L’Histoire des artistes vivants de Théophile Silvestre : l’artiste en représentation

 

Le 15 octobre 1852, Courbet écrit à ses parents, leur annonçant la visite d’un inconnu : « Je devais partir il y a un mois et demi lorsqu’il m’est survenu une aventure imprévue. Un individu est venu faire ma biographie ce qui m’a pris près de trois semaines de travail. Il m’a fallu passer en revue et expliquer tous les tableaux que j’avais faits de ma vie et toutes les phases par lesquelles je suis passé pour en venir où j’en suis aujourd’hui, ce qui a été un travail terrible et peu amusant, mais très important [1]. » Cet individu, c’est Théophile Silvestre. Ancien républicain que la récente installation de l’Empire laisse probablement sans activité, il se tourne vers l’histoire de l’art, fait ses premières armes auprès de Charles Blanc [2] et entreprend en 1852 de rencontrer les artistes contemporains les plus reconnus, dans l’idée de leur consacrer un ouvrage.

Silvestre projetait d'écrire cent notices : cinquante sur les artistes français, cinquante sur les artistes étrangers. « Peintres, sculpteurs, architectes, graveurs, photographes », tous feraient l’objet d’une attention égale, ainsi que l’indiquait le titre de l’ouvrage [3]. Ces notices devaient connaître deux éditions : une version luxueuse, au format in-folio, avec reproductions d'œuvres de l'artiste et son portrait en photographie [4] ; une version moins coûteuse, au format in-quarto, illustrée de gravures réalisées d'après les photographies prises pour l'édition in-folio. Au final, seules deux notices ont finalement été éditées dans ce double format. Elles paraissent à partir de juillet 1853 et sont consacrées à Corot et à Delacroix. La publication s’est interrompue ensuite, pour ne reprendre qu’en 1855, avec des livraisons à bon marché au format in-octavo, portant sur Ingres, Delacroix, Corot, Chenavard, Decamps, Barye, Diaz, Courbet, Préault et Rude. En 1857 paraît un dernier volume, sur Horace Vernet. À partir de l’édition in-octavo, les reproductions d'œuvres sont supprimées et seuls subsistent les portraits des artistes, gravés et situés au début de chaque notice.

Faut-il attribuer cette restriction aux seules difficultés techniques de reproduction des tableaux ? Peut-être pourrait-on y voir aussi une volonté de l’auteur, choisissant de faire figurer le portrait de l’artiste plutôt que ses œuvres : Silvestre veut écrire une histoire des artistes, non une histoire de l’art. Pour autant, il ne s’agit pas de faire une suite de « biographies » ainsi que Courbet a pu le croire en 1852. Silvestre n’entend pas redire ce qui est déjà connu de tous, pas plus qu’il ne peut se contraindre à suivre strictement une trame chronologique. De la biographie à l’« étude d’après nature », l’enjeu est plus grand, la démarche est tout autre. L’auteur veut trouver un discours neuf. Il souhaite parler en historien, avec distance, avec rigueur, et, simultanément, s’assigner auprès des figures publiques le rôle du confident, de l’acolyte, du critique d’art qui surprend l'homme caché derrière le masque de l’artiste. Dans cette tension entre distance et proximité, conjuguant l’aspiration de l’artiste à un discours véridique et celle du public à un discours authentique, au risque du scandale, Silvestre s’empare de l’image du créateur, se l’approprie, et révèle ainsi les enjeux liés à la mise « en représentation [5] » de l’artiste, tant pour ce dernier, qui joue sa reconnaissance publique, que pour le critique qui écrit son premier ouvrage et doit s’assurer une place – certes composite – dans le champ artistique.

