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L’image équivoque de l’artiste étranger dans la critique de
Salon
En introduction à son Salon de 1852, dans la revue L’Artiste,
Louis Clément de Ris signale :
« Une heureuse
modification a été apportée à la rédaction du livret. L’indication du lieu de
naissance des artistes, de leurs maîtres, les renseignements servant
d’introduction, sont autant de matériaux pour l’histoire à venir de l’art en
France, et qui manquaient jusqu’à ce jour. » [1]
Si l’aveuglement ou les erreurs de la critique de Salon
vis-à-vis de l’art dit « novateur » ont longtemps alimenté la légende
d’une histoire moderniste aujourd’hui dépassée, son analyse objective peut, à
l’inverse, mettre en lumière la valeur historique d’un matériau nous incitant à
une réévaluation nécessaire de notre perception de l’art du XIXe siècle dans
plusieurs domaines [2]. Se poser
la question de l’art étranger exposé au Salon peut être particulièrement utile
dans ce travail, puisque comme l’a remarqué Jacques Thuillier, la catégorie
d’« art pompier » n’a pas d’équivalent dans les langues étrangères [3].
Depuis l’adoption en 1791 par l’Assemblée Nationale du
principe d’une exposition libre et internationale [4],
la présence des artistes étrangers au Salon fut constante. Mais ce n’est qu’au
début des années 1850 que celle-ci devint significative par son nombre [5], et qu’il fut possible de
l’analyser comme telle, grâce aux informations fournies par le livret. La
production étrangère s’est alors rapidement imposée comme une composante
importante du Salon, notamment dans l’intense production de textes critiques
qui accompagnait la manifestation.
L’image de l’artiste étranger qui en ressort est équivoque,
parce qu’elle repose sur des enjeux à la mesure de l’importance du Salon :
politiques, économiques et sociaux ; esthétiques et idéologiques, et sur
de la simple curiosité. L’histoire et l’actualité, la question du style et
celle du sujet, la perception des nations – qui n’est pas la même que
celle des écoles nationales –, sont autant d’éléments qui s’y croisent et
se confondent. Cette attention critique révèle enfin l’image en creux d’une
école française elle-même très incertaine, quand, par son souci d’hégémonie européenne,
celle-ci voulut assimiler ce qu’il pouvait y avoir de meilleur chez ses voisins
tout en cherchant à se forger un caractère uni et singulier.
« Nos amis les ennemis »
La définition même de l’étranger dans le système des
Beaux-Arts français du XIXe siècle prête à confusion car la
plupart de ceux qui exposaient au Salon étaient en réalité parisiens. Le fait
d’avoir suivi une formation à Paris, puis exposé au Salon et éventuellement
obtenu une récompense, une décoration ou un achat de l’État, donnait à un artiste
la quasi-naturalisation française et lui permettait de mener carrière en
France. D’où l’idée, chez certains critiques, d’une administration se montrant
« parfois plus qu’indulgente et plus que prodigue à leur égard » [6]. Lorsqu’il rappelle en 1864 que
« le mot latin hostis (étranger) […] signifiait à la fois ennemi et
hôte », Théophile Thoré relève une des équivoques relatives à la
perception de ces étrangers, « nos amis les ennemis » [7],
qui exposaient au Salon. Du point de vue de l’administration, leur présence
était désirée en ce qu’elle conférait à l’exposition un rayonnement européen,
et confirmait ainsi l’hégémonie française dans le domaine des Beaux-Arts. Mais
en faisant de l’art contemporain l’objet d’une compétition entre nations, les
expositions universelles avaient imposé à la critique de la seconde moitié du
siècle un point de vue comparatiste entre les écoles. Le système d’accrochage
au Salon de 1859 est d’ailleurs significatif de ce changement de point de vue
puisque l’administration décida d’y réserver une salle spécifique aux œuvres
étrangères [8].
