L’ex-libris d’artiste : un nouvel espace pour l'autoreprésentation

« C’est un plaisir cher à la majorité des Bibliophiles que de collectionner des Ex-Libris ; aussi cette passion, inconnue des curieux du siècle dernier, s’est aujourd’hui répandue dans les deux mondes avec une telle impulsion que les amateurs des marques intérieures de possession du livre sont maintenant aussi nombreux que les autographophiles et aussi fervents que les aimables petits colligeurs de timbres-poste universels. » [1]

Cette citation d’Octave Uzanne (1851-1931), écrivain et bibliophile français, parue en 1891 dans le journal londonien de l’Ex-libris Society, témoigne de l’émergence d’un nouvel intérêt pour l’ex-libris dans le milieu des collectionneurs et des bibliophiles à la fin du XIXe siècle. Né du besoin des hommes, dans le dernier tiers du XVe siècle, d’identifier leurs livres, d’abord par des sceaux ou des inscriptions, puis par de petites vignettes apposées sur le recto de la page de garde, l’ex-libris fut d’abord longtemps héraldique, appartenant à l’aristocratie et contenant ses armoiries, jusqu’à être adopté par les classes bourgeoises à la fin du XIXe siècle. Ainsi vulgarisé, cet objet entra dans une phase de transformation formelle et conceptuelle due à un changement de son usage comme de son contenu. Qu’il fît appel à ses connaissances iconographiques ou qu’il mît en œuvre une symbolique plus ou moins énigmatique, l’artiste concepteur des marques, ne pouvant plus centrer la composition autour d’un blason, que les familles bourgeoises ne possédaient pas, devait s’adapter aux changements de son époque en cherchant d’autres moyens de représenter le titulaire et de refléter sa personnalité. Ce phénomène donna naissance à ce que l’on a appelé l’ex-libris moderne.

À l’aube du XXe siècle, la marque de bibliothèque devint ainsi un objet artistique en soi, digne d’être collectionné et échangé jusqu’à devenir une œuvre d’art à part entière. L’ex-libris de fonction laissa alors la place à l’ex-libris de collection, perdant progressivement sa fonction originelle pour prendre place dans les albums d’amateurs. Conscients de la portée de cet objet devenu à la mode, les artistes exploitèrent et conquirent ce nouvel espace d’expression, en voyant là un moyen de diffusion et de visibilité idéale pour s’essayer à l’autoreprésentation. Les vignettes étaient gravées sur les différents types de matériaux permettant la reproduction : sur bois à l’instar des plus anciennes marques, sur cuivre, sur pierre ou encore sur linoléum. Au XXe siècle cependant, la plupart des ex-libris étaient des photogravures ; les artistes, soucieux de répandre leur image à travers cet objet, préféraient les moyens de reproduction les plus simples, les plus rapides et les moins coûteux.

Provenant de recherches à la Bibliothèque de Catalogne et du dépouillement de la Revista Ibérica de Ex-libris [2], publiée à Barcelone, les marques étudiées dans cette contribution datent du premier tiers du XXe siècle et sont l’œuvre d’artistes catalans qui les destinaient à leur propre usage. Par sa singularité et par sa cohérence chronologique et géographique, le corpus d’œuvres choisi permet d’analyser la manière dont l’artiste s’appropria cet objet lourd en signification historique et, libre du choix de la composition, créa sa propre image en convoquant divers éléments pour faire circuler son nom.

 

