Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Historiens et romanciers | ||||||||||||
La palette enrichie de l’historien. Réflexions sur le passage de l’histoire scientifique au roman historique | ||||||||||||
Bertrand Lançon | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||||
RÉSUMÉ
S’intéressant au passage de l’histoire scientifique au roman historique, cette communication soutient – subjectivement et non théoriquement – à travers l’expérience d’écriture des Enquêtes de Festus (Paris, Alvik, 2006-2007), que le changement de registre dans le discours ne correspond à aucun abaissement des exigences scientifiques. La palette s’enrichit en expressivité selon la même « intention véritative », l’histoire gagnant à être pratiquée comme un art et à se déscolariser pour faire littérature. Les deux registres se nourrissent mutuellement, affinant et enrichissant la démarche de l’historien, qui, dans les deux cas, est toujours en approche, dans un souci équivalent de transmission par une écriture qui élargit sa palette. |
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||||||||||
La question qui me semble essentielle, lorsque l’on aborde la relation entre l’historien et la fiction, est celle de l’existence et de la compatibilité de deux écritures, la scientifique et la romanesque, cette dernière étant a priori supposée moins scientifique. Lorsqu’il s’adonne à la fiction qu’est, pour le dire de façon générique, le roman historique, l’historien répond à la tentation d’une autre forme de discours que celle qu’il pratique ordinairement. Il doit composer avec une dilatation de l’imaginaire tout en usant de son expertise historique. Ce faisant, établit-il deux registres séparés ou élargit-il son écriture scientifique pour lui donner une palette plus étendue ? S’agit-il de science d’un côté et de fantaisie de l’autre ? Ou bien d’une seule et même pratique sur une échelle chromatique enrichie qui entendrait donner plus de couleurs ou une tonalité différente au sérieux et au crédible ? Il me semble que si cette question du passage d’un registre à une autre peut incliner à théoriser, les réponses sont inévitablement multiples et subjectives, car chaque historien entretient un rapport singulier avec sa matière et son traitement littéraire. Le seul axiome qui soit permis, me semble-t-il, est que l’historien se fait par l’écriture et que l’écriture lui donne, à elle seule, son statut. L’historien est donc, quoi qu’il en soit, nécessairement écrivain pour être ou prétendre ce qu’il est. Il est un professionnel de l’écriture, à tout le moins de l’écriture historique, ce qui peut le prédisposer, mais pas nécessairement, à l’écriture romanesque. Pour les uns, le passage au roman sera un violon d’Ingres, pour d’autres une expérience, et pour d’autres encore une ambition littéraire. Pour ma part, je peux témoigner de mon expérience à travers l’écriture des Enquêtes de Festus, des romans policiers se déroulant dans la seconde moitié du ive siècle [1]. L’écriture romanesque m’a permis un élargissement qui n’est pas une distance prise avec l’histoire, mais une façon de la conforter. Moins qu’un désir de dépassement, j’y vois, par le ressenti, l’appel intérieur à une intensification de l’objet par une écriture décorsetée et plus vagabonde. I. Les raisons du passage au roman En histoire, mes maîtres Guy Pédroncini et Jean-Claude Allain aimaient à le rappeler à leurs étudiants en exposant les causes de la Première Guerre mondiale [2], il y a des raisons profondes et des raisons immédiates. Mon passage au roman s’est fait par un déclic qui fut une conversation, au sein du jury de l’agrégation d’histoire, en 2001, entre un collègue et moi. Ce collègue, Jean-Louis Voisin, était alors à la fois historien universitaire et critique de romans policiers sous pseudonyme dans plusieurs hebdomadaires. Il me dit que Jean-Claude Zylberstein, qui dirigeait alors la collection « Grands détectives » chez 10/18, cherchait un enquêteur de l’Antiquité tardive. Il est vrai que cette période était totalement absente du polar historique, la totalité des auteurs s’étant concentrés sur les premiers siècles avant et après J.