Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Historiens et romanciers | ||||||
Du Front populaire à la Nuit de Cristal : Je m’appelle Herschel Grynszpan [1] | ||||||
Morgan Poggioli | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||
RÉSUMÉ
Notre article propose de présenter au lecteur les différentes étapes et les raisons qui nous ont conduit à abandonner l’approche académique pour le style romanesque afin de pouvoir raconter le parcours d’Herschel Grynszpan en France, de 1936 à 1940. |
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MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||||
Aussi étrange que cela puisse paraître, je dirai que ce livre est un accident de parcours… Non pas que la rédaction me soit un exercice étranger – mon parcours universitaire et mes recherches en histoire m’ont permis d’acquérir une petite expérience en la matière – mais le style romanesque ne fait pas partie de mes lectures favorites et encore moins de mon style d’écriture. Les ouvrages, articles que j’ai pu publier répondent à des exigences très éloignées des canons littéraires. Et jusqu’ici, je me suis épanoui dans cet exercice de style et continue de l’être. En résumé, écrire un roman n’a donc jamais fait partie de mes projets, même inavoués. Toutefois ces dernières années, des romans historiques – car il m’arrive d’en lire quand même – m’ont interrogé et ont bousculé ma façon d’appréhender l’écriture. Faisant à la fois œuvre d’historiens et d’écrivains, leurs auteurs se libéraient de l’austérité académique intrinsèque à la discipline historique et parvenaient ainsi à insuffler de la vie au récit sans jamais trop se détacher de la réalité du passé [2]. Je dois avouer que pouvoir qualifier Himmler de « petit hamster à lunettes » ou traiter Göring de « gros porc » – ce qui est de mon point de vue une vérité historique – doit être jouissif et m’a fait envier Laurent Binet [3]. De même, synthétiser le front de l’Est en une formule aussi sobre, limpide et tranchante que « le sec et l’humide » [4] ne relève pas de la syntaxe de l’historien mais bien de l’esprit du romancier. Cette liberté, je l’ai enviée car ce genre de digressions n’a pas sa place dans le cadre de publications scientifiques. De plus, l’historien doit obligatoirement référencer les sources sur lesquelles il appuie son propos afin de révéler le passé au(x) présent(s) sans qu’on puisse le traiter d’affabulateur. Cette démarche par la preuve a cependant ses limites et j’en fus moi-même victime. I. La rencontre Il y a dix ans, j’ai croisé par hasard, dans le cadre de mes recherches qui portent sur l’histoire sociale de la France de l’entre-deux-guerres et du Front populaire en particulier, le nom d’un jeune juif polonais d’origine allemande, dont le destin singulier se mêle à celui de l’histoire européenne, allemande et française durant l’une des périodes les plus sombres du vingtième siècle. Herschel Grynszpan fut l’auteur d’un attentat contre l’ambassade allemande du Troisième Reich, à Paris, le 7 novembre 1938, où il abattit le secrétaire d’ambassade Ernst Vom Rath. Il justifia son geste en expliquant qu’il voulait venger ses parents expulsés d’Allemagne, dénoncer les mesures antisémites prises de l’autre côté du Rhin et ainsi sensibiliser l’opinion publique au sort réservé à ses coreligionnaires. Avec le recul, on peut considérer son acte comme le premier attentat politique ciblé, sur le sol français, de la Seconde Guerre mondiale, même si cette dernière n’était pas encore déclarée en ce 7 novembre 1938. À l’inverse, la Nuit de Cristal sera bien déclenchée par les nazis, qui utiliseront le prétexte de cet attentat pour organiser un pogrom géant en Allemagne et en Autriche, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, à la suite du décès de Vom Rath. C’est cette singularité qui m’a poussé à m’intéresser à l’affaire Grynszpan, bien qu’éloignée de