Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Les formes brèves du politique
L’inscription des formes brèves dans les processus de médiations documentaires sur le Web et les médias sociaux
Fabrice Pirolli
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ
Les notions d’intelligence collective, de partage des savoirs et d’interopérabilité au cœur des discours relatifs au Web 2.0 et des médias sociaux, ainsi que la succession d’innovations qui ont permis leur mise en œuvre, ont conduit à l’émergence progressive d’une figure d’un usager actif à la fois consommateur, producteur et relai d’information. Les stratégies de communication se déployant dans les espaces numériques du Web mobilisent massivement des contenus informationnels dont la brièveté est l’une des caractéristiques principales. Nous proposons de nous intéresser précisément au statut de ces formes brèves numériques en questionnant leurs spécificités au regard des processus de médiations documentaires instrumentées.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : Web 2.0 ; médiations ; formes brèves ; médias sociaux
Index géographique : monde
Index historique : xxe-xxie siècle
SOMMAIRE
I. Introduction
II. Évolutions de l’environnement informationnel des usagers du Web
1) Surcharge informationnelle et économie de l’attention
2) Médiations en ligne et enjeux info-communicationnels
III. Formes brèves et médiations numériques
1) De l’analyse documentaire aux formes brèves numériques
2) Formes brèves numériques et écriture Web
IV. Conclusion

TEXTE

I. Introduction

Les pratiques liées au développement et à la massification des usages du Web opérés depuis deux décennies ont profondément modifié les rapports individuels et collectifs à l’information. L’accessibilité, l’instantanéité, la multiplicité sont autant de traits caractéristiques d’une « société de l’information » [1] refaçonnée par le numérique et ses usages. Les notions d’intelligence collective, de partage des savoirs et d’interopérabilité au cœur des discours relatifs au Web 2.0 ainsi que la succession d’innovations qui ont permis leur mise en œuvre ont conduit à l’émergence progressive d’une figure d’un usager actif à la fois consommateur, producteur et relai d’information. Les conséquences de ce changement de paradigme communicationnel [2], en rupture avec le modèle linéaire jusqu’alors caractéristique de la première période d’existence du Web, sont nombreuses. Nous ne prétendons nullement en dresser ici un inventaire, mais plus particulièrement nous intéresser à celles qui concernent directement les modalités de mise en circulation et de mise en visibilité de l’information sur le Web. Ainsi, la diffusion, via les réseaux sociaux numériques, le traitement, via des plateformes de curation ou d’agrégation de contenus, la recherche, via les moteurs et dispositifs spécifiques, la sélection et l’évaluation de l’information sont autant de processus qui dans leur ensemble se trouvent reconfigurés. Dès leur phase de conception les contenus informationnels ou documentaires doivent intégrer, de fait, les enjeux liés à ces évolutions ainsi qu’un ensemble de contraintes techniques qui en découlent.

Les stratégies de communication se déployant dans les espaces numériques du Web 2.0 mobilisent massivement des contenus informationnels dont la brièveté est l’une des caractéristiques principales. Ce phénomène, multifactoriel, se traduit à la fois dans la conception des contenus partagés, dans l’énonciation des discours et dans la temporalité relative aux dispositifs de mise en circulation de l’information. Nous proposons de nous y intéresser plus précisément, notamment en interrogeant la place des « formes brèves » dans les processus de médiations documentaires qui s’établissent sur le Web et dans les médias sociaux. Dans la mesure où, comme l’exprime Hélène Crombet, les formes brèves font apparaître « une série de contradictions essentielles : entre condensation et expansion, délinéarisation et efficacité, normativité et créativité » [3], nous proposons de questionner la nature de ces formes brèves numériques ainsi que leur inscription dans les pratiques des usagers du Web. Les notions de visibilité, d’intelligibilité, d’accessibilité des contenus, sont progressivement devenues des enjeux majeurs de la communication numérique. Nous souhaitons plus particulièrement apporter un éclairage fondé sur les pratiques usuelles dans le domaine de l’information-documentation (condensation, indexation, diffusion, etc.) qui se trouvent ainsi réinterprétées et redéployées, tout en interrogeant la place des formes brèves dans les processus de médiations documentaires marqués par un accroissement sans précédent du volume de ressources accessibles aux usagers.

