Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Écrire l’histoire du théâtre. L’historiographie des institutions lyriques françaises (1780-1914)
Entre histoire anecdotique et littérature : le genre des « petits mystères » de l’Opéra
Emmanuel Reibel
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RÉSUMÉ

Prenant pour cible privilégiée Les Petits mystères de l’Opéra d’Albéric Second (1844), cet article s’attachant à l’Opéra de Paris interroge les frontières, très perméables au xixe siècle, entre histoire, journalisme et littérature. Un grand nombre de publications se trouvent alors au carrefour de l’historiographie, des mémoires (émanant du personnel des théâtres lyriques), des recueils d’anecdotes et de la fiction. Issu du roman-feuilleton, le modèle des « mystères » de l’Opéra est intéressant car par-delà l’agrément du récit et le régime satirique qui le caractérisent, il relate avec une incroyable précision les arcanes de l’institution, en s’attachant notamment à son organisation technique, financière et administrative, à la vie sociale et à l’économie érotique sur laquelle il se fonde.

MOTS-CLÉS
Mots-clés : historiographie ; littérature ; opéra
Index géographique : France
Index historique : xixe siècle
SOMMAIRE
I. Une fantaisie journalistico-littéraire
II. Une contre-histoire de l’Opéra ?
III. La porosité entre les historiographies naissantes et les récits anecdotiques
IV. Conclusion

TEXTE

En 1844 paraît à Paris un volume de 320 pages, illustré par le dessinateur Gavarni et intitulé Les Petits Mystères de l’Opéra. Son auteur, Albéric Second, est à la fois littérateur, critique journalistique et directeur de L’Entracte, un périodique spécialisé dans la presse théâtrale parisienne. Entre fiction romanesque et reportage journalistique, le récit s’ouvre en plongeant le lecteur in medias res, au cœur d’une situation fort délicate :

Ce jour-là, M. Duprez avait mal à son ut de poitrine ; madame Dorus-Gras était enrhumée ; M. Barroilhet avait failli s’empoisonner en teignant son sourcil gauche, et madame Stolz s’en était allée à Dieppe respirer l’air vif de la mer, sous l’astucieux prétexte d’un subit enroûment [1].

Le directeur de l’Opéra étant lui aussi parti à Dieppe, le lecteur assiste à une réunion de crise des chefs du chant et des maîtres de ballet, en présence de Habeneck et de Battu, qui tentent d’assurer la représentation du soir dans des conditions de fortune. Épouvanté par la situation, le narrateur s’endort dans la loge de M. de Rothchild et – rêve ou réalité ? – rencontre bientôt un petit vieillard qui se présente comme le sieur Poinsinet de Sivry, un poète du xviiie siècle. Celui-ci se dit condamné par les dieux à ne quitter l’Opéra que le jour où il aura abjuré ses erreurs littéraires ! Fantôme de l’opéra avant l’heure, « tout à la fois mémorialiste forcé, enquêteur pugnace et amateur éclairé, [ce revenant] représente évidemment le guide idéal pour initier le lecteur à toutes les particularités du lieu et du milieu opératique [2]. » La salle, les loges, le foyer, les coulisses ; l’organisation artistique, administrative, sociologique, économique : rien n’échappe alors à la plume d’Albéric Second, passionné par la petite histoire et par de multiples anecdotes qui apparaissent de façon discontinue, au fil d’un récit aussi vivant que capricieux. Or, loin d’être un cas isolé, Les Petits Mystères de l’Opéra font partie d’une série d’ouvrages gravitant autour des histoires officielles du premier théâtre de Paris. Que penser de ces textes ? Quel rapport entretiennent-ils avec l’historiographie contemporaine ? Peut-on vraiment opposer, à cette époque, histoire et fiction ?