 

Pour une histoire réaliste

Par opposition à l’écriture journalistique du critique d’art, précaire, immédiate, soumise à l’exigence de productivité, liée à des intérêts privés ou dictée par des objectifs financiers, Silvestre affirme le livre d’histoire de l’art comme objet de référence, indépendant, fiable car objectif. Pour atteindre cette objectivité, Silvestre adopte une méthode documentaire, qui se veut l’équivalent du réalisme en peinture. « Je fais moi-même tant bien que mal mes preuves de réalisme, […] en essayant d’écrire l’Histoire des artistes vivants [6] », affirme-t-il dans sa notice sur Courbet. A la métaphore picturale il adjoint la métaphore médicale. Il cherche à travailler « avec la curiosité qui doit guider le médecin dans la recherche des lois physiologiques [7] ». Loin des « divagations sentimentales », des « romans faits après coups » ou des « coloriages de style », l’histoire doit être « positive comme une autopsie [8] ». L’historien livre un diagnostic, une connaissance des lois de la création.

Habité par un souci d’exactitude, Silvestre désire donner au lecteur un témoignage de première main. Il consulte des documents sources, comme le journal de Delacroix. Il sollicite les témoignages des proches [9]. En un mot, il rassemble tout ce qui peut concourir à la fiabilité de son discours et attester la véracité de ses affirmations. Un tel souci de réalisme se justifie, selon lui, par la fâcheuse tendance des artistes à vouloir embellir leur image : « Si j’avais demandé à chacun d’eux un portrait de sa main pour l'illustration de ce livre, la ressemblance eût été nulle, et le lecteur, au lieu de connaître ces hommes célèbres tels qu'ils sont, n'aurait vu en eux que des Apollons, des Christs ou des Prophètes [10]. » Comme l’a montré Michèle Hannoosh [11], c’est pour éviter cet écueil que Silvestre recourt à la photographie, qui passe pour impartiale, non ou très faiblement fabriquée. « Chaque personnalité », affirme Silvestre, s'est « imprimée » dans l'Histoire des artistes vivants « comme son image réelle s’est fixée sur la plaque daguerrienne [12] ». Ce parallèle entre le processus photographique et le processus scriptural est développé tout au long du livre par le champ lexical de l’inscription, de la gravure, de l’imprimerie, et est exprimé dans le titre même de l'ouvrage, « études d'après nature » : expression alors couramment utilisée par les photographes pour désigner une image réalisée d’après modèle vivant. Entre l’original – l’artiste – et l’inscription – son image photographiée et son image « écrite » par Silvestre – il n’y aurait aucune intervention.

Confident des artistes

Cette rhétorique de l’impression sensible induit l’idée que, pour être valide, l’image obtenue doit s’être trouvée en contact physique avec le modèle. L’approche de l’artiste par Silvestre serait donc celle d’un historien, mais elle est aussi celle d’un critique, qui écrit ce qu’il voit et constate. Cette position voulant allier positivité et proximité est exposée dans la lettre que Silvestre adresse aux artistes à partir d’octobre 1852 :

« Monsieur,

« En me livrant à des recherches sur l'histoire des peintres morts, j'ai trouvé beaucoup d’incertitudes et de contradictions dans la plupart des documents qui nous sont restés. J'espère me rendre plus utile à l'histoire en fesant [sic] des études moins incertaines sur les artistes qui vivent de nos jours. Par l'indépendance, la sincérité, le désintéressement le plus absolu et les renseignements les plus positifs qu'il me sera possible de recueillir, j'ai la confiance d'arriver à écrire un livre plus utile, plus sérieux et surtout plus honnête que ne le sont les feuilles volantes de la critique contemporaine, trop souvent condamnée à suivre les spéculations du journalisme et de la librairie.

