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De l’artisan sculpteur à l’artiste artisan :
Rodin de 1877 à 1887
Le
17 avril 1886, Edmond de Goncourt mentionne pour la première fois le nom
d’Auguste Rodin dans son Journal ; il y relate sa visite à
l’atelier du sculpteur et ce dernier lui apparaît tel un apôtre :
« C’est un
homme aux traits de peuple, au nez en chair, aux yeux clairs, clignotant sous
des paupières maladivement rouges, à la longue barbe flave, aux cheveux coupés
courts et rebroussés, à la tête ronde, la tête du doux et obstiné entêtement
– un homme tel que je me figure physiquement les disciples de
Jésus-Christ [1]. »
A
cette époque, Goncourt n’est pas le seul à percevoir Rodin comme l’apôtre d’un
nouvel art et un petit groupe d’artistes et de critiques esquisse l’image d’un génie
méconnu, œuvrant seul dans le lieu mythifié de l’atelier. Le réseau de
personnalités acquises à la cause du sculpteur se révèle alors efficace :
en décembre 1887, il est nommé chevalier de la Légion d’honneur. Pourtant,
en 1877, lorsque Rodin se voit accusé de moulage sur nature pour la réalisation
de L’Age d’airain, il n’était connu que d’une poignée d’artistes et il s’est
heurté au pouvoir de la presse. Il semble alors intéressant de revenir sur
cette décennie, décisive pour la constitution de l’image d’un Rodin sculpteur
de génie, animé par la foi des artisans gothiques et descendant de Michel-Ange,
homme du peuple et modèle de la nouvelle « élite artiste ».
Lorsque
Rodin présente L’Age d’airain à Bruxelles puis à Paris en 1877, son
ambition est immense : ayant échoué au concours d’entrée à l’École des
Beaux-Arts, formé dans le monde peu valorisé de l’artisanat, il aspire au
statut d’artiste. Des années plus tard, il dira d’ailleurs à Truman
Bartlett : « Je ne savais pas que j’avais du talent. Je savais que
j’avais des compétences, mais je n’ai jamais pensé que j’étais plus qu’un
artisan. Je ne signais pas mes œuvres et je n’étais pas connu [2]. ».
L’histoire est alors fameuse : sa tentative pour s’intégrer dans la
communauté artistique est placée sous le signe du doute et de la suspicion. De
fait, Rodin a pris le risque de la singularité : L’Age d’airain est
d’un réalisme inédit et son sujet flou déroute la critique. En dépit du soutien
d’un Jean Rousseau, Rodin se heurte naïvement aux critères de jugement issus du
régime professionnel de la sculpture. Pour lui, il ne s’agit pas pour autant
d’un échec, mais d’une injustice, ainsi qu’il l’écrit à Edmond
Turquet en janvier 1880 lorsqu’il demande « une nouvelle enquête »
qui le réhabilitera aux yeux des artistes [3].
Menée en février, l’enquête se révèle pourtant désastreuse puisque le conseil
d’inspection conclut que L’Age d’airain « ne peut véritablement
passer pour une œuvre d’art » car le surmoulage y tient une place
prépondérante [4]. A la veille du Salon de
1880, Rodin se voit donc discrédité par les instances étatiques qui ne
reconnaissent pas son statut d’artiste. En définitive, c’est grâce à un groupe
de sculpteurs professionnels qui adressent une lettre au directeur des
Beaux-arts qu’il est lavé de tout soupçon. Dès le début de sa carrière, Rodin
doit donc son identité d’artiste à certains de ses pairs ; une identité
qui se consolide au Salon de 1880 lorsqu’il obtient une médaille de 3e
classe, puis l’achat de L’Age d’airain, et durant l’été, la commande de
la Porte. De même, la critique esquisse à cette époque une lecture moins
naturaliste de son art puisque l’influent Paul Mantz voit dans L’Age
d’airain « de l’étrangeté et du mystère », ainsi qu’un style
« curieusement archaïque » [5].