L’autoreprésentation : un défi symbolique

L’ex-libris d’artiste s’éloigna ainsi de la tradition principalement dans la mesure où il n’était plus destiné à identifier des livres, mais à diffuser un nom. Cette évolution de l’usage n’altéra néanmoins pas l’objectif premier de l’objet qui était depuis toujours la représentation du titulaire de la marque. Le changement d’époque et des goûts ainsi que l’absence d’armoiries chez les propriétaires d’ex-libris rendirent d’autant plus difficile la tâche qu’elle devint un défi que l’artiste moderne tenta de relever tout en repoussant les limites à la fois de la ruse et de la tradition. Formellement proches des ex-libris héraldiques, un grand nombre de marques d’artiste restèrent attachées aux emblèmes et aux symboles, tout en représentant le titulaire à travers des éléments qui le décrivaient ou dans lesquels il se reconnaissait. L’artiste qui venait d’une famille noble, comme dans le cas de Modest de Casademunt [3], choisissait parfois de se représenter à travers les armoiries de sa famille. Ceux issus de classes bourgeoises ou populaires faisaient appel à leur imagination en s’efforçant de créer des monogrammes ou des rébus plus ou moins hermétiques pour en faire leur symbole. Ainsi, Joaquim Renart [4], artiste, écrivain et intellectuel issu d’une famille française cultivée, mais pas aristocrate, créa en 1905 un supra-libri [5] parlant avec des attributs qui représentaient ses qualités et ses centres d’intérêt : sur un livre sont posés une plume et un encrier, symboles du monde intellectuel de l’artiste, et un renard, le mot français renard étant l’homonyme de son nom. Comme la plupart des artistes qui ont composé des ex-libris, Renart en fit plusieurs à son nom. Dans une vignette de 1904 [6], encadré par la locution latine et par son nom, le monogramme qu’il créa pour l’occasion remplace les armoiries qu’il ne possédait pas ; au-dessous, une devise et les visages d’un homme et d’une femme qui s’embrassent sont représentés dans un espace restreint en forme de cœur. Bien que l’on ne puisse pas voir dans ce monogramme une signature connue de Renart, on y distingue clairement un J et un R accompagnés probablement des initiales de son épouse, Theresa Gallard. L’amour que Renart ressentait pour cette femme que sa famille n’acceptait pas est symbolisé par un cœur qui s’appuie sur des plantes épineuses. Une devise insérée entre le monogramme et le cœur clame que « vouloir, c’est pouvoir », renvoyant à l’heureuse fin de cette histoire d’amour couronnée par le mariage. Autobiographique, cette vignette reste un exemple d’ex-libris énigmatique puisqu’elle ne saurait être déchiffrée par ceux qui n’étaient pas familiers avec l’artiste.

 Dans un langage plus immédiat et toujours selon un jeu autour du nom, Gaietà Cornet [7], dessinateur caricaturiste, représenta dans son ex-libris [8] une locomotive dont la fumée abrite un cœur noir couronné d’une flamme, exprimant le mouvement, mais symbolisant peut-être aussi le génie. À l’intérieur du cœur, un squelette représenté à mi-corps tient le monde entre ses mains. Le globe cache un N et le crâne un T, et avec le E au centre, ces trois lettres forment « net », la deuxième moitié du nom de l’artiste. La première moitié est représentée par le cœur, en catalan « cor ». C’est ce monogramme qu’il utilise dans les caricatures qu’il publie dans la presse. Dans la partie inférieure du cœur, une bande contient le mot « ex-libris », et juste sous celle-ci, nous retrouvons cette construction en miniature autour de son nom : un cœur, les lettres N, E, T, le tout couronné d’une flamme. Cornet dévoile donc son identité par un rébus sur son patronyme, mais il se représente aussi à travers un style artistique pour lequel il est reconnu. Rappelant ainsi le caractère synthétique et le ton humoristique des illustrations de son auteur et titulaire, cette vignette fut considérée comme une provocation par une partie de la critique, sceptique quant à la reconnaissance de cette image en tant qu’ex-libris, bien qu’elle en appréciait la valeur artistique. Cornet respecta néanmoins les règles fondamentales par la présence de la locution latine, du nom du titulaire, certes déguisé, et de la signature de l’artiste.

Les artistes dont le patronyme ne se prêtait pas à un jeu de mots choisirent souvent de se définir et par leur profession, en rassemblant des attributs du métier d’artiste, et par leur ville d’origine ou d’adoption, en empruntant à l’héraldique ou aux emblèmes de celle-ci ; l’écusson de la Catalogne ou encore le massif du Montserrat, devenu un symbole de Barcelone, sont repris régulièrement. Mettre en avant l’appartenance à un lieu n’était certes pas propre aux ex-libris d’artistes catalans, mais, s’agissant de la Catalogne, il révélait une volonté d’affirmation de l’identité locale, à un moment où le sentiment de régionalisme, voire de nationalisme, ne faisait que s’accroître.

