Publier son image : le cas Ernest Meissonier

 

Ernest Meissonier exposa au Salon une première fois en 1834. Il avait dix-neuf ans et fut médaillé six ans plus tard. Il mourut en 1891, un an après avoir été le principal opérateur de la liquidation de ce Salon et de son déplacement vers celui de la Société nationale des Beaux-Arts dont il fut le premier président. 1891, c’est aussi deux ans après l’Exposition universelle, où Meissonier fut promu grand-croix de la Légion d’honneur, distinction jamais accordée à un peintre. Sa renommée était alors internationale et lui très riche. En 1890, une de ses toiles majeures, 1814 – Campagne de France (51 x 76 cm.) fut vendue 800 000 francs alors que Puvis de Chavannes recevait 75 000 francs pour son plafond de l’Hôtel de Ville et les deux grands panneaux muraux. Ses tableaux, presque toujours de petit format, figurent le plus souvent des scènes militaires napoléoniennes ou des scènes de genre vaguement situées sous Louis XIII ou Louis XV. Parmi la vingtaine d’œuvres que Meissonier avait choisies pour l’Exposition universelle de 1889, on pouvait voir un autoportrait, vraisemblablement réalisé pour cet événement [1]. La présentation de cette image, dans une exposition dont Meissonier présidait la section des Beaux-Arts et le jury, correspond au point culminant de ce qui est appelé ici : publier son image. Cette entreprise ne fut pas en vain, comme en témoigne une feuille conservée au musée Bonnat de Bayonne, où l’on peut voir la main droite de Meissonier, posée à plat, calquée par Bonnat et Gérôme.

Avec Meissonier, ce travail de publication de soi ouvre deux questions. Il faut d’une part décrire les façons dont il diffusa son image, en remarquant celles qu’il présenta publiquement – alors que l’essentiel de sa production passait directement de l’atelier aux collectionneurs avides. Il est possible alors de parler d’un cas Ernest Meissonier dans la mesure où la publicité – au sens de présence dans l’espace public – fut, si l’on en croit le peintre, sa principale préoccupation : « Jamais je ne renoncerai à la publicité de mon œuvre, à sa popularisation. Cela serait renoncer à la chose à laquelle je tiens le plus, en vue de laquelle j’entreprends mon œuvre » [2]. Il s’agira donc de voir si et comment l’image de Meissonier participa à cette entreprise de publicité. Mais il faut aussi revenir vers l’œuvre et le strabisme temporel qui l’habite, causé par la divergence entre une peinture presque toujours tournée vers le passé par ses sujets et l’inscription d’un présent induit par la présence du peintre via son image.

Le premier autoportrait connu est un dessin montrant Meissonier vers 18 ans. Cette feuille resta dans l’atelier de l’artiste, mais elle fut publiée dans les premières pages d’un ouvrage paru simultanément à Paris et New York en 1897, six après la mort du peintre [3]. Même si la parution de ce livre est posthume, Meissonier est vraisemblablement son véritable auteur. Après une biographie analytique rédigée par un ami académicien, le texte est fait de propos du peintre dictés à sa femme. Le corpus d’images, vaste, reproduit des œuvres souvent inédites et des documents photographiques que Meissonier avait pris soin d’accumuler durant toute son existence. Ce livre est manifestement le moyen par lequel Meissonier voulait décider des formes de sa carrière posthume.      

C’est au Salon de 1850, que Meissonier exposa pour la première fois un autoportrait [4]. Il apparaît, en toute évidence anachronique, parmi les tableaux de l’atelier d’un peintre du XVIIIe siècle. Aucun tableau correspondant effectivement à cette image dans l’image n’est localisé aujourd’hui, mais il existe dans les archives photographiques de l’atelier, un portrait classé parmi les figures non identifiées, qui correspond à ce tableau accroché dans cet atelier apparemment imaginaire, mais qui est en réalité l’atelier parisien de Meissonier [5]. Cet autoportrait ne fut jamais montré en public, la première auto-présentation publique de Meissonier se fit donc de manière indirecte sous forme d’image dans l’image.

