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Image
de soi et processus créatif dans
les entretiens
des
artistes italiens
avec Carla Lonzi
En
1981 l’art italien était à l’honneur au Centre Georges Pompidou : une
exposition, Identité italienne. L’art italien depuis 1959, organisée par le Musée National d’Art Moderne avec le concours des Incontri
Internazionali d’Arte (Rencontres Internationales d’Art) de Rome, présentait en
effet des œuvres des nouvelles générations [1].
Le catalogue de cette exposition est divisé en deux parties, dont la principale
est une chronologie précieuse et détaillée des événements artistiques et
historiques qui s’achève en 1980 ; en guise d’introduction, des articles
confiés à quelques historiens et critiques de renommée présentent aux lecteurs
le contexte de l’époque. Dans une demie-page
sans titre signée par Carla Lonzi, on pouvait lire entre autres :
« J’avais
individualisé les artistes non pas par l’intermédiaire de l’objet mais de la
crédibilité du processus que j’étais en mesure de reconnaître. C’est ainsi que
j’ai choisi ces artistes presque avant qu’ils ne deviennent artistes et quand
désormais ils ne pouvaient qu’être artistes tandis que les critiques
attendaient des résultats et des garanties culturelles. Les œuvres, je les
accueillais les yeux fermés, même si ensuite je les ouvrais, naturellement. Et
ceci non par parti pris mais spontanément : je préférais décider qui était
l’artiste plutôt que de me prononcer sur son œuvre » [2].
Lonzi
était une critique d’art indépendante, toujours pertinente dans ses
choix : au cours des années 1960, on retrouve son nom à côté de quelques
maîtres (Lucio Fontana, Cy Twombly), et d’artistes plus jeunes – parfois
dès leur première exposition – tels Luciano Fabro ou Giulio Paolini, qui
sont devenus ensuite des acteurs essentiels de l’art italien. Lonzi avait été
invitée à l’exposition parisienne en tant que témoin d’une période
extraordinaire qu’elle avait vécue auprès des artistes. En fait, en 1980, elle
s’était déjà éloignée de la critique d’art depuis dix ans, et avait consacré
toute son activité au féminisme, dont elle a été l’une des théoriciennes
majeures en Italie [3]. Son
retrait de la profession date de 1969, peu après la parution de son livre Autoritratto,
un ouvrage singulier et plein de charme qui se présente aux lecteurs comme une
conversation ininterrompue entre l’auteure et un certain nombre d’artistes, une
sorte de « banquet » qui pourtant n’a jamais vraiment eu lieu [4]. Les artistes
« invités » par Lonzi forment un portrait de l’art italien très intéressant :
on y trouve Carla Accardi, Getulio Alviani, Enrico Castellani, Pietro Consagra,
Luciano Fabro, Lucio Fontana, Jannis Kounellis, Mario Nigro, Giulio Paolini,
Pino Pascali, Mimmo Rotella, Salvatore Scarpitta, Giulio Turcato ; et Cy Twombly,
qui avait reçu les questions par courrier en 1962 sans jamais y répondre [5]. Ce livre est le résultat d’un
montage de propos d’artistes, d’entretiens, de conversations à deux ou plus,
toutes enregistrées par Lonzi entre 1965 et 1969 ; l’ensemble se situe
donc autour de 1968, et certains événements de cette année marquante y sont
commentés. Certains de ces textes avaient déjà été publiés, notamment dans la
revue marcatré, d’autres étaient restés jusque-là inédits.
