Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Les formes brèves du politique
Éloge du texticule
Jean-Louis Tornatore
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RÉSUMÉ
MOTS-CLÉS
Mots-clés : texticule ; langue ; Queneau ; Léo Ferré
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SOMMAIRE

TEXTE

Vincent, mon adjoint, croyait me faire une bonne blague en me demandant d’ouvrir ce colloque tout en supposant que je me défilerai. Mais c’était mal me connaître, car je décidai sitôt le défi lancé de le relever, bien que je ne sois pas spécialiste de la forme brève – sans doute lui l’est-il, et parfois même poète.

Voilà, me suis-je dit, je vais commencer ainsi – mais c’est râpé, puisque j’ai déjà commencé –, je vais commencer ainsi : « Je serai bref ha ha ha elle est bien bonne, comme si on ne l’attendait pas celle-là. » Et puis j’en serais resté là. Oui mais c’était tomber dans un laconisme insipide qui ne permettait pas du tout d’accéder à l’essence de la brièveté, soit sa force expressive. Force et vigueur d’ailleurs, comme il m’en souvint alors, exprimée par Léo Ferré, dans l’une de ses chansons, La violence et l’ennui, au cours de laquelle il criait plus qu’il ne chantait : « Je vous commande d’être bref et couillosif ». Nul autre que ce spécialiste du mot débridé ne pouvait mieux suggérer ce que « bref » veut dire en l’associant à cette sort de mot valise, « couillosif », à la jonction de couillu et de corrosif et pourquoi pas d’explosif : être bref, c’est non seulement aller droit au but, ne pas s’embarrasser de circonvolutions et autres préliminaires, mais c’est aussi faire éclater en peu de mots une charge de puissance signifiante dont la référence pour le moins virile rappelait le temps pas si lointain où seul les hommes avaient l’usage de la parole virgule publique – aussi ne s’étonnera-t-on guère que ce colloque soit significativement masculin.

Écrivant cela Léo pensait-il à Raymond ? D’ailleurs l’avait-il lu ? Je ne sais, mais toujours est-il que l’on trouve dans l’œuvre de Raymond Queneau cette même correspondance entre la forme brève et la mâlitude – dit ainsi, ce n’est guère flatteur –, du moins exprimée dans le titre d’un ensemble de courts textes qu’il publiait en 1949, soit « Texticules ». Je n’ai pas trouvé de commentaires sur ces textes. Autant que je peux en juger, ils sont très oulipiens : jeux de mots, parfois vaseux, jeux de langue, dont Perec fut aussi friand que fécond. S’ils sont peu, je ne peux les livrer tous, aussi permettez-moi de me limiter à ces deux texticules – sans toutefois vous laisser penser qu’ils iraient par paires :

La casse et le Séné

Ils parlaient chacun deux langues différentes, des langues agglutinantes à racines amères, et tout d’abord cela ne les gêna pas. Les mots roulés dans leurs calanques diffusaient d’ailleurs des reflets mauves, mais peu d’informations. Ils essayaient des classes variées, des faux nèmes, des purs verbes, des clics, des meuh : toujours quelques œufs d’autreuchose venaient éclore sous leurs paroles
C’était à n’y rien comprendre
Ils parlaient chacun deux langues différentes, des langues agglutinantes à racines amères.

Ou bien ces

Homophonies hétérogènes

Peu d’hommes sont des saints, toutes les femmes en ont.
Le lait dans le pot s’en couvre d’une.
À la tour de Pise, nous allâmes en faire un.
Au fond du vase, on en apercevait.
En somme il en fit un non loin de sa préfecture.
Un sot qui en porte un se dirige vers son parc.
Vêtue de crêpe, elle en fit sauter plusieurs.
Sur les joues du mousse, le blaireau en déposait.
Devant le phare, timide, il en pique un.
Retirant son voile, elle les mit.
Pour boire son vin le chah de Perse y mettait son tonneau.
Sous le pin, l’enfant le mangeait beurré.
Dans la bière, il en versait.
Jésus dit à Pierre : tu en es une.
Le cygne en fit un.