I. Une fantaisie journalistico-littéraire

À première vue, l’ouvrage d’Albéric Second semble assez éloigné de l’historiographie puisque son titre s’inscrit à dessein dans le sillage des « mystères », devenus un genre journalistico-littéraire depuis le succès des Mystères de Paris, parus l’année précédente en feuilleton dans le Journal des débats [3]. Véritable phénomène médiatique, le roman-feuilleton d’Eugène Sue devint, on le sait, le modèle de multiples « mystères urbains » à travers le monde [4], mais la déclinaison paradigmatique de cet ouvrage ne concerna pas seulement les capitales : elle toucha de façon métaphorique l’institution de l’Opéra de Paris, alors assimilé à une ville en soi, labyrinthique, aux tréfonds mystérieux nourrissant maints fantasmes [5].

Dès 1843, Léo Lespès avait publié un roman intitulé Les Mystères du grand opéra : Albéric Second ne fait que surenchérir sur son prédécesseur, en creusant la veine d’une littérature au devenir fécond, dont le but est de dévoiler les arcanes de cette boîte à fantasmes qu’est l’Opéra. L’ouvrage d’Albéric Second est donc emblématique d’une vaste production éditoriale alors liée à l’Opéra de Paris, à laquelle contribuent romans, mémoires, et même historiographies plus officielles, dont le but est de dévoiler les « petits mystères » de l’institution. Citons, par ordre chronologique, Louis Gentil, Les Cancans de l’opéra, journal d’une habilleuse [1836-1848] ; Léo Lespès, Les Mystères du grand opéra, Paris, Marescq, 1843 ; Albéric Second, Les Petits Mystères de l’Opéra, Paris, G. Kugelmann et Bernard-Latte, 1844 ; Castil-Blaze, Mémorial du Grand-Opéra, épilogue de l’Académie royale de musique, histoire littéraire, musicale, chorégraphique…, Paris, Castil-Blaze, 1847 ; Nestor Roqueplan, Les Coulisses de l’Opéra, Paris, Librairie nouvelle, 1855 ; Castil-Blaze, Théâtres lyriques de Paris. L’Académie impériale de musique, Paris, Castil-Blaze, 1855 ; Charles de Boigne, Petits Mémoires de l’Opéra, Paris, Librairie nouvelle, 1857 ; Louis Véron, Mémoires d’un bourgeois de Paris, Paris, Libraire nouvelle, 1856-1857 (5 vol.) ; Nérée Desarbres, Sept ans à l’Opéra, souvenirs anecdotiques d’un secrétaire particulier, Paris, É. Dentu, 1864 ; Nérée Desarbres, Deux siècles à l’Opéra 1669-1868, Paris, É. Dentu, 1868 ; Gabrielle Ranson, Mystères des coulisses de l’Opéra : révélations, Paris, Godot, 1885.

Tous ces textes, auxquels on associe délibérément ceux de Castil-Blaze, présentent la caractéristique d’être enracinés dans la sphère journalistico-théâtrale – que leurs auteurs soient critiques musicaux ou hommes de presse, qu’ils aient occupé des fonctions au sein même de l’Opéra, ou qu’ils soient passés, à l’instar d’un Nestor Roqueplan, d’un univers à l’autre, tant presse et opéra constituent alors des espaces poreux [6].

À l’univers du journalisme contemporain, Les Petits Mystères de l’Opéra d’Albéric Second empruntent tout d’abord un art de la satire très caractéristique. L’auteur jette un regard corrosif sur les bâtiments de l’institution, à commencer par la façade de l’avenue Le Peletier : « Comme c’est triste et sale ! comme c’est mesquin, lourd et écrasé ! Y a-t-il au monde quelque chose qui soit plus laid et plus ridicule que ces huit pauvres Muses qui grelottent là-haut, pareilles à des tuyaux de cheminées. Observez, je vous prie, que la neuvième Muse oubliée est précisément celle de la musique [7]. » Albéric Second brosse surtout un portrait au vitriol du personnel de l’Opéra, depuis les figurantes, « pareilles aux sorcières de Macbeth – pourquoi l’Opéra n’envoie-t-il pas toutes ces vieilles aux Invalides [8] ? », jusqu’aux ténors obsédés par leur ut de poitrine, devenu « clef de voûte de notre édifice social [9] ». La galerie de portraits qu’il croque – à la façon des caricatures de Gavarni illustrant l’ouvrage – fait du personnel de l’Opéra un cortège de grotesques dans lequel on retrouve Auguste, le chef de la claque, Gouin, le secrétaire de Meyerbeer, Mme Crosnier, la concierge de l’Opéra, Urhan, le violoniste le plus excentrique de l’orchestre, etc. Auréolées d’une vraie légende, ces célébrités acquièrent le statut de personnages, tant elles constituent au fil du temps les figures attendues de ce genre des « petits mystères », dont elles alimentent des pages de bravoure [10].

