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L’affirmation
et l’apprivoisement du Moi à travers l’autoportrait
dans
la création féminine
au début du XXe siècle
« Oh non, pas
moi, je ne m’effacerai pas. Je veux, en toute conscience, mener ma propre
nature vers sa libération totale. Je veux encore une fois m’appartenir
intégralement, rassembler toutes mes forces pour la peinture. [1] »
Ce passage, extrait
des mémoires de Charlotte Berend – l’épouse de Lovis Corinth, connue davantage
pour avoir été la compagne d’un illustre peintre que pour son propre œuvre
– est représentatif des préoccupations existentielles et artistiques de
toute une génération d’artistes-femmes. La peur de l’effacement combinée au
désir farouche d’une libre expression de soi, ainsi que la volonté d’un
engagement absolu, sont des thèmes dont abondent les témoignages écrits d’un
grand nombre d’artistes-femmes, notamment Paula Modersohn-Becker et Marianne
von Werefkin. Chez la jeune Paula Modersohn-Becker, qui ne cesse de conjurer sa
future gloire en répétant qu’elle deviendra quelqu’un [2] d’important, la foi en la réalisation totale
de son potentiel artistique est intacte. Quand Marianne von Werefkin écrit ses Lettres
à un inconnu [3] à
l’âge de quarante ans, l’amertume d’une existence artistique avortée donne une tonalité
mélancolique au texte : « Je suis un être plein d’énergie,
intelligent et artiste, je possède une âme créatrice et j’ai succombé à
l’indolence, à l’oisiveté. Je n’ai pas eu confiance en moi et c’est pour cela
que ma vie est allée au diable. [4] » A l’instar des écrits, la pratique de l’autoportrait reflète toutes les
étapes-clés d’une vie d’artiste-femme. Nous allons étudier trois autoportraits
d’artistes-femmes d’origine allemande, exécutés entre 1885 et 1941.
Sabine
Graef – la liberté du travestissement
Le
premier Autoportrait [5] de
Sabine Graef, constitue le couronnement de ses années de formation. Elle y fait
la démonstration de son savoir-faire en créant des clairs-obscurs résolument
caravagesques. La jeune femme de 21 ans nous regarde un peu d’en haut sans vraiment nous voir. Les yeux vagues derrière ses paupières mi-closes trahissent une
sorte de transe créatrice : l’intégralité de son être est absorbé par
l’acte pictural. Malgré l’indolence lascive des traits de son visage, sa figure
toute entière exprime une détermination juvénile. Cet autoportrait sonne comme
un défi : « Je suis peintre », semble-t-elle nous dire,
« vous entendrez parler de moi ». Comme son illustre prédécesseur,
Angelika Kauffmann [6],
dont la vocation a longtemps oscillé entre la musique et la peinture (ce
qu’elle dépeint dans son célèbre Autoportrait à la croisée des chemins entre
musique et peinture), Sabine Graef vient tout juste de se décider en faveur
de l’art pictural : « […] le monde des Idées, la peinture, la vie
elle-même m’appartenaient », écrit-elle dans son texte autobiographique Une
vie d’artiste berlinois autour de 1900 [7].
Grâce à cette œuvre, Sabine Graef recevra l’approbation finale de son père
Gustav Graef, lui-même peintre, et jusqu’alors sceptique quant aux talents de
sa fille. Fier de cette dernière, il accroche l’Autoportrait dans son
propre atelier où l’œuvre est exposée aux yeux de tous ses clients et visiteurs.
Désormais, Sabine Graef devient un membre à part entière de l’entreprise
familiale : son père lui confie la réalisation d’une partie de ses
commandes. Ce premier autoportrait marque un tournant important dans la
carrière de Sabine Graef. L’œuvre est symbolique de plusieurs passages :
celui de la jeune fille aux penchants multiples à la femme-peintre ayant
formulé ses priorités et celui du statut d’élève prometteur au statut
d’artiste professionnel. Sabine Graef a réussi son pari : au travers de cet
autoportrait, elle prouve à elle-même au monde son incontestable valeur
artistique. Le tableau fait programme.