« Le cygne en fit un ». Quel sens de la contraction ! Quelle économie de l’expression verbale ! Il me revint, encore, mes cours de linguistique. Du temps justement où seuls les hommes avaient l’usage de la parole académique, certains philologues – j’ai oublié qui – s’en donnaient à cœur joie cherchant à déterminer le rapport en langue et pensée. Et d’établir la supériorité des langues dites synthétiques comme le latin ou le grec sur les langues agglutinantes comme le zoulou ou l’inuit – et certes pas les langues indo-européennes –, supériorité parce que, disaient-ils, celles-ci témoignaient d’un principe d’économie morphologique : en peu de mots, il était loisible à leurs locuteurs d’exprimer ce qui, dans d’autres, nécessitait une longue périphrase. L’exemple canonique était ce passage de la Vie de Titus de Suétone : Titus reginam Berenicem, cui etiam nuptias pollicitus ferebatur, statim ab Urbe dimisit invitus invitam, que Racine traduisit ainsi : « Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu’on croyait, lui avait promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui, et malgré elle, dès les premiers jours de son Empire ». C’est à leur corps défendant, invitus invitam, littéralement « lui ne le voulant pas, elle ne le voulant pas », soit « malgré lui, malgré elle » que Titus, tout frais empereur, met fin à sa liaison avec Bérénice, reine de Palestine, malgré l’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. La realpolitik ne s’embarrasse pas de sentiments. Mais surtout, on l’aura compris, la forme brève, dans cette conception masculino-centrée, converge avec et justifie la gloire des nations européennes, supérieures en capacité de s’exprimer et de penser, et en civilisation, asservissant les peuples du monde-autre, ceux peuchère qui n’ont à leur disposition que des langues qui ne font qu’agglutiner. Communauté de destin, si on me permet cette ellipse, entre les femmes et les primitifs.

J’en reviens, pour conclure, à Queneau, sans doute davantage philogyne que misogyne – on se souviendra de son On est toujours trop bons avec les femmes publié sous le pseudonyme de Sally Mara. Je ne sais s’il a exercé ses jubilations oulipiennes jusqu’à établir des correspondances entre ses texticules. Peut-être a-t-il imaginé quelques relations secrètes ou tenues cachées qui uniraient les pièces de cet ensemble, en sorte qu’intervenir sur l’une ait un effet sur l’autre – auquel cas voilà un formidable sujet de thèse. Mais peut-être ne les a-t-il pas pensés autrement, ce sceptique

Profession d’infoi d’un sceptique

Je suis inculte parce que je n’en pratique aucun et insecte parce que je me méfie de toutes.

qu’en pièces autonomes, petits textes couillosifs et singuliers, lambeaux de rêves éveillés, où le rire se fait parfois grinçant sinon se mue en mélancolie – à l’instar de celle qui sourd de Pierrot, mon ami.

La ville funèbre

Il n’y a rien autour que l’herbage des corbeaux. On pose des draps mous sur les torchères du théâtre municipal ; il ne s’écoule, le long des boulevards, que de la poussière, peut-être. La banlieue s’est éteinte en refermant ses principes. Peut-être chantent-ils encore au coin des rues, les muets muant de la dernière pluie. Les toits se replient avec lenteur. On voit tout de même des gens qui défilent, mais ils sont tout engourdis, ils trébuchent, ils parviennent au coin là-bas et disparaissent.

Auquel cas la forme brève sous sa plume fleurerait la nostalgie secrète d’un paradis toujours-jamais ou toujours-déjà perdu.

AUTEUR
Jean-Louis Tornatore
Professeur d’anthropologie
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366

ANNEXES

NOTES

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Jean-Louis Tornatore, « Éloge du texticule : détourner, propager, archiver », dans Les formes brèves du politique, Vincent Chambarlhac [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 13 juillet 2021, n° 14, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Jean-Louis Tornatore.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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