Image de soi et processus créatif dans les entretiens des
artistes italiens avec Carla Lonzi

 

En 1981 l’art italien était à l’honneur au Centre Georges Pompidou : une exposition, Identité italienne. L’art italien depuis 1959, organisée par le Musée National d’Art Moderne avec le concours des Incontri Internazionali d’Arte (Rencontres Internationales d’Art) de Rome, présentait en effet des œuvres des nouvelles générations [1]. Le catalogue de cette exposition est divisé en deux parties, dont la principale est une chronologie précieuse et détaillée des événements artistiques et historiques qui s’achève en 1980 ; en guise d’introduction, des articles confiés à quelques historiens et critiques de renommée présentent aux lecteurs le contexte de l’époque. Dans une demie-page sans titre signée par Carla Lonzi, on pouvait lire entre autres :

« J’avais individualisé les artistes non pas par l’intermédiaire de l’objet mais de la crédibilité du processus que j’étais en mesure de reconnaître. C’est ainsi que j’ai choisi ces artistes presque avant qu’ils ne deviennent artistes et quand désormais ils ne pouvaient qu’être artistes tandis que les critiques attendaient des résultats et des garanties culturelles. Les œuvres, je les accueillais les yeux fermés, même si ensuite je les ouvrais, naturellement. Et ceci non par parti pris mais spontanément : je préférais décider qui était l’artiste plutôt que de me prononcer sur son œuvre » [2].

Lonzi était une critique d’art indépendante, toujours pertinente dans ses choix : au cours des années 1960, on retrouve son nom à côté de quelques maîtres (Lucio Fontana, Cy Twombly), et d’artistes plus jeunes – parfois dès leur première exposition – tels Luciano Fabro ou Giulio Paolini, qui sont devenus ensuite des acteurs essentiels de l’art italien. Lonzi avait été invitée à l’exposition parisienne en tant que témoin d’une période extraordinaire qu’elle avait vécue auprès des artistes. En fait, en 1980, elle s’était déjà éloignée de la critique d’art depuis dix ans, et avait consacré toute son activité au féminisme, dont elle a été l’une des théoriciennes majeures en Italie [3]. Son retrait de la profession date de 1969, peu après la parution de son livre Autoritratto, un ouvrage singulier et plein de charme qui se présente aux lecteurs comme une conversation ininterrompue entre l’auteure et un certain nombre d’artistes, une sorte de « banquet » qui pourtant n’a jamais vraiment eu lieu [4]. Les artistes « invités » par Lonzi forment un portrait de l’art italien très intéressant : on y trouve Carla Accardi, Getulio Alviani, Enrico Castellani, Pietro Consagra, Luciano Fabro, Lucio Fontana, Jannis Kounellis, Mario Nigro, Giulio Paolini, Pino Pascali, Mimmo Rotella, Salvatore Scarpitta, Giulio Turcato ; et Cy Twombly, qui avait reçu les questions par courrier en 1962 sans jamais y répondre [5]. Ce livre est le résultat d’un montage de propos d’artistes, d’entretiens, de conversations à deux ou plus, toutes enregistrées par Lonzi entre 1965 et 1969 ; l’ensemble se situe donc autour de 1968, et certains événements de cette année marquante y sont commentés. Certains de ces textes avaient déjà été publiés, notamment dans la revue marcatré, d’autres étaient restés jusque-là inédits.

Les entretiens conduits par Lonzi étaient enregistrés avec un magnétophone, et les textes – publiés ou non – étaient la transcription fidèle des conversations inscrites sur la bande magnétique. L’usage courant, en ce temps-là, était tout autre. En général, un critique  s’entretenait avec un artiste, lui posait des questions, prenait des notes selon ses réponses, ses propos ou ses déclarations. À partir de ces quelques notes, le critique faisait le compte rendu de ce que l’artiste lui avait dit à travers la réécriture de ses propos, réécriture qui s’opérait forcément dans le style du critique : c’est-à-dire une langue correcte, cultivée, purifiée, une langue écrite qui pouvait être fort éloignée du langage parlé d’un plasticien. Rien n’empêche, évidemment, qu’un artiste puisse posséder un style remarquable du point de vue de l’expression orale ; mais il faut souligner que – de la part du critique – le fait même d’interpréter, et de « traduire » les propos des artistes dans « sa » langue est une opération ambiguë dans la mesure où elle produit une uniformité d’expression qui n’existe pas réellement et qui efface toute singularité.