Si ces artistes se montrèrent audacieux dans la recherche de nouvelles solutions d’autoreprésentation par rapport aux ex-libris héraldiques qui précédèrent leur époque, on constate qu’ils ont toutefois respecté les canons de l’ex-libris classique. La composition et la symbolique étaient en effet assez conventionnelles et reprenaient par ailleurs les modèles que ces mêmes artistes utilisaient pour répondre aux commandes extérieures ; on retrouve ainsi les mêmes procédés dans les ex-libris de médecins, de musiciens ou encore d’écrivains ou de bibliophiles. Mais pourquoi s'être soumis aux contraintes de l’objet si sa fonction était complètement détournée ? Malgré le contraste entre le style et la nature de l’œuvre – même les artistes les plus novateurs y eurent recours – l’ex-libris restait étroitement lié à la bibliophilie. L’artiste qui investissait ce champ de la création, restreint et codifié, parvenait à acquérir, par assimilation, un statut d’érudit.

 

L’ex-libris comme vitrine esthétique

S’éloignant davantage de la tradition des ex-libris héraldiques, les artistes modernes cherchèrent d’autres moyens de se représenter que par des attributs et des symboles. Ainsi en témoignent un ensemble important de marques où les choix esthétiques semblent prendre la place centrale réservée habituellement au titulaire, tout en privilégiant l’autoreprésentation par l’assimilation à un courant artistique. Les nombreuses vignettes symbolistes d’Alexandre de Riquer [9] en fournissent un exemple éloquent. Dans une marque personnelle de 1901 [10], l’artiste représenta de part et d’autre d’un paysage antiquisant, deux femmes ailées. Du côté gauche, une allégorie de l’art se tient debout coiffée d’une étoile, source de lumière et symbole de l’esprit. Elle tient une fleur dans sa main, renvoyant à la pureté, à l’amour, au lien de l’art avec la nature. L’extrémité droite de la marque est occupée par une deuxième allégorie dont la contorsion du corps et l’exposition de la poitrine qui en résulte contrastent avec l’innocence du personnage qui lui fait pendant et lui confère un caractère diabolique, une sorte d’allégorie de l’art malsain. Par la ceinture attachée sous la poitrine, elle rappelle les personnages féminins créés par Rops [11]. Riquer offrait ainsi l’espace de son ex-libris à l’art symboliste, s’affirmant dans ce courant qu’il avait contribué à diffuser en Catalogne. Également inspiré des marques anglaises préraphaélites, dont l’esthétique fascinait les modernistes catalans, Jaume Llongueras [12] conçut des ex-libris dans un style très décoratif et raffiné. Dans une marque personnelle réalisée en 1904 [13], l’artiste a représenté une femme élégante et méditative, vêtue d’une longue robe à traîne. Entre ses mains, elle tient une coupe, peut-être celle du Saint Graal signifiant la conquête d’un objectif difficilement réalisable. La muse et la coupe évoqueraient l’idée de l’inspiration de l’artiste. À l’arrière-plan à gauche, le fond est caché par un rideau dont le décor s’inspire des motifs floraux de William Morris (1834-1896). À droite, le mur du fond est décoré d’une guirlande de fleurs qui rappelle les lampadaires modernistes du Passeig de Gràcia, un boulevard barcelonais. Ce détail et les motifs de la queue de la robe, repris des fragments de mosaïque caractéristiques de l’art d’Antoni Gaudí (1852-1926), témoignent de la présence de Llongueras dans les ateliers de l’architecte catalan, notamment celui de la Sagrada Familia. C’est à l’évidence un moyen pour l’artiste de se constituer une belle carte de visite en montrant son implication dans les projets modernistes, qui étaient au goût du jour en ce début de siècle.

Même les artistes issus de l’aristocratie, pouvant intégrer leurs armoiries dans un ex-libris de type héraldique, choisirent parfois de faire circuler leur image à travers l’esthétique à laquelle ils voulaient être identifiés. Modest de Casademunt réalisa ainsi une composition [14] au centre de laquelle une jeune femme, allégorie des arts, est habillée d’un haut à quatre lignes qui évoquent le drapeau catalan. Elle tient un chevalet sur lequel est posé un panneau où l’on peut lire « Art décoratif », et un caducée, renvoyant probablement à l’équilibre des arts et peut-être aussi au commerce. L’arbre au double tronc entrelacé sur lequel elle s’appuie divise la composition en deux. Cet arbre de vie abrite dans sa houppe le mot « ex-libris » et des éléments empruntés aux armoiries de l’artiste, la tour sur un rocher et le casque plumé. À gauche du tronc, un soleil naissant incarne l’idée de l’artiste créateur. À droite, faisant contraste, se trouve le seul élément industriel de la composition : une usine en activité, signalée par la fumée des cheminées, probablement un clin d’œil aux Arts and crafts de Williams Morris. La partie centrale du paysage rappelle d’ailleurs les décors floraux qui caractérisent ce mouvement. L’artiste mit ainsi en place plusieurs dispositifs afin de revaloriser sa spécialité, les arts décoratifs, qui prennent ici, sur le chevalet, la place d’une toile.