Comme tous les récits s’apparentant à cette veine, Les Petits Mystères de l’Opéra renversent ensuite les hiérarchies généralement adoptées par les historiographes. Ce renversement concerne la perspective historique – la dimension mémorialistique s’efface derrière la chronique du temps présent – spatiale – les coulisses sont plus importantes que la scène – institutionnelle – les œuvres sont en retrait par rapport aux hommes et aux femmes qui les commandent, les composent ou les interprètent – humaine enfin – puisque les personnages de l’ombre sont mis au jour et prennent parfois plus de relief que les stars. Tous ces récits proposent donc un envers de l’opéra qui correspond aussi à une inversion des valeurs historiographiques : l’anecdote l’emporte sur l’événement, le détail sur la totalité. On songe à la façon dont Charles de Boigne évoque La Juive au chapitre 7 de ses Petits Mémoires de l’Opéra : « À quoi bon m’appesantir sur un chef-d’œuvre que tout le monde connaît, que tout le monde a vu et reverra ? Je suis surtout le chroniqueur de ces petits mystères qui ne franchissent pas la rampe. La Juive a beaucoup fait parler d’elle, mais elle a fait fort peu jaser [11]. » Boigne choisit alors de ne parler que du figurant chargé du rôle (muet) de l’empereur Sigismond, « serviteur le plus consciencieux, le plus dévoué, le plus fanatique que l’Opéra ait jamais possédé [12] » !

Cette rhétorique de l’inversion conduit à une poétique du dévoilement : choisir la voie des « petits mystères », c’est taire ce que l’on sait de notoriété publique mais écrire ce que l’on ignore ou ce que l’on cache. Ce dévoilement peut prendre un tour sensationnaliste, comme dans les Mystères des coulisses de l’Opéra : révélations, de Gabrielle Ranson, dont le titre est aussi aguicheur que la préface [13]. Dans Les Petits Mystères de l’Opéra, cette dimension voyeuriste s’affiche également dès l’illustration de couverture – une danseuse observe la salle à travers le trou du rideau de scène. De fait, la danseuse fait figure de relais narratif important, puisque Albéric Second suit la dénommée Lelia dans sa loge, au sein de laquelle l’initiation va prendre des allures de révélation : le sieur Poinsinet, qui faisait jusque-là office de guide, « ignore une foule de chose qu’une femme seule pourrait vous dire » ! La danseuse, personnage auquel sont alors attachés maints fantasmes, fait dorénavant figure d’initiatrice dans cet espace lié à l’interdit, à la manière d’une sibylle ouvrant à un héros épique la voie d’accès aux Enfers – lieu traditionnel des révélations ultimes.

On le voit, le dispositif narratif des Petits Mystères de l’Opéra se situe au carrefour entre le genre journalistique de la satire (le caricaturiste met au jour les défauts et les vices de tous les grotesques), le modèle du reportage (l’homme de presse permet à son lectorat d’accéder à des informations qui sans lui resteraient tues) et le topos littéraire de la descente aux Enfers (le héros fictionnel acquiert une connaissance qui n’est d’ordinaire pas réservée aux profanes).

