Une autre image sociale du photographe :
du photographe artiste au photographe artisan 1930-1960

 

La rénovation de l’image sociale du photographe en France entre 1930 et 1960 s’inscrit dans le prolongement des réflexions sur les rapports entre art et technique, et sur la catégorisation des pratiques et des usages de la photographie [1]. Si les années 1930 constituent une période de questionnements sur l’image du photographe, les années 1950 correspondent à une phase plus concrète visant à l’obtention de la propriété intellectuelle, de la signature et du droit d’auteur. Des années d’avant-guerre à celles d’après-guerre, la recherche d’une image sociale et les revendications du photographe sont donc passées d’une histoire d’intention à une histoire de concrétisation. Ce sujet, qui unit deux séquences historiques souvent traitées séparément, permet de comprendre comment s’est construite au fil des années la reconnaissance professionnelle d’un groupe de photographes français connu sous le nom du Rectangle, puis du Groupe des XV. Il s’agit donc de montrer à travers l’étude de cette séquence historique sur quel héritage ce groupe a appuyé ses réflexions pour créer un corps professionnel, celui des photographes illustrateurs ; et comment, dans des contextes socio-économiques troublés – la crise des années 1930, l’Occupation et la reconstruction –, ce groupe a tenté de contrôler et d’adapter son image. Notre projet est double : d’une part, montrer qu’en France ces photographes se sont organisés sur un modèle fraternel ; d’autre part, souligner les effets de cette fraternité sur leur image sociale.

Cette étude a pour but de présenter les signes de collégialités des photographes illustrateurs qui, par la maîtrise de leur image et la création d’associations et d’organisations professionnelles, renouvellent, au cours de la période, leurs identifications sociales. Si l’option du collectif – les représentations en groupe et les portraits croisés, les expositions et les Salons – constitue la partie visible de leur union, la revendication d’une image sociale spécifique compose la part moins connue de leur action. Ainsi, en privilégiant la figure de l’artisan à celle de l’artiste, en insistant sur leurs compétences techniques, sur la maîtrise de leur métier et en préservant la notion de « tradition » ont-ils réussi à obtenir ce pour quoi ils s’étaient fédérés ?

Nous tenterons de répondre à cette interrogation ; tout comme nous chercherons à déterminer l’impact de ces revendications sur la communauté des photographes illustrateurs. Il ne s’agira pas uniquement de retracer l’évolution de l’image sociale de cette corporation, mais de savoir si l’acte symbolique de requalification de l’image de ces photographes a enclenché une réforme sociale au sein de la communauté. Au-delà de ce récit sur l’image du photographe illustrateur, nous aborderons l’histoire de la photographie dans ses enjeux sociaux à travers l’expérience d’une communauté représentative d’une époque, où la photographie illustrative était le lieu de la consécration professionnelle du photographe [2].

Il n’y a pas « d’art professionnel » [3]

Après la Première Guerre mondiale, quelques mouvements artistiques, la plupart soumis aux exigences commerciales du secteur industriel, remettent en question l’enseignement académique et adhèrent au concept de professionnalisation. Dans le manifeste inaugural du Bauhaus, Walter Gropius recommande aux membres des ateliers de « revenir au métier. Il n’y a pas « d’art professionnel ». Il n’y a pas de différence de nature entre l’artiste et l’artisan […] Mais tout artiste doit nécessairement posséder une compétence technique […] Formons donc une corporation d’une nouvelle sorte, une corporation sans cette séparation de classes qui dresse un mur de dédain entre artisan et artiste » [4]. Ce désir de créer un système corporatiste égalitaire, où la différence entre l’artiste et l’artisan serait atténuée, n’est pas inédit. On en trouve la trace au XIXe siècle, par exemple, dans les textes de John Ruskin. Toutefois, au début des années 1920, ce système trouve de nouveaux adeptes, notamment en Allemagne dans les ateliers du Bauhaus et en France dans les Ateliers d’art sacré. Le retour à la figure de l’artisan et l’élection du modèle de l’organisation des corporations d’ouvriers et d’artisans [5] annoncent la disqualification au sein de ces lieux de formation de la figure symbolique de l’artiste. Dès 1919, Gropius déclare que « les anciennes écoles d’art doivent redevenir des ateliers » [6]. Et en 1922, Maurice Denis oppose l’Académie à l’atelier. Il rétablit l’élève dans son rôle d’apprenti et valorise, dans le cadre des formations, l’apprentissage des savoir-faire.

