silvestre, ardeur au travail,
solitude et abnégation sont les marques incontestables du grand artiste. Barye
« évite la pleine lumière [29] » ; il a
un « insurmontable dégoût pour les affaires purement matérielles de la
vie. Il est en cela frappé de l’infirmité commune aux grands hommes [30] ». L’artiste que Silvestre admire est
celui qui fuit la foule, se retranche hors d’un monde factice et vulgaire.
Celui qui épuise son temps dans les fêtes comme Vernet, au théâtre comme
Préault, ou dans « l’amour effréné du bric-à-brac et du luxe [31] » comme Diaz de la Peña, ne peut garder
la concentration nécessaire à la création. Finalement, la scène se resserre sur
l’atelier, seul endroit qui sauvegarde suffisamment d’intimité. Delacroix
« se cloître avec une précaution jalouse » et « se fortifie par
la solitude et le recueillement [32] ». Dans ce
retranchement, l’artiste travaille avec acharnement. Silvestre regrette que
Decamps, « en s’émerveillant aussi devant des trouvailles faites sans
études, en un moment, [perde] de vue cette application nécessaire à l’artiste
[…] qui ne s’élève que par le travail le plus assidu [33] ».
Cette dramatisation de l’image de l’artiste par le
critique ne va pas sans susciter la réaction des principaux intéressés. Plusieurs
annotations manuscrites de Corot sur l’exemplaire de sa notice qui lui avait
été offert par Silvestre [34] mettent en évidence
les divergences des représentations entre le critique et l’artiste. D’après
Silvestre, le mérite de Corot « est supérieur même à sa réputation
actuelle. Il faut, chez nous, sonner la trompette, avoir des rentes ou mourir
de faim. Ce n'est pas de sa peinture que l'artiste a vécu. » Et Silvestre
cite Corot : « “ Par bonheur, dit-il, j'avais de ma famille de
la soupe et des souliers-bottes [35].ˮ » C’est
sous ce passage que Corot inscrit une nuance, « assez pour vivre [36] », pointant ainsi le hiatus existant
entre la perception par l’artiste de sa propre histoire et la représentation proposée
par Silvestre.
On voit que de la représentation objective à la
lanterne magique, le pas peut être aisément franchi, l'artiste se transformant en
une fabuleuse création propre à faire miroiter les fantasmes de l'auteur. Averti
de ce risque, Delacroix a suivi de près l’élaboration de sa propre notice, à
commencer par son portrait. « Le profil est incomparablement meilleur », écrit-il à Silvestre le 26 décembre
1852, en parlant d’une photographie de lui réalisée par Laisné et Defonds,
« et je m’y tiens. Je désirerais très instamment que le cliché de l’autre
portrait soit effacé [37] ».
S’il a pu contrôler son image photographique, en revanche il n’en est pas allé de
même pour le texte de la notice. À la parution de la première livraison,
il s’écrie avec mécontentement : « Par
suite d'une habitude d'historien de faire toujours concorder la peinture d'un
caractère, vous me donnez une enfance tragique : mon enfance au contraire a été
fort heureuse dans la situation où se trouvaient mes parents et grâce à mon
propre caractère [38]. »
Ce que Delacroix
dénonce dans cette lettre, c’est cette sorte d’anamorphose qu’entraînent les
stéréotypes de l’artiste romantique : difficultés des débuts, misère,
souffrances. A la suite de cet incident, Delacroix semble surveiller Silvestre
de plus près encore : dans la dernière version de la notice, on ne trouve plus
trace de ce misérabilisme. Le droit de regard que s’était arrogé Delacroix sur
le travail du critique se devine également à travers une lettre écrite en mars
1854, alors que Silvestre prépare la troisième livraison de sa notice sur le
peintre. Elle nous donne à voir le cas, semble-t-il unique dans la genèse de l’Histoire
des artistes vivants, d’une écriture à quatre mains :
« J’ai oublié de vous prier de ne point parler du tout, si vous
voulez bien, de l’architecture, quand vous vous occuperez du Salon de la Paix.
Je voudrais et j’espère encore obtenir de l’architecte quelques concessions qui
pourraient améliorer l’effet général et s’il est critiqué à propos de mon
travail, il sera intraitable.
« Je me suis rappelé encore quelques petites choses mais peu
importantes pour le catalogue. Vous pouvez mettre qu’en fait de compositions
tout arrêtées et parfaitement mises au net et prêtes pour l’exécution, j’ai de
la besogne pour deux existences humaines et quant aux projets de toute espèce,
c’est-à-dire de la matière propre à occuper l’esprit et la main, j’en ai pour
quatre cents ans […] [39]. »
Ce sont presque des
consignes que Delacroix donne au critique. Artisan et acteur de sa
biographie, le peintre est par ailleurs fort lucide sur les apports du travail
de Silvestre, en termes d’image et de stratégie de carrière.