« […] Pour atteindre ce degré de conviction et d’impartialité au-dessous duquel tout livre est un acte public d’impudence, et quelquefois un mauvais service rendu à la société, je dois absolument, vous le sentez bien, Monsieur, consulter personnellement les artistes  [13]. »

Pour l’Histoire des artistes vivants, Silvestre rencontre donc les artistes, les observe, et les estime comme un peintre examine son modèle : « M. Ingres a posé personnellement devant nous. Nous le savons par cœur. Il nous a dit lui-même, de vive voix, jour par jour, séance par séance, ses idées, ses principes, ses procédés. Le crayon à la main, nous avons tout noté, sans perdre un détail [14]. » La compréhension de l’homme est indispensable à la compréhension de l’œuvre. Cette position théorique doit certainement être mise en lien avec la fascination de Silvestre pour la figure de l’artiste, avec la jubilation qu’il ressent d’être pris à ses côtés, dans son intimité. Il faut noter d’ailleurs que le critique se lie d’amitié avec de nombreux peintres, tels Chenavard, Millet, Théodore Rousseau, tandis que les relations avec ses confrères littéraires sont difficiles – il se brouille avec Théophile Gautier en 1858, avec Sainte-Beuve en 1863, avec Thoré-Bürger en 1867. Cette fascination pour les artistes le conduit aussi à collectionner leurs reliques, du fauteuil de Delacroix à la canne de Théodore Rousseau ; autant d’objets qu’il élèvera à la dignité muséale en les offrant à Alfred Bruyas en 1873 pour sa galerie de Montpellier [15]. Le « fétichisme » stendhalien « de la coprésence à l’œuvre [16] », pour reprendre l’expression de Pascal Griener, se voit doublé, chez Silvestre, d’un fétichisme de la « coprésence » à l’artiste.

Le lien trouble entre intimité et publicité qu’exploite Silvestre pour l’Histoire des artistes vivants éclate à l’occasion de l’affaire Vernet. Toujours en possession de papiers inédits, Silvestre avait fait paraître dans L'Illustration [17] et dans La Presse [18], en annonce de sa notice sur Horace Vernet, des morceaux choisis d’une ancienne correspondance que le peintre lui avait confiée. Dans les extraits que dévoilait La Presse à partir du 8 avril 1856, Vernet critiquait le tsar, l’armée, les institutions russes. Le 30 mars, on avait signé le traité de Paris scellant la fin du conflit avec la Russie : moment idoine pour faire paraître ces lettres et assurer un scandale. Leur publication était d’autant plus inopportune qu’elles contenaient également des passages injurieux sur Ingres, qui n’allaient pas manquer de rappeler à celui-ci l’affront subi à l’issue de l’Exposition universelle de 1855 [19], et d’attirer sur Vernet les foudres de l’Académie tout entière. Cette affaire conduisit Silvestre devant les tribunaux, où Vernet affirma n’avoir prêté les lettres qu’à titre de document de travail. Après une défense en première instance par Adolphe Crémieux, qui revendiqua le droit pour la presse à la liberté d’expression [20], Silvestre choisit de se défendre seul et orienta son propos dans une tout autre direction, exposant les principes de sa méthode critique ; ceux-là mêmes qu’il avait initialement présentés aux artistes pour expliquer sa démarche. C’était pour n’en rien trahir qu’il avait, disait-il, publié ces lettres telles quelles, sans commentaire [21]. Celles-ci constituaient « des preuves irréfutables que M. Horace Vernet [avait], de sa propre main, signées contre lui-même [22] ». Le critique n’avait été au pire que l’« exécuteur complaisant [23] » des volontés d’un peintre « en goût de publicité [24] ». L’appel de Silvestre fut rejeté et le scandale coula l’Histoire des artistes vivants, qui cessa de paraître.

 

Mythologies de l’artiste

Au fond, le projet portait en lui sa propre contradiction. Comment faire un livre « animé du souffle des artistes eux-mêmes [25] » dès lors que c’est le critique qui parle en leur nom ? Seule, peut-être, la photographie pouvait réellement « imprimer » l’image de l’artiste sans médiation, mais encore fallait-il que le peintre ne fasse pas « sur l’épreuve photographiée d'adroites retouches à la plume [26] », comme le relève Silvestre à propos de Vernet.

