Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Hommage à Pierre Lévêque
Biographie
Pierre Lévêque, un historien dans la Cité 
[1]
Jean Vigreux
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RÉSUMÉ
MOTS-CLÉS
Mots-clés : Pierre Lévêque ; biographie ; histoire politique ; histoire rurale ; université de Bourgogne
Index géographique : France
Index historique : xxe siècle
SOMMAIRE

TEXTE

Pierre Lévêque est mort le 29 janvier 2017, dans sa 90e année. Fils d’instituteurs, il était né à Dijon le 3 juillet 1927, passant son enfance à Izeure dans le canton de Genlis jusqu’en 1935. Ses jeunes années sont alors marquées par la vie rurale. Cette appropriation des gestes paysans, des habitudes du village, et la place et le rôle d’une famille d’instituteurs en milieu rural ont façonné et fasciné le jeune garçon. Dans son récit autobiographique [2], on peut facilement retrouver les travaux sur le monde des instituteurs de Jacques et Mona Ozouf, mais également ceux de Maurice Agulhon. L’enfance de Pierre Lévêque permet de comprendre et surtout de saisir concrètement la République au village avant la Seconde Guerre mondiale. Il souligne avec force et conviction la place des fêtes patriotiques (14 juillet, 11 novembre), mais également de l’arbre de Noël, que ses parents instituteurs organisaient pour les enfants du village, pour la communauté villageoise.

Cette histoire du sensible, mais aussi de la société rurale, il a su la garder en mémoire, et la réutiliser ou remobiliser pour ses propres travaux d’historien des sociétés rurales. Il avait une connaissance intime des travaux des champs (moisson, « battoir à vapeur ») ou des forêts, de l’électrification et de l’absence d’eau courante. Pierre Lévêque évoquait également dans les pages de ses Souvenirs du vingtième siècle, les sociabilités villageoises où la « tuerie du cochon » bénéficiait d’une description minutieuse et juste : le « présent de cochon » (grillades, boudin noir, le tout sur « une assiette enveloppée d’une serviette à carreaux ») permettant de saisir au mieux les rapports entre l’instituteur et les villageois, dans une société de respect et de dons.

Mais son histoire, son parcours est aussi politique. Le récit du « roman national », de la Grande Guerre, mais également celui des événements du 6 février 1934 ne sont pas étrangers à l’univers culturel du jeune Pierre Lévêque. Dans une famille d’instituteurs progressistes, dont le père était proche de la SFIO, il est vite au fait des enjeux des débats, apprenant très tôt la définition de « réactionnaires » : « ces gens [qui] voulaient nous ramener en arrière, au “temps des seigneurs” ». Permettez-moi une anecdote récente, le 2 novembre 2016, à la Maison des sciences de l’Homme de Dijon, Philippe Poirrier m’avait proposé de présenter l’histoire du Front populaire [3]. Pierre était présent, attentif et a participé au débat avec finesse et humour : il a évoqué la gifle reçue à Talant alors qu’il défilait le poing levé par une digne représentante, je le cite de mémoire, de la « clique réactionnaire talantaise ».

Cette enfance est aussi celle de l’éveil où l’on favorise la curiosité tant musicale qu’architecturale avec de beaux voyages dans la capitale. En 1935, la famille se rapproche de Dijon et s’installe à Talant, pour préparer l’entrée du jeune Pierre au lycée. Dans ce village proche de la préfecture, on mesure les transformations liées au monde urbain. Son passage au lycée Carnot (1939-1944), est marqué par la Guerre avec le poids de l’occupation et des répressions allemandes ou du gouvernement de Vichy. Il gardait le souvenir précis d’avoir vu placardé à Dijon « l’affiche Rouge », sans oublier les joies et les tristesses de la Libération.

Ayant obtenu son baccalauréat en 1944, le jeune étudiant entre en hypokhâgne à Dijon. Ces années sont marquées par la dure expérience de la maladie, Pierre séjourne près de cinq ans au sanatorium des étudiants, à côté d’Embrun. Toutefois, il réussit brillamment ses études d’histoire, en obtenant sa licence d’histoire à Grenoble en 1950, tout en découvrant les responsabilités syndicales. Après un DES obtenu à Paris sous la direction d’Ernest Labrousse en 1952, il réussit le concours de l’agrégation d’histoire en 1953. C’est à cette époque qu’il rencontre François Furet, Emmanuel Le Roy Ladurie, dont il partage le militantisme au sein du PCF. S’inquiétant des attaques contre l’école des Annales, François Furet le « rassura, en faisant les distinctions indispensables : “Labrousse est un social-démocrate, Braudel est un social-fasciste” » [4].

