Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Historiens et romanciers
L’écriture au risque de l’histoire
Christophe Blanquie
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RÉSUMÉ
En identifiant les sources d’un roman historique, on repère le moment de la cristallisation d’une représentation qui continue d’informer le texte après que l’auteur en a découvert l’inexactitude. Cette permanence peut constituer la condition de la fiction, la matrice de sa composition, mais l’écriture romanesque est un processus laborieux, qui a peu à voir avec l’histoire. En revanche, l’historien peut y regagner une part de la variété formelle qu’il a perdue depuis l’avènement de l’homo academicus.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : Bussy-Rabutin ; roman historique ; historien ; fiction ; œuvre littéraire
Index géographique :
Index historique : xviie siècle
SOMMAIRE
I. Madame de La Roche, un roman dans les lettres ?
II. Le roman contre l’histoire
III. L’apport du roman à une écriture de l’histoire

TEXTE

La littérature est-elle une tentation pour l’historien ? Au moins pour certains, dont je suis. Lorsque j’ai commencé à travailler sur le chevalier de Thodias, un frondeur bordelais, qui allait devenir l’objet de ma thèse, je me suis heurté à une extrême rareté des sources. J’ai donc songé à combler les lacunes en mobilisant un matériau historique et littéraire, en faisant le pari que mon objet, devenu héros, avait vécu dans la norme, ou dans la moyenne de nos représentations. La collection des Vies quotidiennes semblait prouver qu’il était possible d’embrasser les jours et les nuits des hommes du passé, de retracer les cycles de l’existence avec une étonnante précision et une scrupuleuse capacité à décrire : quelle mine d’informations sur la Rome impériale que l’ouvrage de Carcopino dans lequel, collégien, j’avais découvert le genre, puis dans celui d’Yves-Marie Bercé pour l’Aquitaine du xviie siècle [1] ! J’aurais mis de la norme dans les silences de l’histoire, j’aurais pu écrire un roman. Avec un peu de talent et d’imagination, ce roman aurait été réussi, il n’aurait certainement pas contribué à la connaissance ou à la compréhension de cette (petite) part du xviie siècle à laquelle le chevalier de Thodias avait été mêlé. Heureusement pour moi, je n’avais ni assez de culture historique, ni assez de pratique d’écriture pour mener un tel projet à son terme. Et ça a été une chance, car c’est peut-être grâce à cette impossibilité de la fiction [2] que je suis véritablement devenu historien.

Je travaillais sur Thodias depuis plusieurs années déjà lorsque j’ai découvert au hasard d’une lettre, qu’il avait une jambe de bois. Or je savais par une mazarinade qu’il avait dansé dans un grand bal quelques semaines auparavant et qu’il n’avait pas combattu depuis. Déjà, en voyant son écriture pour la première fois, j’avais eu une vive impression de distance abolie, avant de réaliser que sa parole ne valait pas plus que celle des autres acteurs de la Fronde. De semblables expériences, j’ai gardé la certitude qu’il était impossible à l’historien de sonder les cœurs et les reins, comme si les hommes du siècle passé éprouvaient les mêmes sensations, les mêmes sentiments que nous, comme si la nature humaine était un invariant et qu’on pouvait retrouver logiquement les motivations des actions. Encore aujourd’hui, je persiste à penser que la réalité des hommes d’hier nous est définitivement inaccessible – l’une des forces de l’histoire est même de pouvoir faire de l’expression des émotions l’un de ses objets. Encore mieux, elle peut prendre acte de l’absence, sans « tourner autour de ce vide central par des récits en cercles concentriques, en contant les entours [3]  ».

Je n’ai de nouveau été sensible à la tentation du roman que bien plus tard et c’est ce retour que je dois expliquer aujourd’hui. J’essaierai de le faire en expliquant comment en est née l’idée, mais en reconnaissant des fautes qui habitent mon texte. Puis j’évoquerai la figure de l’auteur, avant de dire en quoi l’écriture littéraire modifie mon travail d’historien.