Dans le domaine de la photographie, le modèle de la confrérie et du club, plus que de l’école, domine les rassemblements. S’il existe en France des « écoles mutuelles » où la photographie s’apprend « par la bonne volonté de ceux qui, ayant acquis l’expérience, veulent bien en faire bénéficier les autres » [7], le système de l’Académie n’existe pas. Seule, une école de photographie et de cinématographie [8] dispense à Paris un savoir technique. L’autodidaxie et la mutualité des connaissances restent donc la façon la plus répandue de garantir la transmission des savoir-faire. Outre le manque de structures officielles d’apprentissage, l’absence, au début des années 1930, de société de métiers ou de corporations comme celle des artisans du livre – typographe, lithographe, graveur – incite un groupe de photographes à se fédérer pour créer, ensemble, un rassemblement professionnel et artistique.

Plusieurs facteurs déterminent ce choix. D’abord ces photographes destinent leurs réalisations au même secteur professionnel : la presse illustrée, ensuite ils partagent les mêmes réseaux sociaux comme celui de la revue Arts et Métiers graphiques considérée comme un « monument élevé à la gloire des artisans de l’impression » [9]. Dans les années 1930, ces photographes, français pour la plupart, cherchent à créer, sur le modèle du corps professionnel des artisans du livre, un groupement qui réunirait les illustrateurs et les publicitaires. Ce faisant, ils adoptent les signes de collégialité de ces artisans tels que : « la défense des intérêts du groupe, le secours mutuel, la transmission du savoir, et les valeurs comme la fraternité, l’équité et le goût de l’effort pour le bien commun » [10]. Ces photographes cherchent, en adoptant l’esprit des fédérations compagnonniques, à modifier le regard de la société sur leur situation professionnelle, tout comme ils tentent de faire reconnaître leurs droits au moment où la presse illustrée, pour laquelle ils travaillent, connaît un essor considérable [11].

Cette période correspond également à un questionnement sur l’état de la photographie [12]. Charles Peignot, directeur de la revue Arts et Métiers graphiques, se propose d’actualiser le débat sur cette question par la création, en 1930, d’un numéro consacré à la photographie [13]. Ce hors série, qui compte onze numéros sur la période, devient un lieu d’échanges et de discussions sur la médium, son rapport aux arts, son histoire et son avenir. Dès les premiers numéros, les textes promeuvent la photographie « d’usage ». En 1931, dans un article intitulé « État de la photographie », Philippe Soupault déconstruit les enjeux esthétiques et sociaux du médium et suggère aux photographes de penser la photographie comme un document – d’oublier l’art, de définir la valeur d’usage de leur image et de méditer sur leur métier : « On a voulu à tout prix que la photographie fut un art. Le plus grave est que les photographes se sont crus des artistes […] Il convient surtout de souligner avec le plus de force, qu’une photographie est avant tout un document et qu’on doit d’abord la considérer comme tel […] Les photographes, désormais, doivent oublier l’art […] seuls ceux qui voudront méditer sur leur métier et se délivrer de toutes leurs prétentions artistiques pourront suivre utilement leur effort » [14]. Soupault invite donc le photographe à réinvestir la démarche expérimentale du technicien, à revenir au métier, précisant implicitement qu’il n’y a pas d’art professionnel, il n’y a que des métiers d’art. Cette conclusion correspond à l’objectif que se sont fixés les fondateurs de la revue Arts et Métiers graphiques, et qui doit mettre sur le même plan l’artiste, l’artisan et l’industriel du livre pour créer, à l’image du projet du Deutscher Werkbund, un groupement dans lequel les praticiens – photographe, typographe, lithographe – contracteraient des liens étroits. En 1930, Claude de Santeul, président de la Section d’Art photographique de la Société française de photographie, soumettait déjà l’idée, déclarant : « Les Munichois […] triomphèrent parce qu’ils étaient fortement organisés en “Werkbund”, groupement dans lequel les artistes, les industriels, et les commerçants avaient contracté une alliance étroite. L’art mobilier français règne aujourd’hui pour la même raison d’union compacte entre les éléments goût, industrialisation, et commerce. Qui peut empêcher la Photographie française d’en faire autant ? » [15]

