Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


L’essor des biens communs. Une analyse pluridisciplinaire des communs
Introduction
Jean-Marc Stébé et Hervé Marchal
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RÉSUMÉ
MOTS-CLÉS
Mots-clés : communs ; biens communs ; espace public ; Elinor Ostrom
Index géographique :
Index historique :
SOMMAIRE
I. À l’origine des communs
II. Des expériences multiples

TEXTE

La notion – le concept ? – des biens communs renaît à travers le monde. Face aux crises sociales, économiques et sanitaires, et en tant qu’alternative à la propriété privée, le concept des biens communs est de plus en plus intégré dans les horizons de sens des jeunes générations. Mais pour les sociologues urbains notamment, les biens communs existent depuis que les villes existent. Dès les premières villes – et les villes de l’Antiquité grecque ou romaine a fortiori –, se sont organisés d’un côté des espaces publics – autrement dit des espaces communs partagés et accessibles au(x) public(s) – et de l’autre des espaces privés – c’est-à-dire des espaces intimes appartenant à une ou des personne(s) qui en maîtrisent l’accès. Les espaces publics forment un réseau au cœur des villes. Considérés comme extensions de l’espace privé ouvert sur les autres, ils sont une zone commune de socialisation importante et de partage. Les espaces publics, organisés par la puissance publique – les municipalités bien souvent –, sont soumis de façon tacite à la régulation commune, au contrôle de chacun d’entre nous [1].

Force est donc d’observer que les biens communs sont partout, à commencer par les plus anciens : de la place publique aux trottoirs en passant par le square ; de la rue aux berges du fleuve en passant par le parc public. Plus récemment les biens communs se sont accrus et surtout diversifiés : du logiciel libre OpenOffice au site web d’hébergement de vidéos YouTube en passant par l’encyclopédie en ligne Wikipedia ; des jardins partagés sur les toits des immeubles aux Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) en passant par les supermarchés coopératifs « circuits courts alimentaires » ; de l’habitat participatif avec ses espaces destinés à un usage commun aux associations et coopératives d’autopartage en passant par les espaces de coworking ; des monnaies locales aux installations d’autoconsommation électrique en passant par les « coopératives hôtelières » chez l’habitant. Toutes ces expériences montrent qu’une même logique est à l’œuvre : celle d’une communauté d’utilisateurs ou de producteurs qui gèrent ensemble une ressource collective [2]. Qu’ils soient urbains ou numériques, matériels ou immatériels, locaux ou transnationaux, les « communs » répondent à des besoins environnementaux et sociaux de redistribution de ressources. Ils révèlent ce faisant des tendances lourdes qui travaillent les sociétés contemporaines.

I. À l’origine des communs

Bénéficiant d’un renouveau avec l’essor conjugué du numérique et de l’économie sociale et solidaire, la notion de biens communs est déjà présente au sein du droit romain. Dans celui-ci, un bien commun (res communis) serait une chose inappropriable par essence, tel que l’air, l’eau courante et la mer. Le droit romain fait bien la différence entre un bien commun et un bien public (res publicae) ; ce dernier est un bien qui appartient à l’État.

Au Moyen Âge, dans le système féodal, les biens communaux sont des biens gérés en commun par les occupants du domaine seigneurial. La notion recouvre aussi bien des équipements (un four ou un moulin par exemple) que des droits d’usage (le droit de pacage sur les terrains communaux). Cette notion a été théorisée par la Common Law britannique.

Dans la France villageoise, la tradition des biens communs a persisté jusque dans les années 1950-1960, notamment avec la possibilité pour les villageois de ramasser le bois mort ou de cueillir les champignons dans la forêt communale. Plus largement, étangs, marais [3], milieux humides, pâturages d’altitude, eaux collectives et terres communes, associées à des droits communs d’occupation, de chasse et de pêche, sont autant de formes d’espaces et d’usages collectifs de l’espace dans les campagnes [4]. Mais comment ne pas souligner combien le droit d’usage des communautés locales et rurales se trouve confronté à l’intérêt public pour la protection et la valorisation de ces espaces, formulées de plus en plus en termes de patrimonialisation [5]. Plus encore, un tel intérêt va de pair avec un glissement « de la terre “collective” à l’espace “public” » [6] qui ne laisse pas d’étonner en raison de sa rapidité historique. C’est que dans une Europe de plus en plus urbanisée  [7] et rationalisée [8], les plans de gestion gouvernementaux de tels espaces collectifs, autrefois entretenus par des communautés locales, devront prendre acte d’enjeux économiques, culturels, fonciers, symboliques et environnementaux, sans oublier les revendications relatives à l’accès aux paysages au nom de droits plus individuels [9].

Cela étant précisé, depuis la fin du xxe siècle, l’approche médiévale des biens communs est reprise un peu partout dans le monde par certains citoyens et militants de l’économie sociale et solidaire. Il faut dire qu’elle apparaît comme une voie de sortie relative, d’une part au développement de l’individualisme et au repli identitaire, d’autre part à la crise climatique et à la crise structurelle que traverseraient nos sociétés contemporaines. Plus récemment, la pandémie du Coronavirus (Covid-19) et l’accélération du réchauffement climatique de la planète sont l’occasion pour nombre de ces militants de relancer les débats sur les « communs ». Les travaux d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009 [10], sur la gouvernance des ressources naturelles en tant que biens communs sont logiquement remis sur le devant de la scène.