La
réception mitigée de la figure d’Adam, exposée au Salon de 1881 sous le
titre de La Création, oriente sans doute Rodin vers une stratégie
spécifique : l’exposition de portraits d’artistes et amis aux Salons de
1882, 1883 et 1884. En effet, le sculpteur montre successivement les portraits
de Jean-Paul Laurens, de Carrier-Belleuse, d’Alphonse Legros, de Danielli et de
Jules Dalou, le grand vainqueur du Salon de 1883. En ce sens, Rodin demeure
fidèle à un régime de communauté et il ne vise pas à une singularité qui le
mènerait à l’isolement. Avec ces œuvres, il suggère ainsi une solidarité et
l’émergence d’une élite dans la communauté hétérogène des artistes, qui dépasse
les frontières entre disciplines. En effet, Rodin s’associe artistiquement à
des sculpteurs et à des peintres [6]. Par
ailleurs, ces hommages successifs se placent sous le signe de la réciprocité
puisque certains des portraits sculptés se voient complétés par des équivalents
peints qui attestent des métamorphoses de l’image de Rodin. Ainsi, en 1881,
Jean-Paul Laurens peint un homme rêveur et modeste, au regard toutefois
déterminé et à la mise impeccable [7]. Un an
plus tard, jouant sur l’inachèvement de son œuvre, Alphonse Legros réduit son
portrait à un visage de profil ; rien ne laisse deviner que son modèle est
sculpteur, mais l’homme a indéniablement du caractère. Puis, en 1884, John
Sargent nous livre l’image d’un artiste sûr de son talent, proche de l’homme
« à la longue barbe flave » décrit par Edmond de Goncourt. Présenté à
l’Exposition internationale de 1885, le portrait de Sargent renvoie à la
réussite de l’artisan sculpteur devenu artiste.
Entre
1882 et 1884, les comptes rendus critiques attestent également de ce
poids de la communauté artistique pour forger la notoriété de Rodin. Émile
Bergerat en témoigne par exemple lors de l’exposition du portrait de Jean-Paul
Laurens : « Tous les artistes ont fait de longues stations
admiratives devant ce bronze, digne de Michel-Ange, et qui nous annonce un
maître nouveau [8]. » Toujours en 1882,
le compte rendu très élogieux d’Hippolyte Devillez pèse d’autant plus que ce
dernier est sculpteur [9]. Et deux
ans plus tard, lorsque Rodin expose le portrait de Dalou, Edmond Bazire évoque
l’artiste visitant le Salon « près de cinquante fois arrêté par des
confrères, des collègues, des amis, et même des ennemis » [10]
qui tous le félicitent.
Revenons
alors un peu en arrière. Face à l’émergence de cet artiste, reconnu et adoubé
par ses pairs, une petite partie de la critique a suivi. Et à ce propos, il
faut distinguer la rédaction de L’Art, l’influente revue créée par
Eugène Véron en 1875 [11]. Admirateur
de Delacroix, impliqué dans la création de l’Union centrale des Beaux-Arts
appliqués à l’industrie [12], ce
dernier a rédigé un traité d’Esthétique en 1878, qui fait office de bible à la
revue. Onze ans après la Grammaire des arts du dessin de Charles Blanc [13], ce livre vise à saper les
fondements de la conception de l’art diffusée par l’Académie et s’inspire
étroitement des idées de Viollet-le-Duc, de Théophile Thoré et d’Horace Lecoq
de Boisbaudran. Véron perçoit l’art comme « l’expression directe de la
nature humaine dans ce qu’elle a de plus humain et de plus primitif [14] » et, à ses yeux, c’est la
personnalité de l’artiste, transcrite dans l’œuvre, que le public admire. Important,
il distingue l’art décoratif, « fondé sur la notion de la beauté », de
l’art « expressif » qui lui est supérieur car il contient de
l’émotion [15]. Et pour imposer cette
conception moderne de l’art, il évoque « une révolution à faire » [16], moins au sein des instances académiques
que dans la pensée même des artistes.
