De l’artisan sculpteur à l’artiste artisan : Rodin de 1877 à 1887

 

Le 17 avril 1886, Edmond de Goncourt mentionne pour la première fois le nom d’Auguste Rodin dans son Journal ; il y relate sa visite à l’atelier du sculpteur et ce dernier lui apparaît tel un apôtre :

« C’est un homme aux traits de peuple, au nez en chair, aux yeux clairs, clignotant sous des paupières maladivement rouges, à la longue barbe flave, aux cheveux coupés courts et rebroussés, à la tête ronde, la tête du doux et obstiné entêtement – un homme tel que je me figure physiquement les disciples de Jésus-Christ [1]. »

A cette époque, Goncourt n’est pas le seul à percevoir Rodin comme l’apôtre d’un nouvel art et un petit groupe d’artistes et de critiques esquisse l’image d’un génie méconnu, œuvrant seul dans le lieu mythifié de l’atelier. Le réseau de personnalités acquises à la cause du sculpteur se révèle alors efficace : en décembre 1887, il est nommé chevalier de la Légion d’honneur. Pourtant, en 1877, lorsque Rodin se voit accusé de moulage sur nature pour la réalisation de L’Age d’airain, il n’était connu que d’une poignée d’artistes et il s’est heurté au pouvoir de la presse. Il semble alors intéressant de revenir sur cette décennie, décisive pour la constitution de l’image d’un Rodin sculpteur de génie, animé par la foi des artisans gothiques et descendant de Michel-Ange, homme du peuple et modèle de la nouvelle « élite artiste ».

Lorsque Rodin présente L’Age d’airain à Bruxelles puis à Paris en 1877, son ambition est immense : ayant échoué au concours d’entrée à l’École des Beaux-Arts, formé dans le monde peu valorisé de l’artisanat, il aspire au statut d’artiste. Des années plus tard, il dira d’ailleurs à Truman Bartlett : « Je ne savais pas que j’avais du talent. Je savais que j’avais des compétences, mais je n’ai jamais pensé que j’étais plus qu’un artisan. Je ne signais pas mes œuvres et je n’étais pas connu [2]. ». L’histoire est alors fameuse : sa tentative pour s’intégrer dans la communauté artistique est placée sous le signe du doute et de la suspicion. De fait, Rodin a pris le risque de la singularité : L’Age d’airain est d’un réalisme inédit et son sujet flou déroute la critique. En dépit du soutien d’un Jean Rousseau, Rodin se heurte naïvement aux critères de jugement issus du régime professionnel de la sculpture. Pour lui, il ne s’agit pas pour autant d’un échec, mais d’une injustice, ainsi qu’il l’écrit à Edmond Turquet en janvier 1880 lorsqu’il demande « une nouvelle enquête » qui le réhabilitera aux yeux des artistes [3]. Menée en février, l’enquête se révèle pourtant désastreuse puisque le conseil d’inspection conclut que L’Age d’airain « ne peut véritablement passer pour une œuvre d’art » car le surmoulage y tient une place prépondérante [4]. A la veille du Salon de 1880, Rodin se voit donc discrédité par les instances étatiques qui ne reconnaissent pas son statut d’artiste. En définitive, c’est grâce à un groupe de sculpteurs professionnels qui adressent une lettre au directeur des Beaux-arts qu’il est lavé de tout soupçon. Dès le début de sa carrière, Rodin doit donc son identité d’artiste à certains de ses pairs ; une identité qui se consolide au Salon de 1880 lorsqu’il obtient une médaille de 3e classe, puis l’achat de L’Age d’airain, et durant l’été, la commande de la Porte. De même, la critique esquisse à cette époque une lecture moins naturaliste de son art puisque l’influent Paul Mantz voit dans L’Age d’airain « de l’étrangeté et du mystère », ainsi qu’un style « curieusement archaïque » [5].