-C. Face à l’inflation des temps Julio-Claudiens, l’époque tardive restait un blanc. « Est-ce que ça te tenterait ? », me demanda-t-il. La réflexion fut brève. Dans le train du retour, si j’ai aussitôt échafaudé un projet, c’est que la proposition rejoignait des raisons profondes ; le désir de l’écriture romanesque, le goût de l’intrigue policière, l’idée de tenir des lecteurs en haleine, l’envie d’incarner davantage mon objet d’étude professionnel, une forte attirance pour le défi qui serait de faire connaître, de manière sensitive, le monde de l’Antiquité tardive, voilà ce qui m’incita à franchir un Rubicon. C’est ainsi que j’ai inventé, dans un train Paris-Brest, un enquêteur de la génération de saint Augustin, né comme lui en 354, Betitius Valerius Aradius Festus, rejeton de plusieurs familles aristocratiques romaines. J’ai imaginé des récits à la première personne, comme des mémoires rédigés dans sa vieillesse, alors qu’il est devenu chrétien ; des récits avançant dans le temps, Festus ayant à chaque roman deux ou trois ans de plus et une affectation différente, et chaque enquête se déroulant dans un endroit différent de l’Empire romain. C’est ainsi que naquirent Le complot des Parthiques, situé à Rome en 373, Le prix des chiens en Illyrie en 375, Le rire des Luperques en 377, de nouveau à Rome. Le quatrième, Cupidon crucifié, qui est en cours de rédaction [3], se déroule à Trèves en 379, dans l’entourage d’Ausone, peu après la bataille d’Andrinople et juste après la proclamation impériale de Théodose. Je fis une proposition assortie d’un plan ambitieux – presque mégalomane, j’en conviens – de 24 romans et d’une trentaine de pages du premier tome. Un déjeuner eut lieu à Paris avec Jean-Claude Zylberstein, chez Wong, dans la bien nommée rue de la Grande Truanderie, en compagnie de mon collègue. À la suite de la discussion et de plats délicieux, un contrat fut décidé pour trois romans. Trois ans plus tard, je rendais les trois volumes… mais je suis demeuré sans réponse pendant deux ans, jusqu’à ce que me parvienne un jour un courrier de quelques lignes, indiquant qu’un lecteur avait estimé que ces romans « ne pouvaient pas concerner des lecteurs d’aujourd’hui ». C’est un peu plus tard que, rencontrant l’éditeur Alvik au sujet d’une biographie de Théodose, celui-ci s’enthousiasma pour les Enquêtes de Festus, dont il a publié les trois premiers volumes en 2006-2007. Je me suis toujours demandé en quoi ces enquêtes ne sauraient concerner le lectorat d’aujourd’hui, dans la mesure où l’une de mes principales préoccupations, en les écrivant, avait été de montrer en quoi la vie et les questions du ive siècle avaient, comme les textes des Anciens, un écho dans notre temps, qui ne nous faisait pas si Modernes que ça. L’imbrication entre les conflits théologiques et les intrigues politiques était-elle le cœur de cette inactualité supposée ? C’était peut-être le cas, et, en cela, cette lecture critique n’était guère visionnaire. II. Les thèmes abordés Je me suis expliqué de ma démarche dans une postface au premier volume, intitulée « À propos du polar pré-industriel » [4]. Le défi, en écrivant du romain policier, était de se priver des ingrédients récurrents du roman noir et du polar contemporains : pas de café ni d’alcool, pas de cigarettes, pas de téléphone, pas de poursuites en voiture, pas de frigos désespérément vides ; a contrario, de la lenteur, une prééminence de l’écrit, du vin et de la nourriture. S’est ajouté le fait que, les Enquêtes de Festus étant censées être traduites du latin, il y fallait des tournures françaises un peu latines, tantôt elliptiques, tantôt un peu lourdes. Comme pour le e de La Disparition de Georges Pérec, un défi oulipien aura été pour moi l’absence totale du mot oui, inexistant en Latin. Le pronom personnel je non plus, direz-vous, mais s’agissant d’un récit à la première personne, il y avait licence à l’employer. Au cœur des thèmes abordés se