II. Une contre-histoire de l’Opéra ?

Ces différents modèles convergent vers l’idée d’un savoir caché qu’il s’agit de révéler, et qui alimente peut-être une contre-histoire de l’Opéra. De fait, les récits dont nous nous occupons s’emploient tout d’abord à mettre au jour la langue – quasi sacrée – que l’on parle dans les coulisses de l’Opéra. Ils dévoilent de façon didactique tout un vocabulaire spécialisé lié à l’art de la scène, traditionnellement connu des seuls initiés. Le seizième chapitre des Mémoires de Charles de Boigne, consacré aux décors de l’opéra, s’ingénie ainsi, tout en les expliquant, à placer en italique tous les termes propres à cet univers, comme pour en désigner le caractère sensationnel, énigmatique et magique tout à la fois : avertisseurs du chant, avertisseurs de la danse, chariots, châssis, âmes, fermes, praticables, portants, rideaux simples, rideaux à bâtis, cintres, herses à gaz, pont de service, gril… autant de mots qui n’auront désormais plus de secret pour les lecteurs avides de comprendre les arcanes de cet éternel théâtre des enchantements qu’est l’Opéra de Paris.

Comme tous les récits de ce genre, Les Petits Mystères de l’Opéra mettent ensuite au jour les vrais acteurs de l’institution : la foule anonyme des personnes s’affairant dans les coulisses – figurants, coiffeurs, perruquiers, inspecteurs du matériel, chefs de chant, machinistes, pompiers, médecins, etc. Aussi regorgent-ils d’informations susceptibles d’intéresser les historiens d’aujourd’hui, à défaut d’avoir retenu l’attention des historiographes d’hier. Albéric Second lève par exemple le voile sur les trois médecins de l’Opéra – le docteur Sybille, le docteur de Guise et le docteur Vidal de Cassis – avant de préciser qu’à l’hôpital Beaujon, quatre lits sont constamment réservés aux gens de l’Opéra blessés durant le service du théâtre [14]. Autre exemple d’information inédite, chez Charles de Boigne : les trois types de chaussons des danseuses (couleur puce, blanc ou chair) se trouvent détaillés par le menu, les premiers, précise-t-il, étant renouvelés après huit représentations, les seconds après six seulement [15]

Touche après touche s’esquisse alors une histoire triviale de l’Opéra : un tableau sans fard, alimentant et démontant simultanément tous les fantasmes liés à l’institution. Car si le « dessous des cartes » est partout « désillusionnant », « à l’Opéra, il est navrant » [16]. Tantôt Albéric Second ironise sur l’âge réel des danseuses, « sylphides hors d’âge » et « Willis bis-aïeules » [17], tantôt il révèle leur physique peu glamour, entre suées et transpirations [18], quand il ne s’étend pas sur la vie quotidienne des grandes cantatrices, dont il détaille prosaïquement les habitudes alimentaires [19]

Autre sujet sur lequel les traditionnelles historiographies restent muettes : l’économie érotique de l’Opéra, l’un des aspects les plus déterminants des récits qui nous intéressent. Renseignant l’histoire sociale de l’institution, Nestor Roqueplan montre par exemple, sur un mode humoristique, l’évolution des mœurs depuis l’Empire jusqu’à la Monarchie de Juillet :

La révolution a été faite contre nous. Sous l’empire, on trouvait que l’amour d’une danseuse valait 100 000 francs par mois. Les dernières années de la restauration ont offert déjà plus d’un exemple d’une femme s’estimant assez peu pour recevoir 30 000 francs par an. En voilà bien d’une autre, à présent ! Nous allons voir arriver des marchands de chandelles, des fabricants de bobines de soie, des débitants de fil en écheveaux, des députés, des maquignons, des pairs de France sans majorats, qui nous offriront, tous les trente et un du mois, un ignoble billet de 500 francs, tout sec, tout gras, jamais plié dans un écrin, et, au 1er janvier, un cachemire français à fond vert cru [20].

Nostalgique de l’élégance et des mœurs aristocratiques, Roqueplan se montre sévère, on le voit, contre l’embourgeoisement de l’institution et de son personnel, devenu pépère et popote : pour lui, « l’Opéra s’est fait pot-au-feu [21] » !