La réception mitigée de la figure d’Adam, exposée au Salon de 1881 sous le titre de La Création, oriente sans doute Rodin vers une stratégie spécifique : l’exposition de portraits d’artistes et amis aux Salons de 1882, 1883 et 1884. En effet, le sculpteur montre successivement les portraits de Jean-Paul Laurens, de Carrier-Belleuse, d’Alphonse Legros, de Danielli et de Jules Dalou, le grand vainqueur du Salon de 1883. En ce sens, Rodin demeure fidèle à un régime de communauté et il ne vise pas à une singularité qui le mènerait à l’isolement. Avec ces œuvres, il suggère ainsi une solidarité et l’émergence d’une élite dans la communauté hétérogène des artistes, qui dépasse les frontières entre disciplines. En effet, Rodin s’associe artistiquement à des sculpteurs et à des peintres [6]. Par ailleurs, ces hommages successifs se placent sous le signe de la réciprocité puisque certains des portraits sculptés se voient complétés par des équivalents peints qui attestent des métamorphoses de l’image de Rodin. Ainsi, en 1881, Jean-Paul Laurens peint un homme rêveur et modeste, au regard toutefois déterminé et à la mise impeccable [7]. Un an plus tard, jouant sur l’inachèvement de son œuvre, Alphonse Legros réduit son portrait à un visage de profil ; rien ne laisse deviner que son modèle est sculpteur, mais l’homme a indéniablement du caractère. Puis, en 1884, John Sargent nous livre l’image d’un artiste sûr de son talent, proche de l’homme « à la longue barbe flave » décrit par Edmond de Goncourt. Présenté à l’Exposition internationale de 1885, le portrait de Sargent renvoie à la réussite de l’artisan sculpteur devenu artiste.

Entre 1882 et 1884, les comptes rendus critiques attestent également de ce poids de la communauté artistique pour forger la notoriété de Rodin. Émile Bergerat en témoigne par exemple lors de l’exposition du portrait de Jean-Paul Laurens : « Tous les artistes ont fait de longues stations admiratives devant ce bronze, digne de Michel-Ange, et qui nous annonce un maître nouveau [8]. » Toujours en 1882, le compte rendu très élogieux d’Hippolyte Devillez pèse d’autant plus que ce dernier est sculpteur [9]. Et deux ans plus tard, lorsque Rodin expose le portrait de Dalou, Edmond Bazire évoque l’artiste visitant le Salon « près de cinquante fois arrêté par des confrères, des collègues, des amis, et même des ennemis » [10] qui tous le félicitent.

Revenons alors un peu en arrière. Face à l’émergence de cet artiste, reconnu et adoubé par ses pairs, une petite partie de la critique a suivi. Et à ce propos, il faut distinguer la rédaction de L’Art, l’influente revue créée par Eugène Véron en 1875 [11]. Admirateur de Delacroix, impliqué dans la création de l’Union centrale des Beaux-Arts appliqués à l’industrie [12], ce dernier a rédigé un traité d’Esthétique en 1878, qui fait office de bible à la revue. Onze ans après la Grammaire des arts du dessin de Charles Blanc [13], ce livre vise à saper les fondements de la conception de l’art diffusée par l’Académie et s’inspire étroitement des idées de Viollet-le-Duc, de Théophile Thoré et d’Horace Lecoq de Boisbaudran. Véron perçoit l’art comme « l’expression directe de la nature humaine dans ce qu’elle a de plus humain et de plus primitif [14] » et, à ses yeux, c’est la personnalité de l’artiste, transcrite dans l’œuvre, que le public admire. Important, il distingue l’art décoratif, « fondé sur la notion de la beauté », de l’art « expressif » qui lui est supérieur car il contient de l’émotion [15]. Et pour imposer cette conception moderne de l’art, il évoque « une révolution à faire » [16], moins au sein des instances académiques que dans la pensée même des artistes. A cet égard, la sculpture de Rodin arrive alors à point nommé. De fait, ce dernier semble donner forme à l’art expressif que la revue de Véron appelle de ses vœux. Et dans son compte rendu du Salon de 1882, Léon Gauchez distingue le peintre Léon Lhermitte, auteur de La Paye des moissonneurs et Auguste Rodin pour assurer la relève de l’art français [17]. Tous deux sont d’anciens élèves de Lecoq de Boisbaudran et leurs œuvres correspondent à la modernité définie par Véron. Pour imposer ces deux élus, la revue commande des médaillons à l’effigie du peintre et du sculpteur à Ringel d’Illzach en 1882 [18].