trouve le couple tolérance/intolérance, l’intrigue politique, les rapports païens/chrétiens dans un âge de mutation, les mentalités romaines (l’esprit républicain contre la tyrannie), l’importance du savoir (la paideia gréco-romaine) et, dans le cas du tome 2, les migrations « barbares » du dernier tiers du ive siècle. Il n’y a jamais eu là, me semble-t-il quoi que ce soit d’étranger aux préoccupations des lecteurs d’aujourd’hui. Sans vouloir établir des comparaisons et des similitudes entre l’époque actuelle et le ive siècle romain, j’ai eu la conviction que l’exemple romain pouvait nous aider à comprendre, dans la longue durée, l’existence d’invariants culturels propres à nous faire réfléchir plaisamment, même quand le roman se fait sombre ou évoque des arguties théologiques. III. Le lien avec le travail d’enseignant-chercheur Le premier lien essentiel était celui de mon fichier, constitué en une vingtaine d’années au cours de mes lectures de sources et de travaux : une sorte de cabinet de curiosités sur fiches-bristol, pour la plupart inemployées dans mes cours, sauf quelquefois pour des exemples illustratifs de la vie quotidienne. Je pense aux menottes, mentionnées dans un panégyrique de Constantin, que l’empereur avait retirées des poignets de ses captifs francs pour les enrôler et leur forger des épées. Les recettes de cuisine sont inspirées du livre d’Apicius, De re coquinaria, réédité à Rome vers 400. J’ai d’ailleurs dûment testé la fricassée de porc aux abricots. Festus est un gourmet et j’avoue ma dette au Biscuter et au Pepe Carvalho de Vazquez Montalban. Un autre lien est l’historicité des personnages parmi lesquels les personnages de fiction évoluent. Les institutions forment scrupuleusement le cadre et les titulaires des charges sont historiques : empereurs, préfets, gouverneurs et lettrés. On peut ainsi croiser des personnages historiques : Symmaque, Ammien Marcellin, Faltonia Proba, le consul Bauto, le préfet Gracchus, l’érudit Macrobe et l’évêque de Rome Damase. Le contexte dans lequel s’inscrit la fiction est donc véridique (i. e. scientifiquement attesté) et je dirai même exact. Dans ce contexte, la fiction se fait non seulement plausible mais nourrie d’exactitudes scrupuleuses. Elle est comme un bourgeonnement que l’historien s’autorise dans des contraintes qui ne sont pas moindres, en fin de compte, que celles du travail universitaire. IV. Auteurs inspirants ? S’il est un auteur qui m’a influencé dans mon travail – que je dirai à la fois historique et romanesque – c’est Ammien Marcellin, un ancien protector de l’empereur Julien, d’origine syrienne, qui a publié vers 389 des Res gestae, une Histoire en 31 livres qui était la continuation de Tacite de 96 à 378. Ammien adore les digressions curieuses et c’est cette tonalité qui m’a inspiré pour des récits historiques incluant toujours des principes moraux, comme on en trouve chez tous les historiens romains. L’invention de Festus avait sans doute quelque chose à voir avec ma fascination pour ce maître-livre que sont les Confessions d’Augustin. Mon projet n’était pas de les décalquer mais d’en retenir quelques éléments : la sincérité de l’aveu, les contradictions, la description d’un cheminement, l’insertion, par intermittence, de pensées graves sous forme de brèves pauses digressives. L’écriture des mémoires de Festus ne devait pas être une accumulation de fiches farcie de dissertations poussives. De fait, le premier écueil que doit éviter l’historien qui s’adonne au roman est celui de l’esprit scolaire et universitaire. Je voulais également décrire un ive siècle aux antipodes d’une décadence présumée et en prise avec la philosophie politique du temps : la tyrannie et la détestation de la tyrannie, une excroissance du renseignement (les agentes in rebus, barbouzes du ive siècle), la prégnance du problème religieux dans un christianisme divisé (surtout entre nicéens et ariens), la coexistence des païens et des chrétiens, y compris dans les mêmes familles. Ainsi, le père de Festus est païen et Père des pères de