Pour s’affirmer
dans un monde d’hommes – la femme a longtemps été, à quelques exceptions
près, jugée incapable d’une création outre que la procréation – Sabine
Graef sème volontairement la confusion quant à son appartenance sexuelle :
son corps est doté d’une grâce toute féminine, mais son visage intrigue par son
aspect asexué. La coupe de cheveux courte accentue son aspect androgyne. Des
photographies de la même époque prouvent que l’artiste portait ses cheveux
longs, attachés en arrière. Quelle peut-être la raison de ce
travestissement ? Les Correspondances de Sabine Graef nous révèlent
son penchant pour les fêtes costumées. Dans le cadre des réunions familiales,
elle a l’habitude de se déguiser en berger italien, vêtue d’un chapeau noir et
d’une peau de mouton [8]. Des
photographies la montrent en train de prendre des poses typiquement masculines.
Lors du célèbre carnaval organisé par l’Association berlinoise des
artistes-femmes et des amies de l’art [9],
elle n’est pas la seule à profiter de l’occasion pour enfiler des vêtements
d’homme : « Presque la moitié étaient déguisées en homme »,
écrit-elle dans une lettre de 1892, « mais honnêtement, peu étaient aussi
enjouées et garçon manqué que moi ». Elle se souvient avec nostalgie de la
« divine liberté » que lui procuraient ses « habits
d’avant-hier [10]». Pour
un grand nombre d’artistes-femmes, notamment Käthe Kollwitz, réputée pour ses
dons de la transformation, les bals costumés signifient la possibilité rare de
savourer, ne serait-ce que pour la durée d’une soirée, une liberté de mouvement
et de parole réservée traditionnellement aux hommes. A l’instar du carnaval, la
pratique de l’autoportrait permet à Sabine Graef de repousser plus loin les
limites de son existence.
Paula
Modersohn-Becker – à la recherche du Moi intime
En 1906, Paula
Modersohn-Becker peint son Autoportrait – le sixième anniversaire de [son]
mariage [11]. Elle hésite
avant de le signer : « Et maintenant, je ne sais même pas comment
signer mon travail. Je ne suis pas Modersohn et je ne suis pas Paula Becker non
plus. Je suis moi-même et j’espère le devenir de plus en plus. Ceci me paraît
être le but ultime de tous nos combats. » [12] Finalement, Paula Modersohn-Becker, le jour de son anniversaire de mariage,
signera de ses initiales de jeune fille : P.B. et souligne ainsi son
indépendance vis-à-vis d’un mari également artiste. Cet autoportrait recèle une
dimension davantage intimiste et moins représentative que celui de Sabine
Graef. Paula Becker se peint torse nu, ses yeux doux reposant sur son corps,
ses mains entourant son ventre avec tendresse. La position légèrement inclinée
de sa tête lui confère un air d’écoute attentive. Tous ses sens semblent être
tournés vers sa propre personne. Les yeux grands ouverts sur son reflet, elle
donne l’impression de vouloir sonder les tréfonds de son être. Deux mois avant
l’exécution de cet autoportrait, elle confie, dans une lettre au poète Rainer
Maria Rilke, son rêve d’intégrité absolue. Elle ne souhaite qu’une chose, c’est
d’être entièrement elle-même et si « quelque chose reste enfermé en
[elle], il doit être relâché [13]. »
Son autoportrait s’inscrit dans sa recherche permanente du Moi authentique,
dont témoignent ses écrits et d’autres autoportraits. Cet examen introspectif
ne s’apparente nullement à un interrogatoire cruel : il se fait dans le
calme des couleurs pastel et sous le sourire clément de Paula.
En dépit de la
nudité partielle du sujet, nous n’assistons pas à une mise à nu fragilisante,
bien au contraire : l’artiste confère à son corps – qui s’étend sur
toute la hauteur de la toile – une monumentalité presque sculpturale. Grande
et solide, cernée d’un contour continu, elle paraît invulnérable. Paula Becker
est à la fois la bénéficiaire et la source de ce sentiment de protection. C’est
la bienveillance envers sa propre personne qui l’entoure telle une aura
sécurisante. Son regard éveillé et encourageant nous indique que cette
confrontation avec elle-même n’est accompagnée d’aucune crainte, au
contraire : elle repose sur un besoin de reconquête du Moi intime,
particulièrement pressant à cette époque de la vie de l’artiste. L’autoportrait
fut peint au mois de mai de l’année 1906. Depuis deux mois, Paula Modersohn-Becker
a quitté le village de Worpswede où elle vivait avec Otto Modersohn. Elle s’est
installée seule dans un petit atelier au 14, avenue du Maine. Son mari ignorait
tout de ses rêves de liberté. Le déménagement en France est organisé en secret.