Il faut attendre 1866 pour retrouver un autoportrait destiné à un public [6]. Vingt ans donc sans présentation de soi, durant lesquels la renommée de Meissonier s’était installée. Sur ce tableau, Meissonier se représente, plus grand que nature, en doge vénitien, assis, un livre à la main. Il n’apparaît pas comme un peintre français du XIXsiècle, mais en humaniste de la Renaissance italienne. Le tableau est intitulé La Lecture, de sorte que seuls ceux qui connaissent Meissonier peuvent l’y reconnaître en visitant l’Exposition universelle de 1867 où il fut présenté, un an après avoir été peint. Meissonier reçut la Grande médaille d’honneur de cette exposition, dont il était vice-président du jury.

Durant les quinze années qui suivent son exposition en doge vénitien, Meissonier ne présenta aucun autoportrait. Il en réalisa quelques-uns, dont deux vont au-delà du dessin d’étude. Le premier est une esquisse, rapidement réalisée à une heure du matin la nuit du 2 décembre 1871, pendant le siège de Paris [7]. Rentrant chez lui cette nuit-là, Meissonier fut impressionné par son visage aperçu sur une vitre et voulut le fixer. Cette esquisse ne fut jamais montrée de son vivant. C’est aussi le cas d’un Portrait de l’artiste dans son atelier, une des très rares images le montrant au travail [8].

C’est durant les dix dernières années de la vie de Meissonier que l’on trouve ses trois principaux autoportraits. Le premier, en 1881, est une gouache assez poussée. Meissonier l’offrit à son ami Chenavard qui en fit immédiatement don au Musée des Beaux-Arts de Lyon, ville natale de Meissonier [9]. Le second, en 1882, est une aquarelle qui le représente dans une pose proche de La Lecture de 1866 [10]. C’est le seul autoportrait que Meissonier vendit à un collectionneur mais ce dernier en fit presque aussitôt don au Musée des Beaux-Arts de Valenciennes. Il n’existe, semble-t-il, aucun cas d’œuvre de Meissonier donnée à des musées du vivant de l’artiste, sinon ces deux autoportraits, et cela pourrait suffire à penser que le don de Meissonier fut dans les deux cas conditionné à l’assurance du contre-don effectué par leurs propriétaires éphémères afin que l’image de Meissonier entre dans l’espace public. Le dernier autoportrait est celui de l’Exposition universelle de 1889, qui fut donné par la veuve de l’artiste aux musées nationaux en 1898. À cette occasion, elle donna aussi un dessin relevé à la gouache, qui est une étude pour la toile de 89, mais dont le caractère plus tourmenté, plus privé, lui valut d’être offert par l’artiste à sa femme [11].

Cette présentation des autoportraits montre d’abord leur nombre assez réduit. Même s’il faut rapporter cela à la faible production générale de Meissonier, il apparaît que Meissonier pratiquait peu l’autoportrait introspectif, analytique, comme celui réalisé durant le siège de Paris ou celui qu’il offrit à sa femme en 1887. Il n’appréciait pas davantage de se montrer en train de peindre. La petite toile de 1875 est le seul exemple, et encore Meissonier prend-il soin de se placer devant une étude pour 1807-Friedland, de sorte que c’est moins le geste de peindre que le fait d’avoir peint cette toile alors célèbre qui est ici figuré. Les images qui appartiennent à ce registre sont restées à l’atelier et n’ont jamais été publiées du vivant de Meissonier. Lorsqu’il pratique l’autoportrait, c’est plutôt pour produire une image de lui en majesté, où il apparaît principalement en homme illustre, accessoirement comme peintre. L’autoportrait est au service d’une entreprise d’illustration de soi. Ces images sont faites pour la plus grande publicité possible en ce temps, celle des Expositions universelles de 67 et de 89 ou des musées nationaux. C’est un personnage hors époque plutôt que l’individu Ernest Meissonier qui est montré. Les autoportraits déguisés, ou celui qui apparaît dans un atelier de peintre du XVIIIe siècle, servent le même effet.