Ce projet confirme les photographes illustrateurs dans leur projet, de sorte qu’ils revendiquent dans leurs écrits une image sociale et professionnelle dégagée du champ spécifique de l’art. En d’autres termes, ils renoncent à l’image du génie artistique pour se reconnaître dans une pratique photographique où la main-d’œuvre, la technique et l’expérimentation deviennent les valeurs constitutives du médium. Ce faisant, Germaine Krull déclare : « Photographier c’est un métier, un métier d’artisan, un métier qu’on apprend » [16] tandis qu’en 1936, Emmanuel Sougez affirme : « La photographie, beaucoup plus qu’un art, si elle le fut jamais, est surtout un métier » [17]. D’une part Krull définit l’acte photographique selon son ancrage social, d’autre part Sougez remet en cause la question de l’art, en insistant sur la dimension professionnelle du médium. Ces citations animées d’un même but, définissent la photographie en fonction de ses usages, et l’acte photographique en fonction de ses enjeux socio-professionnels. Ainsi, l’affirmation de Sougez semble résolument marquée par le modèle des sciences sociales et s’inscrit dans la lignée du sujet de thèse de la photographe Gisèle Freund [18] sur « l’histoire de la photographie au XIXe siècle […] [étudiée] dans ses rapports avec les traits sociaux de l’époque qui l’avait vue naître » [19].

Ces remarques sur l’identification sociale du photographe sont reprises, par le critique Jean Vétheuil : « Je voudrai qu’on plaçât les photographes beaucoup plus au rang d’artisans qu’au rang d’artistes. […] Seuls la “publicité”, le “portrait”, “l’imprimé” peuvent produire de l’argent. Or si ces gagne-pain sont forts honorables, on ne peut point les considérer comme des formes de l’art » [20]. Ce système hiérarchique dans lequel la photographie artistique se situerait en haut de l’échelle et la photographie professionnelle au bas, établit deux camps distincts : le milieu professionnel et le milieu artistique. Toutefois, ces camps ne correspondent à aucune réalité au sens où, dans la France de l’entre-deux-guerres, tout photographe artiste est aussi un photographe professionnel. Cela étant dit, la dimension commerciale de l’image produite devient un critère pour définir le statut social du photographe. Ainsi, il est courant, à la fin des années 1930, de considérer le qualificatif d’artisan comme un marqueur social et le principe de rémunération comme un outil de hiérarchisation de la production photographique.

« Le métier c’est la condition de l’art » [21]

À la fin de cette décennie, une nouvelle génération de photographes prend position vis-à-vis de cette identification sociale. Mais, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale qu’elle peut réellement s’imposer. À sa tête Marcel Bovis et René-Jacques. Ces derniers donnent une nouvelle impulsion aux revendications professionnelles des photographes « dont l’activité essentielle et la principale ressource sont l’illustration par la photographie » [22]. Ils mettent l’accent sur l’activité syndicale et militante et créent, en 1945, une section des photographes illustrateurs dans le Syndicat de la Propriété Artistique. Ils établissent, en 1946, une tarification et fondent, en 1947, la Société des Illustrateurs et Auteurs Photographes. L’ensemble de leurs actions vise alors à faire de la photographie d’illustration une branche de la photographie professionnelle afin d’obtenir pour les photographes qui l’exercent la reconnaissance de la propriété intellectuelle, de la signature et du droit de reproduction.