I. Madame de La Roche, un roman dans les lettres ?

Embastillé à cause du scandale de l’Histoire amoureuse des Gaules, Bussy-Rabutin est autorisé à quitter la prison pour se faire soigner, puis est exilé en Bourgogne en 1666. Qui lit ses lettres y voit ses demandes pour être rappelé, qui a lu son roman et ses vers, qui a visité son château, y voit que l’exil n’a pas éteint sa galanterie. Voici sa première lettre à Mme de La Roche, elle est datée de Chaseu, le 1er octobre 1667 :

J’envoie encore savoir, madame, si vous n’avez rien oublié à faire dire à… Mais voulez-vous que je vous parle plus sincèrement ? Je prends ce prétexte pour envoyer savoir de vos nouvelles, car je suis assuré que vous me dites hier, quand je pris congé de vous, tout ce que vous aviez à me dire.

Si vous voulez savoir, Belize,
Pourquoi je fais pour vous chaque jour tant de pas,
Il faut que je vous en instruise.
C’est qu’en mourant d’amour pour vos divins appas
Je veux que nous n’en doutiez pas,
Auparavant que je le dise. [4]

Leur commerce se développe discrètement car fragmenté et inséré entre d’autres liaisons épistolaires. Puis, le 2 janvier 1670, une lettre se détache.

Me voici à Chaseu depuis la veille de Noël, madame, où j’ai bien plus de peine encore à me passer de vous qu’à Bussy ; il me semble que je vous y vois arriver, que tout le monde n’en est pas si content que moi ; qu’au sortir de la messe de minuit nous venons faire medianoche avec autant de gaieté qu’il en faut avoir à Noël. Il me semble ensuite que nous nous envoyons pour étrennes toutes les bourses du pays avec des madrigalets.

Il me semble que nous allons faire les rois chez vous, que nous trouvons au bas de votre montée le petit marquis votre fils, et vous à la porte de votre chambre avec ce petit air si aimable, et ces yeux si vifs et si brillants, que nous vous faisons mille contes, l’abbé Dancé et moi, dont nous rions fort ; que sur cela le pauvre écuyer fait la bête au Roi quatrième. Je n’entrerai pas dans le détail de ce qu’il me semble du reste. Je vous dirai seulement que je n’ai rien oublié de tout ce qui s’est fait et dit, et vous m’obligeriez fort, si vous vouliez vous en souvenir… [5]

Cette lettre retient immédiatement l’attention, parce que le ton tranche avec les missives précédentes. Elle interrompt tout à coup le déroulement des échanges pour rappeler un passé encore récent ; c’est plus qu’un écho, comme un aveu : elle décrit des joies passées dont elle déclare l’intensité. Le lecteur, qui n’en avait pas été si content que l’auteur, est touché par cet effet de dévoilement : voici l’année révolue parée de nostalgie, voici un roman suggéré.

Un roman ou un jeu, un artifice de composition, d’autant plus efficace que les deux héros possibles ne sont pas sur le même pied. Réels tous deux, certes, mais comme seul le portrait de Bussy est connu [6], il est possible au lecteur de projeter sur Mme de La Roche à la fois son imagination et les rêves qu’il prête à Bussy quand il revoit « ce petit air si aimable, et ces yeux si vifs et si brillants ».

En tout cas, pour l’historien, cette suggestion est un piège : si la galanterie est incontestable et réussie, le reste est pure supposition, même si la durée de ce commerce donne à Mme de La Roche rang parmi les belles amies de Bussy, telle Mme de Villeroy qu’il appelait « Mon Cœur ».