« Histoire
des artistes vivants » : le titre même de l’ouvrage annonçait une
duplicité. Par cette formule, Silvestre s'octroyait à la fois la fonction de
critique d'art et celle d’historien. Utilisant les ressorts de l’un, il
s’attribuait les prérogatives de l’autre. Il voulait être le critique, dont le
discours se joue dans la proximité de l’œuvre et de l’artiste, qui peut
rapporter des documents fiables et opposer aux discours vagues ses
comptes rendus précis ; simultanément, il serait historien, il livrerait
un portrait objectif des artistes, surplombant son temps avec froideur et
laissant à d'autres le soin de ramper dans la fange immonde du journalisme. En
un mot, il écrirait sur les artistes vivants « comme s'ils étaient morts [40] » – s’assurant au
passage une place dans l’histoire de l’histoire de l’art. Delacroix, qualifié par
Silvestre de « plus grand artiste du XIXe siècle [41] », ne se trompait pas sur
les intentions du critique et le remerciait par ces mots : « c'est de
l'apothéose de mon vivant [42] ».
Parler des
vivants comme s’ils étaient morts c’était s’autoriser toutes les licences.
Aussi le déni, la fin de non recevoir signifiée quelquefois au travail de
Silvestre par les artistes étaient un sursaut assez raisonnable de leur part. « Permettez-moi
seulement de vous dire, malgré des intentions toutes bienveillantes, que je
crains que vous ne m’ayez vu plus fort que nature : suis-je en effet cet
homme-là [43] ? » demandera
Delacroix à Silvestre en 1854. « Ce n’est pas moi [44] »,
affirmera Courbet quant à lui. Ménageant leur nécessaire pudeur, aucun de ces
artistes n’aurait cependant songé vraiment à remettre en cause la place du
critique : en parlant d’eux comme il le faisait, qu’il les louât ou les
dénigrât, Silvestre ne les élevait-il pas à la dignité de figures
historiques ? Mieux encore, en les expurgeant des basses œuvres pour les
faire coïncider avec la représentation qu’il souhaitait donner d’eux, Silvestre
les délivrait de la tâche ingrate des vivants : publicité et édification
de soi. Certes leur image sortait déformée de ce travail, mais étaient-ils vraiment
dupes ? C’était là le tribut au critique, le prix à payer pour une
apothéose.
Lyne Penet
HiCSA, Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne
[1] Petra Ten-Doesschate
Chu [éd.],
Correspondance de Courbet, éd. fr. revue et aug.,
Paris, Flammarion, 1996, p. 101-102 (lettre 52-4).
[2] Il écrit une étude sur
Rubens pour
l’Histoire des peintres de toutes les écoles de la Renaissance
jusqu’à nos jours, publiée en quatre livraisons de la mi-décembre 1851 à la
mi-février 1852. Silvestre collabore une seconde fois à l’ouvrage de Charles
Blanc avec une notice sur Le Caravage qui paraît à la fin de l’année 1856.
[3] Le titre initial
complet est
Histoire des artistes vivants français et étrangers. Peintres,
sculpteurs, architectes, graveurs, photographes. Études d’après nature.
[4] Sur le détail des
différentes éditions et sur la photographie dans l’
Histoire des artistes
vivants, se référer à l’article essentiel de Michèle Hannoosh,
« Theophile Silvestre’s
Histoire des artistes vivants, art
criticism and photography »,
The Art Bulletin, vol. LXXXVIII,
n° 4, décembre 2006, p. 729-755.
[5] René Démoris [dir.],
L’artiste
en représentation, colloque (Paris, 16-17 avril 1991), Paris,
Desjonquères, 1993.
[6] Théophile Silvestre,
Histoire
des artistes vivants, français et étrangers. Études d’après nature, Paris :
E. Blanchard, maison Hetzel, 1856, p. 274-275.
[7] Théophile Silvestre,
Pour
paraître en Juillet prochain, 1853 : la première livraison de l’histoire
des artistes vivants. Peintres, Sculpteurs, Architectes, Graveurs, Photographes
Français et Etrangers. Études d’après nature, Paris, E. Blanchard,
ancienne maison Hetzel, 1853, p. 2.
[9] Voir par exemple sa
lettre à George Sand, Paris, 3 février 1853 (Bibliothèque Historique de la Ville
de Paris, fonds George Sand, G 5362, fol. 213-214).
[10] Théophile Silvestre,
Histoire des artistes vivants…, op.cit., p. 272.
[11] Michèle Hannoosh,
op.
cit.
[12] Théophile Silvestre,
Pour paraître en Juillet prochain…, ibid.
[13] Lettre de Théophile
Silvestre à Théodore Rousseau, Paris, 2 novembre 1852 (Musée du Louvre,
département des arts graphiques, BS. b22. L169).
[14] Théophile Silvestre,
« La critique industrielle à propos de M. Ingres »,
Le Réveil, 27
février 1858.
[15] Voir la lettre de
Silvestre à Alfred Bruyas, Valmondois, 20 mars 1873 (Bibliothèque de l’Institut
national d’histoire de l’art, collections Doucet, Num MS 215 (1), pièce 56).