Mais ce militantisme d’après-guerre, loin d’être apparu spontanément, s’est construit sur l’embryon des groupes et organisations des années 1930. Pourtant, cette décennie n’a été, ni une période d’affirmation, ni de réelle mobilisation des photographes, mais plutôt une séquence historique au cours de laquelle les premiers regroupements, les premières réflexions sur l’identification sociale, les premières luttes sur la notion de droit d’auteur et de droit de reproduction, ont été menées.

Ainsi, la réunion des photographes illustrateurs débute par la fondation d’un groupe intitulé le Rectangle [23]. Ce groupement fraternel, conçu sur le schéma d’une organisation sociale, est créé en 1936 par Pierre Adam, René Servant et Emmanuel Sougez. Il s’agit d’une association de praticiens qui, en même temps qu’elle soutient les aspirations artistiques de ses membres, défend le métier [24]. Cette organisation s’inspire du modèle de l’association ouvrière et des communautés de compagnons. Ses membres sélectionnés par le comité fondateur s’appellent mutuellement « camarades » [25], et veulent que chacun au sein du groupe « bénéficie du savoir et des privilèges de tous, mais selon une formule telle que l’indépendance demeure absolue » [26]. L’objectif de cette association est de créer du lien social, d’offrir à ses membres une plus large audience auprès du public et des professionnels et une meilleure défense de leurs droits. L’attachement du Rectangle à la notion de métier et aux valeurs corporatistes, comme le principe de la cooptation, l’établissement de règles, la souscription à une convention, la valorisation des « traditions nationales », confirment son inscription dans la tradition historique de l’entreprise collective où l’image de l’artisan fait sens. À ce titre, le Rectangle constitue un groupe exemplaire du retour à l’artisanat et la revue Arts et Métiers graphiques devient, à la fin de la période, un organe de diffusion de la renaissance de ces valeurs passées.

Son rédacteur en chef, André Lejard, soutient cette tendance par la publication, en 1939 dans la revue, d’un article qu’il a rédigé sur « Marcel Bovis photographe artisan ». Son intention est, plus encore que de définir l’image sociale du photographe illustrateur, de montrer l’apport des photographes artisans dans l’histoire du médium. Son argumentation fait l’apologie du retour à l’âge d’or de la photographie. Elle valorise également la photographie comme document et moyen de reproduction et plébiscite le photographe, dont le goût propre à l’artisan, va vers « ce qui est honnête, solide et d’un fini sans bavure » [27]. Le qualificatif d’artisan désigne alors le photographe délivré de « l’esthétisme », celui qui refuse les expérimentations corruptrices de la Nouvelle Vision et l’imitation du grand art. La position de Bovis, ouvertement hostile à l’égard de l’automatisation de la pratique et de l’amateurisme, sert au critique à définir la nouvelle image sociale du photographe, tout comme son emploi des notions de main-d’œuvre et de technique lui permet de justifier l’attachement de ces praticiens au métier. À l’évidence, l’esprit de rejet qui anime Bovis, rentre en conflit avec l’avant-garde, et son choix de la figure de l’artisan constitue sa réponse, toute ambiguë soit-elle, à sa recherche d’une identification sociale mêlant les notions d’art et de technique.

Le retour à la tradition

Ces photographes, qui ont choisi d’être socialement des artisans, se réunissent au début des années 1940 dans des organisations officielles qui s’appuient sur l’expérience associative des années 1930 [28]. Le Rectangle, dont les revendications professionnelles se construisent sur le respect des « traditions nationales », trouve un écho favorable auprès des instances politiques de Vichy. Ainsi, « le retour à l’artisanat ne fut pas seulement loué par les fidèles du maréchalisme, mais, dès avant la guerre, au sein même d’une modernité critique » [29].