Les
entretiens conduits par Lonzi étaient enregistrés avec un magnétophone, et les
textes – publiés ou non – étaient la transcription fidèle des
conversations inscrites sur la bande magnétique. L’usage courant, en ce
temps-là, était tout autre. En général, un critique s’entretenait avec un
artiste, lui posait des questions, prenait des notes selon ses réponses, ses
propos ou ses déclarations. À partir de ces quelques notes, le critique faisait
le compte rendu de ce que l’artiste lui avait dit à travers la réécriture de
ses propos, réécriture qui s’opérait forcément dans le style du critique :
c’est-à-dire une langue correcte, cultivée, purifiée, une langue écrite qui
pouvait être fort éloignée du langage parlé d’un plasticien. Rien n’empêche,
évidemment, qu’un artiste puisse posséder un style remarquable du point de vue
de l’expression orale ; mais il faut souligner que – de la part du
critique – le fait même d’interpréter, et de « traduire » les
propos des artistes dans « sa » langue est une opération ambiguë dans
la mesure où elle produit une uniformité d’expression qui n’existe pas
réellement et qui efface toute singularité.
On
comprend donc tout l’intérêt et la curiosité des artistes pour le caractère
novateur de la méthode proposée par Carla Lonzi : la présence même du
magnétophone – présence lourde et imposante qui servait d’ailleurs de
témoin mécanique – permettait de conserver la trace de tout ce qu’on peut
dire dans son rayon d’action. D’autant plus que la transcription des
conversations enregistrées était extrêmement fidèle, au point de garder autant
les divagations apparemment inutiles que les remarques fortuites (Fabro à
Lonzi : « Carla, prends celle-ci, ça marche bien. Fais attention,
donc... » [6]).
A
partir du son enregistré, le passage à l’écriture s’établissait donc par une
transcription attentive et soigneuse, prête à violer les règles de la grammaire
et de la syntaxe italienne dans le souci de rester fidèle à l’enregistrement
– c’est-à-dire aux propos de l’artiste –, et de conserver autant
que possible la saveur du langage parlé : des mots énoncés, chuchotés,
déclamés, et parfois des éclats de rire ou des onomatopées ; et des
phrases suspendues, qu’on imagine de temps à autre accompagnées d’un geste, des
phrases qui changent de sens ou de sujet suite à une pensée soudaine ; et
encore de toutes les interférences qui sont de l’expression orale, les
divagations des raisonnements en train de se faire, les sauts logiques, les
traces dialectales ou bien les incertitudes d’une langue pas encore totalement
maîtrisée – et c’était bien-là le cas de Kounellis. Évidemment,
l’écriture laisse tomber les expressions des visages, les nuances de la voix
– le grain de la voix [7],
pourrait-on dire – , les gestes, toute la complexité et l’épaisseur de la
vie qui ne peuvent pas être enfermés dans des mots écrits.
Autoritratto est le livre dans
lequel culmine de manière paroxystique un processus entamé en 1965, avec la
publication de « Discorsi. Intervista a Luciano Fabro » dans marcatré [8]. La revue, fondée en 1963
par l’historien d’art Eugenio Battisti, s’était déjà imposée comme un véritable
laboratoire culturel ; parmi ses collaborateurs, chargés de coordonner les
différentes sections de la revue, on trouve Umberto Eco (culture de masse et
problème de communication), Paolo Portoghesi et Vittorio Gregotti (architecture),
Edoardo Sanguineti (littérature), Diego Carpitella et Vittorio Gelmetti
(musique), Roberto Leydi (culture des classes et folklore contemporain). Cette
dernière section revêt une importance particulière quant à la
« découverte » du magnétophone par Lonzi : dans le numéro de
l’été 1965, Leydi publiait la transcription d’une rencontre qui s’était tenue à
Modène au mois de juin [9] ;
cette rencontre s’était déroulée autour de la réflexion politique et des études
sur la culture et la musique populaires, dans une démarche typique des
intellectuels de la gauche italienne des années 1960. Dans ce compte rendu qui
vise à une restitution intégrale, ce qui est saisissant, c’est le style de la
transposition, qui présente aussi des morceaux de transcription phonétique, notamment
le dialogue entre l’un des organisateurs et un ouvrier agricole.
Tout
porte à croire que la lecture de cette documentation ait joué un rôle décisif
dans le début du processus de mise en question de la critique d’art : dans
une lettre à Consagra, Lonzi avait déjà manifesté son malaise et sa décision
d’en finir avec la critique d’art et son écriture [10].