Dans ces « études d’après nature », l’étude prend largement le pas sur la nature, et les artistes se retrouvent alors pris au piège d’un système dans lequel ils sont pourtant entrés de leur plein gré. Ingres s’en rendra compte, mais trop tard. Répondant à Silvestre qui lui demande un dernier entretien, il écrit qu’il ne peut lui refuser cette faveur, « tout en regrettant de [s]’être engagé contre [ses] sentiments » dans une telle « entreprise [27] ». Dans une lettre à Max Buchon datant d’août 1856, Courbet dénonce quant à lui le travestissement de son image au profit d’une représentation convenue, « romantique » :

« Silvestre vient de faire paraître ma notice que je t’enverrai. Je ne la trouve pas faite, il me semble que c’est plutôt la sienne que la mienne, en tout cas c’est ce que lui Silvestre pense de moi et de lui, mais ce n'est pas moi. Il a été très maladroit en me faisant parler, ou s'il voulait me faire parler il aurait fallu que je corrigeasse les épreuves. Tout cela est fait au rebours de ce que j'avais pensé. […] Silvestre quoique réaliste me sacrifie au profit du romantisme [28]. »

En effet, si la méthode de Silvestre est réaliste, les valeurs à l’aune desquelles il évalue les artistes sont marquées par le romantisme ; elles dessinent les contours de sa mythologie personnelle. Selon Silvestre, ardeur au travail, solitude et abnégation sont les marques incontestables du grand artiste. Barye « évite la pleine lumière [29] » ; il a un « insurmontable dégoût pour les affaires purement matérielles de la vie. Il est en cela frappé de l’infirmité commune aux grands hommes [30] ». L’artiste que Silvestre admire est celui qui fuit la foule, se retranche hors d’un monde factice et vulgaire. Celui qui épuise son temps dans les fêtes comme Vernet, au théâtre comme Préault, ou dans « l’amour effréné du bric-à-brac et du luxe [31] » comme Diaz de la Peña, ne peut garder la concentration nécessaire à la création. Finalement, la scène se resserre sur l’atelier, seul endroit qui sauvegarde suffisamment d’intimité. Delacroix « se cloître avec une précaution jalouse » et « se fortifie par la solitude et le recueillement [32] ». Dans ce retranchement, l’artiste travaille avec acharnement. Silvestre regrette que Decamps, « en s’émerveillant aussi devant des trouvailles faites sans études, en un moment, [perde] de vue cette application nécessaire à l’artiste […] qui ne s’élève que par le travail le plus assidu [33] ».

Cette dramatisation de l’image de l’artiste par le critique ne va pas sans susciter la réaction des principaux intéressés. Plusieurs annotations manuscrites de Corot sur l’exemplaire de sa notice qui lui avait été offert par Silvestre [34] mettent en évidence les divergences des représentations entre le critique et l’artiste. D’après Silvestre, le mérite de Corot « est supérieur même à sa réputation actuelle. Il faut, chez nous, sonner la trompette, avoir des rentes ou mourir de faim. Ce n'est pas de sa peinture que l'artiste a vécu. » Et Silvestre cite Corot : « “ Par bonheur, dit-il, j'avais de ma famille de la soupe et des souliers-bottes [35].ˮ » C’est sous ce passage que Corot inscrit une nuance, « assez pour vivre [36] », pointant ainsi le hiatus existant entre la perception par l’artiste de sa propre histoire et la représentation proposée par Silvestre.

On voit que de la représentation objective à la lanterne magique, le pas peut être aisément franchi, l'artiste se transformant en une fabuleuse création propre à faire miroiter les fantasmes de l'auteur. Averti de ce risque, Delacroix a suivi de près l’élaboration de sa propre notice, à commencer par son portrait. « Le profil est incomparablement meilleur », écrit-il à Silvestre le 26 décembre 1852, en parlant d’une photographie de lui réalisée par Laisné et Defonds, « et je m’y tiens. Je désirerais très instamment que le cliché de l’autre portrait soit effacé [37] ». S’il a pu contrôler son image photographique, en revanche il n’en est pas allé de même pour le texte de la notice. À la parution de la première livraison, il s’écrie avec mécontentement : « Par suite d'une habitude d'historien de faire toujours concorder la peinture d'un caractère, vous me donnez une enfance tragique : mon enfance au contraire a été fort heureuse dans la situation où se trouvaient mes parents et grâce à mon propre caractère [38]. »