Au début des années 1880, Rodin n’est pourtant qu’un sculpteur prometteur, placé bien en dessous de Dalou. Prometteur, il l’est à coup sûr puisque deux de ses œuvres sont admises à l’exposition nationale, dite triennale, de 1883. Organisée par l’Etat – contrairement au Salon –, cette triennale présente un florilège de l’art français des cinq dernières années, et Rodin y participe avec deux bronzes commandés par l’Etat : L’Age d’airain et le Saint Jean-Baptiste. A l’occasion de l’exposition des deux œuvres, Arthur-Auguste Mallebay du Cluseau d’Echérac, qui écrit dans L’Art sous le pseudonyme de Dargenty, pose un jalon décisif dans la construction de l’image de Rodin. Prenant ses lecteurs à parti, voici comment il introduit l’analyse des œuvres :

« si par hasard un artiste dans le vrai sens du mot se laisse aller, suit l’impulsion de son tempérament, […] s’il se présente naïvement à vous, disant : Jugez-moi, je suis ce que je suis, on le tient pour un fou, […] on le prend en pitié et on le laisse crever de faim en tête-à-tête avec son talent. Combien d’exemples je pourrais citer, […] Mais sans aller chercher bien loin, au sein de ce Salon même qui fourmille de jolis objets de sculpture proprette, élégante, correcte, il est un homme qui se présente avec l’incongruité dont nous parlions tout à l’heure. Cet homme n’a pas été à l’école, il n’appartient à aucune coterie, il n’a point de maître, il fait de la sculpture parce qu’un jour c’est sous cette forme que sa pensée a germé [19]. »

Ainsi, dans sa présentation de Rodin, Dargenty omet tout simplement de mentionner le long apprentissage de l’artisan pour privilégier l’idée de la vocation, propre à la conception romantique de l’artiste [20]. L’exposition du médaillon de Ringel d’Illzach au Salon de 1885 [21] achève alors de figer l’image d’un Rodin, érigé à l’égal des grands hommes de la Renaissance, entouré de façon programmatique par L’Age d’airain et les outils du « statuaire ».

Entre 1882 et 1884, tous les critiques ne perçoivent pourtant pas la sculpture de Rodin comme de l’art expressif tel que l’a défini Eugène Véron. Ainsi, Louis de Fourcaud demeure plus fidèle au postulat naturaliste et il voit dans le sculpteur un descendant des artisans gothiques [22]. En revanche, dans son compte rendu de l’exposition triennale de 1883 pour la Gazette des Beaux-Arts, Paul Lefort avoue sa perplexité, percevant L’Age d’Airain comme une « étrange figure, inquiétante comme une énigme », qui « surprend et retient longtemps le regard » [23]. Ainsi, la critique interprète cette nouvelle sculpture diversement, en l’associant alternativement à l’expressivité, à la vérité et au mystère.

Les années 1884-1885 correspondent alors à une période de basculement. Une nouvelle génération de critiques parachève l’image romantique esquissée par Dargenty. Les raisons en sont bien connues : en 1885, la rétrospective Delacroix à l’École des Beaux-Arts fait resurgir les valeurs du romantisme, et la mort du grand Victor Hugo, que Rodin a magnifié en montrant son portrait en 1884, sonne le glas d’une période qui suscite la nostalgie. Les jeunes écrivains et critiques affirment progressivement une quête, celle de revivifier le réel naturaliste à l’aune du rêve romantique. Or, comme l’atteste la pluralité des interprétations de l’art de Rodin, ce dernier crée presque magiquement les formes de cette synthèse. Du talent non reconnu au génie méconnu, il n’y avait alors qu’un pas ; un pas qu’Octave Mirbeau franchit allègrement en 1885, au lendemain de sa découverte de l’atelier du sculpteur [24]. Et pour débuter l’une des grandes croisades de sa vie, l’écrivain prend la plume du justicier :

« Auguste Rodin est à peu près inconnu ; il n’a pas le quart de la célébrité de M. Chapu. Il y a à cela quelques raisons. Rodin est un grand artiste. Il a horreur des coteries et vit peu dans le monde. Comme il ne va pas à la réclame, la réclame ne vient pas à lui. Il vit, presque obscur, ainsi que les forts et les solitaires, au milieu des imaginations et des rêves de son génie, et, dédaigneux de la gloire fugitive qui, le matin, entre par la porte et sort, le soir, par la fenêtre, il se contente de faire des chefs-d’œuvre que ses amis admirent et que la postérité, qui ne se trompe jamais, a déjà marqués de son estampille éternelle [25 . »