Mais c’est surtout lorsqu’ils dévoilent les arcanes du foyer et de l’administration que ces récits s’érigent en contre-histoire. Dans Les Petits Mystères de l’Opéra, Albéric Second prend un malin plaisir à révéler l’identité des critiques musicaux qui paradent à l’Académie royale, mais qui se cachent ensuite sous le masque de la pseudonymie : « Voici M. Merle, de la Quotidienne, esprit fin et judicieux, véritable Protée du journalisme, qui signe J. T. ses feuilletons de théâtre, le causeur sa revue de la semaine, l’amateur ses appréciations de peinture, et qui ne signe pas du tout les petits articles qu’il envoie à la Mode [22]. » Façon de lever le voile, de façon impertinente, sur ce qui est délibérément tu ou caché, tout en dénonçant les failles du système journalistico-théâtral. De la même façon, exhiber les coulisses du pouvoir permet de jeter une lumière assez crue sur le fonctionnement de l’institution, en révélant par exemple qui est en grâce auprès du directeur et pourquoi. On découvre par exemple que le librettiste Saint-Georges a

ses grandes et ses petites entrées dans la loge de M. Pillet ; et à ce propos, vous ne serez peut-être pas fâché d’apprendre d’où vient que ce trop fécond littérateur monopolise depuis un an l’affiche de l’Opéra. M. de Saint-Georges est intimement lié avec le marquis de Saint-Mar. Or, le marquis de Saint-Mar est ce même capitaliste qui a succédé à M. Aguado dans l’emploi de commanditaire de l’Opéra. Là est le secret de la fortune dramatique de ce parolier sans talent.

Sous couvert de fantaisie, Albéric Second éclaire ainsi certains fonctionnements de l’institution ; il se permet alors parfois de remettre en cause la doxa, par exemple sur l’action du docteur Véron à la tête de l’Opéra :

– On dit que c’était un directeur-modèle, habile au plus haut point, et magnifique à l’instar d’un prince. – Prout ! fit-il en hochant la tête et en haussant les épaules, et voilà pourtant comme on écrit l’histoire ! Cette habileté tant vantée, mon cher monsieur, se borne à n’avoir représenté Robert le diable qu’à son corps défendant. Quant à sa magnificence, elle consistait à réduire le plus possible le budget de son théâtre, et à envoyer des bouquets de violettes de dix centimes aux artistes qui, la veille, lui avaient procuré une recette de trois mille écus [23].

III. La porosité entre les historiographies naissantes et les récits anecdotiques

On comprend donc qu’il est impossible de dresser historiographie et fiction en parfaites antagonistes. Non seulement l’histoire est la matière même de ces fictions – le huitième chapitre des Mystères du grand opéra de Léo Lespès, le plus romanesque des textes qui nous intéressent, se présente par exemple comme un « intermède historique » relatant l’origine de l’Opéra en France – mais les récits anecdotiques consacrés à l’Opéra ne cessent d’invoquer la vérité historique au cœur même de la fantaisie. « Je n’invente pas, je raconte », se targue Charles de Boigne au seuil de ses Petits Mémoires de l’Opéra [24]. Le pacte de lecture est délibérément rendu saillant. Semblable rappel du caractère véridique et véritable des faits rapportés sonne comme un leitmotiv des Petits Mystères de l’Opéra, qu’Albéric Second présente dans un post-scriptum comme la « très-véridique histoire de l’Opéra en 1844 [25] ». « Tous ces détails sont-ils bien vrais ? », s’interroge au cours du roman le narrateur, qui vient de découvrir la vie de la cantatrice Julie Dorus-Gras, et d’apprendre, entre autres, que cette dernière avalait une côtelette de veau avant chaque entrée en scène : « Aussi vrais qu’un axiome géométrique », se voit-il répondre ! Au cœur d’une vaste digression sur le fonctionnement de l’institution au temps de Lully, rehaussée de nombreux chiffres de recettes, Albéric Second précise encore : « Je vous prie de croire que je n’imagine absolument rien, et que toutes les sommes que je vais vous citer sont parfaitement historiques [26] ».