Outre les autoportraits stricto sensu, il existe quelques œuvres dans lesquelles Meissonier se représente en compagnie. Il apparaît dans l’une des plus célèbres de ses toiles intitulée L’Empereur Napoléon III à la bataille de Solférino [12]. Lorsque en mai 1859, Napoléon III décida d’engager l’armée française aux côtés des patriotes italiens, il chargea Meissonier de peindre la campagne militaire. Cette mission marque les débuts difficiles de la peinture d’histoire de Meissonier. L’empereur est mis en évidence au centre de la toile. Il s’agit moins d’une scène de bataille que d’un portrait groupé de l’état-major au sein duquel Meissonier se représente, à l’extrême gauche, en se démarquant par l’absence de képi. Une ouverture dans l’espace de la troupe lui permet d’apparaître presque entièrement, lui et son cheval, privilège partagé avec le seul Napoléon III. Deux cadavres au premier plan, dans l’axe de Meissonier, servent d’admoniteurs pour conduire le regard vers le peintre plutôt que vers l’empereur. Cette toile eut évidemment une carrière publique notoire. Annoncée au Salon de 1861 puis à l’Exposition universelle de Londres en 62, elle ne fut achevée qu’en 1863 pour être immédiatement montrée dans une exposition semi privée, ouverte aux journalistes, dans l’atelier du photographe Bingham, puis à l’Exposition annuelle des Beaux-Arts de Bruxelles avant le Salon de 1864. Elle fut acquise avant ce Salon par l’État, pour 50 000 francs, prix dix fois supérieur aux achats habituels de l’administration. Il s’agissait de la première acquisition publique d’un Meissonier, qui entra donc au Musée du Luxembourg avec une peinture d’histoire qui contenait un autoportrait. 

Si Meissonier s’est représenté une seule fois en peintre et n’a jamais publié cette image, il en existe pourtant plusieurs témoignant de son activité, via la représentation de son atelier. Il n’en est jamais l’auteur, mais l’examen montre qu’il a veillé à leur production et leur exposition. La première date de 1865. On voit Meissonier dans son atelier de Poissy [13]. Face à lui, le tableau en cours est déjà le 1807- Friedland. Il n’y travaille pas, sa tenue suggère qu’il vient des écuries voisines pour noter un détail. Sur le sol, au premier plan, l’adresse visible d’une lettre signale sa récente élection à l’Institut. Cette huile est l’œuvre de son fils, Charles, âgé de 21 ans. Ce fut son premier envoi au Salon, où il sera médaillé l’année suivante. Du détail de la lettre honorifique au premier plan jusqu’à la présentation de cette toile au Salon, il s’agit bien d’une mise en scène signée Ernest Meissonier, même si la toile porte la signature du fils. Le procédé est d’autant plus remarquable que dans ce même Salon, Meissonier père expose deux toiles, dont celle connue comme Le Graveur à l’eau-forte [14]. Le modèle est Charles Meissonier, travaillant dans l’atelier de son père. Elle fut exposée sous le titre Portrait de Charles Meissonier.