Ce que Delacroix dénonce dans cette lettre, c’est cette sorte d’anamorphose qu’entraînent les stéréotypes de l’artiste romantique : difficultés des débuts, misère, souffrances. A la suite de cet incident, Delacroix semble surveiller Silvestre de plus près encore : dans la dernière version de la notice, on ne trouve plus trace de ce misérabilisme. Le droit de regard que s’était arrogé Delacroix sur le travail du critique se devine également à travers une lettre écrite en mars 1854, alors que Silvestre prépare la troisième livraison de sa notice sur le peintre. Elle nous donne à voir le cas, semble-t-il unique dans la genèse de l’Histoire des artistes vivants, d’une écriture à quatre mains :

« J’ai oublié de vous prier de ne point parler du tout, si vous voulez bien, de l’architecture, quand vous vous occuperez du Salon de la Paix. Je voudrais et j’espère encore obtenir de l’architecte quelques concessions qui pourraient améliorer l’effet général et s’il est critiqué à propos de mon travail, il sera intraitable. 

« Je me suis rappelé encore quelques petites choses mais peu importantes pour le catalogue. Vous pouvez mettre qu’en fait de compositions tout arrêtées et parfaitement mises au net et prêtes pour l’exécution, j’ai de la besogne pour deux existences humaines et quant aux projets de toute espèce, c’est-à-dire de la matière propre à occuper l’esprit et la main, j’en ai pour quatre cents ans […] [39]. »

Ce sont presque des consignes que Delacroix donne au critique. Artisan et acteur de sa biographie, le peintre est par ailleurs fort lucide sur les apports du travail de Silvestre, en termes d’image et de stratégie de carrière.

« Histoire des artistes vivants » : le titre même de l’ouvrage annonçait une duplicité. Par cette formule, Silvestre s'octroyait à la fois la fonction de critique d'art et celle d’historien. Utilisant les ressorts de l’un, il s’attribuait les prérogatives de l’autre. Il voulait être le critique, dont le discours se joue dans la proximité de l’œuvre et de l’artiste, qui peut rapporter des documents fiables et opposer aux discours vagues ses comptes rendus précis ; simultanément, il serait historien, il livrerait un portrait objectif des artistes, surplombant son temps avec froideur et laissant à d'autres le soin de ramper dans la fange immonde du journalisme. En un mot, il écrirait sur les artistes vivants « comme s'ils étaient morts [40] » – s’assurant au passage une place dans l’histoire de l’histoire de l’art. Delacroix, qualifié par Silvestre de « plus grand artiste du XIXe siècle [41] », ne se trompait pas sur les intentions du critique et le remerciait par ces mots : « c'est de l'apothéose de mon vivant [42] ».

Parler des vivants comme s’ils étaient morts c’était s’autoriser toutes les licences. Aussi le déni, la fin de non recevoir signifiée quelquefois au travail de Silvestre par les artistes étaient un sursaut assez raisonnable de leur part. « Permettez-moi seulement de vous dire, malgré des intentions toutes bienveillantes, que je crains que vous ne m’ayez vu plus fort que nature : suis-je en effet cet homme-là [43] ? » demandera Delacroix à Silvestre en 1854. « Ce n’est pas moi [44] », affirmera Courbet quant à lui. Ménageant leur nécessaire pudeur, aucun de ces artistes n’aurait cependant songé vraiment à remettre en cause la place du critique : en parlant d’eux comme il le faisait, qu’il les louât ou les dénigrât, Silvestre ne les élevait-il pas à la dignité de figures historiques ? Mieux encore, en les expurgeant des basses œuvres pour les faire coïncider avec la représentation qu’il souhaitait donner d’eux, Silvestre les délivrait de la tâche ingrate des vivants : publicité et édification de soi. Certes leur image sortait déformée de ce travail, mais étaient-ils vraiment dupes ? C’était là le tribut au critique, le prix à payer pour une apothéose.