En tant qu’historien, à l’empathie du biographe, je préfère l’habileté du chercheur qui, intuitivement, sait dans quelle série ou dans quel ouvrage il devra prioritairement chercher la suite de l’information qu’il a déjà découverte, parce que l’on peut comprendre l’organisation de fonds d’archives, l’on peut observer le développement d’une œuvre. Voilà pourquoi je n’avais jamais été tenté par un roman sur Bussy-Rabutin. Si le personnage avait déjà inspiré des romanciers (en fait une romancière, la comtesse Dash [7] et des feuilletonistes ainsi que des auteurs de romans policiers  [8]), il restait tant à faire pour lui rendre sa densité historique. Cette conviction, ancrée depuis les années 1990 s’est renforcée à partir des années 2010, lorsque j’ai été amené à devenir l’un des animateurs de la Société des amis de Bussy-Rabutin. C’est pourtant à lui que j’ai consacré un roman historique [9] – il est vrai que ce n’était pas mon premier texte littéraire et que je n’ai pas cessé pour autant d’intervenir sur Bussy en tant qu’historien [10]. Mon roman n’a donc pas grand-chose à voir avec l’histoire, sinon la mienne, et que l’auteur soit historien ne lui prête nulle crédibilité supplémentaire. Au demeurant, un roman historique a-t-il à voir avec le passé ou bien plutôt avec le présent de sa réception, de sa lecture ? Car de même que chaque époque lit à sa manière celles qui l’ont précédée, elle les recrée à sa manière. Lorsque Patrick Boucheron dit que le roman naît et renaît sans cesse de la volonté farouche de dire son temps [11], je n’en exclus pas le roman historique – mon récit dit le temps de mon histoire. Balzac n’a d’ailleurs pas hésité à incorporer des romans historiques à sa Comédie humaine, sans être le moins du monde gêné par la coexistence du xvie siècle (Sur Catherine de Médicis), de la Révolution (Les Chouans) et de la monarchie constitutionnelle sous laquelle se développe l’essentiel de son grand œuvre.

Il suffira ici de dire qu’à force de lectures, j’ai accepté de me confronter à une écriture non historique. J’ai d’abord exploré d’autres formes. Le roman est venu après, mais il a d’abord pris la forme d’un roman historique.

II. Le roman contre l’histoire

L’Exil illuminé est un roman dont le personnage principal est Roger de Bussy-Rabutin, ce soldat jeté par Louis XIV à la Bastille au moment où il aspirait aux plus hauts honneurs et dépouillé de sa charge militaire pour avoir écrit un roman satirique. Il a lui-même raconté comment il avait mal supporté l’enfermement, au point d’en avoir des crises d’étouffement, et comment son épreuve avait été aggravée par une rupture amoureuse : c’est pendant qu’il était emprisonné que sa maîtresse, Mme de Montglas, l’a abandonné. Dès lors, ses textes ne content plus directement ses amours et, passé l’expérience ultime de la prison [12], ils n’intéressent plus guère les historiens.

Le roman débute avec l’arrivée de Bussy en exil, dans son château. Il raconte une convalescence, y compris amoureuse. L’on y voit Bussy apprivoiser la disgrâce, jouer les galants et rencontrer une passion – c’est l’objet de cette passion que je voulais raconter.

Il était difficile de faire abstraction de ce que je savais sur le personnage historique. Il convenait en particulier de respecter la chronologie et de ne pas représenter une société incompatible avec celle qu’il a lui-même mise en scène dans ses Mémoires et dans leur Suite. Parce que je fréquentais régulièrement l’œuvre de Bussy, l’écriture du roman n’a guère exigé de recherches. En revanche, je me suis heurté à toutes les ignorances que mon approche d’historien autorisait : ainsi quand met-on une perruque, où un homme range-t-il un mouchoir, quel parfum peut-il porter, quels livres peut lire une jeune fille, comment les tient-elle, etc. Bref, alors que le héros aurait pu emporter un effet de présence, j’ai retrouvé les ignorances de la vie quotidienne, de ce que Bussy appelait les « particularités ».

La fréquentation de l’œuvre de Bussy a eu un autre effet, j’ai d’emblée écrit à la manière de, c’est-à-dire un pastiche, non de Bussy, mais de son siècle, tout simplement parce que je n’imaginais pas que des personnages que je savais historiques puissent s’exprimer autrement. Je voulais en outre insérer dans mon texte des fragments de lettres, en particulier de celle qui m’avait donné l’idée du roman. S’agissant non de preuves, mais d’invocations, je n’en ai donné que de courts extraits, les lettres données intégralement étant, elles, intégralement inventées.

Au niveau de l’écriture, pourtant, notre époque resurgit d’une manière incongrue. En effet, j’ai, au moment du dialogue entre l’éditeur et l’auteur, reçu le conseil de modifier quelques phrases moins bien écrites : cela concernait d’abord les citations de Bussy ! Non parce ce qu’elles étaient véritablement moins bien écrites, mais parce qu’elles ne parlaient pas directement au lecteur comme le faisaient les lettres que j’avais prêtées à cet auteur. L’expérience m’a surpris, parce que des vers médiocres que j’avais péniblement assemblés ne s’attiraient pas ce reproche, non plus qu’une tirade de l’Othon de Corneille.

