Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Historiens et romanciers
Postface
Historiens et romanciers : vertus et plaisir de l’écriture romanesque
Philippe Poirrier
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RÉSUMÉ
MOTS-CLÉS
Mots-clés : histoire ; littérature ; écriture de l’histoire ; écriture romanesque
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Index historique :
SOMMAIRE

TEXTE

Les collègues qui ont répondu à nos sollicitations devaient réfléchir à leur propre expérience. C’est cette réflexivité assumée que nous souhaitons interroger dans cette courte postface. Un premier point rassemble les différents contributeurs : le plaisir que ceux-ci ont pris à adopter la forme romanesque. Plaisir de l’écriture et plaisir de la littérature sont intiment liés. « J’écrivais parce que j’aimais ça » souligne Ivan Jablonka. Plaisir du jeu par rapport aux conventions académiques ; envie aussi, comme le note Morgan Poggioli, de s’approprier les libertés dont bénéficient les auteurs de romans historiques. Possibilité de contourner l’obstacle archivistique qui peut dans certains cas empêcher l’investigation historienne. Liberté dans les formes même de l’écriture : l’historien, suggère Christophe Blanquie, peut y regagner une part de la variété formelle qu’il a perdue depuis l’avènement de l’homo academicus. La question n’est pas seulement celle de l’écriture et de la poétique : Christian Jouhaud évoque comment la mobilisation de motifs littéraires et d’auteurs divers – de Sigmund Freud à Georges Bataille, de Pierre Michon à Yves Bonnefoy – l’aide à construire ses textes (La folie Dartigaud et Une femme a paru. Méditation sur la Gradiva) dans une démarche qui échappe à l’historiographie, ou qui se situe à la frontière extrême des pratiques historiennes. « L’aventure d’une tentation romancière », suggère Yves-Marie Bercé, permet le voyage dans le temps et offre la possibilité de remettre en cause les certitudes des historiens qui respectent scrupuleusement les règles académiques ; configuration proche de celle de l’histoire virtuelle (celle pratiquée par Alain Corbin avec Pinagot) ou encore celle de l’histoire contre-factuelle [1].

Il n’est sans doute pas indifférent de noter également que ces historiens ont souvent croisé la littérature, le roman et les écrivains dans la construction de leur objet de recherche. Christophe Blanquie a travaillé sur les mémorialistes français du xviie siècle [2], Christian Jouhaud a animé le Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire (Grihl) dans le cadre de l’EHESS et interroge depuis son étude pionnière sur les mazarinades [3] les liens étroits entre le politique et la littérature au xviie siècle [4]. Thomas Bouchet, qui était présent lors de la journée d’études de mars 2019, mobilise la littérature dès ses premiers travaux. Gustave Flaubert, Honoré de Balzac et Victor Hugo habitent ses recherches sur la Monarchie de Juillet [5]. La communauté historienne repérera assez vite son intérêt pour les relations entre littérature et histoire : en 2002, c’est à ce titre que la rédaction du Mouvement social lui commande un texte pour sa 200e livraison [6]. En novembre 2018, il est invité à dévoiler sa « bibliothèque idéale » dans le cadre des soirées Sine Qua None organisées par la Librairie Meura de Lille : Arlette Farge, Alain Corbin, Jacques Rancière mais aussi Victor Hugo (Les Misérables) et Virginia Woolf (Les Vagues) occupent les premières places de cette bibliothèque personnelle. La critique ne manque pas de souligner cette configuration lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’écriture du volume De colère et d’ennui. Paris, chronique de 1832. Olivier Gaudin note ainsi pour Metropolitiques [7] :

L’auteur est informé par une fine connaissance des sources (fonds d’archives, presse, correspondances, journaux) et des travaux d’histoire. Mais il est aussi nourri par la fiction littéraire, à commencer par les feuilletons, nouvelles et romans de l’époque – dont le plus célèbre, Le Rouge et le Noir, paru à la fin de 1830, porta d’abord le sous-titre « Chronique du xixe siècle ». Bouchet indique encore sa dette à l’égard d’œuvres de fiction ultérieures. Hugo a consacré un tome entier des Misérables au « tableau d’histoire » de l’insurrection de 1832. Cette riche description épique, méthodique et documentée, innovait par son approche délibérément fragmentaire et sa force d’expression, au point que ce « collage » littéraire a transformé la réception de l’événement. De manière moins attendue, l’auteur cite aussi Virginia Woolf, qui a contribué de manière décisive à l’émancipation de voix et de points de vue féminins qui ne se définissent plus par référence à la domination masculine ; mais aussi à une écriture attentive aux signaux sensibles du milieu urbain et aux sensations citadines.

Cette singularité individuelle est renforcée par la place qu’occupe la littérature dans la formation des historiens, notamment chez ceux qui sont passés par les classes préparatoires littéraires, avant d’intégrer, ou non, l’École normale supérieure. Ajoutons que cet habitus lié à la formation initiale, et que peut précéder comme chez Ivan Jablonka une socialisation familiale essentielle [8], s’inscrit dans le cadre d’une culture française qui a longtemps accordé une place majeure à la culture littéraire, aux dépens des arts visuels, de la musique et du spectacle vivant, et qui a façonné la figure de l’écrivain national. Anne-Marie Thiesse a montré dans un essai récent combien la France, « Nation littéraire » entre toutes, est sans doute celle qui a développé le rapport le plus étroit entre le littéraire et le national [9].