Mithra, tandis que sa mère est une ascète chrétienne ; son comparse Esaïus est un juif converti au christianisme. Cela non pas sous la forme du conflit, mais celle d’une coexistence dans une culture commune dotée, ici et là, de particularismes. Relevons aussi des influences partielles : la correspondance de Jérôme, les poèmes épigraphes de Damase, les Saturnales de Macrobe, les œuvres d’Ausone, les Histoires d’Eutrope et d’Aurélius Victor. Cependant, les auteurs anciens sont mâtinés d’influences romanesques contemporaines, parmi lesquelles prédominent celles de P. G. Wodehouse (pour une société très codifiée décrite avec humour) et M. V. Montalban (pour l’immanence du politique, la gourmandise et encore l’humour). V. Point de vue sur le lien entre roman et histoire La force du lien trouve son reflet dans le fait que je n’ai pas choisi de pseudonyme pour l’écriture romanesque. Certes, ce n’était pas sans danger, a priori, pour ma carrière d’enseignant-chercheur (j’étais alors maître de conférences d’histoire romaine à l’université de Bretagne occidentale, à Brest). Le monde académique français était encore habité, au début du xxie siècle , d’un esprit de sérieux un tantinet janséniste, avec sourcils en accents circonflexes, et voyait de tels excursus comme un écart fantaisiste ou, au mieux comme un loisir coupable. La très sourcilleuse et malthusienne 21e section du CNU préservait encore des critères austères pour délivrer au compte-goutte ses qualifications. Même les livres de type pédagogique, à destination des étudiants, apparaissaient alors comme une digression coupable de la via sacra de la recherche, sérieuse, aride, avec peu de lecteurs hormis quelques pairs sévères. Selon les codes universitaires, frayer hors de ceux-ci revenait à déroger, comme un aristocrate du xviiie siècle se lançant dans le commerce. Je me souviens m’être dit que, pour un bon écho et de belles ventes, je pourrais m’affubler, pour les Enquêtes de Festus, d’un nom de plume scandinave, à tout le moins anglais, comme Bertil Larsson ou Bertie McLawson. Proches de mon nom, ces pseudonymes n’en auraient pas été et m’auraient désigné comme auteur. C’était là le symptôme que je ne désirais pas que le romancier escamotât l’historien. J’ai pareillement renoncé, en 2017, pour traiter en historien le X-File qu’est la pseudo-chute de l’Empire romain, à l’alias de Bertram Mulder-Scully [5]. Ma réflexion m’a amené à penser qu’il n’y avait pas de distance ni de discordance entre mon écriture romanesque et mon écriture d’historien. Passer au roman n’avait que peu à voir avec l’école buissonnière d’« un sous-préfet aux champs ». Le nucléus était le même : la transmission de l’objet historique. En l’occurrence, le roman était un prolongement du travail d’historien, élargissant les salles de cours et les amphis à un plus ample lectorat et dans un ton moins docte. La motivation de cette transmission était l’amour de cette période, avec une excitation supplémentaire : celle de faire de la philosophie à l’antique et de l’histoire en immergeant les lecteurs dans un monde décrit avec une familiarité telle qu’il lui semble une évidence. En l’occurrence, l’écriture romanesque a été extrêmement plaisante pour cette raison : elle pouvait transmettre l’histoire au plus précis en dehors des contraintes les plus académiques de la discipline : la scientificité par la preuve et la preuve par la note, appareillage si brillamment étudié par Anthony Grafton comme un effet tragique de l’érudition [6]. Le roman donne la possibilité d’une transmission immanente par le fait de plonger immédiatement le lecteur dans un monde qui lui est à la fois étrange, lointain et proche ; un exotisme immédiat mais sans recherche d’exotisme. Il est enfin une dimension du roman policier qu’on ne saurait éluder : celle du suspense. Le récit présentant des enquêtes rédigées à la première personne, j’ai établi comme principe que le lecteur avancerait dans l’investigation comme Festus lui-même. Il ferait ses découvertes en même temps que lui. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai écrit, ne sachant, ni au début, ni même au milieu, ce à quoi aboutirait Festus. Cela donne une tonalité d’errance qui ne trouve que tardivement une direction. Quant à la notion de vérité, elle n’a jamais posé question au cours de mon travail, les éléments historiques étant scientifiquement avérés et le romanesque ne travestissant pas la connaissance historique, ni dans les faits, ni dans les mentalités. À la différence du travail universitaire, le roman procure la liberté frémissante de ne pas craindre cette déviance rédhibitoire qu’est le hors-sujet ; la seule règle stricte est l’évitement de tout anachronisme. La fiction ne délaisse donc pas les scrupules majeurs de l’historien. Il n’y a donc pas eu pour moi de dissociation entre l’historien et le romancier et l’emploi d’un pseudonyme eut été à la fois pusillanime et incongru. Il y avait bel et bien unité entre mon travail d’historien et mon travail de romancier, la seule dissociation étant celle des registres, le roman permettant de desserrer le nœud de cravate, en particulier par la pratique récurrente des dialogues et de l’humour. J’ajoute que le polar n’est pas tout à fait un roman comme les autres. Même si Georges Simenon est passé par là, le faisant émarger, par Maigret, à la littérature, le roman policier a cette vertu de ne pas trop se prendre au sérieux et d’être écrit dans un objectif récréatif, même s’il décrit des horreurs. Il m’a semblé qu’il offrait un espace idéal pour le roman dit « historique », pour dire, à la manière de Wodehouse, des choses sérieuses plus légèrement et sérieusement des choses légères ; cela en échappant au laborieux qui tombe des mains. Il fallait aussi des chapitres courts à la manière des feuilletonistes du xixe siècle, chacun s’achevant par la suspension d’un micro-suspense ; un exotisme patent sans traces de recherche d’un exotisme pour lui-même ; une plongée naturelle et intime dans l’atmosphère romaine du ive siècle sans la surcharge des explications. Tels ont été mes impératifs d’écriture. VI. Conception de l’écriture de l’Histoire Les vingt premières années du xxie siècle ont, me semble-t-il, vu l’académisme universitaire perdre de sa rigidité antécédente. Après l’apogée des années 1970-1990 que furent les années « Montaillou » [7], la mévente croissante des ouvrages de sciences humaines a transformé la publication en chance et en objet de respect. La polyvalence d’écriture des enseignants-chercheurs a été progressivement tolérée puis admise. Durant ces dernières années, le travail d’Ivan Jablonka a beaucoup fait pour porter cette évolution, notamment par ce beau livre qu’est L’Histoire est une littérature contemporaine [8]. Cet ouvrage multi-primé était, comme l’indique son sous-titre, un manifeste, et il a, pour cela, suscité des débats qui se poursuivent aujourd’hui. Bien sûr, la chose est plus difficile lorsqu’on est historien des siècles tardifs de l’Empire romain, mais ce n’est pas tâche impossible. En tant qu’historien, je me suis toujours senti écrivain : l’écriture romanesque ouvrait pour moi un espace plus large et libre. Il serait incongru, à mon sens, de considérer que l’histoire, en tant que science, n’aurait pas besoin d’efforts ou de soins stylistiques et que le souci littéraire serait réservé au roman. Si l’on postule que la forme est indissociable du fond, les deux requièrent d’être bien écrits. Si elle est le fondement du texte littéraire, une langue stylistiquement aiguisée est aussi l’instrument par lequel la pensée historique peut se développer et s’expliquer au mieux [9]. Un seul style, en somme, pour embrasser deux genres, aura été ma voie, sachant qu’une écriture travaillée n’est pas l’ennemie de l’« intention véritative [10] ». Il n’y a rien à redire, sans doute, à ce que l’histoire soit scientifique et se prétende une science dans sa méthode. Au cœur de celle-ci se trouve la rigueur chronologique, l’esprit critique envers les sources, un balancement subtil entre le doute et l’affirmation, une déontologie fondée sur l’hypothèse