Agrégé d’histoire, il est nommé au lycée Bartholdi de Colmar. Il y enseigne quatre années et continue de militer au sein du PCF, toutefois il est ébranlé par les événements de 1956 (Hongrie, conséquences du XXe Congrès du PCUS sur la rénovation du PCF). En 1957, il rejoint le lycée Carnot de Dijon pour y enseigner six ans. Rompant avec le PCF, il rend public sa lettre de démission envoyée au responsable fédéral en mai 1961, tout en s’acquittant de son reliquat de cotisations et en souhaitant garder « d’excellents rapports avec tous les camarades du parti ». 

1963 constitue une date charnière dans son parcours de vie : il se marie et commence à enseigner à l’université de Dijon, comme chargé de travaux dirigés. De 1953 à 1967, il exerce le métier de professeur au lycée (Colmar, puis Dijon) où il dispense un enseignement d’une clarté exceptionnelle qui a marqué des générations d’élèves. Cette riche expérience a constitué une véritable marque de fabrique de l’enseignant Pierre Lévêque tout au long de sa carrière universitaire et bien au-delà avec ses cours à l’Université pour tous de Bourgogne. 

En 1967, il devient assistant auprès d’André Armengaud et débute sa thèse de troisième cycle sous sa direction. C’est à ce moment qu’il devient un ami de ma famille, un proche de mon père Marcel, également assistant du Professeur Armengaud. Ils ont beaucoup échangé entre Ménessaire et Dijon, sur l’histoire rurale, l’histoire politique et sociale. Cette relation est aussi celle d’une fidèle amitié.

Sa thèse d’État consacrée à La Bourgogne de la Monarchie de Juillet au Second Empire, sous la direction de Louis Girard, est soutenue en Sorbonne en 1977. C’est l’une des très grandes thèses faisant toujours référence pour l’histoire du xixe siècle français, présentée le plus souvent comme « monographie labroussienne ». Ces « monographies régionales », qui s’appuient sur une unité géographique régionale ou départementale, invitent à comprendre les évolutions à l’œuvre. Si l’économie, la société sont très bien mises en valeur, Pierre Lévêque s’est surtout attaché à comprendre les différences politiques entre la Côte-d’Or et la Saône-et-Loire. Il souligne comment, à la césure de 1848-1849, la Saône-et-Loire choisit la Montagne ou les « démoc-soc » face à une Côte-d’Or marquée par le parti de l’Ordre. Mais ce tableau fort précis n’oublie pas les nuances locales comme la « petite Vendée de Saône-et-Loire » constituée du Charollais. Cette grande thèse d’État, devenue un classique de l’histoire rurale, fut publiée grâce à François Furet aux éditions de l’EHESS [5].

Parallèlement, Pierre Lévêque continue ses travaux sur le socialisme en liaison avec Jacques Droz et participe activement à l’aventure du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, le Maitron. Il s’emploie également à faire l’histoire de sa région et de son département tout en encadrant de nombreux étudiants dans leurs travaux de maîtrises, DEA et thèses. Entre temps, il est devenu Professeur d’histoire contemporaine en 1978, après avoir occupé les fonctions de Maître assistant et de Maître de conférences.

L’intellectuel Pierre Lévêque est toutefois resté un militant politique et syndical engagé. Il fonde la Convention des institutions républicaines (CIR) à Dijon, mène la campagne électorale de 1965 en faveur de François Mitterrand et anime comme vice-président la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) de Côte-d’Or entre 1966 et 1968.

En 1967, il refuse d’être candidat aux élections législatives et choisit définitivement la carrière universitaire sans pour autant renoncer à son engagement dans la Cité. Il dénonce avec force et vigueur, la réintégration du recteur de l’Académie dans le corps enseignant. Mis en cause dans le Monde du 22 décembre, il répond par cette lettre co-signée avec Michel Cegretin qui est publiée dans le journal du 27 décembre 1967 :

Le bureau départemental de la FGDS (Côte-d’Or) a été mis en cause par M. Gusdorf, professeur à la faculté des lettres de Strasbourg, dans votre numéro daté du 22 décembre. Nous avions déclaré que la réintégration du recteur Marcel Bouchard dans le corps enseignant après vingt-deux ans de fonction rectorale « marquait un échelon de plus dans l’escalade de la centralisation autoritaire ». M. Gusdorf se montre étonné d’une telle « ignorance de ce qui est en question ».