La parution dans marcatré du compte rendu de la rencontre de Modène
semble suggérer comment sortir d’une impasse : l’usage du magnétophone
permet de transformer la critique d’art en « conversation », de
focaliser l’attention sur le processus créatif, enfin de faciliter la prise de
parole des artistes.
« Discorsi.
Intervista a Luciano Fabro », est publié dans le numéro suivant de marcatré [11]. Comme tous les premiers essais
de dialogues entre Lonzi et les artistes, cet article est marqué par la forme
classique et rigide de l’interview (question/réponse), et pourtant les traces
de la transcription, du passage du son au texte, sont lisibles. Bientôt
l’interview évolue dans la forme de l’entretien, où le rythme est plus
doux : une conversation, dirait-on, entre deux ami(e)s, qui pousse les
artistes à réfléchir à leurs travaux et projets et qui va parfois au-delà des
sujets strictement liés à l’œuvre [12]. La
partie consacrée aux artistes peut aller jusqu’à la suppression des questions
posées par Lonzi, comme c’est le cas dans les « Discorsi » avec Pino
Pascali, parus en 1967 [13], où des
point de suspension remplacent les questions de la critique ; cela semble
à la fois banal et nouveau, à savoir que ce sont les mots des artistes ceux qui
nous intéressent, c’est l’artiste – et lui seul – qui a vraiment
des choses à dire.
Deux
ans plus tard, dans les pages d’Autoritratto, Lonzi reprend son droit à
la parole : les fragments de la conversation avec Pascali sont réintégrés
dans un montage différent, ré-établis dans le contexte du dialogue. Il ne faut
pas oublier que le livre, dans toute sa fidélité aux transcriptions, est
pourtant le résultat d’un artifice conscient. Ou bien d’une fiction, comme le
disait Louis Marin dans son petit livre consacré à l’entretien :
« En
vérité, tout entretien écrit est la fiction d’un entretien oral, même lorsque
celui-ci a eu “réellement” lieu, qu’il a été enregistré entre voix
et oreilles (duelles) et qu’il est transcrit de l’écoute à la lecture :
fiction au sens originel du terme, un façonnement, un modelage, un objet de
langage comme un poème mais selon d’autres règles, clos sur lui-même, enfermant
son temps d’écriture-lecture dans les signes dont il est fait ; et par là
indéfiniment réitéré ou réitérable, objet de langage, toujours disponible à la
renaissance, entre voix et oreille, du discours jadis à deux tenu. L’écriture
d’un entretien “opère” cette fiction ; elle est le
fonctionnement même de la “réalité” éphémère de la voix et de
l’écoute (duelle) du dialogue ». [14]
La
fiction se situe précisément et inévitablement dans le passage de l’entretien
oral à son écriture, de la voix enregistrée au signe, de la perception auditive
à la perception visuelle. De cette transmutation Lonzi avait une conscience
aiguë, comme on peut le lire dans Autoritratto :
« Moi,
personnellement, qu’est-ce qui m’attire dans le fait d’enregistrer ? Ce
qui m’attire est vraiment un fait élémentaire : passer des sons à la
ponctuation, à l’écrit, trouver une page qui ne soit pas une page écrite mais
une page qui... Bref, les procédés chimiques, c’est pareil, quand il y a de la
condensation... que du son condense en signe, voilà, comme un gaz qui devient
liquide. J’aime beaucoup cela, je ne saurais pas dire pourquoi... j’aime
beaucoup lire quelque chose de différent de ce qu’on lit normalement, qui est
toujours le produit d’un effort du cerveau et dont la seule pensée me
fatigue ». [15]
Une
page nouvelle, par rapport à laquelle on peut même se demander si l’on peut
réellement considérer les transcriptions – ces écrits
« précipités » à partir des enregistrements – en tant que
textes ; ou, du moins, si ce genre-là de prose obtenue « par condensation »
peut être assimilée aux écrits d’artistes [16].
