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Beuys, Klein,
Vostell : figures de culte et créations de légendes après 1945
Alors que Ernst Kris et Otto Kurz [1] se sont
consacrés en 1934, dans leur essai La Légende de l’artiste, à repérer
les mécanismes historiographiques qui participent à la construction de la
légende de l’artiste depuis l’Antiquité, nombre d’artistes s’approprient et
adaptent, après 1945, ces mêmes mécanismes afin de construire leur propre
légende. Que l’on pense à Joseph Beuys qui fonde son œuvre sur le récit fictif
de son séjour de convalescence chez des Tartares en Ukraine, ou à Wolf Vostell
qui revendique l’image du Juif orthodoxe ou encore à Yves Klein qui ne cesse de
défendre la « véracité » de son Saut dans le Vide,
l’autoreprésentation de l’artiste contrôlée et diffusée se caractérise par un
impressionnant amalgame d’images légendaires qui dépassent l’anecdote
autobiographique au profit d’un récit mythologique.
En partant de l’étude de cas des artistes
évoqués, nous nous proposons de retracer, bien que de façon sommaire, la genèse
de ces légendes où affleurent tour à tour des images aussi évocatrices que
celles de l’artiste révolutionnaire, du prophète, du sauveur et du martyr. Leur
analyse se fonde sur les catégories établies en partie par Kris et Kurz
(« l’artiste comme deus artifex », « la découverte du
talent comme motif mythologique », « l’artiste comme magicien »,
etc.) et sur l’étude plus récente d’Oskar Bätschmann sur l’artiste de
l’exposition (Ausstellungskünstler [2]),
afin de renouer avec les discussions méthodologiques autour de l’artiste comme
figure mythique. Il est évident que la volonté des artistes de transformer leur
vie en une légende – et par conséquent en une œuvre d’art –
représente une constante dans l’histoire de l’art de la période contemporaine.
Si l’intérêt de notre propos porte sur trois cas de figures après 1945, il
aurait pu tout aussi bien concerner Picasso, Duchamp et Dalí ou Pollock, Warhol
et Manzoni. Ce n’est donc pas la singularité des vitae qui motive cette
ébauche d’idées, mais plus clairement la récurrence des motifs qui semble
fonctionner comme un dénominateur commun. Il reste cependant que Beuys, Klein
et Vostell ambitionnent tous trois l’intégration de l’art à la vie et espèrent
y parvenir à travers l’orchestration d’actions publiques fortement médiatisées.
Une situation paradoxale se pose comme point
de départ : alors que les mythes et les légendes, grâce à leur fonction
mnémotechnique, s’inscrivent dans une pérennité qui caractérise la mémoire des
civilisations, bref, qui s’inscrivent dans la construction et dans la
continuité d’une histoire, il reste que l’histoire de l’art contemporain se
montre bien au contraire comme une histoire fondée sur la tradition de la
rupture. Malgré la rupture historique qu’instaure l’artiste avant-gardiste, en
provoquant une situation de table rase et en dirigeant dès lors son regard vers
l’avenir, il apparaîtra sans doute que le recours au mythe et à la légende, à
l’encontre de l’historicité moderne, relève d’un « universalisme
intemporel [3] »
qui permet de consolider le statut présumé supérieur de l’artiste face à la
société. Notre analyse procèdera en trois temps : d’abord, à travers
l’élément narratif qui détermine le point de départ de la carrière ; puis,
en regardant l’aspect non-verbal de la mise en scène de l’apparence
physique ; avant de terminer par une synthèse des motifs communs
récurrents.
Alors que Paul Veyne a forgé l’idée suivant
laquelle « l’histoire est un roman vrai [4] »,
donc une narration fondée sur des lieux et des événements réels, l’artiste
contemporain nous propose également souvent un « roman » à partir de
son autobiographie, mais où des éléments à la fois réels et fictifs sont
intimement liés. Dans un entretien, Beuys avait rappelé parmi ces
principes-clefs de la création la chose suivante : « Je remonte à la
phrase : Au commencement était le Verbe. Le Verbe est une Gestalt.