Nous lui donnons acte bien volontiers du fait que le mode de désignation des recteurs fait d’eux, administrativement et théoriquement, « les préfets des instituteurs et des professeurs ». Mais il est non moins certain que, suivant les régimes, leur situation de fait pouvait être fort différente. C’est le ministre lui-même qui a reconnu, le 20 décembre, que « l’habitude s’était prise progressivement qu’un recteur demeurât dans le même poste, ou en tout cas fût nommé dans un autre rectorat jusqu’à ce qu’il eût atteint l’âge de la retraite ». Cette pratique libérale, venue tempérer sous la République le « despotisme hiérarchique et centralisateur de l’organisation napoléonienne », dont parle M. Gusdorf, permettait jusqu’à ces dernières années aux recteurs de se montrer les défenseurs de l’académie dont ils avaient la charge. M. Bouchard avait ainsi compris sa fonction. Il paie.

Désormais, et selon le même communiqué de M. Peyrefitte, les recteurs seront privés de toute garantie de stabilité, et perdront l’autonomie relative que la tradition républicaine leur concédait. À tout moment, le gouvernement, seul juge de leur « aptitude à faire face » à leurs tâches, et surtout de leur docilité, pourra les révoquer selon son bon plaisir. Nous assistons bien ainsi à un retour en arrière vers l’université napoléonienne et à une nouvelle atteinte aux franchises traditionnelles – déjà insuffisantes, nous en sommes d’accord – de l’Université.

Nous n’en sommes pas étonnés, car nous connaissons les affinités profondes du gaullisme avec le bonapartisme. Mais nous sommes surpris que le libéral qu’est le professeur Gusdorf n’ait pas aperçu la logique d’une politique qui commence par soumettre à nouveau à l’aval du préfet les nominations d’instituteurs, et se poursuit en ôtant aux recteurs les possibilités d’autonomie pourtant limitées qu’ils avaient acquises.

Cette lettre témoigne de son éthique et de la conception qu’il avait du service public, de ses valeurs.

Puis, il adhère au PS de François Mitterrand auquel il reste fortement attaché dans un monde où il déplore le règne de l’ultra-libéralisme. Dans la fédération socialiste de Côte-d’Or, il a animé avec Marie-Thérèse Mutin le journal « Front de classe » au cours des années 1980.

Jusqu’à la veille de son décès où il devait tenir les bureaux de vote dans sa commune de Fontaine-les-Dijon pour la « primaire de la Belle alliance populaire » le 29 janvier 2017, il resta fidèle à ses convictions.

Depuis sa retraite universitaire prise en 1991, Pierre Lévêque a gardé une vie culturelle débordante, continuant ses recherches et publications, sans oublier son rôle actif au sein du monde associatif. À l’APHG,  il a encadré de nombreux voyages (entre autres en Italie avec Jean-Bernard Charrier ou encore en Suisse) en offrant de riches exposés. Il participait activement aux travaux d’ADIAMOS en Bourgogne, mais aussi à Paris à la Société d’études jaurésiennes ou encore à la Société d’histoire de la Révolution de 1848. Ce riche éventail n’est pas complet, il aurait fallu évoquer aussi d’autres aspects plus intimes, sa famille, ses réseaux amicaux, mais il est utile de rester fidèle à sa modestie, celle d’un grand historien qui aimait rappeler que « l’histoire n’est pas, à [ses] yeux, une matière de mémoire, mais de réflexion ». Tel est son héritage, soyons-en dignes.

AUTEUR
Jean Vigreux
Professeur d’histoire contemporaine
Centre Georges Chevrier-UMR CNRS uB 7366
Directeur de la MSH de Dijon-USR 3516

ANNEXES

NOTES
[1] Ce texte reprend et enrichit celui prononcé lors des obsèques civiles de Pierre Lévêque. Il est initialement paru dans les Annales de Bourgogne, volume 90/3-4, 2018, p. 144-183.
[2] Pierre Lévêque, Souvenirs du vingtième siècle, tome 1, Jeunesse et formation d’un historien (1927-1963), tome 2, Carrière universitaire et action politique, Paris, L’Harmattan, collection « Graveurs de mémoires », 2012, 246 et 224 pages.
[3] Prise de parole de Pierre Lévêque lors de la présentation à la MSH de Dijon de Jean Vigreux, Histoire du Front populaire. L’échappée belle, Paris, Tallandier, 2016, 368 p.
[4] Pierre Lévêque, Souvenirs du vingtième siècle, tome 1, Jeunesse et formation d’un historien (1927-1963), Paris, L’Harmattan, coll. « Graveurs de mémoire », 2012, p. 150.
[5] Pierre Lévêque, Une société provinciale. La Bourgogne sous la monarchie de Juillet, Paris, Éditions de l’EHESS, 1983 ; Une société en crise. La Bourgogne au milieu du xixe siècle, 1846-1852, Paris, Éditions de l’EHESS, 1983.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Jean Vigreux, « Biographie. Pierre Lévêque, un historien dans la Cité » dans Hommage à Pierre Lévêque, Jean Vigreux [éd.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 21 novembre 2018, n° 9, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Jean Vigreux.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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