A
cet égard, la sculpture de Rodin arrive alors à point nommé. De fait, ce
dernier semble donner forme à l’art expressif que la revue de Véron appelle de
ses vœux. Et dans son compte rendu du Salon de 1882, Léon Gauchez distingue le
peintre Léon Lhermitte, auteur de La Paye des moissonneurs et Auguste
Rodin pour assurer la relève de l’art français [17].
Tous deux sont d’anciens élèves de Lecoq de Boisbaudran et leurs œuvres
correspondent à la modernité définie par Véron. Pour imposer ces deux élus, la
revue commande des médaillons à l’effigie du peintre et du sculpteur à Ringel
d’Illzach en 1882 [18].
Au
début des années 1880, Rodin n’est pourtant qu’un sculpteur prometteur, placé
bien en dessous de Dalou. Prometteur, il l’est à coup sûr puisque deux de ses
œuvres sont admises à l’exposition nationale, dite triennale, de 1883.
Organisée par l’Etat – contrairement au Salon –, cette triennale présente un
florilège de l’art français des cinq dernières années, et Rodin y participe
avec deux bronzes commandés par l’Etat : L’Age d’airain et le Saint
Jean-Baptiste. A l’occasion de l’exposition des deux œuvres, Arthur-Auguste
Mallebay du Cluseau d’Echérac, qui écrit dans L’Art sous le pseudonyme
de Dargenty, pose un jalon décisif dans la construction de l’image de Rodin.
Prenant ses lecteurs à parti, voici comment il introduit l’analyse des
œuvres :
« si par
hasard un artiste dans le vrai sens du mot se laisse aller, suit l’impulsion de
son tempérament, […] s’il se présente naïvement à vous, disant :
Jugez-moi, je suis ce que je suis, on le tient pour un fou, […] on le prend en
pitié et on le laisse crever de faim en tête-à-tête avec son talent. Combien
d’exemples je pourrais citer, […] Mais sans aller chercher bien loin, au sein
de ce Salon même qui fourmille de jolis objets de sculpture proprette,
élégante, correcte, il est un homme qui se présente avec l’incongruité dont
nous parlions tout à l’heure. Cet homme n’a pas été à l’école, il n’appartient
à aucune coterie, il n’a point de maître, il fait de la sculpture parce qu’un
jour c’est sous cette forme que sa pensée a germé [19]. »
Ainsi,
dans sa présentation de Rodin, Dargenty omet tout simplement de mentionner le
long apprentissage de l’artisan pour privilégier l’idée de la vocation, propre
à la conception romantique de l’artiste [20].
L’exposition du médaillon de Ringel d’Illzach au Salon de 1885 [21] achève alors de figer l’image
d’un Rodin, érigé à l’égal des grands hommes de la Renaissance, entouré de
façon programmatique par L’Age d’airain et les outils du
« statuaire ».
Entre
1882 et 1884, tous les critiques ne perçoivent pourtant pas la sculpture
de Rodin comme de l’art expressif tel que l’a défini Eugène Véron.
Ainsi, Louis de Fourcaud demeure plus fidèle au postulat naturaliste et il voit
dans le sculpteur un descendant des artisans gothiques [22].
En revanche, dans son compte rendu de l’exposition triennale de 1883 pour la Gazette
des Beaux-Arts, Paul Lefort avoue sa perplexité, percevant L’Age
d’Airain comme une « étrange figure, inquiétante comme une
énigme », qui « surprend et retient longtemps le regard » [23]. Ainsi, la critique interprète
cette nouvelle sculpture diversement, en l’associant alternativement à
l’expressivité, à la vérité et au mystère.
Les
années 1884-1885 correspondent alors à une période de basculement. Une nouvelle
génération de critiques parachève l’image romantique esquissée par Dargenty.