C’est que, pour les lecteurs, un roman historique est un roman de leur temps qui place son intrigue dans un autre temps. Il suffit que les personnages se déplacent en calèche… Derrière cet exotisme de convenance, l’intrigue se développe de façon conventionnelle, puisque les héros ne sont pas des personnages historiques, mais des gens comme nous placés dans un autre temps (mon point de vue diffère ici sensiblement de celui de Thomas Bouchet [13]). Même lorsque l’écriture fait l’objet d’une véritable réflexion, elle vaut plus par ce qu’elle a de personnel que pour ce qu’elle pourrait avoir d’historique, car la qualité d’une fiction ne tient pas à la vertu d’un pastiche mais à sa force d’évocation : dans Les Onze, Pierre Michon n’écrit pas comme les contemporains de Robespierre, il écrit comme Pierre Michon parlant du peintre d’une toile imaginaire [14]. Et c’est cette toile qu’il donne à voir à ses lecteurs, c’est sa phrase qui parle à leur imagination, représentation d’une représentation servant de représentation d’une époque.

Le roman historique n’est jamais de l’histoire. Sa vérité réside dans sa force de suggestion. Et cette force repose parfois sur une approximation voire sur une erreur historique. Mon roman décrit la rencontre entre Bussy-Rabutin et Mme de La Roche, l’une de ses correspondantes. Pour cette scène, je me suis évidemment inspiré d’un décor du château de Bussy que je connaissais bien. Il m’a fallu plus d’un an pour réaliser que cette rencontre n’avait pas pu avoir lieu à Bussy mais dans un autre château, situé non pas en Auxois, mais près d’Autun. J’ai corrigé cette faute, mais, dans mon imagination et, sans doute, dans la réalité de mon texte, la scène continue de se passer à Bussy et non à Chaseu – j’y reviendrai.

En revanche, pour moi, le château de Mme de La Roche était complètement imaginaire. Je n’en savais que la montée pour y accéder, parce que Bussy l’avait mentionnée dans sa lettre. Je n’étais pas parvenu à le situer parce que j’avais été abusé par une tradition faisant de mon héroïne l’épouse d’un parlementaire dijonnais. Or, l’élément historique important était que son époux était le cadet d’une famille de Touraine, d’où son départ vers le Val-de-Loire, dont témoigne Bussy. Si l’historien que je reste a dû renoncer au prénom qu’il avait choisi pour ce personnage, le romancier a continué de lui faire habiter un château de rêve, entouré par de vraies forêts du Morvan. C’est presque par hasard que j’ai finalement identifié le vrai château : c’est celui de La Rochemillay dans la Nièvre. De nouveau, j’ai repris mon texte, modifié la forme des tours, sans retoucher le récit qui se développe encore dans la forteresse féodale que je m’étais représentée… Lorsque j’ai rencontré sa propriétaire actuelle, elle m’a pourtant aimablement dit avoir reconnu sa maison. Le compliment a fait plaisir à l’écrivain, l’historien n’y est pour rien. En réalité, cette lectrice a constaté que le récit était possible dans la maison qu’elle habitait et dont elle savait qu’elle avait été profondément modifiée à la fin du xviie siècle.

Reste que le roman vit grâce à des erreurs factuelles et que ce sont peut-être elles qui assurent l’effet de présence dont l’historien fait parfois l’expérience dans ses sources.

Mon expérience d’historien a eu un effet autrement important, je n’ai jamais imaginé en rester à ce texte. De même que nous ne sommes pas des historiens, mais des spécialistes de telle ou telle période, de tel ou tel sujet, de même nos travaux dessinent des continuités. Or, pas plus que l’ouvrage historique, un roman n’existe seul. Il s’inscrit dans un cheminement : Les Onze viennent après les Vies minuscules, celle de Joseph Roulin, etc. Dans la succession des livres, le lecteur voit se dessiner une figure. Nécessairement, l’auteur se superpose ainsi à ses personnages. Vient un temps où l’on s’intéresse à eux parce qu’ils sont de lui et, à travers les diversités de ses manières, d’une écriture reconnaissable et aimée. En tant qu’il est littérature, le roman historique est lu à raison de son auteur (lequel devient parfois une marque : les Nicolas le Floch, les Faustus [15]) et, parfois, en fonction de celui-ci.

