Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Historiens et romanciers | ||||||||
Du roman à l’enquête | ||||||||
Ivan Jablonka | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||
RÉSUMÉ
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MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||||||
Dès l’âge de huit ou neuf ans, j’ai écrit des textes : la saga du roi Mi-Renard, que je tapais sur la machine à écrire de mes parents ; l’histoire du « tigre qui devint heureux », en classe de sixième ; des journaux de voyage, qui scandaient nos vacances en camping-car. Parmi mes poèmes de lycéen, il y a des pastiches amusants, composés à la façon de l’Oulipo, mais il y a aussi des sonnets pleins d’affectation, qui ne disent rien, sinon : « Regardez, j’écris. » Un écrivain qui affirme « J’ai toujours voulu écrire » court le risque d’être prétentieux, mais surtout malhonnête : il omet de préciser qu’il voulait aussi être pompier, maître d’école ou astronaute, et qu’il n’est rien devenu de tout cela. Il s’invente une prestigieuse vocation que, pense-t-il, il a eu le courage de mener à bien. De tout temps, il a été un « écrivain » [1]. I. Parce que j’aimais ça Les légendes de soi m’inspirent de la méfiance. Mais il se trouve que, très jeune, j’ai écrit. Des cartes postales. Des lettres d’amour. Des récits d’aventure. Des carnets de bord. J’écrivais parce que j’aimais ça. Parce que j’en avais besoin. Parce que mes parents aimaient les livres. Mes parents vivaient ensemble dès avant ma naissance, mais leurs bibliothèques étaient restées globalement séparées. Dans leur chambre à coucher, il y avait les romans de ma mère, français et étrangers, Tolstoï et Duras en poche, Stefan Zweig dans une élégante collection rose, tout Balzac en Pléiade, les Grecs et les Latins dans l’édition Budé bilingue de couleur ocre. Les essais et livres d’histoire de mon père formaient un « secteur juif » sur une petite étagère, tout au fond du couloir : Raul Hilberg, Léon Poliakov, Georges Wellers, Rachel Ertel, Robert Paxton, Christopher Browning, Annette Wieviorka et d’autres. À ma mère se rattachaient l’amour de l’écriture, la joie d’étrenner un cahier et de posséder de beaux stylos, le plaisir de caresser le papier du bout des doigts. Ma mère lisait beaucoup, tout le temps, et je sais par ses anciens élèves qu’elle était une remarquable enseignante. À travers ses lectures, mon père essayait de comprendre ce qui lui était arrivé ; il se débattait dans l’absence, absence de parents, absence de souvenirs, absence de photos et d’archives, absence d’explications. J’ai reçu une formation généraliste en khâgne, mais, à l’heure de la spécialisation, j’ai opté pour l’histoire. Une fois mes études terminées, je me suis remis sérieusement à l’écriture. À l’âge de quinze ans, je pratiquais la poésie pour sublimer ce que je nommais « mes souffrances ». À présent normalien, je voulais entrer en Littérature, « écrire » pour de bon, comme ces prédécesseurs éminents dont la jeunesse tourmentée avait accouché de quelque chef-d’œuvre. Hélas, je ne savais pas exactement ce qu’il fallait écrire – quels textes, chez quel éditeur, à l’intention de quels lecteurs – pour être reconnu comme « écrivain ». Les manuels scolaires m’ont soufflé : le roman. Entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, j’en ai écrit plusieurs : un pesant roman d’apprentissage, Antoine, qui faisait le récit d’une jeunesse désenchantée à l’époque de Mitterrand ; des nouvelles plus ou moins fantastiques ; un court texte, De porc en fils, qui racontait les retrouvailles ratées entre un père, éleveur allemand prospère, et le fils qu’il avait abandonné trente ans plus tôt, jeune homosexuel exilé à Paris ; Âme sœur, sur les pas d’un jeune homme à la dérive, englué dans un deuil impossible ; un roman inachevé sur la guerre en Bosnie. Avant d’échafauder l’intrigue, je cherchais longuement les noms que j’allais donner aux personnages. En 2002-2003, j’ai tenté ma chance auprès de tous les éditeurs. J’imprimais mes romans, auxquels je joignais