Les raisons en sont bien connues : en 1885, la rétrospective Delacroix à
l’École des Beaux-Arts fait resurgir les valeurs du romantisme, et la mort du
grand Victor Hugo, que Rodin a magnifié en montrant son portrait en 1884, sonne
le glas d’une période qui suscite la nostalgie. Les jeunes écrivains et
critiques affirment progressivement une quête, celle de revivifier le réel
naturaliste à l’aune du rêve romantique. Or, comme l’atteste la pluralité des
interprétations de l’art de Rodin, ce dernier crée presque magiquement les
formes de cette synthèse. Du talent non reconnu au génie méconnu, il n’y
avait alors qu’un pas ; un pas qu’Octave Mirbeau franchit allègrement en
1885, au lendemain de sa découverte de l’atelier du sculpteur [24].
Et pour débuter l’une des grandes croisades de sa vie, l’écrivain prend la
plume du justicier :
« Auguste
Rodin est à peu près inconnu ; il n’a pas le quart de la célébrité de M.
Chapu. Il y a à cela quelques raisons. Rodin est un grand artiste. Il a horreur
des coteries et vit peu dans le monde. Comme il ne va pas à la réclame, la
réclame ne vient pas à lui. Il vit, presque obscur, ainsi que les forts et les
solitaires, au milieu des imaginations et des rêves de son génie, et,
dédaigneux de la gloire fugitive qui, le matin, entre par la porte et sort, le
soir, par la fenêtre, il se contente de faire des chefs-d’œuvre que ses amis
admirent et que la postérité, qui ne se trompe jamais, a déjà marqués de son
estampille éternelle [25 . »
Mirbeau
reprend tous les éléments de la figure de l’artiste romantique, forgée par la
littérature romanesque au début du XIXe siècle [26]. Dénonçant
haut et fort l’injustice de L’Age d’airain, il façonne l’image d’un
Rodin aux antipodes de l’artiste mondain et mercantile, un Rodin qui se
consacre corps et âme à son art dans une ascèse sacrificielle. Mirbeau impose
une nouvelle temporalité, désormais calquée sur le monde spirituel : en
taisant le long apprentissage de Rodin, le critique renforce l’idée d’un talent
inné selon le paradigme de la vocation ; en invoquant la postérité, il
fait entrer Rodin dans le panthéon des grands hommes et donne à la
reconnaissance de son nom la durée de l’éternité. Mirbeau inscrit également le
nom de Rodin dans une histoire infiniment plus large que celle du seul XIXe siècle : à ses yeux, il « faut remonter à Michel-Ange pour
voir l’idée d’un art aussi noble, aussi beau, aussi sublime [27] »
et le sculpteur « est pareil aux génies grecs, aux gothiques, aux
renaissants [28]. ».
Alors,
certes, l’image est à bien des égards légendaire mais l’enthousiasme tonitruant
de Mirbeau a d’autant plus de poids que ce dernier publie dans les quotidiens à
grands tirages et qu’il martèle son discours au fil de ses comptes rendu des
années 1885 et 1886. Pourtant, Rodin ne s’inscrit pas pleinement dans l’image
fictionnelle de l’artiste romantique. Après un long apprentissage d’une bonne
vingtaine d’années, l’ancien artisan ne fait pas de la marginalité une valeur
et de la société un repoussoir. Bien au contraire, il rêve de la Légion
d’honneur. Loin de l’anti-héros de la littérature romanesque et des stéréotypes
de la bohème, Rodin incarne une figure plus moderne, celle de l’artiste libre
et indépendant, à l’image des impressionnistes, qui trouve mal sa place dans le
système des Beaux-arts et s’appuie surtout sur le système
« marchand-critique » pour s’affirmer. En 1886 et 1887, pour montrer
des œuvres autres que des portraits, Rodin privilégie d’ailleurs le cercle
élitiste des expositions internationales organisées par la galerie Georges
Petit, plutôt que le Salon, associé à un bazar aux mains des artistes à la
mode. De même, au moment où Joris-Karl Huysmans marque les esprits avec son
roman A rebours, l’atelier de Rodin apparaît comme un refuge mythifié où
s’élabore en secret l’œuvre d’un grand artiste ; une œuvre connue et
commentée par la seule critique indépendante.