Paula Becker ne voulait pas mettre son mari dans la confidence sachant qu’il
allait tout faire pour l’en dissuader. Pendant qu’elle peint cet autoportrait,
elle attend son accord pour signer le divorce. Plus que jamais, elle est
empressée de « devenir quelqu’un » (le 5 mai 1906, elle note sur une
carte postale adressée à sa sœur Herma Becker : « Mon cher enfant, si
seulement, je devenais quelqu’un. » [14]),
elle travaille sans interruption, avec acharnement et se déclare relativement
satisfaite du résultat [15].
Rendue euphorique par ce nouveau départ à Paris, elle croit sincèrement en la
possibilité d’une vie d’artiste indépendante. Devant Rainer Maria et Clara Rilke,
elle avoue même son désir d’élever un enfant seule. Ses fantasmes
d’autosuffisance à la fois artistique et affective se voient incarnés dans cet
autoportrait. L’artiste se représente dans la plus grande solitude. Sa silhouette
se détache devant un fond abstrait, neutre. Aucun accessoire ne vient perturber
le calme méditatif de cette auto-contemplation. Rien ne permet de la rattacher
à un décor particulier. Ce n’est pas Paula B. dans son atelier, ou Paula B. munie
de ses outils de travail qu’elle représente, mais seulement Paula B. se
suffisant à elle-même, célébrant sa féminité indépendamment de tout regard
masculin.
Charlotte
Berend-Corinth – le passage difficile de l’objet au sujet
L’existence
de Charlotte Berend-Corinth a été longuement marquée par le regard extérieur
d’un homme : son mari Lovis Corinth. Le peintre berlinois fait de son
ancienne élève son modèle de prédilection. Il aime l’intégrer à ses
autoportraits, comme dans Autoportrait avec nu de dos [16] . Charlotte Berend-Corinth se cale contre
son époux de sorte que son dos se confonde visuellement avec le torse de son
mari. Son bras gauche étant caché, son épaule gauche semble pousser dans le
creux du bras du peintre. En hommage au mythe fondateur chrétien, la femme est
représentée en tant qu’excroissance du corps de l’homme. Ici, aucun détail ne
fait allusion à la profession artistique de Charlotte Berend-Corinth. Elle est
reléguée au rang de modèle anonyme, à la fois muse et maîtresse, tandis que
l’homme détient le monopole de la création. Le regard flamboyant, brandissant ses
pinceaux telle une arme, Corinth semble prêt à accomplir de grandes choses
alors que sa femme est réduite à une passivité sensuelle.
La répartition des
rôles, telle que mise en place dans l’Autoportrait avec nu de dos, est
également celle pratiquée par le couple au quotidien. Au moment de son mariage
avec Charlotte Berend, de 22 ans sa cadette, Corinth lui fait part de ses
appréhensions : il craint que « les tourments de [la] carrière artistique [17] » de sa femme ne perturbent
son processus créateur. Sa future épouse lui promet de ne point rajouter aux
souffrances que lui cause déjà son propre art et renonce, à l’âge de 23 ans, à
toute perspective de réussite personnelle. La critique refuse de lui attribuer
la moindre autonomie créatrice. Comme l’écrit Karl Scheffler en 1917, critique
d’art de la revue Kunst und Künstler publiée à Berlin par Bruno Cassirer,
Charlotte Berend sera toujours « liée à un peintre célèbre », et
cette appartenance s’exprimera surtout dans sa peinture qu’il juge purement
imitative. Scheffler ne fait même pas l’effort d’écrire le nom de l’artiste
correctement (il l’écrit Behrend avec un « h »), mais la
félicite de son « intelligence de la dévotion » et de sa « capacité
de compréhension et de réception » [18].