des lettres d’introduction modestes et subtiles. Mes manuscrits soigneusement disposés dans mon sac à dos orange, j’arpentais la rive gauche, faisant des haltes dans les rues mythiques de mon imagination enfiévrée, sonnant à des portes cochères hautes comme la Tradition, disant révérencieusement bonjour à des secrétaires indifférentes, abandonnant entre leurs mains mes « premiers » romans, avant de m’effacer, le cœur plein d’espoir. La réponse arrivait par la poste en moins d’une semaine. Après quelques gestes propitiatoires, j’ouvrais fébrilement l’enveloppe : « En dépit des qualités de votre texte », etc. La lettre contenait tantôt des encouragements et des conseils, tantôt de ces verdicts cassants qui vous abattent pour un mois. J’imprimais de nouvelles versions, je rédigeais de nouvelles lettres d’introduction, je repartais pour une énième randonnée dans Paris avec mon sac à dos orange. C’était une période triste. Je n’ai personne à accuser, à part moi-même. Malgré les 400 ou 500 manuscrits que les grands éditeurs reçoivent tous les mois, quelqu’un avait au moins parcouru mes romans. Ces lecteurs avaient tranché, voilà tout. II. Une défection J’ai rencontré Mathias Échenay. Il avait fait des études de commerce et, comme moi, il aimait les livres. Fort de son expérience dans la vente et la diffusion, et désireux de publier le manuscrit d’Alain Damasio, La Horde du contrevent, il venait de fonder sa propre maison d’édition, La Volte, spécialisée dans la science-fiction. Brusque en apparence et sensible en vérité, Mathias Échenay est l’un des éditeurs les plus inventifs qu’il m’ait été donné de connaître. Âme sœur lui a plu. Il m’a fait confiance ; je lui en serai toujours reconnaissant. Nous avons confié la « bande originale » du roman à Toog, un auteur-compositeur que j’avais rencontré à New York quelques années plus tôt et dont les chansons tendres et électro m’avaient accompagné lorsque j’écrivais Antoine, dans la salle des ordinateurs de l’université Columbia. Florence Manlik, une artiste de talent, a dessiné la couverture, un écheveau de fils bleus qui évoque des volutes de fumée ou les replis d’un cerveau. Je me suis choisi un pseudonyme, Yvan Améry : Yvan avec un Y, pour migrer de la Pologne vers la France ; Améry, en hommage à l’auteur de Par-delà le crime et le châtiment, un intellectuel viennois torturé au fort de Breendonk et déporté à Auschwitz, poursuivi par ses souvenirs jusqu’à son suicide dans les années 1970. Âme sœur est sorti à la rentrée littéraire de 2005, alors que je faisais ma propre rentrée comme maître de conférences à l’université du Maine, dans la Sarthe. Après avoir expliqué à ses étudiants les enjeux des guerres napoléoniennes au début du xixe siècle, Ivan Jablonka se transformait en Yvan Améry et, maladroitement, répondait aux questions d’un journaliste dans un studio d’enregistrement ou posait avec d’autres débutants pour une photo de groupe du Figaro littéraire. Mon roman a été lu par un petit cercle d’amis. J’aurais pu continuer, retravailler De porc en fils, forcer le destin. À la place, je me suis arrêté. Je n’ai pas baissé les bras ; j’ai fait défection. J’ai refermé mes jolis cahiers, j’ai abandonné mes personnages, j’ai renoncé à ma « vocation ». Je ne sais si la publication d’Âme sœur avait exaucé ou brisé mon rêve. Peut-être apercevais-je un chemin tout tracé avec, d’un côté, des romans clandestins et, de l’autre, des ouvrages d’universitaire respectable. L’agrément d’une carrière ne me consolerait jamais de l’insuccès des histoires que j’inventais. En fait, trop de questions restaient pour moi irrésolues : comment écrire ? pour qui ? pourquoi la fiction ? qu’est-ce que la littérature ? J’ai oublié mes manuscrits et publié ma thèse d’histoire. Moi qui voulais écrire des romans, je suis passé au non-texte académique : articles et livres. Je ne renie aucun de ces écrits. D’abord, ils avaient le mérite d’éclairer le passé d’une nation, les non-dits du projet républicain ; ensuite, ils abordaient les questions qui taraudaient mon