De
fait, l’indépendance est le maître mot de l’époque et c’est Gustave Geffroy [29], autre admirateur inconditionnel
du sculpteur, qui dessine sans doute le plus justement l’image de Rodin en
1886. A ses yeux, ce dernier n’est pas un génie méconnu, mais un
« maître » indépendant des « instituts » et des
« coteries » que la « foule » ne peut pas comprendre [30]. Dans cette perspective,
l’histoire malheureuse des débuts de Rodin est donc pleine d’enseignements à
l’égard d’un système institutionnel qui arrive à la limite de sa validité. Il
n’est alors pas hasardeux que Geffroy s’exprime sur les groupes exposés par
Rodin chez Petit dans des termes similaires à ceux qu’il a choisis pour évoquer
les femmes de Degas la même année. En effet, le critique est saisi par cette
même vision d’un corps soudainement libre.
Contrairement
à Fourcaud et à Mirbeau, Geffroy ne perçoit pas non plus Rodin comme « un
grand gothique » [31]. En
1887, il évoque plutôt « ses mains solides et nerveuses de bon
ouvrier » et l’artiste qui « cherche, dans la confusion des détails,
tout ce qui correspond à la pensée qu’il veut exprimer ». Pour lui,
l’œuvre de Rodin unit « la matérialité et la vie spirituelle ». Sans
recourir à un Moyen Âge mythifié, Geffroy rétablit donc l’artiste dans son
statut originel d’artisan. Et, pour beaucoup, là est la force de Rodin, qui
n’est ni bourgeois, ni aristocrate, mais un homme du peuple, touché par la
grâce de l’inspiration.
Néanmoins,
pour exister, Rodin ne peut pas demeurer une figure élitaire. Et contrairement
à ce que Mirbeau feint de penser, il ne vit pas reclus dans le huit clos de son
atelier. En réalité, il fréquente certains Salons comme ceux de Juliette
Adam et des Ménard-Dorian [32] et,
à l’instar de tous les sculpteurs, il recherche les commandes publiques. Or,
comme Alfred de Lostalot l’écrit en 1887, Rodin est « un artiste de
premier ordre qui fréquente peu le Salon et dont la gloire n’a pas encore
franchi le cercle des hommes de métier et des amateurs [33] ».
Pour beaucoup, c’est une preuve de sa supériorité et Jean Dolent a cette
formule lapidaire sur son art en 1886 : « C’est affreux, c’est beau,
c’est décharné, hideux, macabre. Cet art-là ne plaît pas dans les familles [34]. »
Pour
s’attirer les faveurs de l’administration des Beaux-arts, Rodin a pourtant
exposé au Salon de 1885 le portrait d’Antonin Proust, l’ancien ministre des
Arts de Gambetta en 1881-1882, qui a décoré Manet de la Légion d’honneur.
Néanmoins, Proust n’a guère œuvré pour Rodin. En revanche, tel n’est le cas
d’un critique relativement discret au départ, mais d’une efficacité redoutable
quand il s’est agi d’obtenir des subsides et des commandes : Roger Marx [35]. Comme Mirbeau et Geffroy, il a
rencontré Rodin en 1884. Deux ans plus tard, il l’a sacré « premier
statuaire [36] » de son temps. Sa
vision du sculpteur est toutefois différente puisqu’il ne façonne pas l’image
d’un génie méconnu mais celle, plus patriotique, d’un maître français,
dans la lignée « des Puget, des Rude et des Carpeaux [37] ».
Or, lorsque Marx est nommé secrétaire du directeur des Beaux-Arts,
Jules-Antoine Castagnary en septembre 1887, il devient la « tête de
pont » de l’avant-garde littéraire et artistique au sein des instances
administratives. Acquis à la cause de Rodin, il use alors de tout son
pouvoir en faveur du sculpteur. Le résultat ne se fait pas attendre : le
31 décembre 1887, ce dernier est nommé chevalier de la Légion d’honneur [38] et, en janvier, l’État lui
commande l’agrandissement en marbre du Baiser en vue de l’Exposition
universelle de 1889. Après un long parcours semé d’embûches, l’artiste artisan
a gagné la reconnaissance officielle.