Ce procédé se répète deux ans plus tard avec un élève de Meissonier, vite considéré comme son fils en peinture, Edouard Detaille. Il a dix-neuf ans lorsqu’il présente au Salon sa première toile, intitulée Atelier de Meissonier à Poissy. Mais c’est avec son gendre, Gustave Mequillet, que cette illustration de soi indirecte prit une tournure systématique, durant les années 70. Méquillet était un militaire qui épousa la fille de Meissonier en 1872, et qui exposa quatre fois au Salon, entre 1873 et 1878. Il s’agissait toujours d’aquarelles figurant l’atelier de Meissonier à Poissy. La plus remarquable montre le coin d’atelier dans lequel Meissonier situait la plupart de ses scènes de genre, comme le Graveur à l’eau-forte [15]. Aucune toile n’est visible, sinon L’Atelier peint par Charles en 1865, accroché au-dessus de la porte. Le gendre peint l’atelier du beau-père dans lequel on voit le tableau du fils montrant le père travaillant dans son autre atelier. La mise en scène de soi est évidente. Elle l’est de manière plus brutale dans une autre aquarelle de Méquillet qui montre l’atelier d’été [16]. À la différence de l’image précédente, on peut voir cette fois plusieurs tableaux de Meissonier, parmi lesquels trois auto-portraits. Etant donné le faible nombre des autoportraits dans l’œuvre de Meissonier, il est assez évident ici que Meissonier a délibérément choisi d’utiliser son gendre pour se montrer avec insistance au Salon.

Meissonier a, une fois, dépeint son atelier, mais il s’agit encore d’une procédure indirecte. La toile est intitulée Portrait de Gemito faisant la statuette de Meissonier dans son atelier à Paris [17]. Vincenzo Gemito est un sculpteur napolitain qui avait exposé au Salon en 1877, 1878 et 1879. Il séjourna en France de 1878 à 1880, et Meissonier qui s’était pris d’affection pour lui parce que, disait-il, il lui ressemblait, lui proposa de travailler dans son atelier. Là, il réalisa un portrait en pied de Meissonier qui fut évidemment exposé au Salon de 1880. Meissonier, dans un semblant de réciprocité peignit le portrait de Gemito faisant son portrait dans son atelier. Le titre est trompeur, car c’est bien devant le tirage en bronze, au centre de l’image et plus haut que Gemito malgré son petit format, que se trouve le sculpteur. L’œuvre est achevée, Gemito ne la touche pas, il est plutôt le premier spectateur, saisi devant cette petite grandeur. La toile fut exposée quatre ans plus tard lors de la rétrospective Meissonier organisée à la Galerie Georges Petit pour célébrer les 50 ans de Salon de Meissonier.

Si Meissonier n’a presque jamais posé pour un autre peintre [18], il existe plusieurs images le montrant dans des scènes publiques. En 1878, Detaille figure l’inauguration de l’Opéra de Paris. On y voit Meissonier au premier rang, se détachant un peu parmi les membres de l’Institut, comme pour accueillir en personne le lord-maire de Londres en haut des escaliers. Cette gouache fut exposée au Salon de 1878 [19]. La toile la plus intéressante parmi ces scènes publiques est l’Entracte d’une première à la Comédie Française de Dantan, exposée au Salon de 1886 puis donnée aux collections de la Comédie française en 1890 par l’artiste [20]. On y voit Meissonier au centre d’une assemblée où se trouvent Dumas fils, Banville, Gounod, Richepin, Zola, Renan, Daudet ainsi que le banquier Edouard Pasteur, commanditaire de ce portrait en groupe par lequel il voulait affirmer son activité de mécène. Mais la toile exposée en 1886 est une reprise de celle que Dantan livra au banquier. Il est très significatif que sur la première version, Meissonier n’apparaissait pas, alors qu’il impose sa présence au centre de la toile destinée au Salon puis au public de la Comédie française [21]. Cette irruption montre comment Meissonier, durant les dix dernières années de sa vie, réussit à imposer son pouvoir aussi bien que son image.

 

Se signaler

L’entreprise de publication de soi ne se joue pas seulement dans cette procédure plus ou moins directe d’auto-figuration. Si l’œuvre peint de Meissonier est essentiellement fait de scènes de genre ou de tableaux d’histoire dans lesquels sa figure n’apparaît jamais, il n’est pas impossible d’y déceler une présentation de soi que l’on pourrait dire in absentia.

