Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Historiens et romanciers | ||||
De l’histoire romancée à l’histoire virtuelle | ||||
Yves-Marie Bercé | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||
RÉSUMÉ
L’historien qui veut se faire romancier a plusieurs possibilités. Il peut, en respectant les règles de la vraisemblance, chercher à compléter les non-dits des pièces d’archives. Il peut ensuite laisser libre cours à son imagination, à l’affabulation à partir d’anciennes rumeurs ou en inventant purement et simplement des sources. Il peut enfin se lancer dans l’uchronie, l’histoire virtuelle ou contrefactuelle. Quel que soit le procédé choisi, il contribue à démontrer la fragilité des plus beaux récits historiques. |
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SOMMAIRE |
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TEXTE | ||||
La fiction d’un roman, réaliste ou fantastique, doit respecter des règles de vraisemblance ou de conventions littéraires, tandis que la réalité, elle, ne s’en soucie jamais. Les futurologues et les planificateurs se trompent toujours ; les évènements qui surviendront demain seront inattendus et extravagants. La fiction doit imiter, tandis que l’histoire à venir est imprévisible. Chaque épisode du passé a été en son temps inimaginable, l’historien qui l’explique après coup est évidemment un tricheur. Peut-être est-ce par remords qu’il prend un jour la plume du romancier. Il lui faut alors retrouver les exigences de la fiction, insérer une intrigue dans le chaos indémêlable du passé, imaginer des aventures assez originales pour divertir les lecteurs et assez conformistes pour correspondre aux vulgates historiques qu’ils ont apprises dans les manuels. C’est ce qu’en son temps Madame de La Fayette avait su faire dans La Princesse de Clèves. Elle avait rêvé d’une liberté amoureuse qui, disait-on, aurait été possible jadis sous les rois Valois, avant que les étiquettes pesantes de la cour d’Espagne aient gagné le Louvre. Pour s’assurer des manières et des caractères d’une époque révolue, elle avait lu les souvenirs et les mémoires de cet autre siècle, recherché et extrait les gestes et pensées de ses personnages dans les livres de Mézeray, l’historien le plus lu à sa génération. Quelques mois de séjour des courtisans dans les châteaux du val de Loire pendant le bref règne de François II offraient à son intrigue amoureuse un théâtre possible et une exactitude étudiée de décors et de costumes. Elle y mettait en scène des sentiments, émotions et comportements qui étaient les siens, ceux d’une sensibilité supposée inchangée d’âge en âge. Madame de La Fayette avait d’intuition compris les variations superficielles des modes et comportements à travers les époques et la nécessité d’aller exhumer les anciens usages hors des fatras des écrits des historiens. Mieux encore que les historiens embarrassés dans les longs récits politiques, les archives judiciaires peuvent faire découvrir la vraie vie quotidienne des temps jadis. Les informations criminelles, appelées plus tard instructions pénales, fournissent à loisir des histoires de crimes, détaillées sur un moment sinistre de vie et silencieuses sur les autres bribes de vie du malheureux condamné. Soit l’exemple d’un voleur de chevaux pendu à Angoulême en 1644. Par son interrogatoire au présidial, on sait qu’il avait coutume de maquiller les chevaux pour les revendre à des foires pas trop voisines jusqu’au jour où il fut pris en chasse par les domestiques d’un riche éleveur. Plus jeune, il avait été soldat un moment et d’autres fois il avait gagné sa vie en allant se louer pour les moissons de champs d’orge qui se renouvellent sur plusieurs saisons. Il est loisible de lui attribuer des amours villageoises et des faits d’armes de la Guerre de Trente ans. Pour placer ce personnage dans un roman, il suffirait de suppléer aux non-dits des pièces d’archives, de remplir les points de suspension. Il revient au savoir-faire et aux précautions de l’historien de bien choisir ces additions, de rendre les greffons compatibles avec les mémoires et les logiques de l’époque choisie. Un peu comme Alain Corbin en 1998 prêtant une biographie modèle à un inconnu dont n’étaient connus que son identité, un nommé Pinagot, et les actes publics