Des
années plus tard, Rodin écrira : « j’ai commencé artisan, et je suis
ensuite devenu artiste. C’est la bonne, la seule méthode [39]. ».
De fait, il a condensé des représentations qui renvoyaient au nouveau système
de valeurs mis en place au début de la IIIe République. Et à la fin de sa vie, il revendiquera un statut d’ouvrier
d’art, plaidant pour une union de l’artiste et de l’artisan. En ce sens, il est
demeuré fidèle à une image forgée dans cette décennie décisive des années 1877-1887.
Catherine
Méneux
(HiCSA, Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne)
[1] Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, texte intégral établi
et annoté par Robert Ricatte, Paris, Fasquelle et Flammarion, 1956, rééd.
Paris, Robert Lafont, collection Bouquins, 1989, à la date du 17 avril 1886.
[2] Notes de T. Bartlett, Harvard University, extrait cité dans :
Ruth Butler, Rodin : la solitude du génie, traduit de l’anglais par
D. Collins, Paris, Gallimard, 1998, p. 62.
[3] Lettre citée dans : Antoinette Le Normand-Romain, « L’Âge
d’airain » dans cat. exp. Vers l'Age d'airain . Rodin en Belgique,
Paris, Musée Rodin, 1997, p. 262.
[5] « L’Age d’airain a de l’étrangeté et du mystère. C’est la
figure, debout, d’un homme des temps primitifs ; le style en est
curieusement archaïque […] Cette statue sort tout à fait du courant des
banalités ordinaires » (Paul Mantz, « Le Salon. VIII », Le
Temps, 27 juin 1880, p. 1).
[6] Claudie Judrin, « Rodin et les peintres de son temps », dans
les actes du colloque Rodin et la sculpture contemporaine, Paris,
Éditions du Musée Rodin, 1983, p. 51-63.
[7] A ce propos, voir : François de Vergnette, « Portrait de Jean-Paul
Laurens en homme exemplaire », dans cat. exp. Jean-Paul Laurens
1838-1921, peintre d’histoire, Paris, RMN, 1997, p. 60-74.
[8] Émile Bergerat, « Salon de 1882. La statuaire », Le
Voltaire, 31 mai 1882.
[9] « M. Rodin est un des très rares sculpteurs nés pour faire de la
sculpture. L’art sage, l’art que l’on enseigne partout, que tout le monde peut
faire en s’exerçant plus ou moins longtemps n’est pas son fait. Souvent même il
dépasse le but, mais comment nous en plaindre devant ce portrait qui est bien,
nous l’affirmons, le morceau de sculpture le plus fort de tout le
Salon ! » (L. H. Devillez, dans L’Art
musical, 15 juin 1882).
[10] Edmond Jacques [Edmond Bazire], « Le Salon de 1884 », L’Intransigeant,
2 mai 1884, p. 2.
[11] Sur Eugène Véron, voir : Jean Colrat, « Eugène Véron :
contribution à une histoire de l’esthétique au temps de Spencer et Monet
(1860-1890) », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, n° 18,
2008/1, p. 203-228.
[12] Eugène Véron, Histoire de l’Union centrale. Son origine, son
présent, son avenir, extrait de la Chronique des arts, 1875. Véron est notamment
l’auteur de la monographie sur Eugène Delacroix, parue dans la collection des
Artistes célèbres (1887) et d’un texte sur Théodule Ribot, dont l’œuvre fait
l’objet d’une exposition dans les galeries de la revue L’Art en 1880.
[13] Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin, Paris, 1867, rééd.
Paris, Ecole nationale supérieure des beaux-arts, 2000, avec une introduction
par Claire Barbillon.