On comprend donc tout l’intérêt et la curiosité des artistes pour le caractère novateur de la méthode proposée par Carla Lonzi : la présence même du magnétophone – présence lourde et imposante qui servait d’ailleurs de témoin mécanique – permettait de conserver la trace de tout ce qu’on peut dire dans son rayon d’action. D’autant plus que la transcription des conversations enregistrées était extrêmement fidèle, au point de garder autant les divagations apparemment inutiles que les remarques fortuites (Fabro à Lonzi : « Carla, prends celle-ci, ça marche bien. Fais attention, donc... » [6]).

A partir du son enregistré, le passage à l’écriture s’établissait donc par une transcription attentive et soigneuse, prête à violer les règles de la grammaire et de la syntaxe italienne dans le souci de rester fidèle à l’enregistrement – c’est-à-dire aux propos de l’artiste –, et de conserver autant que possible la saveur du langage parlé : des mots énoncés, chuchotés, déclamés, et parfois des éclats de rire ou des onomatopées ; et des phrases suspendues, qu’on imagine de temps à autre accompagnées d’un geste, des phrases qui changent de sens ou de sujet suite à une pensée soudaine ; et encore de toutes les interférences qui sont de l’expression orale, les divagations des raisonnements en train de se faire, les sauts logiques, les traces dialectales ou bien les incertitudes d’une langue pas encore totalement maîtrisée – et c’était bien-là le cas de Kounellis. Évidemment, l’écriture laisse tomber les expressions des visages, les nuances de la voix – le grain de la voix [7], pourrait-on dire – , les gestes, toute la complexité et l’épaisseur de la vie qui ne peuvent pas être enfermés dans des mots écrits.

Autoritratto est le livre dans lequel culmine de manière paroxystique un processus entamé en 1965, avec la publication de « Discorsi. Intervista a Luciano Fabro » dans marcatré [8]. La revue, fondée en 1963 par l’historien d’art Eugenio Battisti, s’était déjà imposée comme un véritable laboratoire culturel ; parmi ses collaborateurs, chargés de coordonner les différentes sections de la revue, on trouve Umberto Eco (culture de masse et problème de communication), Paolo Portoghesi et Vittorio Gregotti (architecture), Edoardo Sanguineti (littérature), Diego Carpitella et Vittorio Gelmetti (musique), Roberto Leydi (culture des classes et folklore contemporain). Cette dernière section revêt une importance particulière quant à la « découverte » du magnétophone par Lonzi : dans le numéro de l’été 1965, Leydi publiait la transcription d’une rencontre qui s’était tenue à Modène au mois de juin [9] ; cette rencontre s’était déroulée autour de la réflexion politique et des études sur la culture et la musique populaires, dans une démarche typique des intellectuels de la gauche italienne des années 1960. Dans ce compte rendu qui vise à une restitution intégrale, ce qui est saisissant, c’est le style de la transposition, qui présente aussi des morceaux de transcription phonétique, notamment le dialogue entre l’un des organisateurs et un ouvrier agricole.

Tout porte à croire que la lecture de cette documentation ait joué un rôle décisif dans le début du processus de mise en question de la critique d’art : dans une lettre à Consagra, Lonzi avait déjà manifesté son malaise et sa décision d’en finir avec la critique d’art et son écriture [10]. La parution dans marcatré du compte rendu de la rencontre de Modène semble suggérer comment sortir d’une impasse : l’usage du magnétophone permet de transformer la critique d’art en « conversation », de focaliser l’attention sur le processus créatif, enfin de faciliter la prise de parole des artistes.

« Discorsi. Intervista a Luciano Fabro », est publié dans le numéro suivant de marcatré [11]. Comme tous les premiers essais de dialogues entre Lonzi et les artistes, cet article est marqué par la forme classique et rigide de l’interview (question/réponse), et pourtant les traces de la transcription, du passage du son au texte, sont lisibles. Bientôt l’interview évolue dans la forme de l’entretien, où le rythme est plus doux : une conversation, dirait-on, entre deux ami(e)s, qui pousse les artistes à réfléchir à leurs travaux et projets et qui va parfois au-delà des sujets strictement liés à l’œuvre [12]. La partie consacrée aux artistes peut aller jusqu’à la suppression des questions posées par Lonzi, comme c’est le cas dans les « Discorsi » avec Pino Pascali, parus en 1967 [13], où des point de suspension remplacent les questions de la critique ; cela semble à la fois banal et nouveau, à savoir que ce sont les mots des artistes ceux qui nous intéressent, c’est l’artiste – et lui seul – qui a vraiment des choses à dire.

