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Le dévoilement de l’artiste par
l’image : Armand Dayot et
le numéro Rodin de L’Art
et les Artistes (avril 1914)
En avril 1914, L’Art et les Artistes (1905-1939) publie un numéro spécial consacré au sculpteur Auguste Rodin. Cette
publication est la première d’une longue série ; dès mars 1921, deux
numéros spéciaux paraissent par an : Bourdelle (mars 1923), Maurice Denis, (novembre
1923), Paul Jouve (novembre 1924), Gauguin (novembre 1925), Gustave Moreau
(avril 1926), Goya (novembre 1926), Toulouse-Lautrec (février 1927), Courbet
(octobre 1927), Delacroix (février 1929), Manet (octobre 1930), Foujita
(octobre 1931), Carpeaux (octobre 1932), Maillol (février 1933), Corot (octobre
1933), etc. Ces
« monographies », qui se distinguent des numéros ordinaires de la
revue, sont des événements dans la vie de L’Art et les Artistes, fondée
en 1905 par Armand Dayot (1851-1934).
Cet inspecteur des Beaux-Arts est une personnalité
importante, aujourd’hui largement mésestimée, du paysage artistique sous la
Troisième République. Armand Dayot entre dans l’Administration des Beaux-Arts
en 1879, et multiplie les activités tout au long de sa vie : il est
notamment critique d’art, historien, historien d’art et écrivain. À travers des
initiatives tant officielles que privées, il encourage les artistes et la
création par le biais d’achats et de commandes, mais également à travers des
expositions ou des publications. Armand Dayot entretient d’excellentes
relations avec Auguste Rodin. L’inspecteur des Beaux-Arts et le sculpteur de la Porte de l’Enfer se rencontrent vers 1884. Sans détailler ici les
nombreux événements qui émaillent cette amitié, précisons que Dayot met tout en
œuvre pour appuyer Rodin auprès de l’Etat, étant sincèrement convaincu de la
grande valeur de l’œuvre du maître. Il contribue également à la diffusion de
l’art de Rodin en l’exposant dans diverses manifestations internationales. Le
sculpteur, de son côté, rend volontiers service à l’inspecteur des Beaux-Arts [1]. Le numéro spécial de L’Art et les Artistes illustre bien, à cet égard, cet « échange de bons procédés ». Rodin
trouve dans cette revue un support à la diffusion de ses œuvres, mais lui prête
également son nom et sa gloire.
Armand Dayot expose son projet au sculpteur peu après
octobre 1913, fort du succès du numéro spécial consacré à L’Art en
Extreme-Orient [2]. Conscient des
limites de son cadre, il précise à l’artiste que cette publication ne
constituera pas un livre. Le numéro spécial présente plusieurs articles,
parfois des rééditions, de contributeurs prestigieux. Ainsi sont publiés des
journalistes et écrivains (Francis de Miomandre ou Octave Mirbeau), de fidèles
exégètes et biographes de Rodin, intimes du sculpteur (Paul Gsell, L.
Bernardini-Sjoestedt, Judith Cladel) et enfin un représentant des sphères
officielles, Léonce Bénédite, conservateur du musée du Luxembourg. Rodin
lui-même est l’auteur d’un article sur Vénus, déjà paru en 1910 dans la même
revue [3].