De fait, le lecteur contemporain est frappé par la précision chiffrée des détails apportés par Les Petits Mystères de l’Opéra. Assez caractéristique de la volonté de révéler le dessous des cartes, la focalisation sur les salaires des différents protagonistes de l’institution est quasi obsessionnelle. Ainsi apprend-on les salaires des différents chanteurs – Barroilhet, 50 000 francs pour dix mois, gagne moins que Duprez, 60 000 francs pour dix mois [27] –, mais aussi des machinistes – M. Contant, machiniste en chef, commande à « une légion de machinistes gagnant, les uns, de 1 000 à 1 500 francs, et les autres, de 750 à 850 francs [28] » – ou encore des ouvreurs – le fameux Jarry, qui distribue des billets de faveur pendant la journée avant d’être le soir ouvreur et placeur du côté droit de l’orchestre, se fait « haut la main un revenu de huit mille francs avec son petit commerce de lorgnettes prêtées, de stalles gardées et de tabourets réservés [29] ». De la même façon, les Petits Mémoires de Boigne présentent des données relevant a priori de l’historiographie : le chapitre XXIV, consacré à l’orchestre, consigne l’ensemble des recettes et des dépenses de l’Opéra en 1829, détaille le fonctionnement des émoluments des compositeurs et des librettistes [30], et s’achève par différentes notes et listes répertoriant par exemple le personnel féminin de la danse.

Ces derniers exemples montrent la porosité entre historiographie et fiction : les « petits mystères » ne sont pas uniquement nourris d’indiscrétions de coulisses et d’anecdotes plus ou moins romancées relayées par les journaux : ils intègrent des éléments associés aujourd’hui à l’historiographie naissante (détails chiffrés, listes, récits historiques, brèves biographies, etc.) et sont donc alimentés par certains travaux historiographiques qui les renseignent. À rebours, l’historiographie naissante entretient parfois des relations singulières avec le genre des « petits mystères ». Pour s’en convaincre, il suffit d’ouvrir l’histoire « officielle » de l’Opéra de Paris, quasi contemporaine, rédigée par Castil-Blaze. Son volume Théâtres lyriques de Paris. L’Académie impériale de musique est sous-titré en 1855, de façon éclairante, « histoire littéraire, musicale, chorégraphique, pittoresque, morale, critique, facétieuse, politique et galante de ce théâtre de 1645 à 1855 ». Le chapitre 18 du tome 2, consacré aux costumes, aux décors et à la mise en scène, et le chapitre 19 du même tome, abordant la mise en claque, la mise en recettes, les « truks et puffs », relèvent d’un domaine – « pittoresque » et « facétieux » – dans lequel les « petits mystères » se sont spécialisés. L’historiographie se nourrirait-elle parfois de l’histoire anecdotique ? La question peut sembler provocante, mais il est certain en tout cas que Castil-Blaze n’oppose pas les domaines. On peut se reporter au post-scriptum de son Mémorial du Grand-Opéra, un mémento historiographique se présentant sous forme de listes et de tableaux divers, écrit quelques années plus tôt :

L’utilité de ce Mémorial sera bientôt reconnue ; s’il a quelque succès, l’auteur s’empressera de joindre l’amusant à l’utile, en publiant Curiosités sur le grand opéra, Vérités sur le grand opéra, livrets formés avec un millier de faits d’un intérêt piquant, d’une étrangeté quelquefois prodigieuse, mais qu’il ne pouvait admettre en totalité dans son histoire sans en interrompre le fil à chaque instant. Croyez pourtant qu’elle en est suffisamment garnie [31].