Si l’un des rôles du Salon était de maintenir le prestige et
la puissance de l’école française, celle-ci n’était en réalité pas assez
sûre de ses propres contours pour pouvoir déterminer dans quelle mesure
l’entérinement d’artistes étrangers lui était nécessaire ou dangereux. Ainsi
Maxime du Camp remarque « avec tristesse » au Salon de 1865 :
« les étrangers
envahissent et font des progrès qui sont inquiétants, car ils menacent de nous
rejeter au second, sinon au troisième rang. Notre amour-propre national, qui
est souvent plus excessif que justifié, nous porte à regarder comme Français
des artistes qui vivent et exposent en France ; c’est un tort, et si nous
comptons bien, nous serions peut-être fort surpris et un peu humiliés de
reconnaître que les Suisses, les Allemands et les Belges tiennent à eux seuls
une part considérable dans nos expositions. » [9]
La même tension se révéla sous une forme différente lors de
l’Exposition universelle de 1867 où des artistes étrangers habitués du Salon
parisien furent accusés par certains commentateurs d’« ingratitude »
envers la France pour avoir choisi d’exposer dans la section de leur pays
d’origine [10]… Vingt ans plus tard, le
souvenir du conflit franco-prussien fit soupçonner à L’Artiste que des
peintres allemands exposant au Salon « taisaient » leur
nationalité en se « contentant d’indiquer leur lieu de naissance » [11].
Il est vrai, que d’une manière générale, les artistes
étrangers pouvaient user de leur nationalité avec pragmatisme [12].
Dans le cadre du Salon, celle-ci fut souvent pour eux un moyen de se distinguer
avantageusement de la foule des exposants [13],
quand, pour un critique comme Théophile Gautier, l’un des rôles de l’exposition
était de « faire découvrir la planète » et d’être « le
panorama du monde » [14]. Aussi
le manque d’exotisme dans les œuvres de « ces Prussiens de la rue Pigalle,
ces Flamands de l’avenue Frochot », formés dans les ateliers parisiens et
dont le « pinceau parle français » [15]
pouvait-il parfois décevoir les attentes du public et de la critique. Les
peintres étrangers devaient cependant veiller à répondre à cette attente
d’exotisme dans le respect d’un certain nombre de valeurs et de codes propres
au jugement français et propres à la peinture de Salon. C’est pourquoi ils le
firent essentiellement à travers le sujet, qui demeurait de toute façon
le critère décisif dans la réception de la peinture de Salon [16].
Le peintre suédois Johan Fredrik Hockert (1826-1866) a par exemple su
répondre à cette double exigence en réalisant Famille de pêcheurs en Laponie
suédoise, costume d’été (1857, Stockholm, Nationalmuseum), l’un des clous
du Salon de 1857. On y voit, dans un large format, l’harmonie d’un jeune foyer
lapon, la mère veillant sur son enfant tandis que le père, assis par terre près
de son chien couché, raccommode un filet de pêche. Le peintre y décrit chaque
élément du folklore de sa région natale, depuis le moindre détail du décor
jusqu’au costume des personnages, dont le titre précise bien qu’il s’agit de
costumes « d’été ». La nationalité de l’artiste conférait à la toile
sa valeur d’authenticité, mais l’exotisme y est traduit dans une esthétique
neutre, digne d’une maison de poupée, reposant sur les valeurs lisses et
convenues de la vie simple et de l’harmonie du foyer. Remarquant avec
ravissement « le soulier recourbé à la chinoise » [17]
de la femme, Théophile Gautier décrit le tableau comme l’« un des
meilleurs du Salon ». Il écrit aussi que « M. Hockert a une couleur
forte, harmonieuse et riche, qui rappelle celle de Delacroix ». Si la
comparaison peut paraître incongrue, ce qu’elle dit d’important est que du
point de vue de Gautier, la touche « large, franche, nourrie » de
Hockert s’intègre bien au paysage esthétique français.