Car nous avons tous l’expérience de la figure de l’auteur. Le dernier Untel est-il sorti ? Plus profondément, lorsque Christian Jouhaud situe La Folie Dartigaud [16] dans la région où, je le sais, il a commencé ses études, j’ai tendance à trouver une plus grande véracité à son récit, ma connaissance m’invite à reconnaître des lieux, des impressions et mon plaisir de lecture s’en trouve accru. La superposition littéraire est d’un autre ordre, elle limite la contextualisation d’un roman à d’autres romans [17].

Julien Gracq distinguait les écrivains qui, « dès leur premier livre, écrivent déjà comme ils écriront toute leur vie », de ceux « non forcément inférieurs, […] dont la formation, parfois assez longuement, se parachève sous les yeux mêmes des lecteurs [18] ». L’écrivain est un laborieux, surtout lorsqu’il se range parmi les « non forcément inférieurs ». Il développe un métier, des techniques. Il apprend et, lorsqu’il a appris, il apprend à ne pas se répéter. Plus qu’un « Temple », la littérature est un atelier, et si « pulsion auctoriale [19] » il y a, elle trouve son aboutissement dans la publication transmutant l’ouvrage en œuvre. Cet aspect me semble extrêmement important parce que l’écriture romanesque, pas plus que l’écriture mémorielle, n’est la transcription d’une transe, le fruit d’une inspiration soudaine. Lorsque Laurent Mauvignier décrit l’onde de choc de Fukushima autour de la planète, son roman d’histoire immédiate déploie un savoir-construire le texte qui donne au lecteur l’une de ses clefs [20].

Nous avons tous en tête des romans marquants, romans uniques comme Le Grand Meaulnes, premiers romans comme Le Diable au corps. Reste qu’un romancier se définit par une œuvre, dont l’écriture requiert de maîtriser des techniques radicalement différentes de celles de l’écriture historique. Dans ma courte expérience, cela tient d’abord à ce que l’auteur n’est pas le maître de son récit. Sa liberté est sévèrement bornée par la cohérence de ses personnages. La nature de ceux-ci autorise certains développements, il en impose d’autres ; il exclut parfois ceux-là mêmes que l’on avait envie en commençant de mettre en scène. Quelle que soit la forme d’écriture choisie au départ, classique ou novatrice, surplombante ou intérieure, la logique des caractères, des sensations, des réactions, oriente la recherche d’écriture ; À l’abri du monde, le roman de François Cusset en offre une belle illustration avec sa première partie d’une seule coulée [21]. Pour prendre une référence classique, on explique ainsi l’inachèvement des Petits bourgeois par l’impuissance de Balzac à accepter la logique d’un récit pourtant inspiré de sa propre expérience [22].

Et, pour ma part, j’aime cette idée, qui me vient de l’histoire, d’un sillon qu’on creuse à force de temps.

III. L’apport du roman à une écriture de l’histoire

Quand un historien écrit un roman, fût-il historique, il est romancier, et expérimente la singularité du récit qui est sa propre justification et son propre aboutissement. Le changement de pratique est total : l’histoire a un objet, l’écriture romanesque a des sujets. Dans un cas, il s’agit de démontrer, dans l’autre de montrer, de rendre visible, sensible. Récit contre fiction, démonstration contre monstration, car le récit n’est pas indispensable à la fiction, et écriture contre écriture, parce que l’écriture historique, si travaillée soit-elle, vise à la transparence pour se justifier sans cesse selon des grilles partagées, alors que l’écriture littéraire vise aux reflets, ou, pour le dire autrement, ce qu’il y a de science dans l’histoire, c’est-à-dire sa méthode, est incompatible avec la suggestion, cette recréation qui caractérise la fiction aboutie.