Mirbeau reprend tous les éléments de la figure de l’artiste romantique, forgée par la littérature romanesque au début du XIXe siècle [26]. Dénonçant haut et fort l’injustice de L’Age d’airain, il façonne l’image d’un Rodin aux antipodes de l’artiste mondain et mercantile, un Rodin qui se consacre corps et âme à son art dans une ascèse sacrificielle. Mirbeau impose une nouvelle temporalité, désormais calquée sur le monde spirituel : en taisant le long apprentissage de Rodin, le critique renforce l’idée d’un talent inné selon le paradigme de la vocation ; en invoquant la postérité, il fait entrer Rodin dans le panthéon des grands hommes et donne à la reconnaissance de son nom la durée de l’éternité. Mirbeau inscrit également le nom de Rodin dans une histoire infiniment plus large que celle du seul XIXe siècle : à ses yeux, il « faut remonter à Michel-Ange pour voir l’idée d’un art aussi noble, aussi beau, aussi sublime [27] » et le sculpteur « est pareil aux génies grecs, aux gothiques, aux renaissants [28]. ».

Alors, certes, l’image est à bien des égards légendaire mais l’enthousiasme tonitruant de Mirbeau a d’autant plus de poids que ce dernier publie dans les quotidiens à grands tirages et qu’il martèle son discours au fil de ses comptes rendu des années 1885 et 1886. Pourtant, Rodin ne s’inscrit pas pleinement dans l’image fictionnelle de l’artiste romantique. Après un long apprentissage d’une bonne vingtaine d’années, l’ancien artisan ne fait pas de la marginalité une valeur et de la société un repoussoir. Bien au contraire, il rêve de la Légion d’honneur. Loin de l’anti-héros de la littérature romanesque et des stéréotypes de la bohème, Rodin incarne une figure plus moderne, celle de l’artiste libre et indépendant, à l’image des impressionnistes, qui trouve mal sa place dans le système des Beaux-arts et s’appuie surtout sur le système « marchand-critique » pour s’affirmer. En 1886 et 1887, pour montrer des œuvres autres que des portraits, Rodin privilégie d’ailleurs le cercle élitiste des expositions internationales organisées par la galerie Georges Petit, plutôt que le Salon, associé à un bazar aux mains des artistes à la mode. De même, au moment où Joris-Karl Huysmans marque les esprits avec son roman A rebours, l’atelier de Rodin apparaît comme un refuge mythifié où s’élabore en secret l’œuvre d’un grand artiste ; une œuvre connue et commentée par la seule critique indépendante.

De fait, l’indépendance est le maître mot de l’époque et c’est Gustave Geffroy [29], autre admirateur inconditionnel du sculpteur, qui dessine sans doute le plus justement l’image de Rodin en 1886. A ses yeux, ce dernier n’est pas un génie méconnu, mais un « maître » indépendant des « instituts » et des « coteries » que la « foule » ne peut pas comprendre [30]. Dans cette perspective, l’histoire malheureuse des débuts de Rodin est donc pleine d’enseignements à l’égard d’un système institutionnel qui arrive à la limite de sa validité. Il n’est alors pas hasardeux que Geffroy s’exprime sur les groupes exposés par Rodin chez Petit dans des termes similaires à ceux qu’il a choisis pour évoquer les femmes de Degas la même année. En effet, le critique est saisi par cette même vision d’un corps soudainement libre.

Contrairement à Fourcaud et à Mirbeau, Geffroy ne perçoit pas non plus Rodin comme « un grand gothique » [31]. En 1887, il évoque plutôt « ses mains solides et nerveuses de bon ouvrier » et l’artiste qui « cherche, dans la confusion des détails, tout ce qui correspond à la pensée qu’il veut exprimer ». Pour lui, l’œuvre de Rodin unit « la matérialité et la vie spirituelle ». Sans recourir à un Moyen Âge mythifié, Geffroy rétablit donc l’artiste dans son statut originel d’artisan. Et, pour beaucoup, là est la force de Rodin, qui n’est ni bourgeois, ni aristocrate, mais un homme du peuple, touché par la grâce de l’inspiration.