En 1941, le gouvernement crée plusieurs Groupements Artisanaux Professionnels pour restaurer l’artisanat tel que le souhaite le maréchal Pétain : « Nous serons amenés à restaurer la tradition de l’Artisanat […] qui a fait jadis la fortune et la gloire [de la France] » [30]. Consécutivement les photographes professionnels travaillant pour le secteur commercial : la publicité, la mode, l’illustré, sont rattachés à la corporation des artisans ; quant au corps professionnel des photographes illustrateurs, il est officiellement créé. Les membres du Rectangle, toujours en activité [31], rejoignent le Groupement Artisanal de la Seine et poursuivent dans cette structure officielle leurs revendications sociales, professionnelles et artistiques. Au même moment, le régime de Vichy, pour soutenir la cause artisanale, organise plusieurs expositions [32] auxquelles participent ces photographes et définit ce « qu’est véritablement la condition artisanale et ce qu’est « authentiquement » un artisan » [33]. C’est dans un objectif similaire que le Comité National d’Organisation de la Photographie commande à Marcel Bovis une affiche destinée à promouvoir le classement de la photographie documentaire et scientifique, d’architecture et de sculpture, du portrait, dans la section des métiers d’art. Image de synthèse, cette affiche présente la pratique photographique comme un métier. Le photographe, qui exécute dans un cadre professionnel une photographie d’illustration ou de mode – seule à faire partie de la liste officielle des métiers d’artisanat d’art, est comparé à l’artisan. Le slogan : La photographie est un métier d’art indiqué au bas de l’affiche conforte cette comparaison.

Avec cette contribution de Bovis, et la présence du Rectangle dans les Groupements Artisanaux Professionnels, la participation des photographes à l’Exposition Artisanale de la porte de Versailles, organisée en 1942 par le Comité des Expositions du Ministère de la Production Industrielle, finit d’affirmer l’image sociale de ces photographes français : « Emmanuel Sougez, Jean Roubier, Pierre Jahan, René-Jacques, Pierre Vals, Philippe Pottier, Roger Schall » [34]. En outre, la revue Métiers de France, organe de propagande du régime, rebondit sur l’ambiguïté de l’identification sociale de ces photographes en indiquant : « les photographes sont des artisans : c’est ainsi qu’il leur plaît d’être des artistes » [35]. Ainsi, la participation de ces photographes aux projets du régime de Vichy et leur élection d’une image sociale en accord avec les projets des structures officiels du gouvernement font de cette option un choix politique.

Le syndicalisme d’après-guerre

En 1945, la dissolution des organisations professionnelles relance le débat sur l’image sociale du photographe. La notion d’artisan largement connotée du fait de son utilisation par le régime de Vichy place les praticiens qui se revendiquent de cette filiation dans une situation délicate. Avant la Libération, Bovis, qui soutenait l’image sociale du photographe artisan, s’interroge sur la place accordée aux illustrateurs dans les sections artisanales, une place qu’il juge inadaptée : « En un temps où la profession de photographe illustrateur est classée dans la même section que les fabricants de couronnes mortuaires, il s’agit avant tout d’affirmer la notion de métier par une conception exigeante de la photographie dans tous les domaines » [36]. Cette déclaration provocatrice accuse indirectement les organisations professionnelles des années 1940 d’avoir engagé le métier dans une impasse, empêchant la réforme sociale d’aboutir. Bovis revient sur la notion de métier et l’érige en concept, sans faire pour autant allusion à la figure de l’artisan. Mais le besoin de se fédérer est toujours aussi grand. En 1946, les anciens du Rectangle  [37] se retrouvent et créent de nouvelles structures. D’un commun accord ils invitent de jeunes photographes – Robert Doisneau, Daniel Masclet, Seeberger – à les rejoindre dans une « amicale d’artistes photographes » dont le nom – Groupe des XV – a été choisi « par analogie avec l’esprit d’équipe et la camaraderie sportive qui animent les rugbymen » [38]. Le manifeste du groupe rappelle celui du Rectangle et soutient l’idée d’une continuité entre les années 1930 et l’immédiat après-guerre : « Aimant par-dessus tout leur métier, animés d’une même foi et désireux de doter l’art photographique d’œuvres de qualité, […] chaque adhérent s’engage formellement à respecter l’esprit de loyauté, de franchise et d’entraide qui est la base même du groupement » [39].