II. Évolutions de l’environnement informationnel des usagers du Web

1) Surcharge informationnelle et économie de l’attention

L’une des conséquences directes du passage, opéré au début des années 2000, d’un Web « consultatif » à un Web « collaboratif » [4] est l’accroissement considérable du volume et de la diversité de l’information disponible sur le Web. Si, dans un premier temps, un tel accroissement concourt à en enrichissement de l’offre en contenus, il participe également à la complexification des tâches de recherche et de traitement de l’information, notamment en raison du phénomène de surcharge informationnelle qu’il occasionne. Théorisée par Bertram Myron Gross [5], la notion de surcharge informationnelle a, au cours du temps, été mobilisée et précisée dans un ensemble de travaux relevant notamment des sciences de l’information, de la sociologie ou des sciences de gestion. Concept polymorphe et aux causalités multiples [6], il découle à la fois de l’accroissement du volume informationnel disponible, de la surcharge cognitive des individus face à la masse d’informations qu’il leur revient de traiter, ainsi que de la multiplication des canaux de diffusion de l’information.

Comme l’ont illustré les travaux de Chester Simpson et Laurence Prusak, l’accroissement du volume informationnel, première cause identifiée de surcharge informationnelle, entraîne à la fois une baisse de la qualité des informations reçues et une difficulté à accéder à une information jugée de qualité [7]. Il en résulte un allongement et une complexification des tâches relatives à la sélection et au traitement de l’information. D’un point de vue documentaire la principale conséquence de ce phénomène est une augmentation significative du bruit [8] lors des phases de recherche d’information : plus un volume d’information est important, plus le risque que des informations non pertinentes soient proposées aux usagers est important. La qualité du processus d’accès à l’information se voit ainsi remise en cause. Cependant, au-delà de l’effet directement lié à la volumétrie de l’information il a également été mis en avant, notamment par John Sweller [9], que l’accroissement du volume informationnel sur le Web résulte d’un effet de redondance de l’information, par des phénomènes de répétition à l’identique, phénomène ayant par ailleurs la propriété de s’autoentretenir.

La seconde cause identifiée comme étant à l’origine de la surcharge informationnelle est la surcharge cognitive. Cette dernière est plus directement liée aux capacités cognitives des individus impliqués dans le processus de traitement de l’information.

La notion de charge cognitive repose sur la conception – classique et déjà ancienne – d’une architecture cognitive humaine pouvant être décrite comme un système (ou plusieurs, selon les modalités sollicitées) de transmission et de traitement de l’information, disposant pour ces deux activités d’une quantité de ressources cognitives limitées. [10]

Pour faire face au volume d’information, mais aussi à sa complexité et son hétérogénéité – multiplicité des sources, informations faiblement structurées et peu agrégées – les individus, et les organisations, s’appuient sur leurs capacités cognitives propres qui sont par nature limitées [11]. Il en résulte une incapacité, qualifiée de saturation cognitive, à traiter l’ensemble des informations reçues de façon égale et satisfaisante. Ainsi, des arbitrages et des accommodations, conscients ou inconscients, dans le traitement de l’information deviennent inévitables sans qu’ils soient conduits de manière optimale.

Enfin, la surcharge dite communicationnelle constitue le troisième élément à l’origine du phénomène de surcharge informationnelle. Elle est intrinsèquement liée à la multiplication des canaux et des modalités de circulation de l’information. Trouvant ses racines au-delà de l’unique domaine de l’information sur le Web, elle résulte de généralisation de l’usage des Technologies de l’information et de la communication (TIC) dans l’ensemble des sphères publiques et privées « En réduisant les temps de traitements, en accélérant la circulation de l’information, en autorisant la disponibilité permanente, les TIC contribuent à la surcharge informationnelle […] » [12]. La multiplication des canaux de communication numériques, qu’ils s’appuient sur des processus synchrones ou asynchrones, accroît considérablement la part accordée au travail d’échange et de mise en circulation de l’information dans l’activité quotidienne des usagers des TIC, alors même que ce travail n’est pas au cœur de leur activité.