Néanmoins, pour exister, Rodin ne peut pas demeurer une figure élitaire. Et contrairement à ce que Mirbeau feint de penser, il ne vit pas reclus dans le huit clos de son atelier. En réalité, il fréquente certains Salons comme ceux de Juliette Adam et des Ménard-Dorian [32] et, à l’instar de tous les sculpteurs, il recherche les commandes publiques. Or, comme Alfred de Lostalot l’écrit en 1887, Rodin est « un artiste de premier ordre qui fréquente peu le Salon et dont la gloire n’a pas encore franchi le cercle des hommes de métier et des amateurs [33] ». Pour beaucoup, c’est une preuve de sa supériorité et Jean Dolent a cette formule lapidaire sur son art en 1886 : « C’est affreux, c’est beau, c’est décharné, hideux, macabre. Cet art-là ne plaît pas dans les familles [34]. »

Pour s’attirer les faveurs de l’administration des Beaux-arts, Rodin a pourtant exposé au Salon de 1885 le portrait d’Antonin Proust, l’ancien ministre des Arts de Gambetta en 1881-1882, qui a décoré Manet de la Légion d’honneur. Néanmoins, Proust n’a guère œuvré pour Rodin. En revanche, tel n’est le cas d’un critique relativement discret au départ, mais d’une efficacité redoutable quand il s’est agi d’obtenir des subsides et des commandes : Roger Marx [35]. Comme Mirbeau et Geffroy, il a rencontré Rodin en 1884. Deux ans plus tard, il l’a sacré « premier statuaire [36] » de son temps. Sa vision du sculpteur est toutefois différente puisqu’il ne façonne pas l’image d’un génie méconnu mais celle, plus patriotique, d’un maître français, dans la lignée « des Puget, des Rude et des Carpeaux [37] ». Or, lorsque Marx est nommé secrétaire du directeur des Beaux-Arts, Jules-Antoine Castagnary en septembre 1887, il devient la « tête de pont » de l’avant-garde littéraire et artistique au sein des instances administratives. Acquis à la cause de Rodin, il use alors de tout son pouvoir en faveur du sculpteur. Le résultat ne se fait pas attendre : le 31 décembre 1887, ce dernier est nommé chevalier de la Légion d’honneur [38] et, en janvier, l’État lui commande l’agrandissement en marbre du Baiser en vue de l’Exposition universelle de 1889. Après un long parcours semé d’embûches, l’artiste artisan a gagné la reconnaissance officielle.

Des années plus tard, Rodin écrira : « j’ai commencé artisan, et je suis ensuite devenu artiste. C’est la bonne, la seule méthode [39]. ». De fait, il a condensé des représentations qui renvoyaient au nouveau système de valeurs mis en place au début de la IIIe République. Et à la fin de sa vie, il revendiquera un statut d’ouvrier d’art, plaidant pour une union de l’artiste et de l’artisan. En ce sens, il est demeuré fidèle à une image forgée dans cette décennie décisive des années 1877-1887.  

Catherine Méneux
(HiCSA, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)