Artistes et écoles
Il serait réducteur d’analyser la réception de la peinture
étrangère au Salon sous le seul angle de la compétition entre nations, ou même
entre individus. La stigmatisation des artistes par nationalité est aussi
l’expression du positivisme historiciste propre à l’époque [18]
et par lequel la critique avait une tendance naturelle à rattacher l’image d’un
artiste étranger à celle de l’école de son pays d’origine. On lit souvent
des généralisations telles que celles d’Alfred Busquet dans La Patrie en
1859 : « Les Anglais sont plus spirituels, les Allemands sont plus
réfléchis, plus consciencieux, les Américains on un sentiment énergique de la
couleur ; ils héritèrent des Vénitiens, qui comme eux furent
marchands » [19]. Théophile
Thoré, qui voyait pourtant d’un œil positif la pénétration des différentes
écoles entre elles, écrit en 1861 que « si cosmopolite qu’on soit, il faut
reconnaître que les nationalités en fait d’art sont toujours très-évidemment
marquées » [20]. En
1855, Baudelaire remarque que « celui qui visiterait l’Exposition
universelle avec l’idée préconçue de trouver en Italie les enfants de Vinci, de
Raphaël et de Michel-Ange, en Allemagne l’esprit d’Albert Dürer, en Espagne
l’âme de Zurbaran et de Velasquez, se préparerait un inutile étonnement ».
Mais il reconnaît également qu’« il ne faut jamais oublier que les
nations, vastes êtres collectifs, sont soumises aux mêmes lois que les
individus » [21]. Et il
avait le projet de parler de la « fabrication des joujoux, et du goût des
différentes nations dans cette matière, ce qui est un sujet fort
compliqué » [22].
Une des particularités de la critique de Salon est de
reconnaître l’individualité de l’artiste, de chercher à repérer le
« génie » tout en essayant de comprendre et de formuler les grandes
tendances de l’art actuel et à venir. Or le critère de la nationalité était un
outil efficace pour dessiner ces grandes tendances. L’intérêt particulier de la
critique pour les écoles récentes est ainsi éclairant à plus d’un titre, car
c’est peut-être là que se démarquent avec le plus de force les individualités
artistiques comme les limites d’une vision de l’art contemporain par écoles
nationales. Jan Matejko (1838-1893) par exemple, exposa régulièrement au Salon
à partir de 1865 de grandes compositions historiques illustrant l’histoire
polonaise, et l’on peut observer comment, à travers lui, la critique essaya de
caractériser l’école polonaise contemporaine sans réellement y parvenir. Etienne
Bathori, roi de Pologne devant Pskow (1872, Varsovie, Palais royal), exposé
au Salon de 1874, illustre la défaite de la Russie face à la Pologne en
1582 : devant les murs de Pskow qu’avait annexé la Russie en 1510, les
envoyés d’Ivan le Terrible apportent au roi de Pologne Etienne Bathori le pain
et le sel en guise de soumission. « Tout est Polonais dans cette œuvre,
l’artiste, le sujet, le tableau, les physionomies, les costumes, la couleur
locale, la langue et l’accent » [23], conclue
laconiquement la critique d’Armand de Pontmartin dans L’Univers illustré.
Tandis que dans la Revue des deux mondes, Ernest Duvergier de Hauranne
voit en Matejko :
« un talent d’une espèce
singulière, qui ne rentre dans aucune des catégories de l’école française. Par
certaines hardiesses romantiques, il fait songer vaguement à Delacroix ;
par une certaine sincérité mâle, il se rapproche de Robert-Fleury ; par un
certain réalisme brutal, il rappelle quelquefois Hogarth ; par une
certaine barbarie systématique, il confine à M. Gustave Doré et aux tableaux
humoristiques de M. Vibert. » [24]
Ce commentaire est significatif des interférences que
pouvait provoquer au Salon l’exposition d’une œuvre étrangère dans une vision
de l’art par écoles nationales. Et par le prisme de Matejko, l’auteur semble
interroger les incertitudes de l’école française plutôt qu’un véritable
caractère de l’école polonaise. À propos d’Etienne Bathori, il est
frappant de lire plusieurs critiques s’accorder sur les défauts d’une
composition maladroite et surchargée, d’une couleur heurtée et dissonante, et
sur la vraisemblance historique discutable dans les attitudes et les accessoires…
tandis que par ses dimensions et son sujet ; par la volonté qu’avait
l’artiste d’en faire une œuvre constitutive du patrimoine national de la
Pologne, la toile ne pouvait que s’imposer à eux comme un archétype de
la peinture de Salon. C’est pourquoi Armand de Pontmartin écrit que
« ces inconvénients sont rachetés par un sentiment national si énergique,
qu’il en devient une qualité pittoresque » [25]
et que pour Louis Gonze, « ses défauts, qu’il a très-réels et pour nous
très-visibles, proviennent bien plus de son esthétique et de l’esprit de race
que de son art lui-même » [26]. On voit
bien ici que du point de vue des auteurs, la valeur de l’œuvre repose presque
exclusivement dans l’expression de son patriotisme – valeur que Louis
Gonze peine à distinguer de la valeur esthétique.