Le changement de paradigme communicationnel évoqué précédemment a contribué à amplifier le phénomène de surcharge informationnelle dans l’environnement quotidien des usagers de dispositifs numériques. En effet, les applications du Web 2.0 au premier rang desquelles les réseaux sociaux numériques, les blogs, les plateformes participatives, les forums de discussion, engendrent un accroissement du volume informationnel, un renforcement des processus de réplication de l’information, ainsi qu’une multiplication des canaux de diffusion et des modalités de partage de contenus [13]. Les conséquences de ces modifications sont multiples dans la mesure où elles amènent l’ensemble des usagers à modifier leurs rapports à l’information en ligne. La médiation documentaire que Cécile Gardiès définit comme « la médiation qui s’appuie sur des dispositifs matériels ou humains en capacité de joindre usager et information » [14] est en premier lieu sujette à des transformations profondes. Les professionnels de l’information-documentation, tout comme les praticiens de la communication, sont amenés à prendre en compte les enjeux relatifs à l’immersion progressive des usagers dans une « économie de l’attention », au sein de laquelle l’accomplissement des processus de médiation suppose à la fois une opérationnalisation des objectifs poursuivis et une capacité à capter l’attention de destinataires sursollicités par ailleurs. La notion d’économie de l’attention, bien qu’exposée et théorisée antérieurement au développement du Web par Herbert Simon en 1971, s’applique particulièrement bien au contexte actuel de partage et de mise en circulation de contenus informationnels. Ainsi l’auteur, dans son article fondateur, évoque le passage d’un modèle de société « pauvre en information » à un modèle moderne correspondant aux sociétés actuelles « riches en information ». Herbert Simon formule notamment l’idée suivante :

Dans un monde riche en information, l’abondance d’information entraîne la pénurie d’une autre ressource : la rareté devient ce qui est consommé par l’information. Ce que l’information consomme est assez évident : c’est l’attention de ses receveurs. Donc une abondance d’information crée une rareté d’attention et le besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance des sources d’informations qui peuvent la consommer. [15]

La théorie de l’économie de l’attention met particulièrement en lumière les difficultés auxquelles sont confrontés les différents acteurs sociaux qui sont amenés à communiquer et à faire circuler de l’information sur le Web. Renforçant cette idée, Yves Citton évoque quant à lui le passage d’une économie de l’attention à une nécessaire écologie de l’attention en réaction à l’offre pléthorique de biens culturels liée au développement rapide de la communication numérique :

Tout le monde sait que la principale difficulté, aujourd’hui, n’est pas tant de produire un film, un livre ou un site Web, que d’attirer l’attention d’un public submergé de propositions, souvent gratuites, plus attrayantes les unes que les autres [16]

2) Médiations en ligne et enjeux info-communicationnels

Dans un environnement caractérisé à la fois par une surabondance d’information et une raréfaction de l’attention de leurs destinataires, les activités liées à la médiation informationnelle en ligne (mise à disposition de contenus, publicisation, diffusion, valorisation de contenus, etc.) peuvent difficilement faire abstraction des enjeux communicationnels sous-jacents. La seule qualité informationnelle des contenus, ainsi que leur adéquation aux besoins informationnels du plus grand nombre d’usagers, ne constituent plus les seuls leviers sur lesquels agir. Produire, mettre en circulation et rendre visible des contenus deviennent trois catégories d’actions conjointes indispensables à l’accomplissement de ces médiations. La masse d’information partagée, commentée, valorisée sur le Web confère à la notion de brièveté – dans la forme et dans la durée – des contenus un rôle primordial dont les objectifs sont multiples. Nous citerons par exemple la volonté de :

  • capter l’attention des internautes ;
  • favoriser la diffusion et l’essaimage des contenus ;
  • optimiser l’accès et favoriser la visibilité en ligne.

Praticiens de l’écriture Web, du référencement, des relations publiques, médiateurs numériques, community managers, etc., sont amenés à créer, diffuser et mobiliser des contenus abrégés, résumés, synthétisés et spécifiquement scénarisés afin d’atteindre un double objectif de visibilité et d’accessibilité. Au-delà d’un simple travail de simplification ou de réduction des contenus proposés, il s’agit bien davantage de repenser ces différents éléments sous l’angle de la brièveté, telle que la définit par exemple Alain Montandon, opérant une distinction majeure entre forme courte et forme brève :

Le court est relatif à ce qui est plus long, il est mesurable, alors que le bref appartient au champ notionnel du langage et la brièveté concerne un rapport interne à la parole [...]. La brièveté réside dans le rien de plus que nécessaire. [...] La forme brève a également un statut particulier, une lisibilité spécifique. [17]