[1] Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, texte intégral établi et annoté par Robert Ricatte, Paris, Fasquelle et Flammarion, 1956, rééd. Paris, Robert Lafont, collection Bouquins, 1989, à la date du 17 avril 1886.
[2] Notes de T. Bartlett, Harvard University, extrait cité dans : Ruth Butler, Rodin : la solitude du génie, traduit de l’anglais par D. Collins, Paris, Gallimard, 1998, p. 62.
[3] Lettre citée dans : Antoinette Le Normand-Romain, « L’Âge d’airain » dans cat. exp. Vers l'Age d'airain. Rodin en Belgique, Paris, Musée Rodin, 1997, p. 262.
[4] Ibid., p. 263.
[5] « L’Age d’airain a de l’étrangeté et du mystère. C’est la figure, debout, d’un homme des temps primitifs ; le style en est curieusement archaïque […] Cette statue sort tout à fait du courant des banalités ordinaires » (Paul Mantz, « Le Salon. VIII », Le Temps, 27 juin 1880, p. 1).
[6] Claudie Judrin, « Rodin et les peintres de son temps », dans les actes du colloque Rodin et la sculpture contemporaine, Paris, Éditions du Musée Rodin, 1983, p. 51-63.
[7] A ce propos, voir : François de Vergnette, « Portrait de Jean-Paul Laurens en homme exemplaire », dans cat. exp. Jean-Paul Laurens 1838-1921, peintre d’histoire, Paris, RMN, 1997, p. 60-74.
[8] Émile Bergerat, « Salon de 1882. La statuaire », Le Voltaire, 31 mai 1882.
[9] « M. Rodin est un des très rares sculpteurs nés pour faire de la sculpture. L’art sage, l’art que l’on enseigne partout, que tout le monde peut faire en s’exerçant plus ou moins longtemps n’est pas son fait. Souvent même il dépasse le but, mais comment nous en plaindre devant ce portrait qui est bien, nous l’affirmons, le morceau de sculpture le plus fort de tout le Salon ! » (L. H. Devillez, dans L’Art musical, 15 juin 1882).
[10] Edmond Jacques [Edmond Bazire], « Le Salon de 1884 », L’Intransigeant, 2 mai 1884, p. 2.
[11] Sur Eugène Véron, voir : Jean Colrat, « Eugène Véron : contribution à une histoire de l’esthétique au temps de Spencer et Monet (1860-1890) », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, n° 18, 2008/1, p. 203-228.
[12] Eugène Véron, Histoire de l’Union centrale. Son origine, son présent, son avenir, extrait de la Chronique des arts, 1875. Véron est notamment l’auteur de la monographie sur Eugène Delacroix, parue dans la collection des Artistes célèbres (1887) et d’un texte sur Théodule Ribot, dont l’œuvre fait l’objet d’une exposition dans les galeries de la revue L’Art en 1880.
[13] Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin, Paris, 1867, rééd. Paris, Ecole nationale supérieure des beaux-arts, 2000, avec une introduction par Claire Barbillon.
[14] Eugène Véron, L’Esthétique. Origine des arts, le goût et le génie, définition de l’art et de l’esthétique, le style, l’architecture, la peinture, la danse, la musique, la poésie, Paris, C. Reinwald, 1878, p. 35.
[15] Ibid., p. 139. Véron décrit l’art expressif ainsi : « A travers la forme, il poursuit la vie morale, il cherche à s’emparer de l’homme tout entier, corps et âme, sans sacrifier l’un à l’autre. […] L’art ainsi entendu exige de l’artiste un ensemble de facultés intellectuelles plus hautes et plus puissantes que l’art uniquement fondé sur la conception de beauté. […] pour l’art expressif, il faut en outre être capable de s’émouvoir de sentiments divers ; il faut pouvoir pénétrer les apparences pour y lire la pensée, le caractère permanent de l’émotion particulière du moment […] » (Ibid., p. 152-153).
[16] Ibid., p. 460.
[17] « Si la médaille d’honneur était le moins du monde chose sérieuse, la question d’art pèserait seule dans la balance, et dès lors il n’y aurait que deux concurrents possibles pour la peinture et la sculpture : M. Léon Lhermitte, le peintre de La Paye des moissonneurs, et M. Auguste Rodin, le sculpteur du Portrait de M. J.-P. Laurens, un buste dont s’enorgueilliraient les plus grands maîtres de tous les temps […] Souvenez-vous d’Auguste Rodin ; il ira loin. » (Paul Leroi [Léon Gauchez], « Salon de 1882 », L’Art, 1882, 3, p. 73-74, repris dans Ruth Butler, Rodin in Perspective, Englewood Cliffs, N. J., 1980, p. 37).
[18] Paul Leroi [Léon Gauchez], « Salon de 1882 », L’Art, 1882, p. 108.
[19] G. Dargenty, « Le Salon national », L’Art, 1883, t. 35, p. 37. Il poursuit ainsi : « Vous croyez peut-être qu’en raison de ces qualités rares on va le mettre en évidence, lui réserver une place de choix, le médailler, le décorer ! Quelle erreur est la vôtre ! Monsieur, vous êtes un gêneur […] ». Dargenty accorde à Rodin une place considérable en qualifiant le Saint Jean-Baptiste de sculpture « la plus forte et la plus personnelle » de l’exposition et la Porte d’une « œuvre capitale ». A l’appui de ce discours, la reproduction de neuf dessins de Rodin fait la démonstration du « talent » hors pair de celui qui renouvelle radicalement la sculpture.