Le contenu de ces contributions n’est pas l’objet de
cette étude. En effet, c’est davantage la conception de ce numéro spécial,
abondamment illustré, qui nous intéresse, dans la mesure où le discours qui
s’opère par l’image est intimement lié à la personnalité du directeur de la
revue, Armand Dayot. Le directeur de L’Art et les Artistes voit grand
pour l’illustration du numéro consacré à Rodin. C’est un numéro exceptionnel à
tous égards, comme il l’explique dans une lettre au sculpteur :
« Mon cher et grand ami,
« A Dieu vat ! »
comme disent nos marins bretons… Le numéro « Rodin » roule […]. J’en ai fait tirer 7 000 exemplaires dont
3 000 sont réservés aux abonnés et 4 000 aux libraires. Et
maintenant, attendons… Je compte sur un grand succès car, vraiment, il est d’un
intérêt passionnant par sa variété. Il ne comprendra pas moins de 120 pages
avec 132 illustrations, alors que les numéros ordinaires de la revue ont 48
pages et de 45 à 50 illustrations [4]. »
Armand Dayot parvient à réunir un ensemble
significatif d’illustrations. La revue publie 81 œuvres de Rodin, dont 59
sculptures, 18 dessins, 3 gravures et même – l’inspecteur des Beaux-Arts
s’en félicite – une peinture de jeunesse, réalisée lors du séjour de
l’artiste en Belgique. Le sculpteur est également présent à travers 21 autres
images qui représentent l’hôtel Biron, sa maison de Meudon, ou l’atelier de la
rue de l’Université. Enfin, 17 images illustrent l’article de Rodin sur Vénus.
Le numéro comprend 132 illustrations, et on ne compte que trois pages, sur 112,
sans aucune image. La majorité des clichés appartient soit à l’Art et les
Artistes, soit au photographe Eugène Druet. Rodin ayant fait l’objet d’un
grand nombre de publications, notamment dans cette revue, Dayot tient à
disposer de documents inédits. Il en fait la demande au sculpteur et le presse
de ne pas divulguer les clichés avant la parution du numéro. L’impatience de
Druet inquiète le directeur de L’Art et les Artistes, qui sait que le
caractère inédit des portraits du maître est en partie le gage du succès de
l’opération. La revue publiera finalement un certain nombre de photographies
inédites, ce qu’elle ne manquera pas de souligner.
Dayot
se met rapidement au travail, s’occupant lui-même de la mise en page, comme il
l’assure à Bourdelle au moment de la conception du numéro consacré au sculpteur
du Mickiewicz :
« Faites-moi parvenir tout
ce que vous avez, en ce moment, de documents photographiques prêts. Et je
commencerai aussitôt, en attendant les autres, mes méditations de metteur en
pages… Je vous assure que je m’y entends. Voilà plus de trente ans que je me livre
à ce genre d’opération passionnante. Il y a toute une philosophie dans
l’art de la mise en page [5]. »
Une philosophie suppose un ensemble de conceptions,
de méthodes, soumises à la raison. Quelle est cette « doctrine » de
l’image à laquelle s’attache Armand Dayot ? Nous ne traiterons pas ici du
sujet des images en soi. Notre propos n’est pas de déterminer si l’œuvre de
Rodin est représentée dans son ensemble par rapport aux ouvrages du temps. Les
choix que fait le directeur de L’Art et les Artistes, parmi son
abondante iconographie, ne nous intéressent que dans la mesure où ils
traduisent une intention du metteur en page. En effet, l’originalité de Dayot
réside non dans le discours qu’il tient sur Rodin, mais dans la mise en œuvre
de ce discours par l’image dans un cadre formel par ailleurs très normé. Si L’Art
et les Artistes est une revue traditionnelle du point de vue de son
contenu, l’attention que son directeur porte à la mise en page est
particulièrement intéressante. Armand Dayot prête à l’illustration de
nombreuses qualités, à forte connotation républicaine, qu’il a notamment
exploitées dans ses propres ouvrages d’histoire et d’histoire de l’art. Dans
son esprit, l’image est un formidable outil de démocratisation de l’art. Elle
constitue un instrument d’enseignement incomparable. Cependant, il est
nécessaire, pour que ces objectifs soient atteints, que la présentation des
illustrations soit très « artistique », afin de faire naître le goût
du beau chez le lecteur [6].