Cette amicale de photographes, lancée dans la bataille pour la reconnaissance artistique de la photographie française, met en place des actions collectives. Ils organisent, avec la Confédération et la Bibliothèque Nationale, le Salon National de la Photographie et créent en 1947 la Société des Illustrateurs et des Auteurs Photographes : la SIAP. Cette société administrée par les XV sert d’annexe au groupe et remplace pour l’ensemble des illustrateurs, français et étrangers, les Groupements Artisanaux Professionnels des années 1940. Ses missions sont de faire respecter les droits d’auteur et de reproduction, le code déontologique et la tarification, sans oublier « de créer entre ses membres des liens de confraternité » [40]. Lors des réunions, Bovis évite de mentionner l’action militante que les illustrateurs ont menée sous le régime de Vichy en indiquant que « la situation des illustrateurs avant 1939 et celle présente » [41] s’opposent diamétralement. La notion de métier est aussi discutée et des mesures sont prises pour éviter le clivage artiste-artisan. Si la question de l’image sociale n’est pas réellement abordée, le ton adopté fait état d’un changement concernant le titre de photographe basculant d’illustrateur à illustrateur-reporter, et du passage du statut de photographe artisan à celui de professionnel. Cette époque est aussi celle où le Groupe des XV crée son image. Les XV parlent et photographient les XV. Ils font cause commune et mettent en place une stratégie de communication. Masclet, Lucien Lorelle et André Garban sont les plumes des XV, tandis que Jean-Marie Auradon, Seeberger et Bovis réalisent les portraits individuels ou collectifs des membres, photographient les accrochages, les vernissages et les réunions. En véritable chroniqueur du groupe, Bovis raconte son rôle au sein de l’amicale : « Je fis des portraits de René-Jacques, des Seeberger, de Lorelle, de Michaud, tous du Groupe des XV dont je photographiais l’ensemble des membres lors d’un dîner, d’une réunion de travail » [42]. Le 28 avril 1950, une rencontre des XV a lieu au Louvre. Si la raison de cette réunion n’est pas connue, un reportage sur les membres du groupe y est effectué. Bovis photographie ses camarades Willy Ronis, Pierre Jahan, René-Jacques ; Auradon le groupe ; Doisneau réalise le portrait de Sougez. En fait, ces clichés montrent davantage un groupe d’amis qu’une confédération de photographes. Toutefois, le Groupe des XV se considère, par la fabrique de son image, comme une organisation de professionnels actifs en dehors du studio et se compare à des gens d’images qui n’existent qu’à travers l’œil de leur appareil. Ainsi, conscients de la transformation de la société des années 1950, ce groupe emploie des méthodes de communication dans lesquelles les articles, les portraits individuels, croisés ou collectifs sont conçus comme des outils promotionnels.

 

Ainsi entendu, le photographe illustrateur apparaît, suivant cette étude sur l’évolution de son image sociale, comme l’un des responsables de cette évolution. Son discours sur le métier, parfois contradictoire et hésitant, est plus le reflet du contexte historique dans lequel il s’est écrit, que le résultat d’une réelle réflexion sur la notion du mot « artisan ». En réalité, ce qui s’est joué durant cette période de trente ans, c’est l’affirmation d’une branche professionnelle nouvelle : l’illustration photographique, et la tentative d’associer à ce type d’images, un praticien qui aurait acquis par sa nouvelle pratique une nouvelle identité sociale. Finalement, ce récit sur l’image sociale du photographe correspond à une séquence historique de l’histoire de la photographie au cours de laquelle ces praticiens illustrateurs ont tenté d’imposer au marché leurs conditions. Le corporatisme, la solidarité et l’effort pour le bien commun plus que la notion d’artisan – qui se révèle n’être qu’une question de vocabulaire – composent la base d’une réforme sociale, d’un changement de statut, finalement gagnés par le syndicalisme et les actions en justice. Si l’image du photographe artisan a été un choix et un acte symbolique, son effet le fut tout autant, et ceux qui se sont fédérés dans ce sens n’ont finalement connu que l’échec d’une identification devenue après guerre synonyme de clivage social.