[20] En 1884, lorsque Rodin expose ses portraits de Dalou et de Hugo, André Michel poursuit la croisade de la revue, voyant dans celui du poète « une intensité de vie plus éloquente que la vie même. » (André Michel, « Le Salon de 1884. La sculpture », L’Art, t. 37, p. 36-39).
[21] Médaillon reproduit en lithographie dans : Paul Leroi [Léon Gauchez], « Ringel, statuaire, médailleur, dessinateur et aquafortiste », L'Art, 1885, p. 63-71.
[22] Louis de Fourcaud, « Exposition nationale des Beaux-Arts », Le Gaulois, 16 septembre 1883, p. 3 ; voir également : Louis de Fourcaud, « Le Salon de 1884 », Gazette des Beaux-Arts, 1er juillet 1884, p. 63.
[23] Paul Lefort, « Exposition Nationale de 1883 », Gazette des Beaux-Arts, 1er décembre 1883, p. 463.
[24] Voir : Octave Mirbeau, Correspondance avec Auguste Rodin, édition établie, présentée et annotée par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Tusson : Du Lérot, 1988 ; Anne Pingeot, « Rodin et Mirbeau », dans Colloque Octave Mirbeau. Juin 1991, le Prieuré Saint-Michel, Crouttes (Orne), actes recueillis par Pierre Michel, [Arc-et-Sénans] : Ed. du Demi Cercle, 1994, p. 113-135 ; Jean-François Nivet, « Rodin et Mirbeau : un dieu et son prophète », dans cat. exp. Figures d’ombres. Les Dessins de Auguste Rodin. Une production de la maison Goupil, Paris: Somogy, 1996, p. 77-88 ; Claire Black Mc Coy, « "This man is Michelangelo": Octave Mirbeau, Auguste Rodin and the Image of the Modern Sculptor », Nineteenth century art worldwide, printemps 2006, I (http://www.19thc-artworldwide.org/index.php/spring06/173-qthis-man-is-michelangeloq-octave-mirbeau-auguste-rodin-and-the-image-of-the-modern-sculptor).
[25] Octave Mirbeau, « Auguste Rodin », La France, 18 février 1885, repris dans Combats esthétiques, 1877-1892. Edition établie, présentée et annotée par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Paris, Séguier, 1993, p. 116.
[26] A ce propos, voir : Nathalie Heinich, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Éditions Gallimard, 2005.
[27] Octave Mirbeau, « Auguste Rodin », La France, 18 février 1885, repris dans Combats esthétiques, op. cit., p. 116.
[28] Octave Mirbeau, « Les comités », Le Matin, 27 novembre 1885, repris dans Combats esthétiques, op. cit., p. 226. En 1886, Mirbeau a cette formule lapidaire : « On peut dire Phidias, Donatello, Rodin : dans la marche des siècles, les trois grandes étapes de la statuaire sont ainsi marquées de ces trois grands noms. » (« Impressions d’art », Le Gaulois, 16 juin 1886, repris dans Combats esthétiques, op. cit., p. 297).
[29] JoAnne Culler Paradise, “The Sculptor and the Critic: Rodin and Geffroy”, dans Albert E. Elsen (dir.), Rodin rediscovered, Washington, National Gallery of Art, Boston, New York Graphic Society, 1981, p. 261 et svtes.
[30] Gustave Geffroy, « Chronique. Rodin », La Justice, 11 juillet 1886, p. 1.
[31] Octave Mirbeau, « Impressions d’art », Le Gaulois, 16 juin 1886, repris dans Combats esthétiques, op. cit., p. 299.
[32] Rose-Marie Martinez, Rodin, l’artiste face à l’Etat, Paris, Nouvelles Editions Séguier, 1993, p. 72-105.
[33] Alfred de Lostalot, « Exposition internationale de Peinture et de Sculpture, à la galerie Georges Petit », Gazette des Beaux-Arts, 1er juin 1887, p. 526.
[34] Jean Dolent, Amoureux d’Art, Paris, Alphonse Lemerre, 1888, p. 222. Sur Jean Dolent, voir : Pierre Pinchon, « Carrière, Rodin, Dolent : une complicité méconnue », 48/14. La revue du musée d’Orsay, n°22, 2006, p. 6-19 ; Jean Dolent (1835-1909). Écrivain, critique d'art et collectionneur, Rennes : PUR, 2010.
[35] Sur Roger Marx, voir Catherine Méneux (dir.), cat. exp. Roger Marx, un critique aux côtés de Gallé, Monet, Rodin, Gauguin…, Nancy : éditions Artlys, 2006.
[36] Roger Marx, « La tombola Lorrain », Le Voltaire, 30 janvier 1886, p. 1-2.
[37] Roger Marx, « L'Exposition internationale », Le Voltaire, 18 juin 1886, p. 2.
[38] Jean-Paul Laurens est son parrain.
[39] Cité par Claire Jones, « La formation d’un sculpteur », dans cat. exp. Rodin. Les arts décoratifs, Paris, Editions Alternatives, 2009, p. 12.


Pour citer cet article :
Catherine Méneux, « De l’artisan sculpteur à l’artiste artisan : Rodin de 1877 à 1887 » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Catherine_Meneux.html
Auteur : Catherine Méneux
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