Révéler l’artiste par l’élaboration d’un
discours par l’image
Au-delà de l’artiste, le public fait la connaissance
de l’homme, à travers dix-neuf portraits de Rodin (dix photographies et neuf
portraits peints, sculptés, gravés ou dessinés). Le sculpteur est détaillé sous
toutes les coutures, à la limite de la physiognomonie. Dans l’article
« Chez Rodin », trois portraits de l’artiste, particulièrement
vigoureux, viennent se positionner en regard du texte de Paul Gsell :
« Rodin a une immense barbe, dont le rouge
flamboiement de jadis s’apaise sous la neige des années. C’est une barbe
ondulée et soyeuse, la barbe du Moïse de Michel-Ange, ou encore celle de Rude,
le frère aîné de Rodin. La physionomie de mon hôte est surtout caractérisée par
les bosses qui soulèvent son front juste au-dessus des yeux : on dirait
que la matière cérébrale s’est portée en masse autour des organes visuels. Le
nez continue la ligne du front : un nez puissant aux narines palpitantes
de sensualité. Les yeux, légèrement rougis par les fiévreuses insomnies de
l’inspiration, sont très larges, souvent bridés par le clignement de
l’observation et voilés par la rêverie ; mais de temps à autre, ils
s’ouvrent brusquement et dardent sur vous leur flamme claire [7]. »
En reproduisant le plus fidèlement possible les
traits de l’artiste, conjointement par le récit et par l’image, Dayot cherche à
faire vivre Rodin sous les yeux de ses contemporains. A la suite, l’article étale sur une demi-page une
photographie de « Rodin dans son atelier de la rue de l’Université »,
sur laquelle le maître pose assis sur une chaise devant son Victor Hugo.
Un bloc de marbre au premier plan, dans lequel s’esquisse la figure du poète,
rappelle l’actualité de la création. Le praticien que l’on aperçoit en haut à
gauche de la photographie est en train de travailler le marbre du groupe
représentant le célèbre écrivain. L’image présente ainsi le raccourci du
processus de la création : le maître, assis, incarne la pensée de l’œuvre,
qui s’esquisse dans le marbre et trouve enfin sa réalisation par le biais des
praticiens. La page suivante montre une nouvelle fois la rue de
l’Université : la Porte de l’Enfer est représentée dans l’atelier,
entourée de plusieurs autres œuvres. Le lecteur se trouve devant
l’aboutissement du processus de création, et si l’artiste est absent de
l’image, il y est pourtant partout présent à travers ses sculptures. La vie est
bien là, comme en témoignent les fleurs fraîches visibles près d’une statue. Le
lecteur continue ainsi sa visite dans l’atelier, pénétrant plus loin dans
l’intimité du sculpteur. S’agit-il ici, en entrant dans ce que l’art a de plus
personnel, de percer le secret de la création ? Les articles des
contributeurs fameux de ce numéro empruntent parfois la forme d’une
« visite à l’artiste ». En outre, dans ses numéros ordinaires, L’Art
et les Artistes publie de nombreuses visites « chez les
peintres » ou « à travers les ateliers d’artistes ». Jean Tild
s’interroge même : « comment travaillent nos peintres » et
« comment travaillent nos sculpteurs » [8] ?
Armand Dayot est certes attaché au travail en tant
que valeur républicaine – il a par ailleurs en commun avec Rodin le
projet de la Tour du travail qu’il lance en 1898 –, mais il est
surtout fasciné par ces lieux de création, dont il cherche à dévoiler le
mystère. Ce mystère réside, pour l’inspecteur des Beaux-Arts, dans la
personnalité même de l’artiste. Cette conviction apparaît dans les écrits sur
l’art du critique, qui associe souvent la description des caractéristiques
physiques et psychologiques de l’artiste à l’étude de l’œuvre [9].
Dans ce numéro spécial, Rodin est montré au travail, mais non en train
de sculpter. Il pense l’œuvre [10]. Il médite, observe,
réfléchit. L’artiste est, pour Dayot, l’image même de son œuvre : le
personnage évoque la vie, la puissance, le désir, la détermination et la force
qui émanent de ses sculptures. Au fil des pages se crée une image mentale de
l’artiste, absolument indissociable de son art. L’œuvre en couverture, un bois
gravé de P.-E. Vibert d’après un buste de Rodin par Camille Claudel, par
ailleurs représenté trois fois dans le numéro, affirme cette évidence. Rodin est l’œuvre. Seule, finalement, une artiste, et qui plus est sa meilleure élève,
pouvait résumer à elle seule la puissance de l’homme et de son art.