On a affaire sans doute à un texte différent, qui trouve son origine dans une
relation à deux et qui se nourrit de la relation : c’est à la
sollicitation de l’autre qu’on répond, c’est à sa présence qu’on réagit. La
condensation entraîne en quelque sorte une fiction, et pourtant cette fiction
est la seule qui puisse rendre compte d’un souci d’authenticité sans cesse
recherché par Lonzi. Dans ce jeu subtil, dans la fidélité de la transcription,
le passage du son au signe modifie l’image de l’artiste dans le sens d’une
caractérisation individuelle inédite, qui double sa singularité en tant que
créateur : à côté de l’individualité de l’artiste créateur, témoin de son
œuvre, on découvre une singularité nouvelle strictement liée à l’artiste, à ses
mots, ses arguments, ses passions ; c’est-à-dire à sa manière de parler de
son travail et du processus de la création, mais aussi de ses idées, de ses
voyages, de son enfance.
De
quoi parle-t-on, donc, dans Autoritratto ? On parle de tout, des
projets et des œuvres, de la critique d’art et de la puissance économique des
galeries américaines ; l’actualité fait également irruption avec la
contestation et la guerre au Vietnam, les hippies et les minijupes.
Lonzi dit quelque part qu’elle voulait faire « un livre détourné » [17]. Il s’agit en effet, tout au
long des 300 pages du livre, de passer plus ou moins longuement d’un sujet à
l’autre, de s’entretenir dans une relation « satisfaisante » du point
de vue des rapports humains ; et comme toujours dans les relations, les
sujets de conversation s’entrecroisent et s’entremêlent, les suggestions de
lecture et de voyage côtoient les réflexions sur l’art et son histoire. Le
rythme de la phrase révèle quelquefois l’excitation, le ton enflammé d’une
participation chaleureuse, où l’on imagine parfois l’accent, l’inflexion
dialectale, la nuance de la voix. Chacun(e) conserve sa singularité
d’expression, qui est en même temps l’originalité de ses pensées et de ses
expériences et l’unicité du style de communication orale.
Les illustrations – si l’on peut parler
d’illustrations – témoignent à leur tour d’un souci inédit de cette
singularité absolue et redoublée : à côté des quelques reproductions
d’œuvres d’art (19 sur un ensemble de 105 images), on trouve des photographies
d’albums de famille, des photographies d’artistes dans leur atelier ou occupés
au montage d’une installation, ou bien des photographies de vernissages où l’on
peut voir le public et même Carla Lonzi ; images rares qui montrent à la
fois le temps qui s’écoule au niveau du quotidien des artistes et le caractère
temporel, voire performatif, de l’art contemporain dans ses manifestations
éphémères.
Les
photographies ont été confiées à Lonzi par les artistes : il faut donc les
considérer comme une contribution volontaire, une façon de participer à
l’élaboration d’une image que chaque artiste souhaite donner de lui-même. Pour
les artistes qui acceptent l’élargissement du champ photographique engendré par
le fait d’inclure des photos de famille, il s’agit-là de donner littéralement à
voir un fragment d’existence, en dehors de toute distinction entre
« vie » et « œuvre », pour rappeler la formule
traditionnelle des catalogues raisonnés ou des grandes monographies.
Évidemment,
tous les artistes n’acceptent pas de communiquer à Lonzi des photographies de
leur vie privée : cela fait partie du jeu, de l’élaboration d’une image
que chaque acteur du livre veut communiquer et qui est liée à la fois à la
perception de soi et à la relation qu’on établit avec le monde.