À ce titre, le recours à ce que nous considérons comme étant des formes brèves numériques est devenu, dans le contexte actuel du Web, un élément fondamental des pratiques de médiation en ligne. Or, la création raisonnée de ces formes brèves met en œuvre des qualités et des compétences relatives à la fois à la culture numérique, dans son acception la plus large, mais également à des disciplines telles que l’ergonomie, la statistique ou les sciences de l’information. Dans la suite de notre propos, nous nous intéresserons plus particulièrement à cette dernière dimension, en proposant un éclairage spécifique fondé sur les pratiques de traitement de l’information issues du monde de la documentation. Les pratiques documentaires, dont les principes théoriques sont ancrés sur les notions d’accès au savoir et de savoir sélectionné [18], irriguent aujourd’hui naturellement et progressivement l’ensemble des processus de médiation numérique. Paul Otlet dans Le Traité de documentation [19], posant les bases de la discipline, définit la documentation comme un ensemble de pratiques dont l’objectif est de « pouvoir offrir sur tout ordre de fait et de connaissance des informations universelles quant à leur objet, sûres et vraies, complètes, rapides, à jour, faciles à obtenir, réunies d’avance et prêtes à être communiquées, mises à la disposition du plus grand nombre ». Ces préoccupations, particulièrement actuelles compte tenu du contexte informationnel susmentionné, n’ont jamais cessé d’être au cœur des métiers de la documentation. Elles trouvent cependant un nouvel écho lorsqu’elles sont considérées à travers le prisme des pratiques et des usages du Web 2.0. Les notions d’intelligence collective, de partage des savoirs et d’interopérabilité des applications propres au Web 2.0 ont façonné de nouveaux rapports à l’information notamment caractérisés par les notions d’élargissement et d’adaptation des pratiques. Dans un mouvement d’élargissement, ces technologies contribuent à banaliser un ensemble de tâches relevant traditionnellement du domaine de la documentation (description de ressources, collecte et organisation et partage des sources, sélection et évaluation des informations). Dans un mouvement d’adaptation, l’offre en services d’information intègre de nouvelles pratiques générées par l’appropriation progressive de ces outils. Ce mouvement que nous qualifions par ailleurs de décentrement des pratiques documentaires [20] est caractéristique de la recomposition des rôles des différents acteurs impliqués dans les médiations documentaires. À ce titre, il contribue à enrichir les pratiques de création et diffusion de formes brèves afin d’intégrer les contraintes propres à l’environnement informationnel actuel.

III. Formes brèves et médiations numériques

Les contenus partagés dans les espaces communautaires du Web social sont inclus dans des processus communicationnels basés sur une approche communautaire que nous qualifions de polymorphe et fractionnée : « Polymorphe, car un même contenu informationnel peut prendre diverses formes et s’inscrire dans une quasi-infinité de contextes différents, et fractionnée, car les évolutions techniques ont conduit à un éclatement des différentes fonctions mobilisées par la gestion de contenus multimédias. » [21] En conférant aux internautes un statut de créateur, de commentateur, d’évaluateur ou encore de prescripteur, les applications du Web 2.0 ont favorisé le développement de formes de médiations numériques certes opérées par des usagers, mais également massivement conditionnées par les traitements algorithmiques des différentes plateformes du Web qui contribuent à survaloriser certains contenus. Comme le souligne Dominique Cardon :

Alors que le Web est porteur de la double promesse d’un élargissement de l’offre d’information et d’une distribution plus étale des consommations, tout montre qu’on assiste à une surconcentration de l’attention autour de certaines informations qui gagnent une immense, soudaine et brève popularité en raison des effets de coordination virale qui orientent les publics [22].

L’orchestration de la mise en visibilité de contenus sur le Web devient alors une opération complexe nécessitant à la fois la capacité de fédérer et d’animer des communautés en ligne (rôle essentiel du Community Manager), tout en intégrant les contraintes fonctionnelles et algorithmiques des outils mobilisés, elles-mêmes en constante évolution. L’instrumentalisation des applications du Web 2.0 par leurs usagers, dans le but d’atteindre les objectifs précédemment évoqués (capter l’attention, favoriser la diffusion, optimiser l’accès), amènent les formes brèves numériques à tenir une place centrale dans les stratégies de communication, notamment en réinvestissant incidemment un travail d’analyse documentaire.