C’est ça le principe de l’évolution par excellence [5] ». Il souligne là un point
important car, en général, les artistes soi-disant « légendaires » se
servent abondamment du verbe, pour ne pas dire qu’ils se montrent
particulièrement bavards. L’impression s’impose donc que la parole et
l’écriture tiennent un rôle de matériau artistique, au même titre que les
outils plus convenus de la création plastique. Comme dans tout bon récit, il
importe ainsi que l’artiste en narrateur présente l’atome événementiel comme
une intrigue, qu’il dégage une unité d’action, qu’il fasse montre de quelque
sens psychologique, voire d’un don pour le suspens, bref, de son originalité.
Le moment où tout bascule
Chronologiquement, ces récits se servent ainsi
d’abord du moment initiatique qui déterminera la carrière. Si ce n’est pas le
moment véritable de la « découverte du talent » si souvent forgé par
les biographes des maîtres anciens afin d’en souligner leur statut d’êtres
supérieurs au destin quasi divin [6],
cet épisode permet en tout cas d’ancrer leur vision artistique dans une
narration prégnante, voire dramatique, qui tient compte des origines. Chez Wolf
Vostell, enfant de la guerre qui a grandi sous les bombes et qui a vécu l’exode
avec sa famille vers l’Ouest en 1944, ce moment se situe précisément à Paris,
alors capitale mythique des avant-gardes. Lors de son premier séjour à Paris en
1954, « une métropole intacte, au moins de l’extérieur [7] », l’artiste était tombé,
dans un kiosque à journaux, sur Le Figaro qui, sur sa page de titre du
6 septembre, présentait un article intitulé : « Peu après son
décollage… un Super-Constellation tombe et s’engloutit dans la rivière
Shannon ». Comme Vostell le dira plus tard, il associa cette image et un
souvenir de son enfance, quand il assista lors de bombardements à la chute d’un
avion, dont les morceaux éclatés tombèrent du ciel « comme des volées
d’oiseaux [8] ». Dès lors, le rapprochement entre la chute catastrophique de
l’avion et l’action de décoller des affiches allait œuvrer en tant qu’unité
sémantique au sein des productions de l’artiste, promues sous l’étiquette
générique « dé-coll/age ». Cependant, alors que ce récit tire une
part de sa valeur de la précocité de l’événement dans la carrière de l’artiste
– Vostell juvénile, découvrant pour la première fois une ville sans
ruines – , le doute plane quant au moment exact de la trouvaille de cet
article. Dans le Paris des années 1950, la pratique du décollage d’affiches et
le terme même circulaient déjà à travers l’activité des artistes Raymond Hains
ou Jacques Villeglé, que Vostell identifia quelques années plus tard comme ses
rivaux [9]. Ce n’est qu’en
1967 que Vostell – excellant par ailleurs dans l’art d’antidater
certaines de ses créations [10],
afin de prouver son originalité – ne se servira finalement de l’article
du Figaro, en l’utilisant comme couverture du sixième et dernier numéro
de sa revue Dé-coll/age. Bulletin aktueller
Ideen. Il n’est donc pas à exclure qu’il s’agit
simplement d’une construction rétroactive. Souvenir réel ou fictif, le cas se
complique en regardant les moments initiatiques de ses deux contemporains.