mes problématiques habituelles. Je voulais savoir quelle analyse la gauche française, encore teintée d’antifascisme à l’aune d’un Front populaire déliquescent, avait faite de cet événement. Avait-elle compris la profondeur et la symbolique du geste ? Avait-elle mesuré quel degré de détresse la nature du régime national-socialiste avait dû engendrer chez un adolescent de dix-sept ans pour le conduire à de telles extrémités ? Comment cette gauche avait-elle jugé d’un point de vue moral et politique l’acte d’Herschel Grynszpan, alors que deux ans plus tard, elle-même serait amenée à passer à la lutte armée contre l’occupant, suivant des motifs similaires ? J’ai tenté de répondre à ces questions. Mais le principe de la recherche historique qui consiste à poser d’abord une problématique nécessite aussi de trouver les sources qui permettent d’y répondre. Pour cela, j’ai commencé à dépouiller la presse ouvrière (L’Humanité, Le Populaire, La Vie Ouvrière) mais également d’autres titres comme Le Droit de vivre (organe de la Ligue internationale contre l’antisémitisme) ou La Solidarité internationale antifasciste. Or, sur ce point, mes investigations, sans être totalement infructueuses, se sont révélées insuffisantes pour rédiger un article qui puisse être soumis à une revue spécialisée. C’est la règle en histoire, et je ne suis ni le premier ni le dernier à devoir renoncer devant l’obstacle archivistique. Ill. 1. : Extraits de presse (novembre 1938) Pourtant la figure d’Herschel Grynszpan ne m’a jamais quitté, pas plus que les archives que j’avais consultées à l’époque. À plusieurs reprises, je m’y suis même replongé, espérant trouver, à travers la maigre documentation amassée, de nouveaux éléments me permettant de me lancer dans la rédaction. Je dus finalement me rendre à l’évidence : c’était peine perdue. Mais ces documents, ces photocopies, je les ai conservés malgré les échecs répétés. Pour des raisons qui m’échappent encore en partie (qui doivent relever de l’inconscient j’imagine) mais dont je me félicite aujourd’hui, j’alimentais l’espoir que je finirai un jour par écrire sur Herschel Grynszpan. Et puisque l’étude historique m’avait empêché de le faire, le style romanesque me le permettrait peut-être, d’autant que le projet, après avoir été mis en sommeil durant des années, commençait à se faire obsédant. II. De l’Affaire Grynszpan à Herschel Grynszpan Je me suis donc interrogé sur la manière dont je pourrais changer mon fusil d’épaule. J’ai alors très vite (presque naturellement) décalé mon angle d’approche en passant de l’affaire Grynszpan à Herschel Grynszpan. J’ai consulté quelques ouvrages anglo-saxons [5] (car je ne lis pas l’Allemand [6] et l’ouvrage de Corinne Chaponnière n’était pas encore paru) et ai élargi le cadre de mes recherches archivistiques en consultant les ressources en ligne disponibles au mémorial de Yad Vashem [7], sur Gallica, ainsi que la brochure de propagande antisémite parue en 1942 [8]. Mais au fil de mes lectures et de ces nouvelles archives, il m’est apparu que quiconque tente d’écrire sur Herschel Grynszpan se voit confronter au même obstacle : parler d’un jeune homme sans pouvoir véritablement le cerner. Chaque auteur ou document donne l’impression de tourner autour de lui sans jamais pouvoir l’atteindre vraiment – ou plutôt directement – pour pénétrer sa nature ou sa personnalité/intimité. On est sans cesse obligé de passer par un intermédiaire, un oncle, une tante, un ami, un avocat, un policier, un juge ou un Allemand, mais rares sont les documents qui émanent de lui. Quant à ses déclarations lors des interrogatoires, elles sont trop ambigües, inconstantes et finalement sujettes à caution pour connaître toute la vérité, même si elles sont selon moi révélatrices de la stratégie de défense qu’Herschel adopta en vue de son procès français. Enfin, les archives sur lesquelles se sont appuyés les