Juliette Lavie
(Université Paris Ouest Nanterre La Défense)


[1] Clément Chéroux, « Le jeu des amateurs. 1880-1910. L’expert et l’usager », dans André Gunthert, Michel Poivert [dir.], L’art de la photographie des origines à nos jours, Paris, Citadelles & Mazenod, 2007, p. 255-301.
[2] Michel Poivert, « Pluriel des temps en histoire de la photographie : périodes, régimes d’historicité, fonctions du récit », Périodisation, actualité de la recherche en histoire de l’art, Perspective, 2008-4, p. 775.
[3] Walter Gropius, Manifeste inaugural du Bauhaus, Weimar, Éditions du Bauhaus, avril 1919, dans Élodie Vitale, Le Bauhaus de Weimar, 1919-1925, Liège, Éditions Pierre Mardaga, 1989, p. 280.
[4] Ibid., p. 280.
[5] Maurice Denis, Nouvelles théories sur l’art moderne, sur l’art sacré 1914-1921, Paris, Rouart et Watelin, 1922, p. 278.
[6] Ibid., p. 280.
[7] F. de Lanot, « Remarques de l’année photographique », hors série Photographie, Arts et Métiers graphiques, 1932, p. 140.
[8] Paul Montel, « École professionnelle de photographie et de cinématographie », Le Photographe, n° 172, 20 juin 1926, p. 193.
[9] Arch. Bibliothèque Forney, Fonds Charles Peignot, boîte d’archive n° XI, Comoedia, 1927, 31 décembre.
[10] Le Compagnonnage, chemin de l’excellence, Martine Jaoul, Gérard Laplantine, Laurent Bastard [dir.], cat. d’exposition, Le Compagnonnage, chemin de l’excellence, Musée national des Arts et Traditions populaires, Paris, 16 novembre 1995-6 mai 1996, Paris, RMN, 1995.
[11] Thierry Gervais, Gaëlle Morel, « Les formes de l’information. 1843-2000 : de la presse illustrée aux médias modernes », dans André Gunthert, Michel Poivert [dir.], L’art de la photographie des origines à nos jours, Paris, Citadelles & Mazenod, 2007, p. 304-355.
[12] Entre 1925 et 1939, la France commémore la photographie. En 1925 eu lieu la commémoration du centenaire de la photographie tout comme en 1939. En 1932, on commémora le 25e anniversaire de la plaque autochrome, en 1933 le centenaire de la mort de Niépce. Voir Eléonore Challine, « La mémoire photographique », Études photographiques, n° 25, mai 2010, p. 42-69.
[13] Hors série Photographie, Arts et Métiers graphiques 1930-1939, 1940 et 1947.
[14] Philippe Soupault, « État de la photographie », hors série Photographie, Arts et Métiers graphiques, 1931, n.p.
[15] Claude De Santeul, « Un Salon bien moderne. Le Salon de Photographie de 1930 », Le Photographe, n° 276, 20 octobre 1930, p. 448.
[16] Pierre Bost, Germaine Krull, Photographies modernes, Paris, Éditions A. Calavas, Librairie des Arts Décoratifs, 1930, n.p.
[17] Emmanuel Sougez, « La Photographie », Le Point. Revue artistique et littéraire, novembre 1936, n° 6, p. 12.
[18] Gisèle Freund, La Photographie en France au XIXe siècle, Paris, Maison des amis des livres, Adrienne Monnier, 1936.
[19] Gisèle Freund, Le monde et ma caméra, Paris, Éditions Denoël, 2006, p. 20.
[20] Jean Vétheuil, « L’Exposition internationale de la Photographie contemporaine », La Revue de la photographie, n° 34, décembre 1935, p. 7.
[21] Louis Hautecœur, Considération sur l’art d’aujourd’hui, Paris, Librairie de France, 1929, p. 66-67.