Comme souvent dans
les mariages d’artistes, il faut attendre la mort de Corinth en 1925 pour que
son épouse sorte de l’ombre. En 1927, elle ouvre, dans les anciens locaux de l’école
de peinture de Corinth, son propre atelier où elle accueille à son tour des élèves.
Pour la première fois depuis longtemps, elle reçoit de la véritable
reconnaissance. Un journaliste enregistre une interview pour la radio et elle
l’« entend chanter ses louanges » [19].
Dans la vie de tous les jours, face à ses étudiants et à la presse, Charlotte
Berend prend la place de son mari. Au sein de sa peinture, cet inversement des
rôles se laisse également ressentir. Son Autoportrait avec modèle féminin [20] de 1931, illustre
parfaitement ce passage de la muse supportrice à la créatrice exigeante, de l’objet
passif au sujet agissant. Comme son mari trente ans auparavant, elle se
représente entièrement vêtue, accompagnée d’un modèle féminin entièrement
dévêtu. Les attributs de sa propre féminité ont disparu sous l’ampleur de sa
tunique de travail. La femme-peintre veille à ce qu’on ne la confonde pas avec
son modèle. Le regard vague et légèrement niais de la jeune fille renforce
encore leur dissemblance. Les yeux de l’artiste reflètent sa tension
intérieure. Toute sa figure dégage de la détermination combative. Nous croyons
l’entendre prononcer cette phrase écrite un an plus tôt : « Oh non, pas
moi, je ne m’effacerai pas ! »
Dans son dernier Autoportrait [21] peint en 1941 à Santa
Barbara aux Etats-Unis, l’artiste semble avoir perdu de l’assurance. D’un
sourire quelque peu crispé, elle commente une page manuscrite de ses Mémoires.
Tout comme Françoise Gilot, Sonia Delaunay et Dorothea Tanning, Charlotte
Berend-Corinth fait partie de ces artistes-femmes dont les écrits tournent
autour de l’œuvre d’un autre. Même si elle est consciente de son sacrifice
– elle reconnaît lui avoir « donné les années les plus fortes de
[sa] vie » [22],
elle continue à lui rendre hommage, peut-être dans une optique de légitimation a
posteriori de ses choix de vie. Ses écrits se caractérisent par
l’ambivalence entre une servitude intacte vis-à-vis du défunt et une forte
affirmation de soi. L’autoportrait tardif est également marqué par cette
ambivalence. Charlotte Berend-Corinth reste dévouée jusqu’à la fin de sa vie,
mais non sans amertume.
Le droit à
la représentation du nu féminin ou le don de la sensualité
Nous
avons vu que Charlotte Berend-Corinth déjoue les codes d’une peinture masculine
et sexiste en se mettant en scène aux côtés d’un modèle féminin. Il a été
longtemps jugé indécent de laisser une artiste-femme peindre d’après des vrais
modèles. La femme-sculpteur et future épouse de Rainer Maria Rilke, Clara
Westhof va jusqu’à contacter le Ministère de la culture bavarois afin de se plaindre
de l’exclusion des femmes des cours d’anatomie gratuits de l’Ecole nationale
des Beaux-arts munichoise. Le ministre en personne lui répond que :
« le sexe faible ne possède ni la force physique, ni la force
psychologique et morale pour affronter les exigences d’un cours d’anatomie [23]. »
Derrière ce genre d’argumentation faussement morale se cache la peur masculine de
voir s’inverser le traditionnel rapport entre le peintre et son modèle. Les
tableaux ne le disent pas, mais les modèles féminins, souvent d’origine
modeste, qui venaient poser dans les académies nationales et privées, étaient
traités avec le plus grand mépris par les étudiants [24]. La justification de la nudité par le cadre
institutionnel, ainsi que l’ambiance désinhibée des ateliers de peinture,
contribuent à ce que les limites de la bienséance soient rapidement
franchies : le modèle est à la fois objet d’étude et objet sexuel. Corinth
se souvient en 1918 dans son texte autobiographique modestement intitulé Légendes
d’une vie d’artiste d’une séance de pose à l’Académie Julian pendant
laquelle un de ses collègues couche avec la jeune fille en présence de toute la
classe et du maître Jourdan [25]. Comme
le constate Renate Berger, l’inversement du rapport peintre-modèle était perçu
comme une menace par les artistes-hommes dans la mesure où ils présupposaient
que le comportement des artistes-femmes face aux modèles serait identique au
leur.