père, la solitude et la capacité de résilience des enfants qui grandissent sans leurs parents ; enfin et surtout, ils faisaient cheminer souterrainement une idée. Le glorieux passé du roman ne valait pas qu’on néglige l’avenir. Pour refaire de la littérature, il fallait tourner le dos à la littérature. III. Mettre au jour les structures Désormais, je regardais la littérature depuis un autre point de vue, celui des sciences sociales. Ma biographie de Genet, publiée deux mois avant ma soutenance de thèse, s’interrogeait sur la trajectoire sociale du pupille de l’Assistance publique devenu écrivain et sur la signification politique de ses romans. Dans Enfants en exil, consacré au transfert forcé d’enfants réunionnais dans les années 1960-1970, j’ai dit « je » pour la première fois, afin de raconter mon enquête, la chasse aux archives, la présence du passé, etc. Je me remettais à écrire, non pour « écrire » comme les grands romanciers de la bibliothèque de ma mère, mais pour dire des choses vraies sur le monde, grâce à un raisonnement où étaient convoquées toutes les sciences sociales. Le romantisme ne guidait plus ma plume ; j’écrivais parce que j’étais un chercheur. Je produisais des connaissances et des textes. Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, publié en 2012, a achevé cette mue. Je revenais à la littérature, non par la fiction et la métaphore, mais par les exigences de la méthode. L’histoire était mon école littéraire : elle m’astreignait à la sobriété de ton, à la clarté de style, à la rigueur de syntaxe, à la précision de termes, à la continuité d’un projet intellectuel. Aller à l’essentiel, tel était désormais mon objectif. Sous le chaos du réel, il y avait l’ordre et la cause, la charpente des actions humaines, le miracle de l’intelligibilité. Les natures mortes de Cézanne et les photographies des Becher avaient remplacé les poèmes symbolistes. Pour comprendre nos vies, il était nécessaire d’en dégager les structures et de les faire correspondre aux structures d’un texte. Cette épistémologie était ma seule esthétique. Je ne voulais plus créer des personnages, mais des formes. Je ne me suis pas « inventé » par auto-engendrement. Au contraire, je parvenais à être moi-même parce que je savais ce que je devais aux autres. Toujours inscrit dans une filiation : celle des grands témoins du xxe siècle, des éternels voyageurs, des historiens et sociologues que j’aime, de mes grands-parents, de mes parents – ma mère l’écriture, mon père la vérité. En 2016, j’ai publié Laëtitia ou la fin des hommes, qui a reçu le prix Médicis dans la catégorie « Romans » (le prix est aussi décerné dans la catégorie « Essais »). Ce grand honneur était un motif de fierté. Deux ans plus tôt, j’avais affirmé que l’histoire est une littérature contemporaine : les Grands-parents et Laëtitia en étaient la preuve. Je l’ai dit, je l’ai fait. Mais ce prix était aussi une source de perplexité : l’historien était reconnu comme « écrivain » sous les auspices du roman. Devant certains lecteurs, il m’arrivait de me récrier : « Je n’écris pas des romans ! Je ne suis pas romancier ! » De fait, tout est vrai dans Laëtitia. Rien n’est inventé, tout est attesté, reposant sur des documents et des témoignages. Contrairement aux romanciers, je ne brode pas. Mon propos vise à la certitude. Mon chagrin est endigué par des sources. Mes rares inventions ne sont que des hypothèses, explicitement formulées. Les lacunes de mon enquête sont apparentes, et non colmatées grâce aux rustines de la fiction. IV. Descendre au royaume d’Hadès Quand les Éditions Points m’ont proposé de republier Âme sœur, sous mon vrai nom cette fois, j’ai accepté avec un brin d’hésitation, parce qu’il n’est pas facile d’assumer un roman qu’on a écrit quinze ans plus tôt : a-t-on entre les mains l’œuvre d’un étranger ou une archive de soi ? Pourtant, ce roman est le mien. Je l’aime comme il est fait, avec ses qualités et ses défauts, comme je suis ému en revoyant les photos de mon enfance en camping-car. Ses thèmes sont exactement ceux