[16] Pascal Griener,
« Le livre d’histoire de l’art en France (1810-1850) – une genèse
retardée » dans Roland Recht, Philippe Sénéchal, Claire Barbillon,
François-René Martin [éd.],
Histoire de l’histoire de l’art en France au XIXe siècle, Paris, La documentation française, 2008, p. 177.
[17] L’Illustration, 5 et 12 avril 1856.
[18] La Presse, 8,
9, 10 et 11 avril 1856.
[19] Le jury décernant
les médailles d’honneur avait attribué le plus grand nombre de voix à Vernet. Ingres
venait en second, furieux. En publiant ces lettres, Silvestre mettait
délibérément le feu aux poudres entre les deux hommes, « enveloppant
ensemble le coupable et l’innocent » comme le dit Ingres en tempêtant contre
« cet infâme Silvestre qui ne vit que de poison et de scandale » (lettre
à Edouard Gatteaux, [Meung ?], 6 août 1857, citée dans Daniel Ternois,
« Une amitié romaine : les lettres d’Ingres à Edouard
Gatteaux », dans
Ingres et Rome (Montauban, septembre 1986), bulletin
spécial des
Amis du Musée Ingres, 1986, p. 56).
[20] C’est du moins ce
que laisse penser la réaction de Jules Janin, à qui Crémieux avait envoyé le
texte de sa plaidoirie (« Autographes de la collection Crémieux »,
Revue
politique et littéraire (Revue bleue), 22 août 1885).
[21] Sans commentaire … ou
presque. Silvestre intervient non seulement par le choix des extraits, mais
surtout par les intitulés résumant les lettres et placés en tête de chaque feuilleton.
Parfois ces intitulés donnent à certains propos une importance que leur
brièveté ne justifie pas. C’est le cas des passages sur Ingres, qui sont en
réalité extrêmement courts et reçoivent pourtant un titre, comme « Le
fiasco du peintre Ingres » (
La Presse, 9 avril 1856). Ces intitulés peuvent
aussi tourner l’artiste en ridicule. Ainsi, la lettre dans laquelle Horace
Vernet se plaint du manque de lumière pour peindre, ce qui l’oblige à jouer
« à Collin-Maillard avec [ses] pinceaux », s’intitule « Horace
Vernet jouant au Collin-Maillard » (
La Presse, 10 avril 1856).
[22] Théophile Silvestre,
A messieurs de la cour impériale de Paris, première chambre, audience de
mardi 7 juillet 1857. Mémoire de Théophile Silvestre, inspecteur des beaux-arts
en mission, appelant contre Horace Vernet, peintre, de l’Institut, intimé, Paris,
imprimerie de Pillet Fils aîné, 1857, p. 3.
[25] Théophile Silvestre,
Pour paraître en Juillet prochain…, op.cit., p. 2.
[26] Théophile Silvestre,
Histoire des artistes vivants. Études d’après nature, Paris, E.
Blanchard, ancienne maison Hetzel, 1857, p. 7.
[27] Lettre à Théophile
Silvestre, [s.l.], 23 août [1854] (lettre reproduite en
fac-similé dans
Alfred Bruyas, Théophile Silvestre,
La Galerie Bruyas, Paris,
imprimerie de J. Claye, 1876, n. p.).
[28] Petra Ten-Doesschate
Chu [éd.],
op.cit., p. 138 (lettre 56-5).
[29] Théophile Silvestre,
Histoire des artistes vivants…, op.cit., 1856, p. 191.
[34] Théophile Silvestre,
Histoire des artistes vivants, français et étrangers, peintres, sculpteurs,
architectes, graveurs, photographes. Études d’après nature, Paris, E.
Blanchard, ancienne maison Hetzel, 1853. Cet exemplaire est conservé au département
Estampes et Photographie de la Bibliothèque nationale de France (Yb3-1242).
[37] André Joubin [éd.],
Correspondance
générale de Eugène Delacroix, Paris, Plon, 1937. t. III, p. 185
(lettre à Théophile Silvestre, 26 décembre [1852]). Michèle Hannoosh a montré
que la lettre est bien de 1852 et non de 1853 comme l’avait pensé André Joubin.
Cf. Michèle Hannoosh,
op. cit., p. 752 n. 38.
[38] Ibid.,
p. 341 (lettre à Théophile Silvestre, 1
er novembre [1853]). La
datation a là aussi été rectifiée par Michèle Hannoosh dans Michèle Hannoosh,
op.
cit., p. 752 n. 42.
[39] Ibid.,
p. 199 (lettre à Théophile Silvestre, [mars 1854]).
[40] Théophile Silvestre,
Histoire des artistes vivants…, op.cit., 1856, p. 149.
[41] Théophile Silvestre,
ibid., p. 75.
[42] André Joubin [éd.],
op.
cit., p. 203 (lettre à Théophile Silvestre, Champrosay, 14 avril
[1854]).
[43] Ibid.,
p. 202 (lettre à Théophile Silvestre, [avril 1854]).
[44] Petra Ten-Doesschate
Chu [éd.],
op.cit.