Tenant farouche d’une radicale césure entre écriture de l’histoire et écriture romanesque, je n’en ai pas moins constaté une influence de celle-ci sur celle-là. Le premier effet du travail sur les mots est que l’écriture historique devient plus audacieuse ; elle se borne moins volontiers aux tournures en usage dans la communauté universitaire. Le romancier redevenu historien conserve des réflexes de relecture, continue de travailler avec les rythmes et les assonances. Pour en rester à Bussy-Rabutin, jamais ma présentation des Maximes d’amour n’aurait eu cette tonalité si je n’avais continué parallèlement d’écrire de la fiction. Je me suis en particulier senti plus libre d’imiter ceux dont la lecture avait marqué ma représentation du critique et de l’éditeur. L’autre effet était plus inattendu : j’ai reçu sur le tard la capacité d’écrire de l’histoire sans notes. Dans l’ouvrage consacré au château de Bussy, le chapitre sur la Tour dorée est sans doute l’un des plus érudits que j’ai composés, et il ne comporte pratiquement pas de notes. Cette manière d’écrire, je ne l’ai pas acquise en rédigeant un manuel, mais grâce aux romans.

Plus importante, peut-être, est la réalisation de la puissance des schémas préalables. J’ai dit que, parce que je connaissais le château de Bussy, j’y avais spontanément placé une scène qui n’avait pu prendre place, pardon, qui n’aurait pu prendre place qu’à Chaseu [23]. Or il m’a fallu des mois et des mois pour m’en rendre compte. Encore n’y suis-je parvenu qu’aux pénultièmes vissages. Le charme de l’image que j’avais en tête, sa puissance ?, m’avait empêché de voir ce que je pouvais savoir depuis le début et, plus grave, quoique je l’aie dissimulée, le récit continue de reposer sur cette impossibilité. En combien d’occasions ai-je, en toute bonne foi, construit un travail historique sur une telle représentation, que je suis pourtant prompt à dénoncer chez d’autres ? Lors de la présentation d’une biographie de Scipion Dupleix, je m’étais entendu reprocher mon empathie pour le personnage. J’avais trouvé le reproche injuste, parce que depuis la malheureuse expérience Thodias-jambe-de-bois, je prends particulièrement garde à ces schémas interprétatifs que ramène dans l’histoire la part de récit qu’elle comporte pour le lecteur. Grâce au roman historique, je sais que ni la recherche en archives, ni l’accumulation des notes n’excluent semblables représentations. La capacité à se repérer dans les fonds peut en effet traduire une empathie avec les rédacteurs des inventaires. Leurs catégories influencent mystérieusement nos recherches, de sorte que nous voyons le xviie siècle à travers les bésicles des chartistes du xixe siècle.

En revanche si je regarde l’historien du xxie siècle à travers mes lunettes d’écrivain, je peux m’interroger valablement sur le choix de mes objets et de mes méthodes. Premièrement, le choix de l’histoire institutionnelle, c’est-à-dire d’une histoire sans héros (Richelieu, peut-être, mais certainement pas Daguesseau…), ce choix favorise paradoxalement le retour des schémas, puisque l’historien n’est pas confronté à une cohérence humaine, comme l’est le romancier. L’étude de la vénalité des offices est particulièrement propice à ces dérives parce qu’en appréhender les logiques puis se les approprier induit ou peut induire une forme d’acceptation de la dynamique de la France moderne [24] – ce conformisme trouve son compte à l’insistance sur les valeurs morales qui influencent le prix des charges.

Deuxièmement, la tentation de l’histoire littéraire ou, plutôt, d’une histoire construite autour d’écrivains (dans mon cas Saint-Simon, Retz et Bussy) est d’abord productive parce que la force des représentations à dynamiter, telle que la soi-disant imbécile écriture aristocratique, ou les facilités sur la retraite, lieu de sublimation des échecs, est encore plus grande que celle de mes reconstructions implicites et qu’à tout prendre, mieux vaut une erreur nouvelle mais en accord avec les connaissances actuelles qu’un invariant nécessairement anachronique. Dans le cas de Bussy, l’exil n’a marqué nul abandon des ambitions et, loin de se complaire dans la célébration de la première partie de son existence, il n’a cessé d’explorer les formes littéraires et repoussé les frontières des genres mémoriel et épistolaire pendant la période qu’évoque mon récit. Contrairement à Pierre Nora, je crois que le roman est un métier tout autant que l’histoire [25]. Il n’est pas sûr cependant que ma conception, tout en insistant sur le travail d’écriture du grand seigneur en disgrâce, ne procède pas du mythe que je combats, de la conception romantique de l’écrivain ou, plus exactement, d’une surestimation de l’œuvre littéraire, peut-être parce que l’écrivain lui-même a perdu son statut [26].