[14] Eugène Véron, L’Esthétique. Origine des arts, le goût et le génie,
définition de l’art et de l’esthétique, le style, l’architecture, la peinture,
la danse, la musique, la poésie, Paris, C. Reinwald, 1878, p. 35.
[15] Ibid., p. 139. Véron décrit l’art expressif ainsi :
« A travers la forme, il poursuit la vie morale, il cherche à s’emparer de
l’homme tout entier, corps et âme, sans sacrifier l’un à l’autre. […] L’art
ainsi entendu exige de l’artiste un ensemble de facultés intellectuelles plus
hautes et plus puissantes que l’art uniquement fondé sur la conception de
beauté. […] pour l’art expressif, il faut en outre être capable de s’émouvoir
de sentiments divers ; il faut pouvoir pénétrer les apparences pour y lire
la pensée, le caractère permanent de l’émotion particulière du moment
[…] » ( Ibid., p. 152-153).
[17] « Si la médaille d’honneur était le moins du
monde chose sérieuse, la question d’art pèserait seule dans la balance, et dès
lors il n’y aurait que deux concurrents possibles pour la peinture et la
sculpture : M. Léon Lhermitte, le peintre de La Paye des moissonneurs,
et M. Auguste Rodin, le sculpteur du Portrait de M. J.-P. Laurens, un
buste dont s’enorgueilliraient les plus grands maîtres de tous les temps […]
Souvenez-vous d’Auguste Rodin ; il ira loin. » (Paul Leroi [Léon
Gauchez], « Salon de 1882 », L’Art, 1882, 3, p. 73-74, repris
dans Ruth Butler, Rodin in Perspective, Englewood Cliffs, N. J., 1980,
p. 37).
[18] Paul Leroi [Léon Gauchez], « Salon de 1882 », L’Art,
1882, p. 108.
[19] G. Dargenty, « Le Salon national »,
L’Art, 1883, t. 35, p. 37. Il poursuit ainsi : « Vous croyez
peut-être qu’en raison de ces qualités rares on va le mettre en évidence, lui
réserver une place de choix, le médailler, le décorer ! Quelle erreur est
la vôtre ! Monsieur, vous êtes un gêneur […] ». Dargenty accorde à
Rodin une place considérable en qualifiant le Saint Jean-Baptiste de sculpture
« la plus forte et la plus personnelle » de l’exposition et la Porte
d’une « œuvre capitale ». A l’appui de ce discours, la reproduction
de neuf dessins de Rodin fait la démonstration du « talent » hors
pair de celui qui renouvelle radicalement la sculpture.
[20] En 1884, lorsque Rodin expose ses portraits de Dalou et de Hugo, André
Michel poursuit la croisade de la revue, voyant dans celui du poète « une
intensité de vie plus éloquente que la vie même. » (André Michel,
« Le Salon de 1884. La sculpture », L’Art, t. 37, p. 36-39).
[21] Médaillon reproduit en lithographie dans : Paul
Leroi [Léon Gauchez], « Ringel, statuaire, médailleur, dessinateur et
aquafortiste », L'Art, 1885, p. 63-71.
[22] Louis de Fourcaud, « Exposition nationale des Beaux-Arts », Le
Gaulois, 16 septembre 1883, p. 3 ; voir également : Louis de
Fourcaud, « Le Salon de 1884 », Gazette des Beaux-Arts, 1 er
juillet 1884, p. 63.
[23] Paul Lefort, « Exposition Nationale de 1883 », Gazette
des Beaux-Arts, 1 er décembre 1883, p. 463.