Lyne Penet
HiCSA, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne


[1] Petra Ten-Doesschate Chu [éd.], Correspondance de Courbet, éd. fr. revue et aug., Paris, Flammarion, 1996, p. 101-102 (lettre 52-4).
[2] Il écrit une étude sur Rubens pour l’Histoire des peintres de toutes les écoles de la Renaissance jusqu’à nos jours, publiée en quatre livraisons de la mi-décembre 1851 à la mi-février 1852. Silvestre collabore une seconde fois à l’ouvrage de Charles Blanc avec une notice sur Le Caravage qui paraît à la fin de l’année 1856.
[3] Le titre initial complet est Histoire des artistes vivants français et étrangers. Peintres, sculpteurs, architectes, graveurs, photographes. Études d’après nature.
[4] Sur le détail des différentes éditions et sur la photographie dans l’Histoire des artistes vivants, se référer à l’article essentiel de Michèle Hannoosh, « Theophile Silvestre’s Histoire des artistes vivants, art criticism and photography », The Art Bulletin, vol. LXXXVIII, n° 4, décembre 2006, p. 729-755.
[5] René Démoris [dir.], L’artiste en représentation, colloque (Paris, 16-17 avril 1991), Paris, Desjonquères, 1993.
[6] Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, français et étrangers. Études d’après nature, Paris : E. Blanchard, maison Hetzel, 1856, p. 274-275.
[7] Théophile Silvestre, Pour paraître en Juillet prochain, 1853 : la première livraison de l’histoire des artistes vivants. Peintres, Sculpteurs, Architectes, Graveurs, Photographes Français et Etrangers. Études d’après nature, Paris, E. Blanchard, ancienne maison Hetzel, 1853, p. 2.
[8] Ibidem.
[9] Voir par exemple sa lettre à George Sand, Paris, 3 février 1853 (Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, fonds George Sand, G 5362, fol. 213-214).
[10] Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants…, op.cit., p. 272.
[11] Michèle Hannoosh, op. cit.
[12] Théophile Silvestre, Pour paraître en Juillet prochain…, ibid.
[13] Lettre de Théophile Silvestre à Théodore Rousseau, Paris, 2 novembre 1852 (Musée du Louvre, département des arts graphiques, BS. b22. L169).
[14] Théophile Silvestre, « La critique industrielle à propos de M. Ingres », Le Réveil, 27 février 1858.
[15] Voir la lettre de Silvestre à Alfred Bruyas, Valmondois, 20 mars 1873 (Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, collections Doucet, Num MS 215 (1), pièce 56).
[16] Pascal Griener, « Le livre d’histoire de l’art en France (1810-1850) – une genèse retardée » dans Roland Recht, Philippe Sénéchal, Claire Barbillon, François-René Martin [éd.], Histoire de l’histoire de l’art en France au XIXe siècle, Paris, La documentation française, 2008, p. 177.
[17] L’Illustration, 5 et 12 avril 1856.
[18] La Presse, 8, 9, 10 et 11 avril 1856.
[19] Le jury décernant les médailles d’honneur avait attribué le plus grand nombre de voix à Vernet. Ingres venait en second, furieux. En publiant ces lettres, Silvestre mettait délibérément le feu aux poudres entre les deux hommes, « enveloppant ensemble le coupable et l’innocent » comme le dit Ingres en tempêtant contre « cet infâme Silvestre qui ne vit que de poison et de scandale » (lettre à Edouard Gatteaux, [Meung ?], 6 août 1857, citée dans Daniel Ternois, « Une amitié romaine : les lettres d’Ingres à Edouard Gatteaux », dans Ingres et Rome (Montauban, septembre 1986), bulletin spécial des Amis du Musée Ingres, 1986, p. 56).