Il
existe donc une étonnante variété dans les photographies confiées à Lonzi et
dans les différent styles de communication orale. Pour ceux qui connaissent son
œuvre, la clarté de Giulio Paolini n’est pas surprenante. Il parle
exclusivement de son travail, des procédés, de ses réflexions autour de la
peinture avec cohérence et détermination. Ses images éparses dans Autoritratto sont par conséquent liées à son œuvre ou à sa présence dans son atelier. Par
contre, la verve de Fontana se manifeste dans des images aussi variées que
possible, portraits en séducteur ou en artiste, mémoires d’un voyage en Egypte
ou d’une rencontre avec l’un des jeunes artistes qu’il collectionnait,
notamment Yves Klein [18] ;
et l’on retrouve cette même variété d’accents dans ses propos, dans la façon de
parler de ses projets avec passion et orgueil, dans la rage qu’il manifeste
sans ménager ses mots lorsqu’il évoque les
artistes et le système de l’art américain – et il avait des raisons pour
cela –, et enfin dans la poésie vertigineuse et visionnaire de ses
réflexions sur l’infini de l’espace à l’ère des explorations spatiales. Au
magnétophone de Lonzi, Fontana consigne ses pensées les plus lucides sur son
art, sur ses « environnements » et sur le dégagement de la matière
qui en est à la base ; même ses œuvres les plus fameuses, les Concetti
spaziali ou les buchi (trous), trouvent une contextualisation
nouvelle et adaptée au ton de la réflexion : « Je fais un trou, c’est
l’infini qui passe par là, c’est la lumière, je n’ai plus besoin de
peindre » [19].
Fontana
n’est pas le seul : dans les détournements continus des discours et dans
le choix des images, les artistes présents dans Autoritratto développent
un processus mental et créatif avec une intensité inédite et parfois étonnante,
notamment dans les résonances qui se produisent entre textes et images. Les
exemples qu’on pourrait citer sont nombreux : l’exubérance de Mimmo
Rotella dans certaines images quelque peu démonstratives fait écho au
narcissisme de ses récits mirobolants ; la passion de Scarpitta pour les
courses d’automobiles, bien évidente dans ses discours, est confirmée par les
photographies qu’il confie à Lonzi. La réflexion de Carla Accardi sur la
condition féminine et sur l’histoire de sa propre vie, le style intimiste et
amical de ses propos trouvent un écho dans les photos de sa vie privée ;
on pourrait aussi y déceler, rétrospectivement, le caractère personnel et
existentiel du féminisme de Rivolta Femminile, c’est-à-dire du groupe
fondé par Accardi et Lonzi au cours de l’été 1970.
Cependant,
l’image qui est montrée aux lecteurs dans la combinaison discours/images ne se
fait pas sans problèmes. Je reviens à Pascali, personnage incontournable, qui
ne répond jamais aux questions qu’on lui pose, qui s’écarte continuellement,
qui peut répondre par des rimes dialectales à une enquête sur les techniques et
les matériaux de l’art contemporain [20]. Et
pourtant, dans son style de conversation franchement anarchique, on trouve des
considérations sérieuses annonçant projets et œuvres qui verront le jour
quelques mois plus tard [21]. En même
temps, Pascali résume d’une manière fantasque qui lui est propre, les questions
de l’identité des artistes contemporains par l’un des passages les plus
stupéfiants qu’on peut lire dans Autoritratto :
« Se
regarder dans un miroir est même un bel ennui, car tu regarde-là et tu vois
quelqu’un qui jamais... de même que, je ne sais pas, voir un cheval dans la
rue, non, vraiment, et tu dis “quoi, est-ce moi ? ”. Toi, tu te
vois, toi qui habites un monde d’habitudes mentales... il y a une sorte de
collage d’images, de choses, qui ne convient pas à ton image extérieure, c’est
comme regarder par le trou d’une serrure et découvrir tout à coup ce que tu es,
vu de l’extérieur. » [22].