Deux ans plus tard, dans les pages d’Autoritratto, Lonzi reprend son droit à la parole : les fragments de la conversation avec Pascali sont réintégrés dans un montage différent, ré-établis dans le contexte du dialogue. Il ne faut pas oublier que le livre, dans toute sa fidélité aux transcriptions, est pourtant le résultat d’un artifice conscient. Ou bien d’une fiction, comme le disait Louis Marin dans son petit livre consacré à l’entretien :

« En vérité, tout entretien écrit est la fiction d’un entretien oral, même lorsque celui-ci a eu “réellement” lieu, qu’il a été enregistré entre voix et oreilles (duelles) et qu’il est transcrit de l’écoute à la lecture : fiction au sens originel du terme, un façonnement, un modelage, un objet de langage comme un poème mais selon d’autres règles, clos sur lui-même, enfermant son temps d’écriture-lecture dans les signes dont il est fait ; et par là indéfiniment réitéré ou réitérable, objet de langage, toujours disponible à la renaissance, entre voix et oreille, du discours jadis à deux tenu. L’écriture d’un entretien “opère” cette fiction ; elle est le fonctionnement même de la “réalité” éphémère de la voix et de l’écoute (duelle) du dialogue ». [14]

La fiction se situe précisément et inévitablement dans le passage de l’entretien oral à son écriture, de la voix enregistrée au signe, de la perception auditive à la perception visuelle. De cette transmutation Lonzi avait une conscience aiguë, comme on peut le lire dans Autoritratto 

« Moi, personnellement, qu’est-ce qui m’attire dans le fait d’enregistrer ? Ce qui m’attire est vraiment un fait élémentaire : passer des sons à la ponctuation, à l’écrit, trouver une page qui ne soit pas une page écrite mais une page qui... Bref, les procédés chimiques, c’est pareil, quand il y a de la condensation... que du son condense en signe, voilà, comme un gaz qui devient liquide. J’aime beaucoup cela, je ne saurais pas dire pourquoi... j’aime beaucoup lire quelque chose de différent de ce qu’on lit normalement, qui est toujours le produit d’un effort du cerveau et dont la seule pensée me fatigue ». [15]

Une page nouvelle, par rapport à laquelle on peut même se demander si l’on peut réellement considérer les transcriptions – ces écrits « précipités » à partir des enregistrements – en tant que textes ; ou, du moins, si ce genre-là de prose obtenue « par condensation » peut être assimilée aux écrits d’artistes [16]. On a affaire sans doute à un texte différent, qui trouve son origine dans une relation à deux et qui se nourrit de la relation : c’est à la sollicitation de l’autre qu’on répond, c’est à sa présence qu’on réagit. La condensation entraîne en quelque sorte une fiction, et pourtant cette fiction est la seule qui puisse rendre compte d’un souci d’authenticité sans cesse recherché par Lonzi. Dans ce jeu subtil, dans la fidélité de la transcription, le passage du son au signe modifie l’image de l’artiste dans le sens d’une caractérisation individuelle inédite, qui double sa singularité en tant que créateur : à côté de l’individualité de l’artiste créateur, témoin de son œuvre, on découvre une singularité nouvelle strictement liée à l’artiste, à ses mots, ses arguments, ses passions ; c’est-à-dire à sa manière de parler de son travail et du processus de la création, mais aussi de ses idées, de ses voyages, de son enfance.

De quoi parle-t-on, donc, dans Autoritratto ? On parle de tout, des projets et des œuvres, de la critique d’art et de la puissance économique des galeries américaines ; l’actualité fait également irruption avec la contestation et la guerre au Vietnam, les hippies et les minijupes. Lonzi dit quelque part qu’elle voulait faire « un livre détourné » [17]. Il s’agit en effet, tout au long des 300 pages du livre, de passer plus ou moins longuement d’un sujet à l’autre, de s’entretenir dans une relation « satisfaisante » du point de vue des rapports humains ; et comme toujours dans les relations, les sujets de conversation s’entrecroisent et s’entremêlent, les suggestions de lecture et de voyage côtoient les réflexions sur l’art et son histoire. Le rythme de la phrase révèle quelquefois l’excitation, le ton enflammé d’une participation chaleureuse, où l’on imagine parfois l’accent, l’inflexion dialectale, la nuance de la voix. Chacun(e) conserve sa singularité d’expression, qui est en même temps l’originalité de ses pensées et de ses expériences et l’unicité du style de communication orale.