[20] C’est du moins ce que laisse penser la réaction de Jules Janin, à qui Crémieux avait envoyé le texte de sa plaidoirie (« Autographes de la collection Crémieux », Revue politique et littéraire (Revue bleue), 22 août 1885).
[21] Sans commentaire … ou presque. Silvestre intervient non seulement par le choix des extraits, mais surtout par les intitulés résumant les lettres et placés en tête de chaque feuilleton. Parfois ces intitulés donnent à certains propos une importance que leur brièveté ne justifie pas. C’est le cas des passages sur Ingres, qui sont en réalité extrêmement courts et reçoivent pourtant un titre, comme « Le fiasco du peintre Ingres » (La Presse, 9 avril 1856). Ces intitulés peuvent aussi tourner l’artiste en ridicule. Ainsi, la lettre dans laquelle Horace Vernet se plaint du manque de lumière pour peindre, ce qui l’oblige à jouer « à Collin-Maillard avec [ses] pinceaux », s’intitule « Horace Vernet jouant au Collin-Maillard » (La Presse, 10 avril 1856).
[22] Théophile Silvestre, A messieurs de la cour impériale de Paris, première chambre, audience de mardi 7 juillet 1857. Mémoire de Théophile Silvestre, inspecteur des beaux-arts en mission, appelant contre Horace Vernet, peintre, de l’Institut, intimé, Paris, imprimerie de Pillet Fils aîné, 1857, p. 3.
[23] Ibid., p. 6.
[24] Ibid., p. 10.
[25] Théophile Silvestre, Pour paraître en Juillet prochain…, op.cit., p. 2.
[26] Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants. Études d’après nature, Paris, E. Blanchard, ancienne maison Hetzel, 1857, p. 7.
[27] Lettre à Théophile Silvestre, [s.l.], 23 août [1854] (lettre reproduite en fac-similé dans Alfred Bruyas, Théophile Silvestre, La Galerie Bruyas, Paris, imprimerie de J. Claye, 1876, n. p.).
[28] Petra Ten-Doesschate Chu [éd.], op.cit., p. 138 (lettre 56-5).
[29] Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants…, op.cit., 1856, p. 191.
[30] Ibid., p. 204.
[31] Ibid., p. 224.
[32] Ibid., p. 42.
[33] Ibid., p. 165-166.
[34] Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, français et étrangers, peintres, sculpteurs, architectes, graveurs, photographes. Études d’après nature, Paris, E. Blanchard, ancienne maison Hetzel, 1853. Cet exemplaire est conservé au département Estampes et Photographie de la Bibliothèque nationale de France (Yb3-1242).
[35] Ibid., p. 5.
[36] Ibid.
[37] André Joubin [éd.], Correspondance générale de Eugène Delacroix, Paris, Plon, 1937. t. III, p. 185 (lettre à Théophile Silvestre, 26 décembre [1852]). Michèle Hannoosh a montré que la lettre est bien de 1852 et non de 1853 comme l’avait pensé André Joubin. Cf. Michèle Hannoosh, op. cit., p. 752 n. 38.
[38] Ibid., p. 341 (lettre à Théophile Silvestre, 1er novembre [1853]). La datation a là aussi été rectifiée par Michèle Hannoosh dans Michèle Hannoosh, op. cit., p. 752 n. 42.
[39] Ibid., p. 199 (lettre à Théophile Silvestre, [mars 1854]).
[40] Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants…, op.cit., 1856, p. 149.
[41] Théophile Silvestre, ibid., p. 75.
[42] André Joubin [éd.], op. cit., p. 203 (lettre à Théophile Silvestre, Champrosay, 14 avril [1854]).
[43] Ibid., p. 202 (lettre à Théophile Silvestre, [avril 1854]).
[44] Petra Ten-Doesschate Chu [éd.], op.cit.


Pour citer cet article :
Lyne Penet, « L’Histoire des artistes vivants de Théophile Silvestre : l’artiste en représentation » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Lyne_Penet.html
Auteur : Lyne Penet
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