Soit un de ces musiciens en habit du XVIIIe siècle comme Meissonier en a peint plusieurs, celui présenté au Salon de 1861, puis dans la rétrospective de 1884 par exemple [22]. Le modèle a posé dans cet angle de l’atelier de la maison de Poissy où l’on a déjà vu le fils Charles en graveur, et où avaient aussi posé la femme et la fille de Meissonier en 1855 pour un double portrait qui fut montré à l’Exposition universelle de 1855 [23]. Meissonier avait pris soin de suggérer sa présence auprès des deux femmes, au moyen d’un portfolio vert sous la fenêtre. Or le même portfolio apparaît au même endroit dans le Joueur de flûte. La possibilité d’y ranger les partitions lui donne un semblant de pertinence, mais le monogramme d’Ernest Meissonier clairement visible suggère un autre propriétaire, d’autant plus que le monogramme n’assure pas ici une fonction de signature puisque cette dernière se trouve ailleurs, en bas à gauche. Ce portfolio vert qui se présente donc comme propriété du peintre est presque toujours présent dans les scènes de genre lorsque le sujet assure un minimum de vraisemblance, comme c’est ici le cas avec le musicien, ou ailleurs avec des images de peintres à l’atelier ou de liseurs. Même la Confidence qui fut montrée au Salon en 1857, puis chez Georges Petit en 1860 et en 1884 lui fait une place [24]. Il était déjà présent en 1850 dans l’atelier du Peintre montrant ses dessins où nous avons vu sur un mur la première présentation publique d’un autoportrait de Meissonier. On le retrouve toujours très en vue dans les ateliers que Meissonier a fait peindre par son fils ou son gendre. Il est également présent dans les Amateurs de peinture montré au Salon en 1861, en même temps que Le Joueur de flûte donc, puis chez Petit en 1883 et 1884 [25]. Mais cette fois le monogramme s’est déplacé, il apparaît au dessus du portfolio, au dos d’une toile, qu’il pourrait donc bien authentifier en même temps que signaler le véritable lieu de la scène faussement ancienne : l’atelier de Meissonier. Il existe plusieurs versions à l’identique de cette toile, mais seul l’exemplaire présenté au Salon joue avec ce monogramme. C’est donc l’exposition d’une de ses toiles à un large public qui incitait Meissonier à détourner la peinture de genre pour faire signe vers lui même.

Cette présentation diffuse de soi fut particulièrement à l’œuvre durant les années 1850, au moment où s’installe vraiment la célébrité de Meissonier. Lors de l’Exposition universelle de 1855, ou dans les Salons de 1857 et de 1861, il y a toujours au moins deux toiles figurant ce portfolio. L’Exposition universelle de 1855 est très significative : on y voit le portfolio au pied de la femme et de la fille de Meissonier et sur une huile intitulée Le Dessinateur [26]. Sa valeur de signe ne peut échapper aux spectateurs de l’Exposition, qui peuvent aussi voir La Lecture, l’autoportrait anonyme de Meissonier. La proximité des trois toiles condense deux procédures d’illustration de soi : les scènes de genre où Meissonier se désigne sans se montrer, le portrait où il se montre sans se désigner.

Le souci de se mettre en scène sans se représenter apparaît aussi sur une toile de 1858 appelée l’Incroyable [27]. Un jeune homme se tient devant un mur où sont placardées des annonces de pièces de théâtre. Comme toujours, Meissonier s’était documenté pour savoir quelles pièces furent jouées sous le Directoire, sans parler du soin à respecter les détails vestimentaires. L’effet de reconstitution est pourtant discrètement  altéré par une annonce qui se distingue des autres, à gauche au rang inférieur, sur laquelle on peut lire : « On demande un apprenti chez le citoyen Meissonier, peintre, rue de l’Homme-Armé. »