Nous constatons donc que l’ex-libris, parce qu’il représente l’esthétique cultivée par l’artiste, évoque aussi celle de son époque. En 1917, avec sa marque personnelle [15], Josep Triadó [16] s’affirma ainsi au sein du noucentisme, mouvement marqué dans son versant artistique par la redécouverte d’une identité régionale assimilée au passé hellénique de la Catalogne. Pour cette marque, Triadó s’inspira de la Grèce antique qui le fascinait et qui rythma d’ailleurs l’ensemble de son œuvre. Au centre, des personnages habillés à la grecque entourent une fontaine de vie symbolisant l’éternité et la jeunesse de l’art, grec ou catalan. Preuve de son engouement, l’alphabet grec remplace ici phonétiquement la locution latine et est utilisé pour inscrire son nom.

Offert ou échangé, l’ex-libris voyageait même au-delà des frontières nationales. En se concentrant sur le style plutôt que sur des aspects de sa personnalité, l’artiste y voyait certainement un moyen de montrer son aptitude dans le courant artistique qu’il défendait ou de se placer dans la continuité d’un artiste du passé qu’il admirait. C’est ainsi que Ramon Borrell [17] grava à l’eau-forte en 1920 deux ex-libris qui font hommage à Francisco de Goya (1746-1828). Dans l’un d’eux [18], il reprend la composition de la première gravure des Caprice[19] qui correspond à l’autoportrait du maître espagnol pour en faire le sien. Une inscription gravée par Borrell mentionne dans l’angle inférieur gauche « plagiat Goya ». Bien qu'il ait choisi pour se représenter des accessoires vestimentaires de son époque – les lunettes, le chapeau, la chemise et la cravate –, les lignes de son manteau sont calquées sur celui de Goya ; les ombres de l’arrière-plan et celles des vêtements sont aussi fidèlement reportées. Dans son autre marque [20], Borrell fit la copie d’un portrait de Goya peint en 1826 par le peintre espagnol Vicente López (1772-1850) [21], mais il y ajouta le roi Charles IV dont Goya était le peintre de chambre.

Selon ses goûts, chaque artiste montrait ainsi sa modernité ou son intemporalité et se représentait, indirectement, à travers une esthétique à laquelle il voulait être associé, trouvant là une nouvelle manière de construire son image. À une période où l’engouement suscité par l’ex-libris atteint son point culminant, ces dispositifs mis en œuvre par l’artiste lui permettent de promouvoir efficacement et rapidement son art. Vitrine incontestable, l’ex-libris se transforme jusqu’à prendre la forme d’une annonce publicitaire ou d’une carte de présentation, devenant ainsi un moyen incontournable d’autopromotion. C’est le cas de Llorenç Brunet [22] avec ses vignettes de caricatures, quasiment commerciales, ou encore d’Ismael Smith [23] et de Casals i Vernis [24] qui conçurent leurs marques comme de véritables cartes de visite.