Marqué par une jeunesse passée sur les plages
de la Côte-d’Azur et par l’étude des écrits rosicruciens, Yves Klein forge à
son tour une version poétique et spirituelle de sa prise de possession du bleu,
qui allait devenir sa marque de fabrique :
« Alors que j’étais encore un adolescent, en 1946, j’allais signer
mon nom de l´autre côté du ciel durant un fantastique voyage
“réalistico-imaginaire”. Ce jour-là, alors que j’étais étendu sur la plage de
Nice, je me mis à éprouver de la haine pour les oiseaux qui volaient de-ci,
de-là, dans mon beau ciel bleu sans nuage, parce qu´ils essayaient de faire des
trous dans la plus belle et la plus grande de mes œuvres [11]. »
Qualifié d’« acné de l’esprit [12] » par son
ami d’enfance Claude Pascal, ce récit témoigne de la toute puissance que Klein
n’avait de cesse de s’octroyer. La présence de ce passage dans la majorité de
ses discours et écrits montre l’importance qu’il conférait à ce moment en tant
qu’éveil de son âme d’artiste. Plus encore, alors qu’il n’avait pas encore
touché à un seul pinceau à cette époque-là, ce « souvenir » le donne
à voir comme le créateur d’un chef-d’œuvre : à la fois parfaite,
monumentale, et purement conceptuelle. Poursuivant cette narration de ses
aventures extraordinaires, Klein défendait à partir de 1960 notamment la
véracité de son Saut dans le vide, ce fameux photomontage réalisé par
Harry Shunk et John Kender, pour lequel l’artiste, ayant sauté d’un toit de
maison, s’était fait rattraper par un tissu tendu par des mains fortes de
pompiers [13]. Se
vantant de sa force physique et de l’importance spirituelle de l’événement,
l’artiste essaya à plusieurs reprises devant des amis de prouver l’authenticité
de son saut. Il sauta sans succès d’un escalier et d’une table à la galerie
Rive Droite [14].
D’une valeur encore plus déterminante pour son
œuvre artistique, le récit de Joseph Beuys de sa chute d’avion en Crimée
pourrait aussi être qualifié de « réalistico-imaginaire ». Membre de
la Jeunesse Hitlérienne au moins depuis l’âge de quinze ans, le jeune Beuys se
porte volontaire après l’obtention de son baccalauréat, afin de faire une
carrière de pilote de la Luftwaffe. Rappelons qu’il finira en 1945,
couronné des plus hautes décorations militaires, avec le grade de maréchal en
tant que parachutiste sur le front Ouest. L’événement traumatisant de sa chute
en STUKA s’est déroulé le 16 mars 1944. À plusieurs reprises, l’artiste
en a donné sa version :
« Sans les Tartares, je ne serais plus en vie aujourd’hui.
C’étaient les nomades de Crimée qui vivaient dans le no man’s land entre les
fronts russe et allemand. Ils m’étaient déjà familiers car je les avais souvent
rejoints et m’étais assis avec eux dans leurs campements. Leur vie nomade m’a
beaucoup attirée, même si leur liberté géographique était bien sûr déjà
contrainte. Puis, lorsque les troupes de l’armée allemande avaient déjà abandonné
ma recherche, ils m’ont découvert dans la neige après la chute de ma machine.
J’ai été encore inconscient et n’ai retrouvé la conscience qu’au bout de douze
jours. Les souvenirs de ces événements sont des images qui m’ont marqué très
profondément [15]. »
Intervient alors le moment mystique de la
guérison à l’aide de la graisse, le corps invalide enroulé dans du feutre et
bercé par des chants de chamane. Pourtant, il est aujourd’hui admis que ce
séjour de convalescence d’une douzaine de jours ne s’est pas déroulé dans une
hutte de Tartares, mais bel et bien dans le lit d’un hôpital militaire
allemand, installé provisoirement près de Kruman-Kemektschi, auquel Beuys fut
admis dès le lendemain de sa chute [16].
Ce sont les infirmiers allemands qui ont recouvert son corps blessé avec une
couverture en feutre, qui faisait partie de l’équipement ordinaire des camps
militaires allemands. Ce qui reste néanmoins de cet événement-clef de la
biographie de l’artiste est l’image forte et dramatique d’une expérience
oscillant entre la vie et la mort, qui semble réveiller en l’artiste ses
origines les plus enfouies, tout comme il a déjà été reconnu avant sa chute par
les Tartares comme un des leurs [17].