Inviter
les artistes sur le terrain d’une élaboration de l’image de soi qui réduit au
minimum les interférences de la critique veut dire en effet laisser aux
artistes la liberté de trouver la distance convenable pour se regarder dans le
miroir. Dans les pages d’Autoritratto Lonzi partage ce jeu avec les artistes
qu’elle a choisi pour la qualité d’une relation qui existait déjà : sa
voix est l’une des voix du livre, pas plus présente que les autres ; ses
photos la montrent avec son fils, au vernissage d’une exposition, en
voyage : vie privée et vie professionnelle se mêlent comme dans la réalité
de la vie quotidienne. Mais l’opération n’est pas sans conséquences : les
artistes peuvent bien sûr reconnaître enfin une image correspondante à l’image
de soi que chacun a envie de communiquer au monde ; cela pourtant ne se
fait qu’au prix d’une mise en cause de la fonction de la critique. L’espace
gagné par les artistes dans l’élaboration verbale et visuelle de leur propre
image ne peut qu’être soustrait à la critique d’art, et plus directement au
critique en tant que figure institutionnelle : Lonzi l’énonce clairement
dans sa « Préface » à Autoritratto, « L’acte critique
complet et vérifiable est celui qui fait partie intégrante de la création
artistique » [23].
C’est-à-dire que la critique reste toujours au marges de la création, et que
les artistes seuls ont droit à la parole pour ce qui concerne œuvres et
processus créatifs.
À
partir de la première « crise » à l’égard de la critique d’art et de
son langage, qui remonte comme on l’a vu en 1964, Lonzi n’avait pas cessé de
s’interroger et d’interroger les artistes sur les rôles, les fonctions et les
pouvoirs de la critique. Autoritratto était en effet l’acte final d’un
parcours de mise en cause de la critique et, face à l’incrédulité des amis et
des collègues [24], la
conséquence ne pouvait qu’être l’abandon du métier. Pourtant, ce que Fabro
avait défini la « maïeutique » exercée par Lonzi, était devenu un
procédé de modification radicale et irréversible de l’image des artistes.
Laura Iamurri
(Università degli Studi, Roma Tre)
[1] Germano Celant [dir.], Identité italienne. L’art en Italie depuis
1959, catalogue d’exposition (Paris, Centre Georges Pompidou, 25 juin-7
septembre 1981), Florence, Centro Di, 1981. Les artistes présentés
étaient les suivants : Giovanni Anselmo, Marco Bagnoli, Alighiero Boetti,
Enrico Castellani, Gino de Dominicis, Nicola de Maria, Luciano Fabro, Jannis
Kounellis, Francesco Lo Savio, Piero Manzoni, Mario Merz, Marisa Merz, Giulio
Paolini, Pino Pascali, Giuseppe Penone, Michelangelo Pistoletto, Mario
Schifano, Gilberto Zorio.
[2] Carla Lonzi, [texte sans titre], dans Identité italienne, op.
cit. n. 1, p. 31. Pour la « Chronologie » voir aux
pages 33-646.
[3] Lire, en français, C. Lonzi, Nous crachons sur Hegel (extraits) [ Sputiamo su Hegel, 1970] et l’interview réalisée par Michèle Causse
dans M. Causse, Maryvonne Lapouge, Écrits. Voix d’Italie, Paris,
Éditions des femmes, 1977, p. 336-375. Dans le même livre voir aussi
Carla Accardi, Supérieur-Inférieur (extrait), p. 378-387 et
l’interview, p. 388-395.
[4] C. Lonzi, Autoritratto [1969], nouvelle édition avec préface de
Laura Iamurri, Milan, et al./ edizioni, 2010.
[5] À noter qu’un certain nombre de ces artistes ont été sélectionnés, dix
ans plus tard, pour l’exposition Identité italienne op. cit. n. 1 ;
les « exclusions », sont limitées, en majorité, aux artistes les plus
âgés ou à ceux d’entre eux qui avaient acquis une certaine renommée bien avant
1959 : Accardi, Consagra, Fontana, Rotella, Scarpitta, Turcato.
[6] L. Fabro dans C. Lonzi, Autoritratto op. cit. n. 4,
p. 280.
[7] Roland Barthes, Le grain de la voix. Entretiens 1962-1980,
Paris, Seuil, 1981.