Les illustrations – si l’on peut parler d’illustrations – témoignent à leur tour d’un souci inédit de cette singularité absolue et redoublée : à côté des quelques reproductions d’œuvres d’art (19 sur un ensemble de 105 images), on trouve des photographies d’albums de famille, des photographies d’artistes dans leur atelier ou occupés au montage d’une installation, ou bien des photographies de vernissages où l’on peut voir le public et même Carla Lonzi ; images rares qui montrent à la fois le temps qui s’écoule au niveau du quotidien des artistes et le caractère temporel, voire performatif, de l’art contemporain dans ses manifestations éphémères.

Les photographies ont été confiées à Lonzi par les artistes : il faut donc les considérer comme une contribution volontaire, une façon de participer à l’élaboration d’une image que chaque artiste souhaite donner de lui-même. Pour les artistes qui acceptent l’élargissement du champ photographique engendré par le fait d’inclure des photos de famille, il s’agit-là de donner littéralement à voir un fragment d’existence, en dehors de toute distinction entre « vie » et « œuvre », pour rappeler la formule traditionnelle des catalogues raisonnés ou des grandes monographies.

Évidemment, tous les artistes n’acceptent pas de communiquer à Lonzi des photographies de leur vie privée : cela fait partie du jeu, de l’élaboration d’une image que chaque acteur du livre veut communiquer et qui est liée à la fois à la perception de soi et à la relation qu’on établit avec le monde.

Il existe donc une étonnante variété dans les photographies confiées à Lonzi et dans les différent styles de communication orale. Pour ceux qui connaissent son œuvre, la clarté de Giulio Paolini n’est pas surprenante. Il parle exclusivement de son travail, des procédés, de ses réflexions autour de la peinture avec cohérence et détermination. Ses images éparses dans Autoritratto sont par conséquent liées à son œuvre ou à sa présence dans son atelier. Par contre, la verve de Fontana se manifeste dans des images aussi variées que possible, portraits en séducteur ou en artiste, mémoires d’un voyage en Egypte ou d’une rencontre avec l’un des jeunes artistes qu’il collectionnait, notamment Yves Klein [18] ; et l’on retrouve cette même variété d’accents dans ses propos, dans la façon de parler de ses projets avec passion et orgueil, dans la rage qu’il manifeste sans ménager ses mots lorsqu’il évoque les artistes et le système de l’art américain – et il avait des raisons pour cela –, et enfin dans la poésie vertigineuse et visionnaire de ses réflexions sur l’infini de l’espace à l’ère des explorations spatiales. Au magnétophone de Lonzi, Fontana consigne ses pensées les plus lucides sur son art, sur ses « environnements » et sur le dégagement de la matière qui en est à la base ; même ses œuvres les plus fameuses, les Concetti spaziali ou les buchi (trous), trouvent une contextualisation nouvelle et adaptée au ton de la réflexion : « Je fais un trou, c’est l’infini qui passe par là, c’est la lumière, je n’ai plus besoin de peindre » [19].

Fontana n’est pas le seul : dans les détournements continus des discours et dans le choix des images, les artistes présents dans Autoritratto développent un processus mental et créatif avec une intensité inédite et parfois étonnante, notamment dans les résonances qui se produisent entre textes et images. Les exemples qu’on pourrait citer sont nombreux : l’exubérance de Mimmo Rotella dans certaines images quelque peu démonstratives fait écho au narcissisme de ses récits mirobolants ; la passion de Scarpitta pour les courses d’automobiles, bien évidente dans ses discours, est confirmée par les photographies qu’il confie à Lonzi. La réflexion de Carla Accardi sur la condition féminine et sur l’histoire de sa propre vie, le style intimiste et amical de ses propos trouvent un écho dans les photos de sa vie privée ; on pourrait aussi y déceler, rétrospectivement, le caractère personnel et existentiel du féminisme de Rivolta Femminile, c’est-à-dire du groupe fondé par Accardi et Lonzi au cours de l’été 1970.