1) De l’analyse documentaire aux formes brèves numériques

Pratique courante des professionnels de l’information-documentation, l’analyse documentaire consiste à présenter sous une forme concise et précise des données caractérisant l’information contenue dans un document ou un ensemble de documents. Nous nous intéresserons ci-après à deux formes spécifiques de contenus s’inscrivant dans le périmètre traditionnel de l’analyse documentaire, le résumé et l’infographie, tout en interrogeant leur inscription éventuelle dans le registre de ce que nous considérons comme des formes brèves numériques. L’importance de ces deux formes de travail d’analyse documentaire répond au double impératif informationnel et communicationnel lié à la complexité de l’environnement des usagers du Web.  Ces deux types de contenus sont en effet mobilisés dans des contextes hétérogènes et selon des modalités variées. Dans son approche la plus générale, le résumé documentaire désigne une pratique visant à proposer une représentation textuelle condensée du contenu d’un document. Cette pratique peut répondre à différents objectifs. Ainsi les praticiens de la documentation identifient plusieurs types de résumés. Le résumé dit analytique ou informatif visera à mettre en avant les informations quantitatives et qualitatives apportées par le, ou les auteurs du document primaire [23]. En tant qu’unité documentaire le résumé peut alors éventuellement se substituer au document analysé. Le résumé dit critique ajoute l’expression d’un jugement ou d’une appréciation de l’analyste, le contenu du document résumé se trouve ainsi enrichi. Le résumé dit signalétique tend uniquement à indiquer les thèmes abordés dans un document. Enfin, la pratique du résumé dit sélectif vise essentiellement à réaliser une sélection de thèmes abordés dans le document primaire susceptible d’intéresser une catégorie spécifique de destinataires. Ces différents types de résumés sont aujourd’hui massivement mobilisés dans les processus de création de contenus numérique dans la mesure où ils sont des éléments essentiels participant à leur visibilité et à leur valorisation. En effet, tout contenu partagé sur le Web peut – et idéalement devrait –, au moyen de métadonnées encapsulées [24], intégrer parmi toutes les informations utiles à sa caractérisation, un résumé décrivant la ressource. Les principaux standards du Web ainsi que les grandes applications du Web social, tels que les réseaux sociaux numériques, proposent ainsi des schémas de métadonnées destinés à la fois à faciliter la réutilisation, le référencement, l’indexation, la présentation et la circulation des contenus. Nous citerons à titre d’exemple les balises méta du langage HTML5 (normalisées par le W3C), dans le domaine documentaire le schéma du Dublin Core (défini par le Dublin Core Metadata Initiative) ou dans le domaine des réseaux sociaux le schéma de métadonnées OpenGraph (protocole créé par Facebook).

Ces différents schémas ont en commun de prévoir l’insertion d’un résumé descriptif dans la ressource numérique concernée. Le principe d’interopérabilité des métadonnées ouvre à ce titre une multitude de possibilités d’utilisation de ces informations qui seront directement liées aux fonctionnalités des outils et algorithmes qui les exploiteront. Ainsi un même résumé textuel pourra par exemple être utilisé à la fois par un moteur de recherche, afin d’enrichir la présentation de la liste des résultats proposés aux usagers, par l’algorithme d’un réseau social, afin de proposer une représentation condensée d’un contenu partagé, par un outil de veille afin d’organiser et de trier des ressources, etc. La multiplicité de ces contextes d’usages et de valorisation des résumés conduit non plus à questionner l’intentionnalité motivant la production du résumé (signalétique, informatif, etc.) telle qu’elle pouvait être abordée dans le champ documentaire, mais davantage à le considérer comme un élément concourant directement à la plasticité des usages des contenus produits, tout en leur garantissant une « mise en visibilité » numérique. Présentant le schéma OpenGraph, l’entreprise Facebook met en avant sur son site Web le fait qu’il « permet à n’importe quelle page Web de devenir l’objet enrichi d’un graphe social. Par exemple, il est utilisé pour permettre à une page Web de bénéficier des mêmes fonctionnalités que n’importe quel autre objet sur Facebook » [25]. Le résumé devient, de fait, l’un des éléments de cette évolution du statut de ressources informationnelles à celui d’objet enrichi : au-delà du glissement sémantique, cette nouvelle désignation met en avant le caractère polymorphe des contenus partagés.