L’ex-libris, un lieu d’expression

L’ex-libris circulait et semblait si apte à servir de réclame que certains artistes l’utilisèrent comme lieu de combat d’ordre social et politique. Brunet, par exemple, jouant avec l’intemporalité inhérente à cet objet, s’en servait pour exprimer ses convictions. Engagées, ses marques réalisées entre 1900 et 1909 sont à mettre en rapport direct avec l’actualité de l’époque pour être comprises. Elles restent d’ailleurs étroitement liées aux dessins qu’il publiait dans les journaux satiriques contemporains. Dans un de ses ex-libris de 1903 [25], une marmite géante occupe pratiquement toute la surface de la composition. De l’intérieur, dégouline le sang de ceux qu’on a vraisemblablement voulu faire taire. Presque aussi grand que les anses de la marmite, un artiste qui fuit avec son énorme outil de travail et ses ex-libris est attrapé par un policier armé d’un sabre déjà maculé de sang. Le message est brutal et limpide : l’artiste peut choisir de défendre sa liberté de création et finir ses jours pendu au bout d’une corde – comme c’est arrivé à l’individu situé à droite sur la marque – ou alors décider de rentrer dans la ronde des artistes, apprivoisés et plutôt mécontents, que Brunet représente dans une ronde, s’efforçant de copier naïvement sur leurs cahiers le motif dessiné sur le dos de celui qui marche devant. Dans la partie supérieure de la marque, le génie de l’ex-libris est utilisé comme instrument de supplice. Sur cette potence anthropomorphique, on lit en effet « ex-libris ». Au centre de la ronde, Brunet a gravé un « de », mais le nom de l’artiste, d’ailleurs figuré en monogramme semble n’être que la signature de l’œuvre. La devise présente sur les bords de la marmite a remplacé ici le nom du titulaire. Elle énonce : « Fais le tour du monde et rentre dans le Born [26] ». C’est un dicton catalan signifiant que souvent, après avoir fait le tour du monde et avoir connu des univers différents, on revient à ses origines. Brunet a emprunté ce proverbe pour le tourner en dérision, puisque pour lui ceux qui retournaient en Espagne trouvaient un pays écrasé par la censure et la perte de la liberté d’expression. L’ex-libris est clairement pour Brunet un moyen de diffuser les idées pour lesquelles il combat. Mécontentement politique ou dénonciation de la censure, ses ex-libris sont devenus le lieu de véritables manifestes que les contemporains comprenaient très bien. Ainsi, dans une marque de 1909 [27], il représente les visages de deux hommes politiques conservateurs : Antonio Maura (1853-1925) et Francisco Silvela (1843-1905), parfaitement reconnaissables [28].

D’évidence, le choix de l’ex-libris comme espace d’autoreprésentation ou d’autopromotion n’est pas anodin. L’appropriation de cet objet de tradition noble et centenaire, en détournant son usage privé pour faire circuler une identité propre et un savoir, même lorsque la marque est teintée de modernité et d’humour, est une reconnaissance de son efficacité et de sa valeur intemporelle. Depuis la fin du XIXe siècle, l’ex-libris était effectivement pour son créateur un défi artistique, un espace où il construisait son image et un objet en vogue qui faisait voyager rapidement son nom, un tremplin vers le milieu fermé des bibliophiles.

Voué à l’échange, l’ex-libris d’artiste se distingue donc des autres marques destinées essentiellement à signaler une appartenance. Aussi, la recherche de moyens de construire sa propre image amène l’artiste à s’interroger sur la notion même d’autoreprésentation, la symbolique qu’il met en place autour de lui menant à des compositions parfois insolites qui restent souvent indéchiffrables et inexplicables pour l’observateur ou même le collectionneur. Lorsque l’ex-libris est traité comme une vitrine artistique, l’individu s’assimile à une esthétique dans laquelle il souhaite se faire remarquer. Susceptible d’attirer l’attention des collectionneurs, c’est aussi un moyen facile et rapide de se situer dans la continuité d’un artiste ou d’un mouvement – tel que le fait Ramon Borrell –, ou de s’associer à une avant-garde, comme dans le cas des marques modernistes, symbolistes ou noucentistes étudiées. Par ailleurs, l’ex-libris étant un terrain d’exploration, il est courant qu’un artiste en conçoive plusieurs à son nom. Cette multiplicité explique qu’il crée des vignettes souvent très différentes et qu’il cherche rarement à faire une synthèse dans une seule marque : l’étude seule de l’ensemble des ex-libris personnels d’un artiste, concepteur et titulaire, révèle donc les différentes facettes de sa personnalité et de son art.

Motivée au début du siècle par une incontestable effervescence internationale, la création d’ex-libris d’artiste tend à diminuer par la suite sans pour autant disparaître ; dans les années 1960 des échanges de ce type ont encore lieu dans le Bulletin de l’Association française des collectionneurs et amis des ex-libris et des gravures publié à Nancy.