Il y a, dans ces scènes de genre, une échappée hors du temps figuré via la présence inaperçue, mais diffuse, de Meissonier, une sorte d’effet auratique par contretemps. C’est moins un anachronisme qu’une polychronie, dont Meissonier semble s’être assez régulièrement servi pour détourner ces images de leur seule allure de scènes de genre qui plaisait aux collectionneurs, mais dont on sait qu’elle a très vite lassé le peintre. En inscrivant un signe de lui, ou en oubliant d’effacer toute trace de lui – tel ce portfolio oublié dans un coin de l’atelier où posent les modèles en habit XVIIIe –, Meissonier fait servir l’inactualité de ses sujets à sa propre actualisation. Cette perspective permet de donner une autre valeur à l’extrême répétitivité de ces scènes de genre que le seul service de la demande. Il y a des dizaines de joueurs d’échecs, de liseurs, de musiciens figurés dans ce lieu dont les portraits du fils, ou de la femme et la fille, ont fait savoir au public qu’il s’agit du coin gauche de l’atelier de Poissy, des dizaines de peintres au travail dont on sait également qu’ils se tiennent dans le coin droit du même atelier. Très vite, ce savoir cesse d’être une information au sujet de la peinture pour en informer la perception même, de sorte que nous ne voyons plus la reconstitution imaginaire d’un passé, mais des modèles costumés posant dans l’atelier de Meissonier. Ces toiles disent en même temps : « vous êtes quelque part dans un passé assez indéterminé » et « vous êtes chez moi, sur les lieux de production des images les plus prisées de ce temps ». L’image de Meissonier n’est pas là, mais sa présence est sentie, elle se diffuse dans le temps depuis un lieu déterminé, dans une sorte d’egomorphisme. Elle est suggérée à l’horizon, comme si ces lieux et ces temps anciens avaient pour point de fuite un présent nommé Meissonier, ainsi qu’il apparaît dans ce petit tableau intitulé Bord de scène à Poissy. Meissonier au loin [28].

Cette association de présences intempestives dans une même image a parfois pris la forme de juxtaposition d’images. C’est le cas des deux tableaux figurant deux cavaliers sur la même route d’Antibes et les mêmes chevaux, montés une fois par Meissonier et son fils, une autre fois par deux militaires d’Empire [29]. Le livre « publicitaire » de Gréard montre que Meissonier a parfois utilisé la photographie pour le même effet. Il pose alors en reconstituant certains de ses propres tableaux dans des sortes de tableaux vivants dont il est la figure exclusive [30].

Dans la peinture d’histoire qui devint le principal intérêt de Meissonier à partir des années 1860, cette trouble installation de soi dans l’image semble avoir pris pour support la figure de Napoléon. Les motivations courtisanes liées au Second Empire ne suffisent pas à expliquer l’illustration  par Meissonier des campagnes napoléoniennes, qu’il a poursuivie sous la Troisième République. On sait qu’il lui est arrivé plusieurs fois de poser pour la figure de l’Empereur à cheval. Une étude de 1863, va jusqu’à mêler les identités [31]. Si l’on ajoute la passion connue de Meissonier pour l’équitation, les nombreuses photographies le représentant à cheval et le fait qu’il donne toujours à Napoléon son propre cheval, il n’est pas impossible de voir transparaître Meissonier derrière les images de Napoléon. Ce jeu est patent aux premières pages de la monographie de Gréard où apparaît sur la couverture, en médaillon, Napoléon à cheval. Le livre ouvert, le texte débute sous une gravure dans laquelle Meissonier s’est représenté à cheval. Entre les deux images de cavalier, on peut voir l’autoportrait offert à Chenavard. Les Souvenirs et entretiens s’ouvrent donc sur ces trois images à travers lesquelles une identité glissante est suggérée. Il n’est pas impossible que Meissonier ait aussi tenté cet effet lors de l’Exposition universelle de 1889 dont il a déjà été dit qu’il présidait l’exposition de la section des Beaux-arts et la Centennale. Dans la première, on trouvait l’autoportrait en majesté déjà évoqué. Dans la seconde, figuraient la Campagne de France et le Solférino où apparaît Meissonier. Mais il y avait un troisième lieu où l’on pouvait voir des Meissonier. Il s’agit de l’exposition militaire. Pas de peinture ici, mais du matériel militaire. Dans deux vitrines présentées comme « Vitrine Ernest Meissonier », l’une dans les salles de cavalerie, l’autre en infanterie, le peintre avait installé des tenues et autres pièces d’équipement d’époque napoléonienne qu’il collectionnait pour ses reconstitutions historiques [32]. Mais reconstitution n’est pas le mot approprié :