S’inscrivant dans une même démarche de condensation et de simplification de l’accès à l’information, le recours aux infographies [26] s’est également très largement développé sur le Web au cours des dernières décennies. En proposant une représentation visuelle de l’information, l’infographie permet de proposer au lecteur un contenu illustré comportant graphiques, chiffres, images et texte. L’objectif poursuivi est alors de restituer sous un format visuel et synthétique un contenu ciblé. Le recours à ce type de présentation graphique n’est bien entendu pas apparu avec le Web. Nous pouvons citer à titre d’exemple les travaux précurseurs de William Edward Burghardt Du Bois, sociologue américain qui proposa pour l’exposition universelle de Paris en 1900 un ensemble d’infographies et d’illustrations destinées à présenter de façon synthétique les résultats de ses travaux portant sur la condition sociale des descendants d’esclaves en Amérique du Nord. Par la suite, le graphisme d’information, ou infographie de presse, est devenu un élément important dans la sphère journalistique. La création en France en 1979 de l’agence de presse INGRES (Informations géographiques et économiques) puis en 1983 de l’agence IDE (Information documentation études) marquent deux étapes importantes dans ce domaine. Elles seront suivies dans les années 1990 par la création d’un nombre important d’organisations concurrentes. L’installation progressive des réseaux sociaux numériques dans le quotidien des internautes, en particulier des dispositifs accordant une place privilégiée à l’image (tels que les réseaux sociaux Pinterest, Instagram, Snapchat, etc.), a massivement participé à la popularisation de ce type de contenus visuels, bien au-delà de la sphère journalistique. À la faveur de la simplification de l’utilisation et de l’accès aux outils de création, l’engouement des internautes pour la création, le partage, la consultation des infographies s’est ainsi trouvé renforcé. Peu à peu l’infographie, dans la mesure où elle répond aux impératifs de concision, de lisibilité et d’attractivité relatifs au contexte spécifique du Web actuel, est aussi devenue un élément important des stratégies de communication numérique et s’inscrivant pleinement dans les pratiques d’écriture Web.

Les deux types de contenus évoqués ici ont en commun la concision : tous deux visent à proposer, dans le but d’optimiser les processus de médiation, une présentation abrégée d’une ressource. Cette caractéristique ne saurait cependant, seule, justifier de leur nature de « forme brève numérique ». Par ailleurs, leurs finalités sont différentes : plus immédiates pour les infographies, elles sont davantage opératoires pour les résumés. Pour autant, ces deux produits de l’analyse documentaire revêtent-ils un « statut particulier » et une « lisibilité spécifiques », éléments essentiels d’une forme brève ? Nous proposons dans les paragraphes suivants de questionner ces deux caractéristiques en nous appuyant sur les fondements pratiques relatifs à la création de contenus numériques couramment désignés comme composant les règles « d’écriture Web ».

2) Formes brèves numériques et écriture Web

Dans le contexte de surcharge informationnelle précédemment décrit, les enjeux relatifs à l’écriture Web sont multiples et parfois contradictoires. Le créateur d’un contenu doit simultanément s’adresser à un ensemble de destinataires dont les caractéristiques socioculturelles ne sont pas nécessairement uniformes ni connues, tout en intégrant dans sa démarche de création les contraintes liées aux fonctionnalités des dispositifs techniques qui appliqueront à ce même contenu un ensemble de traitements algorithmiques. Nous évoquons ici plus particulièrement l’indexation par des moteurs de recherche, la mise en circulation sur les réseaux sociaux, la collecte automatisée par les outils de concentration et de filtrage de l’information. À ces différents éléments s’ajoutent les spécificités propres à la lecture sur écran(s), aux particularités navigationnelles de l’hypertexte ainsi qu’aux contraintes ergonomiques des interfaces homme-machine. À ce titre, l’écriture Web s’appuie sur le recueil d’un ensemble de « bonnes pratiques » aux contours mouvants et labiles, dont l’objet est idéalement de satisfaire simultanément l’ensemble de ces contraintes. Trois facettes relatives au travail de rédaction sont ainsi mobilisées : l’efficacité communicationnelle, le référencement et l’interaction. L’efficacité communicationnelle passe en premier lieu par le style de rédaction et suppose une adaptation des messages à la cible dans le but de capter l’attention, clarification et valorisation des informations. Les pratiques relatives au référencement naturel consistent à améliorer le positionnement et la visibilité de contenus dans des pages de résultats de moteurs de recherche. Elles supposent d’intégrer dans le travail de rédaction un jeu de contraintes particulières dont les effets se portent directement sur le contenu produit (insertion de mots-clés prédéfinis dans certains emplacements spécifiques du texte, formulation de titres, organisation, etc.). Comme évoqué supra (III.1), l’écriture et l’insertion d’un résumé dans les métadonnées HTML d’une page Web joue à ce niveau un rôle très important : repris automatiquement par les moteurs de recherche afin d’accompagner les listes d’adresse URL présentées en réponse aux requêtes, il constitue un important vecteur d’information. Enfin, la nécessaire prise en compte de l’interactivité dans le travail de rédaction consiste à anticiper et proposer différents chemins de lecture aux internautes, une architecture de l’information spécifique, à anticiper l’ensemble des interactions qui pourront être établies au sein du contenu, avec le contenu dans les différents espaces de médiation numérique en ligne. Afin d’intégrer ces différentes contraintes, les règles de bonnes pratiques relatives à l’écriture Web préconisent dans le travail de rédaction l’usage de textes courts, le recours à des plans de type pyramide inversée, l’usage de chapeau en début de texte, le recours à des titres informatifs, etc., tout autant qu’elles préconisent d’éviter appositions, longues introductions, figures de style.