qui établissaient son existence en un certain lieu et en certaines années. En effet, au xixe siècle la multiplication des actes administratifs encadrant l’existence de chacun offre des échantillons d’existences ignorées, comme autant d’enveloppes vides que Corbin a eu l’audace de compléter. Son intelligence historique scrupuleuse place dans les blancs du récit des circonstances très certaines que cet homme cobaye avait nécessairement traversées de son vivant. Alain Corbin, en inventant la biographie plausible de ce sabotier totalement ignoré a accompli une prouesse historienne ; il en fait un manifeste de méthode et ne se prétend nullement romancier. Pourtant, Corbin, historien s’il en fut, a bien dans ce livre composé un roman, tout comme, symétriquement, Balzac, romancier, avait été historien de son temps. Il y a détournement, tromperie malicieuse, faute contre la déontologie des historiens, lorsqu’un auteur ne se soucie plus du tout de vérification et critique des sources et choisit de faire son miel des récits les plus suspects, des rumeurs et des légendes. Ainsi, les ragots de l’année 1624 racontent qu’un matin de printemps dans le jardin de l’évêché d’Amiens, la jeune reine Anne d’Autriche, charmante brunette, s’était attirée les caresses inconvenantes du duc de Buckingham et avait eu l’imprudence de lui confier un bijou. L’affaire est, comme chacun sait, au centre des aventures des Trois mousquetaires (1843). Alexandre Dumas avait puisé l’intrigue dans les mémoires du xviie siècle, vrais ou apocryphes, dont des éditions de grande circulation publiées depuis les années vingt ou trente ravissaient le public lettré. La malveillance a prêté à la reine Anne d’autres péripéties controversées. Il est vrai que son amitié profonde pour Mazarin est incontestable. Des lettres de confiance, voire d’affection, un langage secret propre aux affaires de cœur en portent des traces indubitables. Pour autant, les conditions de la vie de cour et l’impossible solitude des personnes souveraines anéantissent l’hypothèse d’une liaison d’amants. Du moins, les pamphlets de la Fronde ont pu le croire. Une affabulation, plus extravagante, lui a même prêté une passade avec Richelieu, la mise au monde d’un bâtard, et, plus ébouriffante encore, la dissimulation d’un jumeau du futur Louis XIV. Cet enfant caché est l’un des candidats à l’identité du Masque de fer. La carrière reste ouverte. Un triste jour de l’été 1637, le chancelier Séguier fut chargé de trouver chez la reine Anne dans sa retraite du Val-de-Grâce des traces d’une correspondance – en fait, pieuse et anodine – avec son frère le roi d’Espagne Philippe IV. Le sinistre magistrat, odieux et lubrique, alla jusqu’à la fouiller au corps. Il serait absurde et inconvenant d’élucubrer une complaisance de la victime, qui aurait acheté le silence du chancelier en lui concédant ses faveurs dans une cellule du Val-de-Grâce. Peut-être l’impudique magistrat aurait-il été induit par une ruse de la reine à assouvir ses désirs sur une soubrette espagnole. L’histoire ne le dit pas. Pourtant quelques détails sont incontestables. Le soleil se couchait à ce moment derrière les grands arbres qui bordaient les carrières des Chartreux ; on entendait des bruits de marteau venant des ateliers de maréchaux ferrants qui voisinaient la barrière d’Enfer et un peu plus tard, en prêtant l’oreille, les sonneries des cloches de l’église Saint-Jacques du Haut-pas. On n’en sait pas plus. On peut cependant envisager qu’un enfant serait issu de cette rencontre, il aurait été élevé secrètement aux frais de Séguier. Hélas, comme on pouvait s’y attendre, le jeune homme aurait ensuite mal tourné. Sur ses trente ans, il aurait été envoyé au Châtelet pour proxénétisme par La Reynie, le lieutenant général de police de Paris. Cette charge venait d’être créée en 1667, contre l’avis de Séguier qui y voyait une diminution de ses prérogatives judiciaires. Cette contradiction institutionnelle et l’intérêt que le vieux chancelier continuait de porter à l’enfant indigne expliquent sa mort de désespoir en 1672. Le rapprochement des dates est éloquent, leur coïncidence ne tient pas du hasard. L’étrange silence que les historiens ont observé jusque-là sur cette anecdote montre trop bien ses enjeux politiques. Le fils de Séguier