Patriotisme et universalisme
Un dernier élément d’équivoque serait donc l’assimilation du
style à la politique. Pour toute une part de la critique restée attachée à
la peinture d’histoire et à l’idéal d’un art d’« État », un peintre
étranger comme Matejko pouvait constituer, en dépit de ses défauts, un exemple
à suivre pour les peintres français [27]. Une
partie de l’historiographie récente n’a fait que poursuivre cette confusion car
l’attachement à un art national n’était pas forcément faire preuve de nationalisme
au sens, différent, que revêt le terme aujourd’hui [28].
Pour prendre la mesure de ce décalage, il faut revenir à la
métaphore baudelairienne faisant des nations de « vastes êtres
collectifs ». En reconnaissant en Matejko un « Polonais très
authentique », « une force de tête et une carrure d’épaule qui en
font aujourd’hui, vis-à-vis de nos jeunes peintres, un athlète
redoutable », Louis Gonze prône aussi l’idéal d’une jeunesse des peuples
capable d’exprimer sa vitalité en différents points du monde et à différents
moments de l’histoire, quand l’école française lui semblait en pleine
décadence. Pour Baudelaire, « l’imagerie nécessaire à l’enfance des
peuples » [29], c’était
l’Art philosophique, hiératique, réactionnaire. Et la métaphore prend un
sens esthétique encore différent chez Théophile Thoré lorsque celui-ci écrit à
propos du Salon des Refusés de 1863 qu’une exhibition de peintures
américaines, à la Nouvelle-Orléans, offrirait peut-être un pareil
spectacle :
Nous nous rappelons les
tableaux de M. Catlin, l’introducteur des Yoways en Europe. A Saint-Pétersbourg,
les expositions de peinture russe peuvent encore provoquer les mêmes
impressions. Les peuples qui commencent ont, dans leur barbarie, je ne sais
quoi de sincère, de senti, en même temps que de burlesque et d’imparfait.
Nouveauté et singularité. » [30]
Dernier exemple, celui du peintre hongrois Mihály Munkácsy (1844-1900) qui fut, comme Matejko, un patriote (la Hongrie en a fait une
gloire nationale), mais dont l’intégration à l’école française fut beaucoup plus
profonde puisqu’il fit partie des ces étrangers « parisiens ». Le
succès fulgurant de son premier envoi au Salon de 1870 lui permit en effet de
s’installer à Paris en 1872 et d’y mener une carrière florissante ; c’est
l’un des exemples les plus frappants de la façon dont le Salon pouvait mener du
jour au lendemain un parfait inconnu à la célébrité. Le Dernier jour d’un
condamné (1870, Budapest, Galerie Nationale de Hongrie) illustre une
coutume hongroise selon laquelle, trois jours avant l’exécution, la cellule
d’un condamné à mort était ouverte au public afin que ses proches viennent le
voir une dernière fois. La description successive et très individualisée des
attitudes et expressions des personnages est caractéristique de l’école de
Düsseldorf, mais on peut voir aussi l’influence de Courbet, en particulier dans
la nappe blanche qui apparaît au centre comme le drapeau du réalisme et
sur laquelle est posé un crucifix. Au sol, une coupelle est destinée à
recueillir le don des visiteurs pour financer la messe du condamné. Le succès
de l’œuvre repose en partie, comme pour les pêcheurs de Hockert, sur
l’authenticité de son exotisme, mais surtout sur la puissance dramatique et
sensationnelle de la composition. Mais ce qui fut peut-être le plus déterminant
dans le choc du public, et qu’il est difficile de voir aujourd’hui, se trouve
ailleurs, dans l’absence de tout élément moralisateur – rien n’est
indiqué quant à la culpabilité du condamné – ou relevant de l’histoire
nationale. Ainsi, dans le concert d’éloges qui accueillit Le dernier jour
d’un condamné et auquel se joignit Castagnary, l’ancien juriste écrit
qu’« un soucis [l]’assiège » et termine son commentaire de l’œuvre
par cette supplique à l’adresse du peintre :
« Je vous en supplie,
monsieur le peintre hongrois, vous qui, pour votre premier envoi à Paris, avez
eu ce suprême bonheur de désarmer la critique et d'apitoyer les cœurs, venez à
notre secours. Ne laissez pas notre sensibilité complice d'un lâche assassin.