Comme l’illustre l’Autoportrait
avec nu de dos de Lovis Corinth, l’éros, tel défini par Freud, est
un des moteurs de la création masculine. En revendiquant le droit de peindre un
corps nu, les femmes ne se battent pas seulement pour une formation artistique
équivalente à celle de leurs collègues masculins, mais elles réclament
également leur part d’un stimulant artistique puissant : l’attirance
sous-jacente entre le peintre et son motif. L’historien de l’art Günther
Busch affirme dans sa thèse publiée dans les années 1960 que l’homme nourrit
toujours, que ce soit consciemment ou inconsciemment un « intérêt érotique ouvert
ou secret vis-à-vis de son objet artistique » [26]. Cette tension érotique est le résultat de
la polarité des sexes entre l’artiste et son modèle, poursuit Busch, et c’est
grâce à elle que l’homme parvient à transformer une simple étude anatomique en
œuvre sublime, tandis que la femme s’arrête toujours à une représentation
froide et naturaliste. Au XIXe siècle, les femmes doivent se contenter
de réaliser leurs dessins anatomiques d’après des plâtres, justement, parce que
les autorités des écoles nationales craignent qu’elles ne soient moralement
trop « faibles » pour gérer, sans perdre leur vertu, les éventuelles
tensions sexuelles entre l’artiste et son modèle. Au XXe siècle,
la peur d’une érotisation de l’art féminin est remplacée par le dénigrement de
ce que Barbara Beuys [27] nomme le « don de la sensualité » chez l’artiste-femme. Günther Busch
affirme que les nus d’une Paula Modersohn-Becker ne peuvent rivaliser avec la
grandeur des nus peints par des hommes pris de désir pour leurs modèles.
L’autoportrait de 1906 de Paula Modersohn-Becker joue avec plusieurs tabous : d’abord, il
rompt avec la polarité traditionnelle tant louée par Busch et ose un regard
extérieur sur son propre corps. En accentuant la rondeur de son ventre,
l’artiste associe la nudité à l’idée de la maternité (car elle se représente en
mère potentielle, même si elle n’est pas enceinte au moment de l’exécution de l’autoportrait
de 1906) et s’affranchit ainsi d’une vieille tradition visuelle qui veut que la
figure de la mère soit couverte, à l’instar de la Vierge Marie, et exempte de
tout érotisme. Karl Scheffler, déjà cité précédemment, s’indigne qu’une artiste
daigne exhiber ouvertement les conséquences de l’acte sexuel. Charlotte Berend,
en peignant L’heure difficile [28] possède l’audace d’une représentation encore plus drastique de la
maternité. A l’aide de coups de pinceau apposés fiévreusement, elle donne à
voir la figure d’une femme en plein accouchement se tordant de douleur. Ce
tableau reflète l’un des moments les plus dramatiques dans l’existence d’une
femme où la vie et la mort se disputent le droit sur son corps. C’est l’image
de la féminité exempte de toute mystification ou projection masculine.
Face à une œuvre
d’une telle puissance, le faible degré de célébrité de son auteur paraît
injustifié. Grâce à leurs écrits et à l’étude des autoportraits, en mesurant
l’écart entre l’ambition initiale et le résultat final, nous devinons tout le
potentiel inexploré de l’existence artistique amputée des trois
artistes-femmes. Paula Modersohn-Becker, dont la force de volonté promettait
une vie dédiée entièrement à l’art, meurt un an après avoir peint
l’autoportrait que nous venons d’étudier. La carrière de Charlotte
Berend-Corinth est marquée par le renoncement. Au lieu de soigner son art, elle
soigne l’égo démesuré de son mari. Quant à Sabine Graef, elle devient la femme
du peintre Reinhold Lepsius [29] en 1892.
Ce dernier ne supportant pas l’idée de soumettre son art à des contraintes
matérielles, Sabine Lepsius, dotée de davantage de sens pratique que son mari,
subvient en grande partie au financement de leur famille toujours croissante [30]. Elle se charge des
commandes lucratives et artistiquement peu stimulantes afin d’éviter à son mari
en proie à la dépression de devoir « apprendre à peindre banalement » [31]. D’encourager le travail
artistique de son mari semble être la tâche la plus noble, la plus pressante.