Laura Karp Lugo
(Paris, Institut national d’histoire de l’art)


[1] Extrait de l’article d’Octave Uzanne, « Remarques sur quelques ex-libris contemporains », Journal of the Ex libris Society, vol. 1, 1892, p. 55-62.
[2] La Revista Ibérica de Ex-libris parut entre 1903 et 1906. Les volumes de la première année furent imprimés à Vilanova i la Geltrú par Joan Oliva i Milà et ceux des trois dernières années à Barcelone par Fidel Giró.
[3] Modest de Casademunt i Giralt (Barcelone, 1881-1964), ex-libriste.
[4] Joaquim Renart i Garcia (Barcelone, 1879-1961), peintre, graveur, ex-libriste et collectionneur.
[5] Ex-libris Joaquim Renart, impression en relief, vers 1905, Barcelone, Bibliothèque de Catalogne.
[6] Ex-libris Joaquim Renart, photogravure, vers 1904, Barcelone, Bibliothèque de Catalogne.
[7] Gaietà Cornet i Palau (Barcelone, 1878- 1945), ingénieur, dessinateur et caricaturiste.
[8] « Ex-libris Gaietà Cornet », photogravure, n. d., Revista Ibérica de Exlibris, vol. 1, 1903, p. 24.
[9] Alexandre de Riquer i Ynglada, comte de Casa Dàvalos (Calaf, 1856-Palma de Mallorca, 1920), dessinateur, peintre, graveur, écrivain et poète.
[10] Ex-libris Alexandre de Riquer, photogravure, 1901, Barcelone, Bibliothèque de Catalogne.
[11] Félicien Rops (Namur, 1833-Essones, 1898), peintre, dessinateur et graveur belge. Nous faisons ici allusion à son Pornokratès de 1878 (aquarelle et pastel), conservé au Musée provincial Félicien Rops de Namur.
[12] Jaume Llongueras i Badia (Barcelone, 1883-1955), peintre, graveur et décorateur.
[13] Ex-libris Jaume Llongueras, photogravure, 1904, Barcelone, Bibliothèque de Catalogne.
[14] Ex-libris Modest de Casademunt, photogravure, n. d., Barcelone, Bibliothèque de Catalogne.
[15] Ex-libris Josep Triadó, photogravure, 1917, Barcelone, Bibliothèque de Catalogne.
[16] Josep Triadó i Mayol (Barcelone, 1870-1929), dessinateur ex-libriste et peintre. Il fut le directeur artistique de la Revista Ibérica de Ex-libris.
[17] Ramon Borrel i Plà (Barcelone, 1876-1963), graveur, ex-libriste et peintre.
[18] Ex-libris Ramon Borrell, gravure sur métal, 1920, Barcelone, Bibliothèque de Catalogne.
[19] Francisco de Goya, Capricho n° 1, gravure sur métal, 1799, Madrid, Chalcographie Nationale.
[20] Ex-libris Ramon Borrell, gravure sur métal, 1920, Barcelone, Bibliothèque de Catalogne.
[21] Vicente Lopez Portaña, Portrait de Francisco de Goya, huile sur toile, 1826, Madrid, Musée du Prado.
[22] Llorenç Brunet i Torroll (Barcelone, 1873-1939), dessinateur caricaturiste qui collaborait avec la presse satirique catalane de gauche.
[23] Ismael Smith i Marí (Barcelone, 1886-New York, 1972), sculpteur, dessinateur et graveur.
[24] Ramon Casals i Vernis (Reus, 1860-1920), ex-libriste.
[25] Ex-libris Llorenç Brunet, photogravure, 1903, Barcelone, Bibliothèque de Catalogne.
[26] Le Born est un vieux quartier de Barcelone.
[27] Ex-libris Llorenç Brunet, photogravure, 1909, Barcelone, Bibliothèque de Catalogne.
[28] Des caricatures de ces personnalités politiques étaient régulièrement publiées dans la presse, tel le dessin de Ramon Miró, « La familia Humbert de la poltica », paru dans La Campana de Gràcia le 3 janvier 1903, p. 7.


Pour citer cet article :
Laura Karp Lugo, « L'ex-libris d'artiste : un nouvel espace pour l'autoreprésentation » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Laura_Karp_Lugo.html
Auteur : Laura Karp Lugo
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