[8] C. Lonzi, « Discorsi. Intervista a Luciano Fabro », marcatré,
19-22 (avril 1966), p. 375-379.
[9] Gianni Bosio, Roberto Leydi, et al., « Piàdena: un esempio
di organizzazione culturale », marcatré, 16-18 (septembre 1965),
p. 279-299.
[10] La lettre, du 19 novembre 1964, est citée par Lonzi même dans son
journal : C. Lonzi, Taci, anzi parla. Diario di una femminista [1978], Milan, et al./ edizioni, 2010, p. 501. Cf. L. Iamurri,
« Intorno a Autoritratto : ipotesi, fonti, riflessioni »,
à paraître dans Lara Conte, Vinzia Fiorino et Vanessa Martini [dir.], Carla
Lonzi : la duplice radicalità. Dalla critica militante al femminismo di
Rivolta, Pise, ETS.
[11] C. Lonzi, « Discorsi. Intervista a Luciano Fabro », op. cit. n. 7.
[12] Voir, entre autres, « Discorsi. Carla Lonzi e Carla
Accardi », marcatré, 23-25 (juin 1966), p. 193-197 ;
« Discorsi. Carla Lonzi e Jannis Kounellis », marcatré, 26-29
(décembre 1966), p. 130-134 ; « Discorsi : Carla Lonzi e
Pino Pascali », marcatré, 30-33 (juillet 1967), p. 239-245.
[13] « Discorsi : Carla Lonzi e Pino Pascali », op. cit.
n. 12.
[14] Louis Marin, De l’entretien, Paris, Minuit, 1997,
p. 14-15.
[15] C. Lonzi, Autoritratto op. cit. n. 4, p. 29.
[16] Voir sur ce point Hervé Vanel, « La philosophie d’Andy Warhol de a
à a », dans Françoise Levaillant [dir.] Les écrits d’artistes
depuis 1940, Caen, IMEC, 2004, p. 455-463.
[17] C. Lonzi, Autoritratto op. cit. n. 4, p. 16.
[18]Voir C. Lonzi, Autoritratto op. cit. n. 4, ill. 31 à
p. 91.
[19] L. Fontana dans Autoritratto op. cit. n. 4, p. 128.
[20] Voir l’enquête réalisée par C. Lonzi, Tommaso Trini, Marisa Volpi,
« Tecniche e materiali », marcatré, 37-40 (mai 1968),
p. 66-85.
[21] Pascali semble faire référence, notamment, à l’œuvre 32 mq di mare
circa ( 32 mètres carrés de mer à peu près), présentée en 1967 à
l’exposition Lo spazio dell’immagine ( L’espace de l’image, Foligno,
Palazzo Trinci), et aujourd’hui dans les collections de la Galleria Nazionale
d’Arte Moderna, Rome.
[22] P. Pascali dans C. Lonzi, Autoritratto op. cit. n. 4,
p. 221.
[23] C. Lonzi, Autoritratto op. cit. n. 4, p. 3.
[24] Voir, par exemple, l’éreintement de Paolo Fossati dans NAC, 27
(15 décembre 1969), réédité dans Gianni Contessi et Miriam Panzeri [dir.], Paolo
Fossati, la passione dei critico. Scritti scelti sulle arti e la cultura del
Novecento, Milan, Bruno Mondandori, 2009, p. 52-53. Fossati
aurait ensuite modifié son jugement : « Di cose accadute a Torino.
Lettera all’amico collezionista », dans Ida Gianelli [dir.], Un’avventura
internazionale. Torino 1950-1970, cat. exp. (Torino, Museo di Rivoli),
Milan, Charta, 1993, p. 23-34.
Pour citer cet article :
Laura Iamurri, « Voix d'artiste : image de soi et processus créatif dans les entretiens des artistes italiens avec Carla Lonzi » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Laura_Iamurri.html
Auteur : Laura Iamurri
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
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