et le questionnement, entre prudence et audace. Cependant, Paul Veyne a eu raison, à mes yeux, d’avancer que l’histoire est aussi un art [11]. En tant que tel, elle peut se pratiquer, comme la peinture, selon différents styles et chromatismes (classicisme académique, impressionnisme, fauvisme, pointillisme, cubisme, réalisme socialiste, abstraction lyrique, etc.). Ivan Jablonka a eu le mérite d’ajouter qu’une écriture soignée dans le souci littéraire, loin de noyer le poisson en ramenant le travail au seul récit littéraire, pouvait hausser l’histoire à un degré d’expression plus intense. Qu’elle soit thèse, livre, article ou bien roman, l’histoire peut se permettre d’être bien écrite. Quoi qu’en disent encore quelques Trissotins de la discipline, ses chatoiements ne sont pas fausse séduction, mais pratique d’un art qui ne l’éloigne pas de la science. L’aridité ne peut être à elle seule un brevet de crédibilité, ni l’austérité un garant obligé de bonne histoire. En tout état de cause, l’effacement du sujet – l’historien écrivant –, qui fut longtemps plaidé, n’a plus de justification pertinente, sachant que l’objectivité est un leurre et que l’historien est toujours en approche. À mon sens, cela vaut aussi bien pour l’écriture érudite que pour la romanesque. |
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AUTEUR Bertrand Lançon Professeur émérite d’Histoire romaine Université de Limoges Auteur des Enquêtes de Festus |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Trois tomes parus chez Alvik (Paris) : Le complot des Parthiques (2006), traduit en espagnol (El juramento, Barcelone, Grijalbo/Random House Mondadori,
2008, trad. Santiago Jordán Sempere) et en portugais (A conspiração dos Párthicos, Lisbonne,
Europress, coll. A Noite no Bolso, 2008, trad. Paula Castelo
Branco) ; Le prix des chiens (2006) ; Le rire des Luperques (2007).
[2]
À l’université du Maine, dans les années
1971-1976.
[3]
Cette interruption est due à la cessation
d’activité d’Alvik, doublée d’une
absorption par mes travaux historiques.
[4]
Le complot des Parthiques, 2006, p. 230-233. J’y concluais :
« Tout bien considéré, l’ère
industrielle n’a modifié que de façon infime les
comportements, les vices et les mobiles. Quel que soit
l’environnement, pré- ou post-industriel, le polar se
concentre toujours sur sa “substantifique moelle”, les
couleurs troubles de l’âme humaine. »
[5]
Bertrand Lançon, La chute de l’Empire romain, une histoire sans fin,
Paris, Perrin, 2017, p. 29.
[6]
Anthony Grafton,
Les origines tragiques de l’érudition. Une histoire
de la note en bas de page, Paris, Seuil, 1998.
[7]
Je fais référence au livre d’Emmanuel Le Roy
Ladurie, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324,
Paris, Gallimard, 1975, qui fut un best-seller inattendu pour une
volumineuse et exigeante monographie : 250 000
exemplaires vendus en France auxquels s’ajoutèrent de
nombreuses traductions.
[8]
Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2012.
[9]
Je me souviens que, dans les années 1970, Pierre Chaunu
était critiqué pour ses phrases nominales, alors que
c’était son style, qui n’entamait en rien
la rigueur de son propos et lui donnait du nerf.
[10]
L’expression est de Paul Ricœur, La mémoire, l’Histoire, l’oubli, Paris,
Seuil, 2003.
[11]
Paul Veyne, L’inventaire des différences, Paris,
Seuil, 1976 (Leçon inaugurale au Collège de France). Il y
affirmait que la vérité n’est pas l’objet
essentiel de l’historien et qu’il vaut mieux avoir des
idées et poser des questions, ce qui est effectivement un art.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Bertrand Lançon, « La palette enrichie de l’historien. Réflexions sur le passage de l’histoire scientifique au roman historique », dans Historiens et romanciers, Dominique Le Page et Philippe Poirrier [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 18 juin 2020, n° 12, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Bertrand Lançon. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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