Or, si l’historien a quelque chose à apprendre de l’écrivain-Bussy, qui n’a jamais abdiqué son identité sociale, c’est bien la modestie de la réécriture inlassablement poursuivie, de l’obéissance à des critères choisis, des conseils sollicités et suivis. Bussy est né en tant qu’écrivain à force de travail et ce travail, quoique d’une nature différente, est ce qui le réunit profondément à des auteurs qui construisent leurs textes suivant les méthodes de leur science. Je me dis alors que je serais bien avisé d’apprendre sa leçon : ses réussites occultent leur processus d’élaboration. Or, au fond, dans les débats sur les rapports entre histoire et littérature, rode encore l’idée que l’historien serait un écrivain comme les autres, c’est-à-dire qu’il aurait dans son style, et parfois dans le choix de ses thèmes, une forme d’inspiration, et que l’élégance de sa manière serait digne des mêmes lauriers que ces écrivains qui n’ont pas d’emblée renoncé à être eux-mêmes le matériau de leurs livres.

Dire que le romancier travaille pour atteindre à la singularité n’aide nullement : si un livre d’histoire n’est pas singulier, il est inutile. En revanche, il peut être utile de rappeler qu’en tant que science, l’histoire obéit à un pacte de lecture caractérisé par l’obligation de référencer, elle-même prolongée par l’usage des citations ; le roman, lui, suit un pacte d’écriture, à chaque fois nouveau et qui ne regarde pas véritablement le lecteur, parce que la manière n’est pas la matière de tels livres, surtout lorsqu’elle en est l’enjeu. Car, pour paraphraser une expression utilisée pour Bussy, l’ambition de tout écrivain est de raconter d’une manière unique une histoire inconnue avant lui. C’est en tout cas la solution que consacre le droit : « l’histoire ou le fait historique, lorsqu’il est révélé, relèvent du domaine public [27] ». Pour que « l’histoire ou le fait historique » appartiennent aux romanciers, il faut que le public s’approprie leurs fictions.

AUTEUR
Christophe Blanquie
Chercheur associé
Centre de recherches historiques-UMR 8558