Rétrospectivement, Sabine Lepsius regrette qu’elle n’ait « jamais eu la
force, ni le caractère, ni le manque d’égard nécessaire afin de devenir un
génie [32] ».
Kathrin Umbach
(HiCSA, Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne)
[1]Charlotte Berend-Corinth, Mein
Leben mit Lovis Corinth, dans Renate Berger (éd.), « Und ich sehe nichts
als Malerei » – Autobiographische Texte von Künstlerinnen des 18.-20. Jahrhunderts, Francfort-sur-le-Main, Fischer Taschenbuch Verlag,
1987.
[2]Marina Bohlmann-Modersohn, Paula
Modersohn-Becker. Eine
Biographie mit Briefen, Berlin : Knaus, 1997, lettre à sa tante Marie Hille en Angleterre,
1899 : « […] je vais faire de moi le mieux, le mieux possible. »
[3] Ces lettres sont rédigées
entre 1901 et 1905. Il s’agit d’un journal intime sous forme épistolaire.
[4] Tous les extraits de
textes cités ont été écrit originellement en allemand et traduit par l’auteur.
[5] Sabine Graef, Autoportrait, 1885, huile sur toile, 83,7 x 63,5 cm, Berlin,
Alte Nationalgalerie.
[6] Angelika Kauffmann, Autoportrait à la croisée des chemins entre musique et
peinture, 1792, huile sur toile, 151 x 212 cm, Moscou, Musée Puschkin.
[7] Dans Renate Berger (éd.), « Und ich sehe nichts als Malerei » –
Autobiographische Texte von Künstlerinnen des 18.-20. Jahrhunderts, Francfort
sur le Main : Fischer Taschenbuch Verlag, 1987, p. 202 – 210.
[8] Voir photographie des années 1880, Sabine Graef déguisée en berger italien,
16,5 x 12,5 cm, propriété de la famille de l’artiste.
[9] Berliner Verein der Künstlerinnen und Kunstfreundinnen
[10] Sabine Lepsius, Brief an Reinhold Lepsius vom 28.12.1892, Deutsches
Literaturarchiv/Schiller-Nationalmuseum Marbach am Neckar.
[11] Paula Modersohn-Becker Museum, Brême
[12] Cité dans Barbara Beuys, Paula Modersohn-Becker oder: Wenn die Kunst
das Leben ist, Munich, Carl Hanser Verlag, 2007, p.
261 : « Und nun weiß ich gar nicht, wie ich unterschreiben soll. Ich
bin nicht Modersohn und ich bin auch nicht Paula Becker. Ich bin Ich, und
hoffe, es immer mehr zu werden. Das ist wohl das Endziel von allem unseren
Ringen. »
[13] Lettre à Rilke datant de février 1906, citée dans Barbara Beuys, p. 261.
[14] Cité dans Günther Busch und Liselotte von Reiken, Paula Modersohn-Becker in
Briefen und Tagebüchern, Francfort-sur-le-Main, S.Fischer, 1974, p. 444.
[15] Cité dans Günther Busch und Liselotte von Reiken, Paula Modersohn-Becker in
Briefen und Tagebüchern, p. 448 : « Ich habe Tag und Nacht aufs
Intensivste an meine Malerei gedacht und war auch mit allem, was ich machte relativ
zufrieden. »
[16] Lovis Corinth, Autoportrait avec nu de dos, 1903, huile sur toile, 101 x
90 cm, collection privée.