Cependant, l’image qui est montrée aux lecteurs dans la combinaison discours/images ne se fait pas sans problèmes. Je reviens à Pascali, personnage incontournable, qui ne répond jamais aux questions qu’on lui pose, qui s’écarte continuellement, qui peut répondre par des rimes dialectales à une enquête sur les techniques et les matériaux de l’art contemporain [20]. Et pourtant, dans son style de conversation franchement anarchique, on trouve des considérations sérieuses annonçant projets et œuvres qui verront le jour quelques mois plus tard [21]. En même temps, Pascali résume d’une manière fantasque qui lui est propre, les questions de l’identité des artistes contemporains par l’un des passages les plus stupéfiants qu’on peut lire dans Autoritratto :

« Se regarder dans un miroir est même un bel ennui, car tu regarde-là et tu vois quelqu’un qui jamais... de même que, je ne sais pas, voir un cheval dans la rue, non, vraiment, et tu dis “quoi, est-ce moi ? ”. Toi, tu te vois, toi qui habites un monde d’habitudes mentales... il y a une sorte de collage d’images, de choses, qui ne convient pas à ton image extérieure, c’est comme regarder par le trou d’une serrure et découvrir tout à coup ce que tu es, vu de l’extérieur. » [22].

Inviter les artistes sur le terrain d’une élaboration de l’image de soi qui réduit au minimum les interférences de la critique veut dire en effet laisser aux artistes la liberté de trouver la distance convenable pour se regarder dans le miroir. Dans les pages d’Autoritratto Lonzi partage ce jeu avec les artistes qu’elle a choisi pour la qualité d’une relation qui existait déjà : sa voix est l’une des voix du livre, pas plus présente que les autres ; ses photos la montrent avec son fils, au vernissage d’une exposition, en voyage : vie privée et vie professionnelle se mêlent comme dans la réalité de la vie quotidienne. Mais l’opération n’est pas sans conséquences : les artistes peuvent bien sûr reconnaître enfin une image correspondante à l’image de soi que chacun a envie de communiquer au monde ; cela pourtant ne se fait qu’au prix d’une mise en cause de la fonction de la critique. L’espace gagné par les artistes dans l’élaboration verbale et visuelle de leur propre image ne peut qu’être soustrait à la critique d’art, et plus directement au critique en tant que figure institutionnelle : Lonzi l’énonce clairement dans sa « Préface » à Autoritratto, « L’acte critique complet et vérifiable est celui qui fait partie intégrante de la création artistique » [23]. C’est-à-dire que la critique reste toujours au marges de la création, et que les artistes seuls ont droit à la parole pour ce qui concerne œuvres et processus créatifs.

À partir de la première « crise » à l’égard de la critique d’art et de son langage, qui remonte comme on l’a vu en 1964, Lonzi n’avait pas cessé de s’interroger et d’interroger les artistes sur les rôles, les fonctions et les pouvoirs de la critique. Autoritratto était en effet l’acte final d’un parcours de mise en cause de la critique et, face à l’incrédulité des amis et des collègues [24], la conséquence ne pouvait qu’être l’abandon du métier. Pourtant, ce que Fabro avait défini la « maïeutique » exercée par Lonzi, était devenu un procédé de modification radicale et irréversible de l’image des artistes.

Laura Iamurri
(Università degli Studi, Roma Tre)