ANNEXES

NOTES
[1] Jérôme Carcopino, La vie quotidienne à Rome à l'apogée de l'Empire, Paris, Hachette, 1939 ; Yves-Marie Bercé, La vie quotidienne dans l'Aquitaine du xviie siècle, Paris, Hachette, 1978.
[2] Nous employons le mot dans l’acception que Certeau en a donnée : L’Écriture de l’histoire, Paris, Folio, 2002 (Gallimard, 1975). Cf. Jean-Christophe Abramovici et Christian Jouhaud, Michel de Certeau et la littérature, Paris, Centre de recherches historiques, « Les dossiers du Grihl », 2018, particulièrement Michèle Clément, « Michel de Certeau : critique et pratique de la littérature », p. 125-142.
[3] Mona Ozouf, « Récit des romanciers, récit des historiens », Le Débat, 2011, vol. 3, n° 165, p. 13-25, p. 17.
[4] Bussy-Rabutin, Correspondance, Ludovic Lalanne édit., Paris, Charpentier, 1858-1859, 6 vol., t. I, p. 67-68.
[5] Bussy-Rabutin, Correspondance, op. cit., t. I, p. 254.
[6] Il existe en réalité au moins deux portraits de Mme de La Roche, l’un dans une ancienne dépendance de son château bourguignon, l’autre au château de Gizeux, près de Langeais.
[7] Comtesse Dash, Les Amours de Bussy-Rabutin, Paris, Calmann Lévy, 1888.
[8] Jean d’Aillon, Le Secret de l’enclos du Temple, Paris, Flammarion, 2011 (J’ai lu, 2016).
[9] Christophe Blanquie, L’Exil illuminé, Paris, Lea, 2017.
[10] Christophe Blanquie, Bussy-Rabutin, Épigrammes, Paris, Éditions Glyphe, 2016 ; La faute à Hippocrate ! Autoportrait de Bussy-Rabutin en malade, Paris, L’Harmattan, 2016 ; avec Marie Chaufour et Myriam Tsimbidy, Le château de Bussy-Rabutin. Histoires, portraits, légendes, Paris, Léa, 2018 ; avec Myriam Tsimbidy,Sur et par Bussy-Rabutin. Horizons féminins. Maximes d’amour, Paris, Société des amis de Bussy-Rabutin, 2018; Bussy-Rabutin ou le désœuvrement de l’épistolier, Paris, Centre de recherches historiques, « L’atelier du Grihl », 2019.
[11] Patrick Boucheron, « On nomme littérature la fragilité de l'histoire », Le Débat, 2011, vol. 3, n° 165, p. 41-56, p. 42.
[12] Bernard Bray, « La protestation de l’exilé : les lettres de Bussy-Rabutin à Louis XIV », dans André Magnan [dir.], Expériences limites de l’épistolaire : lettres d’exil, d’enfermement, de folie, Paris, Champion, 1993, p. 133-143 [repris dans Bernard Bray, Épistoliers de l’âge classique, Tübingen, Narr, 2007, p. 342-350].
[13] « Sans la moindre illusion sur la possibilité d’une résurrection intégrale de ce passé-là, j’ai simplement cherché à forger et à resituer quelques éclats de réel. », Thomas Bouchet, De colère et d’ennui. Paris, chronique de 1832, Paris, Anamosa, 2018, p. 28.
[14] Pierre Michon, Les Onze, Paris, Verdier, 2009.
[15] Il est à noter que Bertrand Lançon, comme Parot, recrée, pour son héros, en toile de fond de chaque récit, une histoire dans l’histoire, un parcours de vie.
[16] Christian Jouhaud, La folie Dartigaud, Paris, L’Olivier, 2015.
[17] Son évocation de l’Entre-deux-Mers dans Une femme a passé est, par exemple, d’une autre nature. Quelque sensible que j’y sois, elle procède d’une méthode de lecture et d’enquête (Paris, NRF, 2019, p. 41-42).
[18] Julien Gracq, En lisant, en écrivant, Paris, Librairie José Corti, p. 1.
[19] Voir la réflexion de Judith Lyon-Caen, « Les mots et les récits des morts », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2018, vol. 2, n° 65, p. 54-67, p. 58.
[20] Laurent Mauvignier, Autour du monde, Paris, Éditions de Minuit, 2016 (2014).
[21] François Cusset, À l’abri du déclin du monde, Paris, P.O.L., 2012, p. 11-87.
[22] Voir les pages qu’y consacre d’Anne-Marie Meininger dans sa très belle introduction à l’édition Pléiade du roman (t. VIII,1977, p. 12-19, spécialement p. 19 : « Balzac a reculé devant des fantômes »).
[23] Elle aurait pu se situer n’importe où en Autunois pendant un séjour de Bussy à Chaseu, mais la scène se déroule chez Bussy.
[24] Denis Richet, La France moderne. L’esprit des institutions, Paris, Flammarion, 1973.
[25] Pierre Nora, « Histoire et roman : où passent les frontières ? », Le Débat, 2011, vol. 3, n° 165, p. 6-12, p. 10.
[26] Sauf à assimiler un emploi dans un journal ou une maison d’édition à une pension servie par un Grand, quels sont les critères caractérisant l’écrivain (comme ceux qu’Alain Viala avait définis pour les auteurs du xviie siècle, Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Éditions de Minuit, 1985) ? En revanche, l’institution universitaire assume intégralement la reconnaissance de l’historien, l’adresse institutionnelle assurant une appropriation de la signature et prétendant à une revendication des travaux.
[27] Cité par Hélène Maurel-Indart, Plagiats, les coulisses de l’écriture, Éditions de la Différence, Paris, 2007, p. 82.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Christophe Blanquie, « La palette enrichie de l’historien. Réflexions sur le passage de l’histoire scientifique au roman historique », dans Historiens et romanciers, Dominique Le Page et Philippe Poirrier [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 18 juin 2020, n° 12, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Christophe Blanquie.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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