De manière édifiante, ce récit, largement exploité par l’historiographie, a
permis de faire dévier l’attention de l’implication de l’artiste dans le
national-socialisme, et aussi de l’instrumentalisation des Tartares par les
Nazis en tant que collaborateurs, au profit de l’image dépolitisée d’une
guérison magique à l’aide de rites alchimiques ancestraux. Aussi différents que
se présentent ces épisodes initiatiques, ils ont tous en commun de narrer
un moment extraordinaire après lequel la vie, en tout cas artistique, ne sera
plus comme avant.
C’est l’habit qui fait l’artiste
Afin de se distinguer de la masse et
pour étayer son discours singulier, l’artiste soigne son apparence, en
commençant par établir une sorte d’iconographie à l’aide de l’habit. On
constate rapidement que Klein opte pour des costumes différents selon les
occasions, qui peuvent valoir pour déguisements – que l’on pense au
smoking avec nœud papillon de ses actions publiques, telles que la présentation
des Anthropométries ou sa conférence à la Sorbonne,
ou à son uniforme de l’ordre des archers de Saint Sébastien. Dans ce dernier
cas, l’habit est chargé d’un message mystique qui dépasse la seule appartenance
à un ordre communautaire. Alors que sa pensée, abondamment diffusée à travers
ses écrits, se caractérise par un amalgame de
spiritualité issu des pensées rosicruciennes, catholiques et extrême-orientales
dues à sa pratique du judo, ses mises en scènes vestimentaires presque
folkloriques lui permettent d’investir des rôles allant du dandy au preux
chevalier, voire au vampire. Selon une anecdote rapportée par sa veuve, il
aurait ainsi erré une fois dans les rues, déguisé en vampire avec de fausses
dents et sa cape de l’ordre de Saint Sébastien. Le lendemain, elle aurait
découvert deux points rouges sur son cou et lui aurait posé la question de leur
provenance. Il aurait répondu : « N’aie pas peur, j’ai juste bu un peu de
sang. Je suis un vampire qui va mourir de faim. [...] C’est important de
flirter avec le diable pour qu’il n’ait pas de pouvoir sur toi [18] ». L’artiste se met en
scène en être surnaturel se livrant à des processions nocturnes. Le pouvoir
limité de ses œuvres d’art face à un public méfiant se transforme, par le
processus enfantin du déguisement, en une superpuissance du personnage de
l’artiste qui crée sa propre légende.
Sur un autre mode, mais également d’une grande
force symbolique, Vostell se présente ostensiblement depuis les années 1960
comme un membre de la communauté juive. Si les types de chapeaux varient, il
porte souvent un manteau noir et se laisse pousser des boucles – les pajess
– et une barbe. Au côté de Beuys, il fut le premier artiste allemand à
avoir thématisé dans son œuvre l’Holocauste, dès la fin des années 1950, en
organisant des happenings radicaux qui amenaient ses spectateurs dans des gares
de fret, des salles de douches communes ou dans des abattoirs. S’il se donne à
voir dans ces actions, selon Bazon Brock, comme un « barbare [19] » –
le choc brutal causé chez le spectateur devant garantir l’efficacité de son art
– , il adopte une apparence juive, sans forcément l’être [20]. Il se dégage ainsi un jeu
identitaire qui confère une autorité incontestable à sa mission de l’Aufklärung.