Par son génie, Rodin s’inscrit dans l’histoire de
l’art, dans la longue tradition des plus grands maîtres. Dayot l’affirme une
première fois par le texte en confiant à l’artiste un article sur Vénus. Pour
illustrer ensuite cette idée, il opère un rapprochement entre les sculptures du
maître et les salles d’antiques qui abritent les collections de Rodin. Œuvres
modernes et anciennes sont mises sur le même plan. Aux yeux de Dayot, elles ont
la même valeur. Un symbole fort de cette pensée est l’utilisation que le
metteur en page fait de la main. Fasciné par l’artiste démiurge, il détache une
phrase du maître sur la Vénus de Milo : « C’est un égal de Prométhée
celui qui a su ravir à la nature la vie que nous adorons dans la Vénus de
Milo » [11]. Cette puissance prométhéenne est
dans la main de l’artiste. Paul Gsell, dans son article, relate la réflexion de
Rodin à propos d’une main antique dont il ne subsiste plus que la paume, et qui
porte en elle toute la force de l’œuvre disparue. Sa perfection est telle que
Rodin l’attribue sans hésiter à Phidias. Le journaliste conclut son article par
ces mots :
« Et comme je cheminais seul maintenant sur les
coteaux de Meudon, je me mis à rêver qu’un jour peut-être, un jour très
lointain, un grand artiste des âges futurs, épris des souvenirs de l’art ancien,
recueillerait à son tour, entre autres fragments, un morceau d’une statue de
Rodin, une main du Penseur, et méditatif devant ce débris de bronze
mangé par le temps, songerait à l’éternelle Beauté léguée de siècle en siècle
par la Tradition… puis, se mettant lui-même au travail, créerait de robustes
œuvres où vivraient à la fois la vérité du passé et l’inspiration des temps
nouveaux [12] ! »
Armand Dayot, sensible à cette image, place sur cette
page une main antique, unique pièce de la collection des antiques de Rodin à
figurer dans ce numéro. À l’image de la main qu’évoque Paul Gsell, la main de
Rodin porte en elle toute la sculpture à venir. L’artiste génial a donc
pleinement sa place dans l’histoire de l’art et, au-delà, dans l’histoire. Ce
n’est pas un hasard si Dayot fait figurer, à la fin de sa courte biographie de
Rodin, en tête du numéro [13], l’image du Penseur devant le Panthéon – rappelons qu’un plâtre de cette sculpture fut érigé
devant l’édifice en 1906. Alter ego du sculpteur, le Penseur indique la voie toute tracée à son créateur. D’ailleurs, Dayot propose, en
1932, que la dépouille du sculpteur entre au Panthéon [14].
Une œuvre militante en faveur de la création
du musée Rodin
La
publication de ce numéro intervient lors de la campagne en faveur de la
création du musée Rodin, projet défendu par Judith Cladel dès 1911, et soutenu
dès lors par Dayot dans la presse et au sein des milieux officiels. « Ce
numéro sera non seulement d’un
grand bienfait éducateur pour le grand public qui ne connaît pas encore les
détails de votre œuvre mais, avec sa puissante documentation (j’y ai mis les
opinions et les noms des adhérents au musée Rodin), il arrive bien à son
heure » [15], estime-t-il. Le directeur de L’Art
et les Artistes déploie de grands moyens. Il fait tirer cent exemplaires de
luxe, avec couverture spéciale et dessins inédits, dont l’un en couleurs. Ces
numéros sont en outre signés de la main du maître.