Si Castil-Blaze affiche son intérêt pour l’histoire anecdotique et pour le genre des « petits mystères » (les titres qu’il imagine pour ses futurs ouvrages, « Curiosités » ou « Vérités », relevant bien de cette littérature), il conçoit bel et bien l’historiographie comme un point de départ destiné à alimenter différentes fictions journalistiques :

L’auteur présente ce Mémorial à ses confrères, les journalistes, assez hommes d’esprit et de goût pour mêler à leurs récits la quinte-essence des notions précises qu’il renferme ; assez adroits pour cueillir en ce Jardin des Racines mélodiques une fine fleur d’érudition qui, peut-être, n’est pas sans mérite [32].

Si Castil-Blaze montre que les « petits mystères » pourront être ainsi nourris par ses travaux historiques, son travail interpelle le lecteur contemporain puisque l’historiographe avoue avoir semé son Mémorial d’erreurs volontaires afin de piéger d’éventuels plagiaires :

La reproduction, même partielle, est interdite.
Le musicien-avocat, ancien inspecteur de la librairie, prévient les contrefacteurs que son Mémorial est semé de pièges, dans lesquels ils ne manqueraient pas de tomber. Pareils aux dessinateurs frauduleux de billets de banque, ceux qui le copieront doivent nécessairement estamper eux-mêmes leur condamnation.
Un seul homme dans l’univers peut découvrir ces innocentes perfidies. L’auteur vient de nommer François-Joseph Fétis, et n’en est pas plus inquiet [33].

On le voit, Castil-Blaze préfère s’adresser aux littérateurs de talent plutôt qu’aux historiens sans scrupule. Mais si, dans ce Mémorial, l’érudit Fétis est le seul à pouvoir déceler le vrai du faux, c’est qu’à cette époque, l’historiographie n’a pas totalement divorcé de la littérature.

IV. Conclusion

Aucune solution de continuité ne peut donc être clairement établie, au cœur du xixe siècle, entre historiographie et littérature. La cartographie des ouvrages historiographiques est complexe, car il n’existe aucune ligne de démarcation entre histoire et fiction, à une période où ces sphères ne cessent d’interagir dans un espace médiatique en pleine construction. On observe un continuum allant du roman à l’ouvrage historique en passant par des publications dont la dimension fictionnelle n’est qu’un prétexte au déploiement d’une chronique consacrée à la vie de l’institution.

S’il est vrai qu’une étude plus approfondie des porosités entre ouvrages historiographiques, mémoires et fictions resterait à mener, on peut avancer que cette réalité est certainement liée au fait que l’histoire n’est pas encore conçue, au cœur du xixe siècle, de façon positiviste : comme la fiction, il lui arrive de recourir au dialogisme, à la description, aux anecdotes truculentes plus ou moins avérées afin de rendre vivante la représentation de l’institution concernée. Pour le dire autrement : la fictionnalisation est alors un mode de représentation de l’Histoire. Le même type de relation à l’Histoire, comme objet de curiosité et objet d’évocation, se retrouve d’ailleurs dans le genre du grand opéra, sur la scène même de l’Académie royale ou impériale de musique.

Par conséquent, on aurait tort de sous-estimer les histoires anecdotiques des institutions lyriques. Non seulement parce que ces « petits mystères » de l’Opéra ont joué à l’époque un rôle très important dans la construction d’un imaginaire propre à l’institution lyrique, mais parce qu’ils permettent d’envisager aujourd’hui une autre histoire de l’Opéra de Paris – non seulement institutionnelle, mais sociale et culturelle. De fait, le name dropping systématique pratiqué par Les Petits Mystères de l’Opéra fait de l’ouvrage d’Albéric Second un précieux who’s who du Paris des années 1840, et donc un document déterminant pour qui veut étudier l’économie érotique de l’Opéra ou la cartographie sociale de ses loges.