« Quand on me raconte un fait historique, je le vois en chair et en os. La scène se reconstitue soudain à mes yeux telle qu’elle fut. Tout se passe réellement, immédiatement sous mes yeux. J’entre en scène […]. C’est une incarnation ardente, involontaire, qui me donne d’autres sensations qu’à vous. Leurs maisons, leurs meubles, leurs habitudes, tout m’est familier et connu, j’entre dans leurs sentiments, je les comprends. L’assimilation est rapide, profonde, ineffaçable. » [33]

C’est bien une illustration de soi par « assimilation » avec Napoléon qui est en jeu ici, comme Delaroche en avait déjà donné l’exemple plus tôt, et il faut se souvenir que c’est dans l’atelier de ce dernier que Meissonier voulut, sans succès, apprendre son métier [34]. Si le siècle commença, selon Victor Hugo, quand « Napoléon perçait sous Bonaparte », Meissonier imagina de le clore en perçant sous Napoléon. Ainsi pourrait-on comprendre ce que les commentateurs contemporains avaient remarqué : Meissonier veille à ne jamais établir ses images historiques dans un lieu ni un temps précis, y compris les batailles napoléoniennes. Elles valent comme documents très exacts dans chacun de leurs détails, jusqu’au moindre bouton, jamais dans leur généralité de scène.

L’attention portée aux images que Meissonier a choisi de montrer au public permet d’affirmer le souci constant d’une publication de soi, alors que l’œuvre semble le plus souvent séparé du présent et de ses acteurs. Cette entreprise prit trois formes : celle des autoportraits, rares, qui présentent Meissonier en majesté, celle où sa figure est évoquée in absentia, et celle du palimpseste napoléonien. Dans les trois cas, il s’agit d’une illustration de soi destinée à l’inscrire dans la posture du grand homme. Mais le temps de la fortune de Meissonier était aussi celui de la dissolution de la croyance au grand homme comme agent de l’histoire. Les sciences sociales naissantes en témoignent. Le procès avait été initié par Herbert Spencer aux premières pages de son Introduction à la science sociale, en 1873, qui s’achevait par l’évocation de Napoléon : « Si vous désirez arriver à comprendre ces phénomènes de l’évolution sociale, ce ne sera pas en lisant les biographies de tous les grands chefs d’état dont on a conservé le souvenir, y compris Frédéric le Rapace et Napoléon le Traître » [35]. Quelques mois avant la mort de Meissonier, le sociologue français Gabriel Tarde montrait que la leçon spencérienne avait fait son effet : « gardons-nous aussi bien de l’individualisme banal qui consiste à expliquer les transformations sociales par le caprice de quelques grands hommes. » [36]. Meissonier devrait constituer un objet privilégié d’une histoire du goût. C’est un vrai problème de comprendre l’enchaînement sans délai de sa gloire et de son effondrement. La reconnaissance dans sa peinture d’une stratégie de production de soi en grand homme, selon un modèle issu de la Révolution, mais désormais hors de propos, est un élément de réponse.