« Je serais infiniment
heureux si ces 100 exemplaires de luxe sont souscrits car cela m’aidera
beaucoup à payer les frais très lourds de ce numéro car, comme je vous le
répète, j’en donne 3 000 aux abonnés sans aucune majoration dans leur prix
d’abonnement. Mais je suis plein d’espoir [16]. »
Si Armand Dayot n’a pas pour
ambition d’éditer un « livre » sur Rodin, il est intéressant de
constater l’aspect « hybride » de ce numéro spécial. Jean-Pierre
Bacot remarque, à propos des suppléments thématiques de L’Illustration parus entre 1880 et 1930, que ces « produits de la presse », objets
d’un soin particulier, glissent vers le livre dans la mesure où ils tentent de
donner une vision pérenne d’un sujet [17]. Par ailleurs,
l’édition d’exemplaires de luxe montre que cette publication était destinée à
être conservée par les lecteurs. Ces numéros spéciaux, poursuit Jean-Pierre
Bacot, deviennent ainsi des lieux de construction de la mémoire [18].
L’inspecteur
des Beaux-Arts écrit : « Dans ce travail, je me suis efforcé de donner sa signification à chaque
mot et je serais bien surpris si ce n’était pas le bélier qui va enfin enfoncer
les dernières résistances » [19]. En premier lieu, le texte matraque ce message essentiel : l’œuvre
de Rodin, génie de la sculpture moderne, doit rester en France, et dans l’hôtel
Biron en particulier. Dans un second temps, un discours s’opère par l’image, de
sorte à forcer l’évidence chez le lecteur. L’agencement des images semble répondre à une logique
interne, parallèle au texte. Il s’opère une véritable narration par
l’image ; l’histoire a un début – la personnalité du sculpteur, sans
laquelle l’œuvre ne serait pas possible – et une fin, ici la constitution
d’une collection destinée à entrer dans l’histoire.
Armand Dayot présente des vues de salles de
l’hôtel Biron, qui sont autant de pièces d’un musée. Il écrit, en présentation
des courtes lettres de soutien au projet publiées dans le numéro :
« C’est donc dans l’hôtel Biron […] que seront
réunis tous les chefs-d’œuvre du maître et les trésors d’art de sa collection
particulière. Car il n’en faut plus douter, le musée Rodin existe virtuellement
aujourd’hui. Encore quelques menues formalités administratives, quelques
signatures au bas d’un contrat, le dépôt d’un projet de loi qui sera, sans
doute, voté par acclamation, et le musée Rodin, rapidement organisé, ouvrira
ses portes au public qui, enfin, pourra, avec une surprise émerveillée,
contempler dans ses détails infinis et imprévus, l’ensemble de l’œuvre
colossale du sculpteur de génie [20]. »
En effet, comme le souligne Dayot, le musée Rodin est
virtuellement constitué. Il l’est dans ces vues des salles de l’hôtel Biron,
présentant une scénographie matériellement en place qui doit simplement être
entérinée par des formalités administratives. En outre, ce musée virtuel existe
dans l’esprit du lecteur. Ici se joue l’un des enjeux de l’illustration :
la démocratisation de l’art.
Par ce numéro spécial, le lecteur peut en effet
s’approprier l’art de Rodin, pour l’admirer sous ses multiples aspects.
L’enchaînement des images permet d’embrasser l’ensemble de l’œuvre du maître.
La photographie, à laquelle s’intéresse beaucoup Dayot, abolit le temps et
l’espace et permet à chacun de posséder les œuvres « chez soi ».
C’est dans cet esprit que l’inspecteur des Beaux-Arts évoque, à propos de la
série « Des grands musées du monde illustrés en couleurs » qu’il
publie à partir de 1912, « le musée chez soi » [21].
Les images du numéro Rodin sont groupées selon des typologies précises, par
techniques (sculpture, dessin, gravure, peinture) et par sujets (bustes de
femmes, bustes d’hommes, groupes). L’agencement des œuvres évoque ici un musée
« de papier ».