de mes travaux d’historien : secrets de famille, révoltes de la jeunesse, invisibilité des zones périurbaines, nécessité de l’exil, chassé-croisé Nord-Sud. Surtout, ce roman m’a confronté aux fantômes pour la première fois. Que faire de son deuil ? Comment aimer les morts ? Est-il grave de vouloir parfois s’en débarrasser ? Peut-on échapper à son malheur ? Les questions de Frank sont celles que je me posais alors obscurément. Tout au long de son enfance, ce jeune homme s’est éloigné de sa sœur, qui est devenue pour lui une quasi-étrangère. Il doit prendre en charge une mort survenue en son absence, une disparition qui ne le concerne pas, mais qui l’empêche de vivre. Il s’oblige à la comprendre, poursuivi par un esprit – une responsabilité – qui le hante et le nourrit tout à la fois : c’est l’« âme sœur ». Alors qu’il veut fuir la disparue, elle se matérialise sous la forme d’un journal intime, c’est-à-dire d’une archive qui fait le lien entre les morts et les vivants. La trace, faisant remonter au père, éclaire tout. Après cette découverte, libéré du passé, Frank peut enfin vivre sa vie. Deux petites années séparent la publication d’Âme sœur et le début de mon enquête sur mes grands-parents. Frank m’a précédé au « royaume d’Hadès, le pays des ténèbres ». Il m’a aidé à composer une mélopée-sépulture : « C’est la mort calmée. Et mon deuil sera fini. » Ce que j’ai fait dire à Frank en romancier, je l’ai dit plus tard en historien. Sociologiquement, mon porte-parole mémoriel ne pouvait être plus éloigné de moi. À dessein : Frank est moi, de l’autre côté du miroir. Il est tout ce que je ne suis pas, il fait tout ce que je n’ai pas fait. L’idée du déracinement m’est chère, mais, malgré tous mes voyages, je suis resté le fils de mes parents, l’héritier de mon milieu, l’historien de nos morts. Alors que les autres restent, Frank choisit de partir. J’aime sa rage, elle est un peu la mienne. Quant à la fiction, elle n’intimide pas le chercheur que je suis. Elle est même profitable, du moment qu’elle s’insère dans un raisonnement qui la signale et l’active : on l’appelle alors fiction de méthode. Le roman lui-même peut vivre dans les sciences sociales, sous la forme du « romanesque » : héros et héroïnes anonymes, voix narratives, souffle du récit, épopée collective. Bien sûr, rien de cela ne doit contrevenir à l’exigence de rigueur, ni à la volonté de comprendre. On échappe à l’arbitraire de la fiction en s’efforçant de collecter des sources originales, et on échappe à l’illusion du vraisemblable grâce à la distance qu’introduit le récit de l’enquête. Le roman a perdu le pouvoir. Élément de la narration en sciences sociales, couleur parmi d’autres sur la palette, le romanesque peut participer à l’invention de formes littéraires nouvelles. Je ne suis jamais devenu « écrivain ». Historien, oui : j’ai voulu l’être et je le suis. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, j’écris. Entré en littérature avec le roman, j’ai continué sans lui. Si je lis des romans, je n’en écris plus ; j’y reviendrai peut-être. Je suis en paix avec le roman, avec les morts – et avec moi. |
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AUTEUR Ivan Jablonka Professeur d’histoire contemporaine Université Paris 13 |
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ANNEXES |
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NOTES
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Note des éditeurs : ce texte a été publié
en 2018 comme postface de l’édition en format de poche
du volume Âme sœur. Nous remercions l’auteur
et les Éditions du Seuil de nous avoir autorisé à
publier ce texte.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Ivan Jablonka, « Du roman à l’enquête », dans Historiens et romanciers, Dominique Le Page et Philippe Poirrier [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 18 juin 2020, n° 12, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Ivan Jablonka. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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