Dégagez-là. Un signe un bout de drapeau un accessoire quelque part, qui montre
bien que votre héros est un patriote, et que notre jugement est droit, et que
vos intentions sont pures. » [31]
Les aspirations universalistes de Castagnary n’allaient pas
non plus sans considérations sur la nation et le patriotisme : l’art,
écrit-il en 1866, « tient du sol, du climat et de la race, – ou il
est sans caractère » [32]. Le
cosmopolitisme est chez lui synonyme d’anarchie. Le courant réaliste est
pourtant l’un de ceux qui permit de dépasser les frontières nationales, même
chez un critique très conservateur comme Duvergier de Hauranne quand celui-ci
range Munkácsy dans la catégorie – peu reluisante à ses yeux – de
« l’école démocratique » avec Manet, Courbet, Millet et Jules Breton [33]. Aussi Thoré fait-il peut-être
preuve de plus de clairvoyance, lorsqu’il écrit dans son Salon de 1865 :
« Il n’y a plus
d’étrangers. Nous sommes tous compatriotes. Pour moi, je me sens du même peuple
que le peuple parisien, – que mes amis de Bruxelles et d’Amsterdam, de
Genève et de Berlin, de Londres et de New-York. N’y a-t-il pas plus d’affinité
entre Français, Allemands, Hollandais, Belges, Suisses, Anglais, Américains,
ayant les mêmes tendances vers la liberté, la justice et la vérité, qu’entre
deux hommes d’une même nation, s’ils divergent par leurs inspirations et leurs
idées ? La patrie, c’est l’idée. » [34]
Nous n’avons que brièvement évoqué le vaste sujet de
l’européanisation de la culture et de la versatilité des écoles nationales de
peinture dans la seconde moitié du XIXe siècle. Cette question est
étroitement liée à la politique artistique française de l’époque, et parmi les
contradictions qui menèrent le Salon officiel à sa fin [35],
il reste à analyser le paradoxe d’une exposition d’État qui se voulait à la
fois nationale et internationale. Il est en tout cas remarquable que les
critiques de Salon, quels que soient leur goût et leur orientation politique,
naviguaient en eaux internationales. C’est en partie dans le miroir de
l’étranger que l’art français a tenté de définir sa propre image : parfois
par le rejet, mais le plus souvent par l’assimilation, or le Salon semble avoir
joué un rôle important dans ces processus d’assimilation. Quand le principe des
expositions universelles cloisonnait les écoles et exacerbait les identités
nationales jusqu’à la caricature, celui de l’exposition au Salon semble avoir
opéré à l’inverse, sur le mode d’un désordre fécond, qui résiste aux
catégories, et dont nous commençons à mesurer la portée symbolique et
historique. Peut-être est-ce en effet du côté du Salon que l’historien trouvera
les traces d’une Europe des arts vivante. Là où, dans un esprit commun,
s’exprimèrent quantités d’individualités.
Laurent Cazes
(HiCSA, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
[1] Louis Clément de Ris, « Le Salon », L’Artiste,
Ve série, t. VIII (13 avril 1852), p. 81.