Deuxième point que nous souhaitons souligner : la mobilisation de l’écriture romanesque relève aussi d’une forme de logique militante (toucher un large public) à l’heure d’une crise de l’édition en sciences sociales, et notamment en histoire. Certes, les livres d’histoire n’ont pas abandonné les tables des librairies et résistent plutôt mieux que d’autres sciences sociales, mais les tirages sont nettement plus faibles que jadis ; les historiens professionnels de plus en plus concurrencés par d’autres « écrivants » : Stéphane Bern et Lorant Deutsch ont désormais leur rayon aussi bien à la FNAC que chez Cultura et voisinent avec des plumes académiques sans souci de hiérarchie et de distinction qui pourrait orienter le futur lecteur. Bertrand Lançon souligne avec force ce constat : il s’agit bien de transmettre de l’objet historique, « élargissant les salles de cours et les amphis à un plus ample lectorat et dans un ton moins docte ». Pour ce faire l’historien-romancier bénéficie de facto de son expertise professionnelle ; et peut être avantagé au moment de la phase documentaire qui mobilise l’écrivain lorsqu’il s’adonne au genre du roman historique ou dans ce que les littéraires ont appelé ces dernières années les « romans ayant affaire à l’histoire » [10]. La nécessaire contextualisation du récit est plus pertinente, ou moins hasardeuse, sur des périodes que l’historien arpente le plus souvent depuis de nombreuses années.

L’historien-romancier vise alors, au-delà des dispositifs traditionnels que sont l’article scientifique et le livre, à mobiliser une forme médiatique pertinente, et qui peut faciliter à la fois l’appropriation et l’appétence du lecteur. Il participe de cette recherche en efficacité, sans abandonner pour autant la déontologie historienne [11], que d’autres historiens ont trouvé, depuis plusieurs décennies pour certains médias, du côté du film de cinéma, du documentaire cinématographique ou radiophonique, de la bande dessinée et du roman graphique, de l’exposition ou du théâtre, voire plus récemment du jeu vidéo.

AUTEUR
Philippe Poirrier
Professeur d’histoire contemporaine
Université de Bourgogne Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[1] En dernier lieu sur cette pratique : Quentin Deluermoz et Singaravelou, Pour une histoire des possibles. Approches contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016.
[2] Christophe Blanquie, Saint-Simon ou la politique des mémoires, Garnier, 2014 ; Christophe Blanquie, Au cœur d’un grand siècle de l’érudition. Tamizey de Larroque, « l’érudit des érudits », 1828-1898, Éd. de l’Entre-deux-Mers, 2017.
[3] Christian Jouhaud, La Fronde des mots, Paris, 1985 (réédition en 2009).
[4] Christian Jouhaud : Les pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000 ; Histoire, littérature, témoignage. Écrire les malheurs du temps (avec Dinah Ribard et Nicolas Schapira), Paris, Gallimard, 2009 ; Richelieu et l’écriture du pouvoir. Autour de la Journée des Dupes, Paris, Gallimard, 2015.
[5] Thomas Bouchet, « Flaubert, Sénécal et l’Histoire », Littératures, 1991, p. 107-126 ; Thomas Bouchet, « La barricade des Misérables », dans Alain Corbin et Jean-Marie Mayeur (dir.), La Barricade, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 125-136 ; Thomas Bouchet, « L’écriture de l’insurrection dans La Comédie humaine », dans Nicole Mozet et Paule Petitier (dir.), Balzac dans l’Histoire, Paris, Sedes, 2001, p. 123-132 ; Thomas Bouchet, « Les Misérables, carrefour d’histoires », dans Bordei-Boca Ramona (dir.), Bicentenaire Victor Hugo, Annales Universitatis Apulensis, 2003, p. 17-28.
[6] Thomas Bouchet, « Présences de la littérature en histoire sociale : à propos de Balzac, de Flaubert, de Hugo », Le Mouvement social, 2002, n° 200, p. 91-99.
[7] Olivier Gaudin, « Quatre femmes dans la cité : éprouver Paris en 1832, » Metropolitiques [en ligne], 24 janvier, 2019, disponible sur : https://www.metropolitiques.eu/spip.php?page=print&id_article=1332.
[8] Voir aussi : Ivan Jablonka, En camping-car, Paris, Seuil, 2018.
[9] Anne-Marie Thiesse, La fabrique de l’écrivain national. Entre littérature et politique, Paris, Gallimard, 2019.
[10] Dominique Viart, « Nouveaux modèles de représentation de l’histoire en littérature », dans Dominique Viart (dir.), Écritures contemporaines 10 : Nouvelles écritures littéraires de l’Histoire, Lettres modernes Minard, Caen 2009 ; et Gianfranco Rubino et Dominique Viart (dir.), Le roman français contemporain face à l’Histoire, Macerata, Quolibet, 2014. En ligne : https://books.openedition.org/quodlibet/115.
[11] « Car je sais que je n’ai jamais été aussi scrupuleusement historien qu’en écrivant Léonard et Machiavel, c’est-à-dire en mettant un récit, documenté de manière intraitable sur le plan de la méthode, à l’épreuve de la littérature », écrira Patrick Boucheron à l’heure de la traduction italienne de son livre. Et d’ajouter : « Beaucoup de lecteurs reçurent ce livre comme un roman – or voici de nombreuses années que je tente de comprendre ce qui, fondamentalement, oppose la fiction et l’histoire moins du point de vue des manières d’écrire que des modes de lecture » (Patrick Boucheron, « Dissiper l’aura du nom propre », dans Gianfranco Rubino et Dominique Viart (dir.), Le roman français contemporain face à l’Histoire, Macerata, Quolibet, 2014, p. 43-61).

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Philippe Poirrier, « Postface. Historiens et romanciers : vertus et plaisir de l’écriture romanesque », dans Historiens et romanciers, Dominique Le Page et Philippe Poirrier [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 18 juin 2020, n° 12, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Philippe Poirrier.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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