ouvrages que j’ai pu lire, sont là encore trop parcellaires, dispersées ou disparues pour pouvoir donner une version définitive de l’histoire d’Herschel et lever toutes les zones d’ombre. C’est ce que beaucoup appellent le mystère Grynszpan ou plutôt les mystères Grynszpan à l’instar des « quatre coups » qu’explore Corinne Chaponnière [9]. Ill. 2. : Rapport Cuenot, Yad Vashem En dehors de l’affaire Grynszpan elle-même, de ses incertitudes et de ses conséquences, le destin d’Herschel est lui aussi hors-norme, dramatique et à certains égards déroutant. Comment expliquer, par exemple, qu’après s’être échappé, il retourne volontairement – et par deux fois – en prison durant la débâcle de l’été 1940 alors même que les Allemands sont à ses trousses ? Les hypothèses sont une nouvelle fois aussi nombreuses qu’improuvables car elles relèvent de la psychologie du personnage qu’aucune source ne peut sonder. Sa fin est également sujette à controverses. Maintenu en vie par Goebbels et Hitler dans le but d’organiser le grand procès du « complot juif mondial » – il est encore interrogé par Heichmann en 1943-1944 – il disparaît à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Sa disparition a donné lieu à plusieurs thèses contradictoires : mort de faim, de mauvais traitements ou de maladie, gazé, abattu par les SS aux derniers jours de la guerre ou succombant à l’épuisement lors d’une des interminables marches de la mort. Aucune de ces versions n’a pu être établie avec certitude, son corps n’ayant jamais été retrouvé. Quoi qu’il en soit, Herschel Grynszpan a probablement perdu la vie entre la fin de 1944 et le printemps 1945. En 1960, le tribunal de Hanovre fixa symboliquement la date de son décès au 8 mai 1945, jour de l’armistice. Pourtant il y a trois ans, une photo ressurgie du musée juif de Vienne le donnait encore vivant en 1946 [10] ! III. Le roman comme recours À titre personnel, entre les archives et les ouvrages consultés, je m’étais fait en quelque sorte mon intime conviction sans avoir nécessairement les sources à l’appui. Aussi, après des mois d’hésitation, je me suis lancé. Je décidai donc de rester en partie historien – on ne peut pas changer sa nature – mais lorsque les archives demeureraient muettes, je passerai outre et tenterai de me faire romancier, avec comme objectif permanent que le récit demeure vraisemblable, faute d’être véridique. J’ai donc commencé à écrire pour la première fois sans notes de bas de pages. Puis, quitte à transgresser les règles académiques, je décidai de pousser la démarche jusqu’au bout et c’est pourquoi je pris le parti de perdre toute distance avec mon objet d’étude en optant pour le « je » en lieu et place du « nous » traditionnellement utilisé en histoire. En somme, j’ai imaginé ce qu’Herschel n’a pas eu le temps de faire avant de disparaître, c’est à dire écrire ses mémoires et donner sa version des faits. Car Herschel Grynszpan est plus qu’un simple fait divers du mois de novembre 1938. Herschel servit de prétexte au déclenchement d’une des nuits les plus terribles de l’histoire allemande, la Nuit de Cristal ; il personnifia le complot juif international aux yeux des plus hauts dignitaires nazis ; Herschel Grynszpan fut au cœur d’un procès, finalement avorté, où la politique et la diplomatie pesèrent plus que le droit ; Herschel Grynspan vécut la guerre et la débâcle comme des millions de Français, sur les routes de province ; Herschel Grynszpan fit l’objet d’une traque menée par les nazis dans la France défaite de l’été 1940 ; Herschel Grynszpan fut le premier prisonnier livré par Vichy aux Allemands et, à bien des égards, il peut être considéré comme le premier résistant juif de France. C’est pour toutes ces raisons que j’ai voulu raconter les quatre années qu’Herschel Grynszpan a passées en France, de 1936 à 1940 ; pour ces raisons que je me suis accordé les latitudes auxquelles je