AUTEUR
Emmanuel Reibel
Professeur des universités
Université Lumière Lyon 2, IHRIM-UMR 5317
Institut universitaire de France

ANNEXES

NOTES
[1] Albéric Second, Les Petits Mystères de l’Opéra, Paris, G. Kugelmann et Bernard-Latte, 1844, p. 1. Cet ouvrage, cité dans les notes sous l’abréviation PMO, est consultable en ligne sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6438746w/f5.image.
[2] Timothée Picard, Sur les traces d’un fantôme : la civilisation de l’Opéra, Paris, Fayard, 2016, p. 88. Timothée Picard consacre quatre pages à l’ouvrage d’Albéric Second, qui trouve sa place au sein d’une foule d’ouvrages alimentant de façon passionnante l’imaginaire de l’opéra aux xixe et xxe siècles.
[3] Parution entre le 19 juin 1842 et le 15 octobre 1843.
[4] Voir Marie-Ève Thérenty et Filippos Katsanos, « Anthologie internationale des Mystères urbains », Médias 19 [en ligne], Anthologies, Les Mystères urbains, mis à jour le : 19/02/2015, disponible sur : http://www.medias19.org/index.php?id=645, page consultée le 15/08/2016.
[5] Voir Timothée Picard, op. cit.
[6] Voir Presse et Opéra 1750-1850, à paraître sur http://www.medias19.org/.
[7] PMO, p. 107.
[8] PMO, p. 126.
[9] PMO, p. 240.
[10] Voir par exemple le sort fait à Urhan par Charles de Boigne dans ses Petits Mémoires de l’Opéra, p. 146-147, décrit en « trappiste de l’orchestre » à qui l’on joue des tours en substituant par exemple les œuvres de M. Paul de Kock à ses lectures pieuses !
[11] Ibid., p. 81.
[12] Boigne raconte le stoïcisme de ce dénommé Quériau dans la Fille de marbre, lorsque la fiole qu’il devait porter s’ouvrit et le brûla !
[13] « On a écrit la Question de l’Opéra, le Fleuret de l’Opéra, mais on n’a jamais écrit les mœurs du personnel de l’Opéra ; il semble qu’aucun écrivain n’ait été assez osé pour le faire. […] Personne n’a jamais dit la vérité sur l’Opéra, je serai celle-là !!! » (Gabrielle Ranson, Mystères des coulisses de l’Opéra : révélations, Paris, Godot, 1885, préface).
[14] PMO, p. 237.
[15] Boigne, op. cit., p. 231.
[16] Ibid., p. 32.
[17] PMO, p. 172.
[18] PMO, p. 181. Cf. aussi Boigne, op. cit., p. 33 : « La danseuse ! Après son pas, elle n’est pas même une gravure après la lettre ! Épuisée, haletante, presque morte, elle se soutient à peine ; elle souffle comme une machine à vapeur […]. »
[19] PMO, p. 271.
[20] Nestor Roqueplan, op. cit., p. 29.
[21] Ibid., p. 33.
[22] PMO, p. 45.
[23] PMO, p. 29-30.
[24] Boigne, op. cit., p. 1.
[25] PMO, p. 319.
[26] PMO, p. 99.
[27] PMO, p. 245.
[28] PMO, p. 229.
[29] PMO, p. 18.
[30] « Pendant les quarante premières représentations d’un opéra en cinq actes, les droits d’auteur sont, pour le poète, de 250 francs ; pour le musicien, de 250 francs. Après quarante représentations, ils tombent à 100 francs ! Pour un opéra en un ou deux actes, ils sont de 170 francs, et après quarante représentations, de 50 francs. » (Boigne, op. cit., p. 304)
[31] Castil-Blaze, Mémorial du Grand-Opéra, épilogue de l’Académie royale de musique, histoire littéraire, musicale, chorégraphique…, Paris, Castil-Blaze, 1847, p. 64.
[32] Ibid.
[33] Ibid.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Emmanuel Reibel, « Entre histoire anecdotique et littérature : le genre des “petits mystères” de l’Opéra », dans Écrire l'histoire du théâtre. L'historiographie des institutions lyriques françaises (1780-1914), Séverine Féron et Patrick Taïeb [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 27 novembre 2017, n° 8, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Emmanuel Reibel.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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