Les formes brèves évoquées précédemment s’inscrivent pleinement dans les normes d’écriture Web, et par extension dans les stratégies de communication numériques. Plus que des éléments annexes ou complémentaires des documents primaires dont ils sont issus, résumés et infographies sont des éléments constitutifs de la médiation documentaire. Ils concourent à son optimisation, comme autant d’éléments consubstantiels à la mise en circulation des contenus, instrumentalisés dans une stratégie de communication plus globale. La rédaction des résumés et la création des infographies supposent le respect des normes de visibilité et d’utilisabilité propres au Web [27] tout autant que l’appropriation des spécificités de la communication communautaire en ligne. Comme l’exprime Natacha Sellier, créatrice graphique : « une infographie réussie est particulièrement appréciée sur les réseaux. Elle est largement partagée et commentée et elle attire des followers. C’est aussi parce qu’elle génère cette influence qu’elle est très en vogue » [28]. Ces formes brèves numériques possèdent bien à ce titre un statut particulier, unique et lié à leur nature, celui d’adjuvant communicationnel. Elles permettent de valoriser les contenus informationnels, de favoriser leur visibilité ainsi que leur circulation tout en travaillant les conditions de leur réception.

IV. Conclusion

Porteuses d’une lisibilité propre, à la croisée de l’écriture Web et des impératifs de la communication en ligne, les formes brèves numériques conjuguent les notions d’universalité et de plasticité. Universalité par le jeu des contraintes définissant leur mise en forme, mais également en raison des cadres normés à l’intérieur desquels elles se déploient ainsi que par le partage de codes socioculturels spécifiques. Plasticité en raison de l’interopérabilité des services du Web 2.0 et des médias sociaux, apparaissant comme autant d’espaces propices à la mise en circulation et à la redocumentarisation des contenus [29]. Dans un contexte marqué par la surcharge informationnelle, par une multiplicité des canaux d’information ainsi que par une forte porosité entre sphères privées et sphères publiques dans les pratiques relatives aux dispositifs numériques de communication, les formes brèves numériques occupent une place particulière dans les pratiques relatives à l’écriture Web. Omniprésentes dans les différents espaces de médiation, elles s’inscrivent cependant dans une continuité de pratiques antérieures, notamment celles issues du domaine de la documentation, dont elles redéfinissent les contours et élargissent le périmètre d’action. Éléments devenus incontournables des stratégies de communication numériques, elles questionnent les relations entre acteurs techniques, communicants et usagers.

AUTEUR
Fabrice Pirolli
Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication
Le Mans Université, CREN-EA 2621