[2] Francis Haskell, « L’art et le langage de la
politique », De l’art et du goût jadis et naguère, Paris, Gallimard,
Bibliothèque illustrée des histoires, 1989. Éric Darragon, « Salon et art
moderne », dans Christophe Charle et Daniel Roche [dir.], Capitales culturelles,
capitales symboliques : Paris et les expériences européennes, XVIIe-XXe
siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 361-367.
Adrien Goetz, « Un art de l’éreintement ? », dans Pierre
Vaisse et James Kearns [dir.], « Ce Salon à quoi tout se
ramène » : Le Salon de peinture et de sculpture, 1791-1890, Oxford,
Berne, Peter Lang, 2010, p. 73-81. [3] Jacques Thuillier, Peut-on parler d’une peinture
« pompier » ?, Paris, PUF, 1984.
[4] « Art. 1 er. Tous les artistes
français ou étrangers, membres ou non de l’Académie de peinture et de sculpture,
seront également admis à exposer leurs ouvrages dans la partie du Louvre
destinée à cet objet. », Archives Parlementaires de 1781 à 1860, 1 ère série,
t. 29 (29 juillet-27 août 1791), Paris, Paul Dupont, [1889]
p. 613.
[5] Un dépouillement systématique de la section
« Peinture » des catalogues des Salons de 1853 à 1889 révèle une
moyenne de 15% d’œuvres étrangères dans les années 1850 (tandis que l’on
compte moins de 10% d’artistes étrangers pour les Salons antérieurs). Puis cette
moyenne augmente pour se stabiliser autour de 20% pour les Salons postérieurs,
avec cependant une baisse significative – qui concerne essentiellement
les peintres allemands – aux Salons de 1872 à 1875. Pour une étude statistique
du Salon parisien, voir Andrée Sfeir-Semler, Die Maler am Pariser Salon,
1791-1880, Francfort-sur-le-Main ; New York, Campus
Verlag ; Paris, Éd. de la Maison des sciences de l'homme, 1992. On
trouve déjà de nombreuses études statistiques dans la presse de l’époque, voir Eugène
Müntz, « Le Salon. Essai de statistique », La Chronique des arts
et de la curiosité, n° 22, 31 mai 1873, p. 213-216 ; Charles
Ponsonailhe, « Le Salon. Peinure. I », L’Artiste, année 57,
t. I (juin 1887), p. 411-445.
[6] Alfred Busquet, « Les étrangers à l’Exposition
des Beaux-Arts », La Patrie, 11 juillet 1859, n.p.
[7] Théophile Thoré, Salons de W. Bürger, 1861 à 1868,
avec une préface par T. Thoré, Paris, Renouard, 1870, t. II,
p. 125.
[8] Dès le Salon suivant (1861), Philippe de Chennevières
adopta un accrochage des œuvres par ordre alphabétique des noms d’exposants
mêlant Français et étrangers, et qui prévalut pour tous les Salons suivants,
excepté celui de 1880.
[9] Maxime Du Camp, « Le Salon de 1865 », Revue
des deux mondes, période 2, t. 57 (1 er juin 1865),
p. 649.
[10] Voir par exemple le commentaire de Marius Chaumelin
sur Ludwig Knaus : « Je connais des gens qui se fâcheraient si on
leur disait que M. Knaus n’est pas un peintre de Paris. Son long séjour parmi
nous, le bruit que nos journaux ont fait autour de ses ouvrages, les nombreuses
médailles qu’il a obtenues aux salons, le ruban rouge qui décore sa
boutonnière, tout semblerait autoriser l’école française à le revendiquer comme
un des siens. » L’art contemporain, Paris, Renouard, 1873,
p. 18.
[11] Charles Ponsonailhe, art. cit. n. 3,
p. 413.
[12] Voir le cas de l’école belge étudié par Tom
Verschaffel, « Une école de plus en plus nationale : la critique
française et les peintres belges aux Salons de Paris (1831-1865) », dans
Hubert Roland et Sabine Schmitz [dir.], Pour une iconographie des
identités culturelles et nationales : la construction des images
collectives à travers le texte et l'image, Francfort-sur-le-Main :
Peter Lang, 2004, p. 117-134.