a-t-il été par la suite dissimulé sous un masque de fer ? Rien ne permet de l’affirmer. Voici une autre découverte : les mémoires du marquis de Barberaste, gentilhomme gascon au service de Mazarin, envoyé en mission à Rome en 1655. Le document a été retrouvé vers 1900 grâce à l’érudition d’un ecclésiastique membre de sociétés savantes aquitaines. Sans doute le texte a-t-il été ré-écrit dans la mesure où il est encombré de détails médiocres qu’un diariste de ce temps n’aurait pas retenus et qui sont donc sans doute des ajouts d’un éditeur abusif. Alors que la révolte de Naples avait menacé la puissance espagnole en Méditerranée, les intrigues françaises pour attiser les troubles avaient étrangement échoué. La charge de Barberaste était de débusquer un agent infidèle dans le personnel de l’ambassade à Rome. Les rues, les ruines, les monuments de la ville antique et baroque servent de décor aux complots mystérieux, aux combats de cape et d’épée et aux amours des dames italiennes aux grands yeux noirs. Il faut dire que j’ai quelques accointances avec le marquis de Barberaste, ayant fait sa connaissance non pas au palais Farnese où les fenêtres de ma chambre dominaient le couvent des Brigittines mais l’année suivante sur un piton du Djebel Amour d’où l’on apercevait un horizon de hautes collines brunes et pierreuses. Le contraste de ces paysages, l’inaction dans le poste, le silence des hauts plateaux, la nostalgie de l’Italie dictaient les mémoires de ce marquis imaginaire. L’affabulation d’un roman est une forme d’évasion. Écrire de la prose imaginaire à défaut d’histoire, c’est promouvoir des personnages qui sortent de ses souvenirs et de ses voyages, c’est aussi se délester d’un trop-plein de connaissances inutiles, en faire partager les secrets à un interlocuteur fantôme. Quant au recours à l’apocryphe, il est une distraction tentante et relativement facile pour un érudit. Le jeu ressemble à l’invention sur les murs d’anciennes bibliothèques de simulacres de reliures annonçant sur les bandeaux Opera nulla ou incognita, ou encore portant des titres énigmatiques qui sont les seules traces subsistantes d’œuvres antiques à jamais disparues. Avec beaucoup de connaissances et plus aucun scrupule d’histoire, la voie est ouverte aux voyages dans le temps. Les récits de promenades édifiantes de jeunes gens comme Télémaque ou Anacharsis avaient transporté les collégiens des xviiie et xixe siècles dans les villes et monuments de l’ancienne Grèce. Un siècle plus tard, la machine à remonter le temps est inventée ; elle est devenue l’un des nombreux genres de la littérature de science-fiction. Pour que l’aventure du voyageur spatio-temporel captive l’attention, il faut supposer que ce héros ait réussi à passer inaperçu dans l’époque qu’il a choisi de visiter et qu’il soit même parvenu à y jouer un rôle. Le lecteur de science-fiction attend du voyage dans le passé la résolution de quelque énigme classique ou le redressement d’une injustice ressentie par la postérité. Un terrible risque survient alors ; le cosmonaute pourrait volontairement ou par inadvertance, en modifiant les évènements, parasiter la chaîne des temps. Accessoirement, son interférence pourrait affecter son destin, par exemple en tuant l’un de ses ancêtres ou en s’amourachant d’une de ses arrière-grands-mères. Pour éviter les catastrophes d’anicroches chronologiques, voire la création d’univers parallèles, il appartiendra un jour aux autorités du futur de concevoir une patrouille de la police du temps qui veillera à entraver les menées de voyageurs malhonnêtes ou imprudents et à effacer leurs interventions. Elle est même certainement à l’œuvre aujourd’hui, sans doute depuis toujours, mais son efficacité est telle que nous n’en savons rien. Un genre plus ambitieux introduit les hypothèses d’une histoire virtuelle ou contrefactuelle. Elle se fonde sur des moments où le destin a paru hésiter, où d’autres fortunes, d’autres issues paraissaient possibles. Les aléas des annales politiques et militaires sont plus susceptibles d’offrir de tels basculements incertains ; les rôles des grands hommes, les hasards des combats sont des facteurs évidemment casuels, kings and battles comme disent les historiens anglophones. Les auteurs américains avancent des exemples fameux