[24] Voir : Octave Mirbeau, Correspondance
avec Auguste Rodin, édition établie, présentée et
annotée par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Tusson : Du Lérot,
1988 ; Anne Pingeot, « Rodin et Mirbeau », dans Colloque
Octave Mirbeau. Juin 1991, le Prieuré Saint-Michel, Crouttes (Orne), actes
recueillis par Pierre Michel, [Arc-et-Sénans] : Ed. du Demi Cercle, 1994,
p. 113-135 ; Jean-François Nivet, « Rodin
et Mirbeau : un dieu et son prophète », dans cat.
exp. Figures d’ombres. Les Dessins
de Auguste Rodin. Une production de la maison Goupil, Paris:
Somogy, 1996, p. 77-88 ; Claire Black Mc Coy,
« "This man is Michelangelo": Octave Mirbeau, Auguste Rodin and
the Image of the Modern Sculptor », Nineteenth century art worldwide,
printemps 2006, I
(http://www.19thc-artworldwide.org/index.php/spring06/173-qthis-man-is-michelangeloq-octave-mirbeau-auguste-rodin-and-the-image-of-the-modern-sculptor).
[25] Octave Mirbeau, « Auguste Rodin », La France,
18 février 1885, repris dans Combats esthétiques, 1877-1892.
Edition établie, présentée et annotée par Pierre Michel et Jean-François Nivet,
Paris, Séguier, 1993, p. 116.
[26] A ce propos, voir : Nathalie Heinich, L’élite artiste.
Excellence et singularité en régime démocratique, Éditions Gallimard, 2005.
[27] Octave Mirbeau, « Auguste Rodin », La France,
18 février 1885, repris dans Combats esthétiques, op. cit.,
p. 116.
[28] Octave Mirbeau, « Les comités », Le Matin, 27
novembre 1885, repris dans Combats esthétiques, op. cit.,
p. 226. En 1886, Mirbeau a cette formule lapidaire :
« On peut dire Phidias, Donatello, Rodin : dans la marche des
siècles, les trois grandes étapes de la statuaire sont ainsi marquées de ces
trois grands noms. » (« Impressions d’art », Le Gaulois,
16 juin 1886, repris dans Combats esthétiques, op. cit.,
p. 297).
[29]
JoAnne Culler Paradise, “The Sculptor and the Critic: Rodin and Geffroy”, dans
Albert E. Elsen (dir.), Rodin rediscovered, Washington, National Gallery
of Art, Boston, New York Graphic Society, 1981, p. 261 et svtes.
[30] Gustave Geffroy, « Chronique. Rodin », La Justice, 11
juillet 1886, p. 1.
[31] Octave Mirbeau, « Impressions d’art », Le Gaulois, 16
juin 1886, repris dans Combats esthétiques, op. cit.,
p. 299.
[32] Rose-Marie Martinez, Rodin, l’artiste face à l’Etat, Paris,
Nouvelles Editions Séguier, 1993, p. 72-105.
[33] Alfred de Lostalot, « Exposition internationale de Peinture
et de Sculpture, à la galerie Georges Petit », Gazette des Beaux-Arts,
1er juin 1887, p. 526.
[34] Jean Dolent, Amoureux d’Art, Paris,
Alphonse Lemerre, 1888, p. 222. Sur Jean Dolent, voir : Pierre Pinchon,
« Carrière, Rodin, Dolent : une complicité méconnue », 48/14. La revue du musée d’Orsay, n°22, 2006, p. 6-19 ; Jean Dolent (1835-1909). Écrivain, critique
d'art et collectionneur, Rennes :
PUR, 2010.
[35] Sur Roger Marx, voir Catherine Méneux (dir.), cat. exp. Roger
Marx, un critique aux côtés de Gallé, Monet, Rodin, Gauguin…, Nancy :
éditions Artlys, 2006.
[36] Roger Marx, « La tombola Lorrain », Le Voltaire, 30
janvier 1886, p. 1-2.
[37] Roger Marx, « L'Exposition internationale », Le Voltaire,
18 juin 1886, p. 2.
[38] Jean-Paul Laurens est son parrain.
[39] Cité par Claire Jones, « La formation d’un sculpteur », dans
cat. exp. Rodin. Les arts décoratifs, Paris, Editions
Alternatives, 2009, p. 12.
Pour citer cet article :
Catherine Méneux, « De l’artisan sculpteur à l’artiste artisan : Rodin de 1877 à 1887 » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Catherine_Meneux.html
Auteur : Catherine Méneux
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