La familiarité du lecteur avec les œuvres rend
nécessaire la création du musée Rodin. Si le « musée virtuel », le
musée de papier, existe pour lui, il aura à cœur de le défendre. Le goût pour
l’art serait, selon Dayot, en chacun de ses compatriotes. Il faut seulement,
pour l’éveiller, permettre au grand public d’être au contact des œuvres. Alors
que, dans la série des « Plus beaux musées du monde », l’inspecteur
des Beaux-Arts amène le lecteur au musée, bien réel, par le biais de
l’illustration, il construit ici une narration par l’image qui induit, dans
l’esprit du lecteur-spectateur, l’idée d’un musée qui n’existe pas encore, mais
qui est en quelque sorte déjà légitimé par l’image mentale que s’en fait le
public. En 1919, grâce aux efforts conjugués des amis du sculpteur, le musée
Rodin verra effectivement le jour.
Dans une lettre au sculpteur, Armand Dayot se
félicite du grand succès obtenu par le numéro spécial Rodin :
« Voilà le
fameux numéro paru. Son succès est énorme et les plus réfractaires restent
confondus. […] J’ai voulu
surtout révéler au grand public, dans une présentation très vivante et très
variée, la prodigieuse et si diverse fécondité de votre génie. C’est surtout un
travail de vulgarisation, un livre éducateur que j’ai voulu faire. Et tout ce
que je vois, tout ce que j’entends, me prouve que j’ai réussi ; et j’en
suis très heureux [22]. »
Armand Dayot est bien « passé maître de la mise
en page », comme il l’explique à Bourdelle. Il connaît les ressorts, les
enjeux, et les effets de l’illustration. Il en joue, dans ce numéro, pour
promouvoir ses idées, non sans investir l’œuvre d’une dimension sentimentale.
Seules deux illustrations sont commentées dans le numéro spécial Rodin,
contrairement aux ouvrages d’histoire et d’histoire de l’art de Dayot, qui ont
l’enseignement pour finalité. L’œuvre éducatrice est ailleurs. Les procédés
éditoriaux mis en œuvre dans ce numéro spécial créent un discours parallèle au
récit, dévoilant en creux une image « mentale » de l’artiste, plus
personnelle et intuitive que le document photographique. L’illustration, comme
l’œuvre, parle en elle-même. Universelle, elle peut être lue par tous, ce dont
Dayot, qui diffuse largement sa revue à l’étranger, a parfaitement conscience.
Le discours parallèle, par l’illustration, que construit l’habile metteur en
scène, comporte plusieurs niveaux de lecture. L’illustration est à la fois un
simple témoignage du physique de l’homme, un document intime sur l’artiste, mais
également une démonstration du caractère immortel du maître et, enfin, un
plaidoyer vibrant pour la création du musée Rodin. L’image, simple reproduction
mécanique du réel, prend avec Dayot une dimension mentale, spirituelle et
virtuelle qui concoure au dévoilement de l’artiste, tout en préservant le
mystère de la création.
Anne-Sophie Aguilar
(HiCSA, Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne)
[1] Pour une étude approfondie de la relation entre les
deux hommes, voir Anne-Sophie Aguilar, « Armand Dayot et Auguste Rodin, de
l’intime à l’histoire », mémoire de master 1, sous la direction de
Bertrand Tillier, 2 vol., Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, 2008.
[2] Lettre d’Armand Dayot à Auguste Rodin, vers octobre
1913, Paris, archives du musée Rodin. La correspondance entre les deux hommes
est retranscrite et commentée dans Anne-Sophie Aguilar, « Armand Dayot et Auguste
Rodin, de l’intime à l’histoire », op. cit., vol. 2.
[3] Auguste Rodin, « Vénus », L’Art et les Artistes,
n° 60, mars 1910, tome X (octobre 1909-mars 1910), 1910,
p. 242-255 ; repris dans le numéro spécial Rodin, L’Art et les
Artistes, n° 109, avril 1914, p. 91-104.