Quant à Beuys, inutile d’insister sur son
apparence. Il a été, parmi les trois artistes, le plus fidèle à ses vêtements
depuis le début des années 1960 : un patchwork d’associations extrêmement
sophistiqué [21]. Alors
que son chapeau en feutre de la marque anglaise Stetson faisait écho à
Humphrey Bogart ainsi qu’à son matériau plastique fétiche (le feutre), son
pantalon, le Blue Jeans, semblait une référence décontractée aux États-Unis
d’un Elvis, portraituré par son ami Warhol, le tout couronné, sur son éternelle
chemise blanche, de sa veste mi-pilote, mi-pêcheur, fabriquée par son épouse
Eva. Rarement, un vêtement a su combiner à la fois l’association à la nature et
à l’uniforme. Révolutionnaire politique et militant écologique, Beuys avait
reçu sa première formation à la Luftwaffe par Heinz Sielmann,
réalisateur célèbre de documentaires animaliers. C’est lui qui attira
l’attention du futur artiste sur la botanique et la zoologie et qui montra par
là même qu’engagement militaire et intérêt écologique n’étaient pas forcément
antinomiques.
Magiciens, martyrs, … mythomanes ?
Force est de constater que ces artistes
empruntent tour à tour des stratégies publiques – allant de la simple
provocation au scandale savamment orchestré – qui vont de pair avec des
discours où la déformation de la réalité intervient au profit d’une narration
unie et mythologisante. Sans pouvoir dresser ici un bilan détaillé des
différents discours et actions, il convient d’en approfondir certains détails.
Bien que, du point de vue de leurs positions politiques, Beuys, Klein et
Vostell se trouvent aux antipodes et divergent quant à leur engagement, ils
ambitionnent tous les trois de changer non seulement le monde de l’art, mais le
monde tout court. Ils témoignent tous d’une approche hypertrophiée de la
créativité artistique qui serait in fine le seul moyen, « la seule
force révolutionnaire [22] »,
selon Beuys, pour y parvenir. De manière significative, ils cherchent à
éveiller les consciences et poursuivent des missions pédagogiques qui doivent
toutes aboutir dans la création d’une « académie idéale [23] ». Alors que Vostell œuvre
cependant comme un éducateur démystificateur, Klein et Beuys ont recours au
rituel où ils se présentent, malgré le principe égalitaire de leurs visions
pédagogiques, comme des prophètes, si ce n’est comme des figures christiques
qui se distinguent toujours de la masse. Même Vostell, en réincarnant la figure
du Juif errant, maudit et hué par la société, se présente aussi comme un
martyr. Témoignant d’un usage tout à fait conscient de ces différents rôles,
Beuys souligne notamment : « J’utilise cette figure pour exprimer
quelque chose du futur, en disant que le chamane représentait la capacité d’unir
des contextes et matériels et spirituels [24] ».
En chamane, Beuys préconise une sorte de cure
homéopathique fondée sur les théories de Rudolf Steiner, tandis que Klein se
sacrifie au nom des péchés du monde de l´art. Des péchés qui, selon lui,
consistent notamment dans le fait de favoriser la peinture abstraite divulguée
par l´École de Paris, et, bien sûr, dans la méconnaissance, allant parfois
jusqu´au mépris, de son œuvre par la critique. En avril 1958, à l’occasion de
son exposition du Vide chez Iris Clert, Klein avait déjà souligné dans un discours franchement messianique son
intention, selon laquelle il « désire faire de la France une vision
immédiate et rayonnante[25] »,
afin de la libérer des « miasmes d’une horrible France verte, rouge et
grise, d’une France lépreuse[26] ».
La sensibilité immatérielle intervient alors en tant qu’offrande de l’artiste
qui s’y incarne. En 1960, son Saut dans le Vide semble représenter
l’aboutissement symbolique de son sacrifice et lui confère sans aucun doute un
« caractère angélique[27] ».
Si le monde est alors perçu comme malade, il faut des êtres présumés
supérieurs, des guérisseurs, pour ne pas dire des artistes qui
s’auto-investissent, afin de libérer la société de ces maux, grâce à des
projets totalisants d’un avenir meilleur.
Et pourtant, il s’avère finalement que, comme
chez leurs prédécesseurs des premières avant-gardes, leurs missions sociales et
politiques ont témoigné d’une efficacité pour le moins relative.