m’étais jusqu’ici refusé pour écrire ; pour ces raisons enfin que j’ai voulu user de ma liberté nouvelle pour rendre hommage à un jeune homme qui fut privé de la sienne à l’âge de dix-sept ans pour avoir voulu changer le cours de l’Histoire et qui disparut dans ses limbes en ne laissant quasiment aucune trace de son passage, si bien que même son nom fut oublié. C’était également pour moi une manière de le remettre en lumière et de lui redonner sa place dans l’Histoire. Car pour conclure, et pour aussi paradoxal que cela puisse paraître, je n’ai pas eu l’impression en écrivant ce livre – en dehors de l’absence de contraintes méthodologiques – d’avoir fait autre chose que de l’histoire. Une « histoire indisciplinée [11] » certes, mais de l’histoire assurément dans le sens où je n’ai pas eu à imaginer un personnage et une intrigue. Je n’ai fait que relater de manière romancée – faute de mieux oserai-je dire – un parcours de vie, une histoire véridique, sous la forme d’un récit (auto)biographique, d’un roman vrai [12]. C’est d’ailleurs pour marquer cet « entre-deux » que les éditions du Murmure ont accepté, malgré le coût que cela représentait, d’intégrer des photographies d’Herschel pour lui redonner un visage et montrer – sinon prouver – les différentes étapes de son parcours mouvementé de Hanovre à Paris, en passant par Bourges, Toulouse et finalement se terminer à Berlin. Ill. 3. : Couverture de Je m’appelle Herschel Grynszpan |
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AUTEUR Morgan Poggioli Chercheur associé Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366 |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Morgan Poggioli, Je m’appelle Herschel Grynszpan,
Neuilly-lès-Dijon, Éditions du Murmure, 2017.
[2]
À tel point que je pris pour véridique une histoire
totalement inventée : Romain Slocombe, Monsieur le Commandant, Paris, NIL Éditions, 2011.
[3]
Laurent Binet, HHhH, Paris, Éditions Grasset et
Fasquelle, 2010.
[4]
Jonathan Littell, Le Sec et l’Humide, Paris,
Éditions Gallimard, 2008.
[5]
Jonathan Kirsch,
The Short, Strange Life of Herschel Grynszpan: A Boy Avenger, a Nazi Diplomat, and a Murder
in Paris, New York, Liveright, 2013 ; Gerald Schwab,
The Day the Holocaust Began: The Odyssey of Herschel Grynszpan,
New York, Praeger, 1990. Récemment vient de paraître
Stephen Koch, Hitler’s pawn - the boy assassin and the Holocaust, Berkeley, Counterpoint, 2019.
[6]
Andreas Friedrich Bareiß, Herschel Feibel Grynszpan, Éditions Haland & Wirth,
2005 ; Armin Fuhrer, Herschel: Das
Attentat des Herschel Grynszpan am 7. November 1938 und der
Beginn des Holocaust, Berlin, Story Verlag, 2013.
[8]
Pierre Dumoulin [en réalité Friedrich Grimm, juriste
allemand attaché au service de propagande du Troisième
Reich], L’Affaire Grynszpan : un attentat contre la France, Paris, Jean-Renard, 1942.
[9]
Corinne Chaponnière,
Les quatre coups de la Nuit de cristal, l’affaire Grynszpan-vom Rath, Paris, 7 novembre 1938, Paris, Albin Michel, 2015.
[10]
https://www.theguardian.com/world/2016/dec/18/herschel-grynszpan-photo-mystery-jewish-assassin-kristallnacht-pogrom.
[11]
Philippe Gumplowicz, Alain Rauwel et Philippe Salvadori [dir.],
Faiseurs d’Histoire. Pour une histoire indisciplinée, Paris, Presses universitaires de France, 2016.
[12]
André Bleikasten, « Roman vrai, vrai roman ou
l’indestructible récit », Revue Française d’Études Américaines,
février 1987, n° 31, p. 7-17.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Morgan Poggioli, « Du Front populaire à la Nuit de Cristal : Je m’appelle Herschel Grynszpan », dans Historiens et romanciers, Dominique Le Page et Philippe Poirrier [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 18 juin 2020, n° 12, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Morgan Poggioli. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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