de leur roman national. What if? Que serait-il arrivé si le général anglais Burgoyne avait battu les Insurgents à Saratoga, si le général Lee avait été vainqueur à Gettysburg et si Kennedy n’avait pas péri assassiné, ce sont quelques-unes des questions favorites qui lancent les auteurs de science-fiction outre-Atlantique dans la composition de versions alternatives. L’histoire de France ne manque pas d’accidents comparables et de tournants essentiels. Louis XIV meurt de fièvres en 1658, Louis XVI franchit sans encombre l’étape de Varennes. Napoléon est une cible majeure de l’écriture contrefactuelle, Pierre Boulle a envisagé qu’il soit tué au siège de Toulon, Pierre Vendryes a supposé que les vents d’Est l’empêchent d’arriver en Égypte. Il était sur le point de gagner à Waterloo si Grouchy était arrivé à temps. Enfin Simon Leys a raconté comment l’Empereur a pu s’évader furtivement de Sainte-Hélène, ses compagnons et ses geôliers anglais avaient pour des raisons différentes le même intérêt à garder secrète la nouvelle. Comme personne ne le savait, personne ne le crut lorsqu’il arriva clandestinement à New York où il est mort à une date inconnue dans la misère et l’obscurité. Le savoir historique se fait souvent téléologique. Il professe que l’histoire a un sens et progresse vers une finalité. L’étude et l’interprétation des événements en sont totalement faussés, ils semblent se ranger sagement comme pour permettre les commentaires judicieux des professeurs. Ce penchant est malheureusement irrépressible ; connaissant la suite, l’auteur cherche spontanément une orientation au chaos des faits. Il la trouve, bien sûr, au gré des idées dominantes de son temps : la Providence, la lutte des classes, la mondialisation, la fin de l’histoire, l’anéantissement nucléaire, les bouleversements du climat, la fin de la planète et autres selon vos préjugés personnels. L’écriture de l’histoire virtuelle devient alors un exercice très sain, puisqu’il démontre la fragilité des plus beaux récits historiques. Hélas, la croyance au sens de l’histoire prend sa revanche dans l’invention d’une Counter counter History. Il s’agit de pousser l’hypothèse à son terme et de découvrir que rien n’a vraiment changé. Le serpent se mord la queue, la chaîne est réparée, le cours de l’histoire reprend à l’identique. Les successions dynastiques sont assurées, l’indépendance des États-Unis n’est retardée que de quelques années, un autre général remplace Bonaparte, l’armée coalisée renouvelée après Waterloo stoppe Napoléon un peu plus tard, l’industrialisation du Nord rend vaine la victoire sudiste, Kennedy survivant aurait été confronté au même cours du monde. La force des conjonctures, la puissance des idées reçues se révèlent plus décisives que les avatars individuels. Les leçons des professeurs peuvent reprendre en bonne conscience leurs propositions sentencieuses. À vrai dire, je suis peut-être sorti du sujet. L’engagement dans les dédales de l’histoire virtuelle relève plus de l’utopie philosophique que de l’affabulation romanesque. Les bons disciples de Clio, éduqués à l’authenticité, adeptes de la sobriété du style et de la sécheresse des sentiments, défiants envers les entrainements de l’imagination, se doivent de s’effaroucher devant ces chimères. L’aventure d’une tentation romancière est plus reposante. S’ils ont jamais été séduits par les caprices du roman, les historiens fidèles aux préceptes de l’école, même les plus dissipés, ont certainement déjà fermé cette page et sont revenus aux habitudes rassurantes de leur table de travail. |
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AUTEUR Yves-Marie Bercé Professeur émérite d’histoire moderne à la Sorbonne Membre de l’Institut |
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ANNEXES |
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NOTES |
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Yves-Marie Bercé, « De l’histoire romancée à l’histoire virtuelle », dans Historiens et romanciers, Dominique Le Page et Philippe Poirrier [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 18 juin 2020, n° 12, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Yves-Marie Bercé. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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