ANNEXES

NOTES
[1] Armand Matterlart, Histoire de la société de l’information, Paris, La découverte, 2006.
[2] Nicolas Auray, « Le Web participatif et le tournant néolibéral : des communautés aux solidarités », dans Florence Millerand, Julien Rueff et Serge Proulx (dir.), Web social : mutation de la communication, Montréal, Presses de l’université du Québec, 2010, p. 33-50.
[3] Hélène Crombet, « Sylvie Périneau (dir.), Les formes brèves audiovisuelles. Des interludes aux productions web, Paris », Revue française des sciences de l’information et de la communication [en ligne], n° 5, 2014,
[4] Francine Charest et François Bédard, Les racines communicationnelles du Web et des médias sociaux, Montréal, Presses de l’université du Québec, 2013.
[5] Bertram Myron Gross, The Managing of Organizations: the administrative struggle, The Free Press of Glencoe, 1964.
[6] Henri Isaac, Michel Kalika et Éric Campoy, « Surcharge informationnelle, urgence et TIC. L’effet temporel des technologies de l’information », Management & Avenir, n° 13, 2007, p. 149-168.
[7] Chester W. Simpson et Laurence Prusak, « Troubles with information overload. Moving from quantity to quality in information provision », International Journal of Information Management, vol. 15, n° 6, 1995, p. 41-32.
[8] Ensemble de documents non pertinents trouvés en réponse à une question, lors d’une recherche d’information (définition de l’association des professionnels de l’information et de la documentation - ADBS).
[9] John Sweller, Paul Ayres et Slava Kalyuga, Cognitive Load Theory, New York, Springer, 2011.
[10] Lucile Chanquoy, André Tricot et John Sweller, La charge cognitive. Théorie et applications, Paris, Armand Colin, 2007.
[11] Allen G. Schick, Lawrence A. Gordon et Susan Haka, « Information overload: a temporal approach », Accounting, Organizations and Society, vol. 15, n° 3, 1990, p. 199-220.
[12] Henri Isaac, Michel Kalika et Éric Campoy, « Surcharge informationnelle, urgence et TIC. L’effet temporel des technologies de l’information », Management & Avenir, n° 13, 2007, p. 149-168.
[13] Fabrice Pirolli, « Web 2.0 et pratiques documentaires. Évolutions, tendances et perspectives », Les Cahiers du numérique, vol. 6, « Du Web 2.0 au concept 2.0 », 2010, p. 81-95.
[14] Cécile Gardies, Dispositifs info-communicationnels de médiation des savoirs : cadre d’analyse pour l’information-documentation, université de Toulouse le Mirail, habilitation à diriger des recherches, 2012.
[15] Herbert Simon, « Designing Organizations for an Information-Rich World », dans Martin Greenberger (dir), Computers, Communication, and the Public Interest, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1971.
[16] Yves Citton, « Économie de l’attention et nouvelles exploitations numériques », Multitudes, n° 54, 2014, p. 163-175.
[17] Alain Montandon, « Formes brèves et microrécits », Les Cahiers de Framespa, n° 14, 2013.
[18] Jean-Paul Metzger, « L’information-documentation », dans Serge Olivesi (dir.), Sciences de l’Information et de la Communication - objets, savoirs, discipline, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2006, p. 43-60.
[19] Paul Otlet, Traité de documentation. Le livre sur le livre, théorie et pratique, Bruxelles, Palais mondial, 1934.
[20] Fabrice Pirolli, « ‪Une approche informationnelle de la médiation des savoirs dans les organisations : médiations documentaires et pratiques informationnelles‪ », Communication & Organisation, n° 49, 2016, p. 33-41.
[21] Fabrice Pirolli et Raphaëlle Crétin-Pirolli, « Web social et multimédia : propriétés d’une relation symbiotique », Les Enjeux de l’information et de la communication, n° 12, 2011, p. 73-82.
[22] Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes ? Nos vies à l’heure des big data, Paris, Éditions du Seuil et La République des Idées, 2015.
[23] Document présentant une information à caractère original, c’est-à-dire lue ou vue par le lecteur dans l’état où l’auteur l’a écrite ou conçue (définition de l’association des professionnels de l’information et de la documentation - ADBS).
[24] Une métadonnée désigne « une donnée destinée à caractériser une autre donnée » (source : dictionnaire Larousse). Une métadonnée est dite encapsulée si elle est elle-même contenue dans la ressource qu’elle caractérise.
[26] Nous utilisons ici le terme « infographie » afin de désigner tout contenu graphique à visée informationnelle, acception aujourd’hui couramment admise et partagée dans le domaine de l’écriture Web mais qu’il convient de différencier de la définition plus générale de l’infographie désignant « l’application de l’informatique à la représentation graphique et au traitement de l’image. » (Dictionnaire Larousse).
[27] Jakob Nielsen et Hoa Lauranger, Site Web Priorité à la Simplicité, Pearson, 2008.
[28] Paul Perdrieu, « L’infographie, nouvel indispensable de la communication digitale », décembre 2015, disponible sur : http://www.okedito.com/infographie-nouvel-indispensable-communication-digitale/, page consultée le 09/05/2017.
[29] Jean-Michel Salaün, « La redocumentarisation, un défi pour les sciences de l’information », Études de communication, n° 30, 2007, p. 13-23.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Fabrice Pirolli, « L’inscription des formes brèves dans les processus de médiations documentaires sur le Web et les médias sociaux », dans Les formes brèves du politique, Vincent Chambarlhac [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 13 juillet 2021, n° 14, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Fabrice Pirolli.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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