[1] Germano Celant [dir.], Identité italienne. L’art en Italie depuis 1959, catalogue d’exposition (Paris, Centre Georges Pompidou, 25 juin-7 septembre 1981), Florence, Centro Di, 1981. Les artistes présentés étaient les suivants : Giovanni Anselmo, Marco Bagnoli, Alighiero Boetti, Enrico Castellani, Gino de Dominicis, Nicola de Maria, Luciano Fabro, Jannis Kounellis, Francesco Lo Savio, Piero Manzoni, Mario Merz, Marisa Merz, Giulio Paolini, Pino Pascali, Giuseppe Penone, Michelangelo Pistoletto, Mario Schifano, Gilberto Zorio.
[2] Carla Lonzi, [texte sans titre], dans Identité italienne, op. cit. n. 1, p. 31. Pour la « Chronologie » voir aux pages 33-646.
[3] Lire, en français, C. Lonzi, Nous crachons sur Hegel (extraits) [Sputiamo su Hegel, 1970] et l’interview réalisée par Michèle Causse dans M. Causse, Maryvonne Lapouge, Écrits. Voix d’Italie, Paris, Éditions des femmes, 1977, p. 336-375. Dans le même livre voir aussi Carla Accardi, Supérieur-Inférieur (extrait), p. 378-387 et l’interview, p. 388-395.
[4] C. Lonzi, Autoritratto [1969], nouvelle édition avec préface de Laura Iamurri, Milan, et al./ edizioni, 2010.
[5] À noter qu’un certain nombre de ces artistes ont été sélectionnés, dix ans plus tard, pour l’exposition Identité italienne op. cit. n. 1 ; les « exclusions », sont limitées, en majorité, aux artistes les plus âgés ou à ceux d’entre eux qui avaient acquis une certaine renommée bien avant 1959 : Accardi, Consagra, Fontana, Rotella, Scarpitta, Turcato.
[6] L. Fabro dans C. Lonzi, Autoritratto op. cit. n. 4, p. 280.
[7] Roland Barthes, Le grain de la voix. Entretiens 1962-1980, Paris, Seuil, 1981.
[8] C. Lonzi, « Discorsi. Intervista a Luciano Fabro », marcatré, 19-22 (avril 1966), p. 375-379.
[9] Gianni Bosio, Roberto Leydi, et al., « Piàdena: un esempio di organizzazione culturale », marcatré, 16-18 (septembre 1965), p. 279-299.
[10] La lettre, du 19 novembre 1964, est citée par Lonzi même dans son journal : C. Lonzi, Taci, anzi parla. Diario di una femminista [1978], Milan, et al./ edizioni, 2010, p. 501. Cf. L. Iamurri, « Intorno a Autoritratto : ipotesi, fonti, riflessioni », à paraître dans Lara Conte, Vinzia Fiorino et Vanessa Martini [dir.], Carla Lonzi : la duplice radicalità. Dalla critica militante al femminismo di Rivolta, Pise, ETS.
[11] C. Lonzi, « Discorsi. Intervista a Luciano Fabro », op. cit. n. 7.
[12] Voir, entre autres, « Discorsi. Carla Lonzi e Carla Accardi », marcatré, 23-25 (juin 1966), p. 193-197 ; « Discorsi. Carla Lonzi e Jannis Kounellis », marcatré, 26-29 (décembre 1966), p. 130-134 ; « Discorsi : Carla Lonzi e Pino Pascali », marcatré, 30-33 (juillet 1967), p. 239-245.
[13] « Discorsi : Carla Lonzi e Pino Pascali », op. cit. n. 12.
[14] Louis Marin, De l’entretien, Paris, Minuit, 1997, p. 14-15.
[15] C. Lonzi, Autoritratto op. cit. n. 4, p. 29.
[16] Voir sur ce point Hervé Vanel, « La philosophie d’Andy Warhol de a à a », dans Françoise Levaillant [dir.] Les écrits d’artistes depuis 1940, Caen, IMEC, 2004, p. 455-463.
[17] C. Lonzi, Autoritratto op. cit. n. 4, p. 16.
[18]Voir C. Lonzi, Autoritratto op. cit. n. 4, ill. 31 à p. 91.
[19] L. Fontana dans Autoritratto op. cit. n. 4, p. 128.
[20] Voir l’enquête réalisée par C. Lonzi, Tommaso Trini, Marisa Volpi, « Tecniche e materiali », marcatré, 37-40 (mai 1968), p. 66-85.
[21] Pascali semble faire référence, notamment, à l’œuvre 32 mq di mare circa (32 mètres carrés de mer à peu près), présentée en 1967 à l’exposition Lo spazio dell’immagine (L’espace de l’image, Foligno, Palazzo Trinci), et aujourd’hui dans les collections de la Galleria Nazionale d’Arte Moderna, Rome.
[22] P. Pascali dans C. Lonzi, Autoritratto op. cit. n. 4, p. 221.
[23] C. Lonzi, Autoritratto op. cit. n. 4, p. 3.
[24] Voir, par exemple, l’éreintement de Paolo Fossati dans NAC, 27 (15 décembre 1969), réédité dans Gianni Contessi et Miriam Panzeri [dir.], Paolo Fossati, la passione dei critico. Scritti scelti sulle arti e la cultura del Novecento, Milan, Bruno Mondandori, 2009, p. 52-53. Fossati aurait ensuite modifié son jugement : « Di cose accadute a Torino. Lettera all’amico collezionista », dans Ida Gianelli [dir.], Un’avventura internazionale. Torino 1950-1970, cat. exp. (Torino, Museo di Rivoli), Milan, Charta, 1993, p. 23-34.


Pour citer cet article :
Laura Iamurri, « Voix d'artiste : image de soi et processus créatif dans les entretiens des artistes italiens avec Carla Lonzi » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Laura_Iamurri.html
Auteur : Laura Iamurri
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.


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