[22] « Société des Auteurs et Illustrateurs Photographes », Le Photographe, n° 660, 20 novembre 1947, p. 331.
[23] Emmanuel Sougez, « Le Rectangle », Photo-illustrations, n° 33, juin 1938, p. 4-5.
[24] Le Rectangle compte 13 membres en 1936 et 17 en 1941 : Adam, Arthaud, Boiron, Caillaud, Chevalier, Garban, Jahan, Lacheroy, Sougez, Paris, Pottier, Roubier, Servant. Ces photographes sont rejoins en juin 1941 par René-Jacques, Bovis, Tuefferd et Claude Sougez.
[25] Arch. Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, Fonds Marcel Bovis, Lettre dactylographiée recto verso annonçant la reprise des activités du Rectangle n° 154, 1942, 27 août.
[26] Emmanuel Sougez, « Le Rectangle », Photo-illustrations, n° 33, juin 1938, p. 5.
[27] André Lejard, « Marcel Bovis photographe artisan », Arts et Métiers graphiques, n° 68, mai 1939, p. 50.
[28] Pascal Ory, « La politique culturelle de Vichy : ruptures et continuités », dans Jean-Pierre Rioux [dir.], La vie culturelle sous Vichy, Paris, Éditions Complexes, 1990, p. 225.
[29] Laurence Bertrand Dorléac, « La question artistique et le régime de Vichy », dans Jean-Pierre Rioux [dir.], La vie culturelle sous Vichy, Paris, Éditions Complexes, 1990, p. 144.
[30] Le maréchal Pétain, « Réforme de l’éducation nationale », Revue des Deux-Mondes, 15 août 1940, dans Artistes et Artisans. Six conférences prononcées à l’exposition de la sélection nationale artisanale de 1942, Paris, Édité sous le patronage du Ministère de la production industrielle et des communications, 1942, p. 8.
[31] Le Photographe, septembre 1943-avril 1944.
[32] Métiers de France, août 1942-juillet 1944.
[33] Pierre Loyer, « Préface », dans Artistes et Artisans, op. cit., p. 9.
[34] Marius Richard, « L’Exposition artisanale de la Porte de Versailles du 9 au 26 octobre », Métiers de France, n° 15, décembre 1942, p. 5.
[35] Ibid., p. 5.
[36] Pierre Borhan, Patrick Roegiers, René-Jacques, coll. Donations Ministère de la Culture, Paris, Éditions La Manufacture, 1991, p. 23.
[37] Arch. Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, Fonds Marcel Bovis, Lettre de Sougez à Marcel Bovis annonçant la création d’un nouveau groupe, 1946, 10 janvier.
[38] « Exposition d’art par “le Groupe des XV” », Le Photographe, n° 624, 20 mai 1946, p. 96.
[39] Pierre du Colombier, « Styles et photographie », Photo-France, n° 2, juillet 1950, p. 18.
[40] « Société des auteurs et illustrateurs photographes », Le Photographe, n° 660, 20 novembre 1947, p. 331.
[41] Marcel Bovis, « L’activité des syndicats et de la SIAP », Le Photographe, n° 717, 5 avril 1950, p. 119.
[42] Arch. Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, Fonds Marcel Bovis, Marcel Bovis, Rencontres, texte inédit, 1991, 31 juillet, p.  5.


Pour citer cet article :
Juliette Lavie, « Une autre image sociale du photographe : du photographe artiste au photographe artisan 1930-1960 » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Juliette_Lavie.html
Auteur : Juliette Lavie
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