Jean Colrat
(Université de Provence)


 [1] Portrait de l’artiste, huile sur toile, 52 x 61, 1889, Musée d’Orsay, Paris.
 [2] Meissonier, ses souvenirs, ses entretiens, précédés d’une étude sur sa vie et son œuvre par M.O. Gréard, Paris et New York, Hachette, 1897 ; p. 266. Nous citons ce texte dans son édition française, en l’indiquant « Gréard ».
 [3] Voir note précédente.
 [4] Peintre montrant ses dessins, huile sur bois, 37,5 x 21 cm., vers 1850, Wallace Collection, Londres.
 [5] Le Harvard Art Museum conserve un autoportrait dessiné, rehaussé à la craie, très proche de ce tableau, qui confirme l’hypothèse d’un autoportrait perdu.
 [6] La Lecture, localisation inconnue.
 [7] Portrait de l’artiste, 1871, Musée d’Orsay, Paris.
 [8] 1875, Musée d’Orsay, Paris.
 [9] Portrait de l’artiste, gouache et lavis, 29 x 22, 1881, Musée des Beaux-Arts de Lyon.
 [10] Portrait de l’artiste, aquarelle sur papier, 29 x 21, 1882, Musée des Beaux-Arts de Valenciennes
 [11] Etude pour Le Portrait de l’artiste de 1889, mine de plomb rehaussée à la gouache, 26 x 39, 1887, fonds du musée d’Orsay, Musée du Louvre, département des Arts graphiques.
 [12] Huile sur bois, 43,5 x 76, 1863, Musée national du Château, Compiègne.
 [13] L’Atelier, huile sur toile, 80 x 100, 1865, collection particulière.
 [14] Huile sur bois, 24,5 x 18, 1862, collection particulière.
 [15] Aquarelle, 44 x 56, entre 1873 et 1878, collection particulière.
 [16] Aquarelle, 28 x 22,7, entre 1873 et 1878, collection particulière.
 [17] Non localisé, voir Gréard, p. 101.
 [18] Il faut tout de même évoquer le Meissonier dans son atelier à Poissy de Menzel peint en 1869 (Musée de San Francisco).
 [19] Aquarelle et gouache, 1878, Musées de Versailles et de Trianon.
 [20] Huile sur toile, 97,5 x 130, collections de la Comédie Française, Paris.
 [21] Huile sur bois, 24 x 41, Musée Carnavalet, Paris.
 [22] Joueur de flûte, huile sur bois, 34 x 22, 1858, Musée national du Château, Compiègne.
 [23] Portrait de Mme Meissonier et de sa fille, huile sur bois, 31 x 24, 1855, collection particulière.
 [24] Huile sur bois, 33 x 41, 1857, Musée national du Château, Compiègne.
 [25] Huile sur bois, 35,5 x 28,5, 1860, Musée d’Orsay, Paris
 [26] Huile sur bois, 20,5 x 14, 1855, Musée national du Château, Compiègne.
 [27] Huile sur bois, 24 x 16, 1858, non localisée.
 [28] Huile sur bois, 15 x 24, 1884, Philadelphia Museum of Art.
 [29] Antibes. La Promenade à cheval, huile sur toile, 46 x 76, 1868, Musée d’Orsay, Paris ; Un Général et son aide de camp, huile sur bois, 20 x 27,5,1869, Metropolitan Museum, New-York.
 [30] Il prend ainsi la pose de ses liseurs ou celle de l’homme à la fenêtre de L’Attente.
 [31] Cette huile sur bois (21 x 16,5) est connue par sa reproduction dans le catalogue de l’exposition chez Petit en 1893.
 [32] Une photographie subsiste de la vitrine de la salle de cavalerie, voir É. Monod, L’Exposition universelle de 1889, Dentu, Paris, 1890, T. II, p. 65.
 [33] Gréard, p. 175.
 [34] Gréard, p. 13.
 [35] Herbert Spencer, Introduction à la science sociale, Paris, Germer Baillière, 1874. (chap. II ; p. 38 dans la réédition de 1886).
 [36] Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation, Paris, Alcan, 1890 ; rééd. Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2001, p. 62.


Pour citer cet article :
Jean Colrat, « Publier son image : le cas Ernest Meissonier » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Jean_Colrat.html
Auteur : Jean Colrat
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.


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