L’élargissement ou le dépassement de la problématique de l’art, fidèle à la
formule de Vostell « art = vie », s’est systématiquement heurté aux
limites mêmes imposées par le monde de l’art. L’autorité que la société accorde
réellement à l’artiste reste circonscrite au domaine esthétique. Ses pouvoirs
soi-disant supérieurs, son destin « hors du commun » ne se fondent
que sur une sorte de pseudo-autorité qui nourrit un seul aspect de la vie
sociale dépassant le monde artistique : l’économie.
Antje Kramer
[1] Die Legende vom Künstler. Ein geschichtlicher
Versuch [1934], Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1980.
[2] Ausstellungskünstler. Kult und Karriere im
modernen Kunstsystem, Cologne, DuMont, 1997. Notre étude part également des actes du colloque Kultfigur und
Mythenbildung. Das Bild vom Künstler und sein Werk
in der zeitgenössischen Kunst [dir. Michael Groblewski
et Oskar Bätschmann], Berlin, Akademie-Verlag, 1993.
[3] De manière symptomatique, la peinture des premières années de
l’après-guerre, en particulier en Allemagne, a fait montre d’un retour aux
sujets mythologiques. Que l’on pense au cycle Gilgamesh de Willi
Baumeister, à la série Prometheus d’Ernst Wilhelm Nay et aux nombreux
tableaux aux titres aussi évocateurs du groupe Zen 49, ce recours à l’imagerie
des mythes grecs et judéo-chrétiens a permis de s’inscrire dans la continuité
d’une histoire plus ancienne, afin de dépasser les eaux troubles d’une époque
qui appelait bien au contraire à une rupture.
[4] Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Éditions du
Seuil (collection « points histoire »), 1971, p. 10.
[5] Joseph Beuys cité dans Max Reithmann, Joseph Beuys : La mort
me tient en éveil, Toulouse, 1994, p. 17.
[6] Nous faisons ici référence au chapitre que Ernst Kris et Otto Kurz
consacrent à « La découverte du talent comme motif mythologique ». Cf. op. cit., p. 52-64.
[7] Wolf Vostell, texte sans titre, dans Dufrêne-Hains-Rotella-Villeglé-Vostell
(dir. Siegfried Cremer), Stuttgart, Staatsgalerie,
1971, n.p.
[8]Vostellet Allan Kaprow, « The Art of
the Happening », dans Jürgen Becker & Wolf Vostel [dir.)] Happenings, Fluxus, Pop Art, Nouveau Réalisme. Eine Dokumentation, Reinbek, Rowohlt, 1965,
p. 403.
[9] Au sujet de la circulation du terme « décollage » et des
conflits entre les affichistes et Vostell notamment, voir Antje Kramer, Les
Nouveaux Réalistes en Allemagne : réalités et fantasmes d’une
néo-avant-garde européenne (1957-1963), thèse de doctorat sous la direction
de Pierre Wat, Université de Provence Aix-Marseille I, 2009, vol. I,
p. 211-215.
[10] Comme l’a montré notamment l’analyse méticuleuse d’Edith Decker par
rapport à l’intégration de postes de télé dans ses œuvres, Vostell a
entièrement réécrit la chronologie de cette production. Cf. Paik vidéo,
Cologne, DuMont, 1988, p. 41-53.
[11] Yves Klein, « Manifeste de l’hôtel Chelsea », traduit de
l’anglais par l’éditeur, dans Didier Semin et Marie Anne Sichère [dir.], Yves Klein. Le dépassement de la problématique de l’art et autres
récits, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2003, p. 310.
[12] Claude Pascal, « Préface à une petite mort », Paris, 1960,
tapuscrit, double notamment conservé aux archives du Kaiser-Wilhelm-Museum,
Krefeld, pièce jointe à la correspondance entre Yves Klein et Paul Wember.
[13] Sidra Stich, Yves
Klein, Stuttgart, Cantz, 1994, p. 220.