[13] Petra Chu, « The Paris Salon as
international arena for creative competition », dans Künstlerischer
Austausch : Akten des XXVIII. Internationalen
Kingresses für Kunstgeschichte,
Berlin : Akademie-Verlag, 1993, vol. 1, p. 227-248. [14] Théophile Gautier, L’Artiste, 15 février 1858,
cité dans Jean-Paul Bouillon et Catherine Méneux [dir.], La promenade du
critique influent : Anthologie de la critique d’art en France, 1850-1900,
Paris, Hazan, 2010, p. 59.
[15] Paul Mantz, « Le Salon, quatrième
article », Gazette des Beaux-Arts, année 1, t. II, (15 juin
1859), p. 356.
[16] Jacques-Émile Blanche rappelle à propos du Salon de
1870 que « le sujet comptait pour les trois quart dans un tableau à
succès », Les Arts plastiques, Paris, Éditions de
France, 1931, p. 7.
[17] Théophile Gautier, « Le Salon de 1857.
XI », L’Artiste, nouvelle série, t. I (23 août 1857),
p. 361.
[18] Christine Peltre et Philippe Lorentz [dir.], La
notion d’École, Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg,
2007.
[19] Alfred Busquet, art. cit.
n. 6.
[20] Théophile Thoré, op. cit.,
t. I, p. 59. [21] Charles Baudelaire, « Exposition universelle »,
Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll.
Bibliothèque de la Pléiade, 1976, t. II, p. 582.
[22] Ibid, « Morale du joujou », op. cit,
t. I, variante c, p 587.
[23] Armand de Pontmartin, « Salon de 1874, quatrième
article », L’Univers illustré, année 17, n° 1000 (23 mai
1874), p. 327.
[24] Ernest Duvergier de Hauranne, « Le Salon de
1874 », Revue des deux mondes, période 3, t. III (1 er
juin 1874), p. 665.
[25] Armand de Pontmartin, art. cit.
n. 23, p. 327.
[26] Louis Gonze, « Salon de 1874 », Gazette
des Beaux-Arts, période 2, t. IX (1 er juin 1874),
p. 502.
[27] « le seul effort de peinture historique est fait
cette année par un Polonais » écrit Maxime Du Camp à propos de Skarga,
premier envoi de Matejko au Salon ( art. cit. n. 9,
p. 649-650).
[28] Theodore Zeldin a montré que le sentiment national ne
s’est véritablement développé qu’après le XIXe siècle : Histoire des
passions françaises, II. Orgueil et intelligence (Chap. I.
« l’Identité nationale »), Paris, Recherches, 1978. Voir aussi la distinction que fait Marie-Claude Genet-Delacroix
entre « art français » et « art national », « National
art and French art: history, art, and politics during the early Third
Republic », dans June Harove et Neil Mc William [dir.], Nationalism and
French Visual Culture, 1870-1914, Washington, National Gallery of
Art, 2005, p. 37-53. [29] Charles Baudelaire, « L’Art philosophique »,
op. cit., t. II, p. 598.
[30] Théophile Thoré, op. cit., t. I,
p. 413.
[31] Jules-Antoine Castagnary, Salons, Paris,
G. Charpentier et E. Fasquelle, 1892, t. I, p. 404.
[32] Ibid.,
op. cit., p. 231. [33] Ernest Duvergier de Hauranne, art. cit.
n. 24, p. 677.
[34] Théophile Thoré, op. cit., t. II,
p. 238.
[35] Patricia Mainardi, The End of the
Salon: Art and the State in the Early Third Republic, Cambridge : Cambridge
University Press, 1993. Pierre Vaisse,
« Réflexion sur la fin du Salon officiel », dans « Ce Salon
à quoi tout se ramène », op. cit., p. 117-138.
Pour citer cet article :
Laurent Cazes, « L'image équivoque de l'artiste étranger dans la critique de Salon » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Laurent_Cazes.html
Auteur : Laurent Cazes
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
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