[17] Charlotte Berend-Corith, Mein Leben mit Lovis Corinth, dans Renate
Berger (éd.), « Und ich sehe nichts als Malerei » – Autobiographische
Texte von Künstlerinnen des 18.-20. Jahrhunderts, Francfort-sur-le-Main, Fischer Taschenbuch Verlag,
1987, notice du 23 März 1929 : « Quand on s’est marié, Corinth avait
peur de souffir des tourments de ma propre carrière artistique. Lui-même se
causant déjà suffisamment de peine. ‘Non, tu ne souffriras pas’, lui promis-je
à lui et à moi-même. »
[18] Karl Scheffler, « Marina Slavona », Kunst und Künstler, tome XV,
1917 : « Der Fall liegt anders als zum Beispiel bei Malerinnen wie Alice
Trübner, Charlotte Behrend oder selbst bei der Verwandten Manets, Berthe
Morisot. Das sind bemerkenswerte Künstlerinnnen, je seltene Beispiele der
Frauenbegabung; ihre Stärke aber liegt in der Nachempfindung, sie bleiben auch
als Malerinnen, ja dort vor allem, die Verwandten berühmter Maler, sie ragen
hervor durch die Intelligenz der Hingebung, durch die Einfühlungs- und
Aufnahmefähigkeit . »
[19] Charlotte Berend-Corinth, Mein Leben mit Lovis Corinth, 1958, notice du
4 février 1927 : « Mir wird jetzt viel Anerkennung zuteil, neulich im
Rundfunk ‘ein Besuch bei Charlotte Berend‘. Wir drei saßen beim Lautsprecher
und ich hörte mein Loblied. »
[20] Charlotte Berend-Corinth, Selbstbildnis mit weiblichem Model, 1931,
Berlin, Nationalgalerie Staatliche Museen, Preußischer Kulturbesitz.
[21] Charlotte Berend-Corinth, Autoportrait, peint à Santa Barbara en 1941.
[22] Charlotte Berend-Corinth, Mein Leben mit Lovis Corinth, 1958, notice du
1er décembre 1929 : « J’ai donné à Lovis mes années les plus fortes. Je ne
me plains pas, je le constate – dans la nuit, quand je fais
récapitulation de ma vie, déjà avancée maintenant. »
[23] Marina Sauer, Clara Rilke- Westhoff, Francfort, Berlin, Uhlstein,
1986, p 18.
[24] Voir Renate Berger, Malerinnnen auf dem Weg ins 20. Jahrhundert –
Kunstgeschichte als Sozialgeschichte, Cologne, Dumont Taschenbücher, 1982, p. 110 – 132.
[25] Lovis Corinth, dans Légendes d’une vie d’artiste, Berlin, 1918 :
« Der Schnee und Wind fegte um das große Atelierfenster herum und schwere
Wolken verfinsterten den Himmel… “Alors, reposez, Mademoiselle”, befahl
Jourdan, da die Finsternis nicht weichen wollte….Pelabaum aus Marseille, der
Don Juan der Klasse, hatte sich in die Nische zu dem ausruhenden Modell
geschlichen. Endlich brach das Tageslicht wieder durch die jagenden Wolken. “Il
est l’heure Mademoiselle”, rief Jourdan, und alle stellten sich zur Arbeit vor
die Staffeleien. Aber die Aufforderung musste wiederholt werden, bis das
Modell verlegen, die Haare mit den Händen ordnend, auf das Podium zurückkam. »
[26] Cité dans Barbara Beuys, p. 292 : « […] Bewusst oder unbewusst wird er immer auch ein
offenes oder geheimes erotisches Interesse an seinem künstlerischen
Gegenstand nehmen… Diese natürliche, aus der Polarität der Geschlechter
zwischen Künstler und Modell entsprungene Gabe, die bloße Sachstudie in eine
höhere Stufe künstlerischer Verwirklichung zu sublimieren, ist der Malerin oder
Zeichnerin versagt. »
[27]Dans son ouvrage Paula Modersohn Becker
oder : Wenn die Kunst das Leben ist, p. 292.
[28]Charlotte Berend-Corinth, Die schwere Stunde,
1908, disparu.
[30] Reinhold Lepsius et Sabine Graef auront 4 enfants.
[31] Reinhold Lepsius, lettre à Sabine Graef, Munich, 22.10.1891, DLA.
[32] Sabine Lepsius, Journal intime, extraits, tome 58, 1928, propriété
familiale : Sie bedauert, dass sie « leider nie die Kraft, den
Charakter und die Rücksichtslosigkeit hatte, die dazu gehört, Genie zu
sein ».
Pour citer cet article :
Kathrin Umbach, « L’affirmation et l’apprivoisement du Moi à travers l’autoportrait dans la création féminine au début du XXe siècle » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Kathrin_Umbach.html
Auteur : Kathrin Umbach
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
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