[4] Lettre d’Armand Dayot à Auguste Rodin, 14 avril 1914,
Paris, archives du musée Rodin.
[5] Lettre d’Armand Dayot à Antoine Bourdelle, non datée, Paris,
archives du musée Bourdelle.
[6] Sur la relation d’Armand Dayot à l’image, voir
Anne-Sophie Aguilar, « Armand Dayot et l’image. Regards sur l’art,
l’artiste et l’image sous la Troisième République », mémoire de master 2,
sous la direction de Bertrand Tillier, Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne,
2009.
[7] Paul Gsell, « Chez Rodin », L’Art et les Artistes, numéro spécial Rodin, n° 109,
avril 1914, p. 49-72 ;
réédition d’un article paru dans L’Art et les Artistes, n° 23, février
1907, tome IV (octobre 1906-mars 1907), 1907, p. 393-415. [8] Jean Tild, « Chez les artistes – Comment travaillent
nos peintres », L’Art et les Artistes, supplément illustré n° 17,
août 1906, tome III (avril-septembre 1906), 1906, p. XI-XIII ; Jean
Tild, « Chez les artistes – Comment travaillent nos
sculpteurs », L’Art et les Artistes, supplément illustré n° 18,
septembre 1906, tome III (avril-septembre 1906), 1906, p. XI-XIV.
[9] Voir notamment le chapitre « Sensations d’art et
profils d’artistes » dans Le Long des routes, récits et impressions,
Paris, Ernest Flammarion, [1897] , p. 153-287.
[10] Le numéro spécial publie d’ailleurs des
« Pensées inédites » de Rodin ( L’Art et les Artistes, numéro spécial Rodin, n° 109,
avril 1914, p. 37-40). [11] Auguste Rodin, « Vénus », op. cit.,
p. 95.
[12] Paul Gsell, « Chez Rodin », op. cit.,
p. 72.
[13] « Essai biographique », op. cit.,
p. 7-11.
[14] Armand Dayot, « Rodin au Panthéon, quelques
souvenirs », L’Art et les Artistes, nouvelle série, n° 131,
novembre 1932, tome XXV (octobre 1932-février 1933), 1933, p. 37-42.
[15] Lettre d’Armand Dayot à Auguste Rodin, 14 avril 1914,
Paris, archives du musée Rodin.
[17] Voir notamment Jean-Pierre Bacot, « Les numéros
spéciaux de L’Illustration (1880-1930), objets hybrides, célèbres et
méconnus », dans Evanghélia Stead et Hélène Védrine [dir.], L’Europe
des revues (1880-1920), estampes, photographies, illustrations,
Paris, PUPS, 2008, p. 25-39.
[18] Jean-Pierre Bacot remarque également que les
suppléments des magazines illustrés se multiplient durant la Grande Guerre,
dans le but de « construire et conserver le souvenir de cette période
tragique […] » (Jean-Pierre Bacot, op. cit., p. 39). L’Art et les Artistes publie par ailleurs,
au moment de la Première Guerre mondiale, des « numéros spéciaux de
guerre », thématiques, qui manifestent une volonté d’entretenir la mémoire
du conflit. [19] Lettre d’Armand Dayot à Auguste Rodin, non datée,
Paris, archives du musée Rodin.
[20] « Le musée Rodin », L’Art et les Artistes, numéro spécial Rodin, n° 109,
avril 1914, p. 41-44.
[21] Collection « Les grands musées du monde
illustrés en couleurs », Paris : Lafitte ; Le musée du Louvre (1912), La National Gallery [1912-1913] , Les Offices de Florence (1913), Le Prado
de Madrid (1914). [22] Lettre d’Armand Dayot à Auguste Rodin, non datée,
Paris, archives du musée Rodin.
Pour citer cet article :
Anne-Sophie Aguilar, « Le dévoilement de l'artiste par l'image : Armand Dayot et le numéro Rodin de L'Art et les Artistes » in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/AS_Aguilar.html
Auteur : Anne-Sophie Aguilar
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
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