[14] Les témoins de l’époque, comme l’architecte Claude Parent, se souviennent de son pouvoir de persuasion : « Il a bel et
bien réussi à me convaincre qu’il a fait le saut dans le vide sans aide »,
témoignage rapporté par Annette Kahn, Yves Klein. Le maître du bleu, Paris,
Éditions Stock, 2000, p. 323.
[15] Beuys dans un entretien transmis en 1994 par la chaîne de télévision
Arte, passage cité par Beat Wyss, Nach den grossen Erzählungen,
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2009, p. 109-110.
[16] Cf. Benjamin H.
Buchloh, « The Twilight of an Idol. Preliminary Notes for a Critique », Artforum,
vol. XVIII, n° 5, janvier 1980, p. 35-43. Voir également
par rapport à une déconstruction plus vaste de la légende de Beuys Frank
Gieseke et Albert Markert, Flieger, Filz, Vaterland. Eine erweiterte Beuys-Biographie, Berlin,
Elefanten Press, 1996.
[17] Alors que Beuys lui-même a parlé relativement peu de cet épisode, qui
lui avait inspiré, selon lui, son vocabulaire plastique, ses biographes s’en
sont servis à maintes reprises pour approfondir la portée mystique de son
œuvre, résultante de ce choc extraordinaire. Voir à ce propos aussi la
comparaison des différentes biographies de Beuys, proposée par Rolf Famulla, Joseph
Beuys : Künstler, Krieger und Schamane. Die
Bedeutung von Mythos und Trauma in seinem Werk,
Giessen, Psychosozial-Verlag, 2009, p. 29-35.
[18] Témoignage de Rotraut Klein-Moquay cité en allemand par Sidra Stich, Yves
Klein, Londres, Stuttgart, Hayward Gallery, Cantz, 1994, p. 184 [traduction
de l’auteur].
[19] Bazon Brock, Der Barbar als Kulturheld. Ästhetik des Unterlassens
– Kritik des Unterlassens – wie man wird, der man nicht ist.
Gesammelte Schriften, t. III, Cologne, DuMont, 2002, p. 242.
[20] Ibid. Quant à ses racines, Vostell a toujours
brouillé les pistes, de sorte qu’il est cependant impossible, sans engager de
recherches généalogiques sérieuses, de réfuter entièrement sa judaïté.
[21] Voir à ce propos l’analyse extrêmement détaillée de Michael
Groblewski, « … eine Art Ikonographie im Bilde », in Kultfigur und
Mythenbildung…, op. cit., p. 37-68.
[22] Beuys cité par Verena Krieger, Was ist ein Künstler ? Genie –
Heilsbringer – Antikünstler, Cologne, Deubner-Verlag, 2007, p. 91.
[23] Alors que Klein rêvait de créer une « École de la
sensibilité » avec son ami Werner Ruhnau, Vostell
s’intéressait en 1969 à la création d’une « académie idéale » qu’il
imaginait sous forme d’un laboratoire de happenings mobile, d’un
« convoi », qui devait se déplacer d’une ville à l’autre. À son tour,
Beuys, en tant que professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf, causa
des scandales à plusieurs reprises jusqu’à son licenciement prononcé
en 1972. Son implication d’éducateur allait de pair avec un engagement
politique qui initia, entre autres, la fondation d’un parti politique d’étudiants
( Deutsche Studentenpartei) en 1967.
[24] Beuys cité par V. Krieger, op. cit., p. 91 .
[25] Yves Klein, « Discours prononcé après le
vernissage de l’époque pneumatique », in Didier Semin et Marie Anne
Sichère, op. cit., p. 97.
[27] Laurence Bertrand Dorléac, L’Ordre sauvage. Violence, dépense et
sacré dans l’art des années 1950-1960, Paris, Gallimard, 2004, p.
105.
Pour citer cet article :
Antje Kramer, « Beuys, Klein,
Vostell : figures de culte et créations de légendes après 1945 » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/Antje_Kramer.html
Auteur : Antje Kramer
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
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