II. Des expériences multiples

La ville de Gand en Belgique fait figure en Europe de pionnière en matière d’expériences sur les biens communs. Il y aurait à l’heure actuelle dans cette ville flamande de 260 000 habitants plus de 500 initiatives. Parmi celles-ci, Driemaster Park qui rassemble les habitants d’un quartier populaire autour de la gestion commune d’un ancien site industriel avec une plaine de jeux, un jardin potager, des espaces de coworking, des associations de partage de véhicules, etc.

La France n’est pas en reste, en témoigne la multiplication des habitats participatifs à Paris, Villeurbanne, Bordeaux ou encore Toulouse. Par exemple, à Forcalquier dans les Alpes de Haute Provence, les Colibres, un habitat groupé de 11 logements, écologique, intergénérationnel et solidaire, a vu le jour en 2017. Les familles se partagent un jardin de 4 000 m2, des espaces communs (ateliers, buanderie, chambres d’amis, etc.). Elles bénéficient aussi d’un système d’autoconsommation collective par panneaux photovoltaïques. Ou encore, à Marseille, la coopérative Hôtel du Nord s’inscrit comme une alternative à Airbnb en proposant, depuis 2010, des logements chez une cinquantaine d’habitants des quartiers Nord de la cité phocéenne.

De plus en plus d’initiatives orientées « communs » reçoivent l’aval des institutions publiques (Conseils municipaux, départementaux et régionaux). Aussi les villes soutiennent-elles des projets de biens communs en permettant l’accès à un terrain, un immeuble, un appartement ou une friche industrielle. À Naples et à Grenoble, par exemple, un poste de fonctionnaire municipal a été créé pour gérer les initiatives et impulser les projets formulés en termes de biens communs. Étant confrontés directement aux problèmes sociaux, les acteurs politiques locaux peuvent se montrer sensibles et ouverts aux « communs » afin de compenser les défaillances du marché.

Ce numéro de la revue Territoires contemporains entend participer de l’identification de la diversité des formes contemporaines prises par les « communs » – ayant très souvent vocation à écrire autrement l’avenir – tout en étant attentif à leurs déclinaisons passées riches d’enseignements. Il s’agit donc d’un numéro ouvert à de multiples champs de recherche, et ce d’autant plus qu’il se veut lui aussi, à sa façon, une contribution performative à la formation d’une réflexion commune sur les communs...

Jean-Marc Stébé et Hervé Marchal ouvrent ce numéro en identifiant les grandes lignes autour desquelles les débats souvent vifs sur les communs prennent sens. Après avoir posé quelques repères sémantiques et définitionnels et présenté les grandes étapes (récentes) de la réflexion sur les communs et les biens communs, ils reviennent sur les discussions et controverses autour des notions d’espace commun et d’espace public pour montrer en quoi une « approche pragmatique de l’espace et du commun » semble s’imposer en la matière. Mais ils montrent aussi comment s’est produit un cheminement de la pensée pour passer des communs matériels aux communs immatériels.

C’est justement sur de tels communs que porte la contribution de Maryse Carmes et Maud Pélissier. Elles proposent effectivement d’aborder la question des pratiques d’Open Data du secteur public, pouvant être vue comme une incarnation concrète des « Communs de connaissance ». Afin de mettre en perspective un tel phénomène, les deux chercheuses, à partir d’un propos serré et précis, dessinent les contours d’un modèle synthétique d’étude relatif à des « enclosures persistantes » et à des modèles de gouvernance pluriels portant sur l’ensemble du cycle de vie de ce type de données. Prenant appui sur deux ethnographies spécifiques, Maryse Carmes et Maud Pélissier mettent in fine en évidence l’importance du projet sociopolitique qui préside à l’ingénierie de l’action publique en matière de données numériques.

De son côté, Philippe Hamman entend questionner la problématique des (biens) communs dans leurs rapports au territoire à partir du cas des coopératives énergétiques citoyennes. Pour cela, il se fonde sur une étude sociologique de telles initiatives en Alsace (France), ainsi que sur une mise en parallèle au sein de l’espace du Rhin supérieur dans ses trois parties : française, allemande et suisse. Il ressort de ses analyses rigoureuses que la transition énergétique encourage des pratiques qui valorisent ceux qui les adoptent (« éco-gestes » par exemple) et s’appuie sur des appels au citoyen actif et, plus encore, à une gouvernance territorialisée plus inclusive. Pour autant, la volonté de mener une telle transition, que ce soit parmi les décideurs ou les milieux associatifs et environnementalistes, peut se traduire par de nouveaux clivages entre les citoyens ou les habitants, ou encore les contraindre à des relations asymétriques à travers lesquelles l’« alternative » aux réseaux centralisés peut prendre la forme « de biens de club ».

Corinne Martin et Camille Pereira s’arrêtent elles sur les tiers-lieux, ces nouveaux espaces qui ont émergé dans les agglomérations urbaines à la fin de la décennie 1990. Si les tiers-lieux recouvrent toute une myriade de lieux multiformes et disparates, tels que les FabLab, les Repair’Café, les espaces de coworking ou encore les jardins partagés, il n’en demeure pas moins qu’ils disposent, quelles que soient leurs spécificités, d’un solide socle commun dans lequel s’enracine l’esprit communautaire, le travail collectif, la culture du partage, l’esprit de rencontre, l’idée de création et le sens de la convivialité. Les deux auteures se posent dans leur contribution la question de savoir si les tiers-lieux peuvent constituer des espaces d’expérimentation du commun. En explorant les notions de « biens communs », de « communs », elles parviennent à mettre en exergue que le « faire ensemble » constitue une manière d’expérimenter des activités, des pratiques et des valeurs communes au sein des tiers-lieux. Mais c’est avant tout la question de la gouvernance des tiers-lieux qui les intéresse, autrement dit celle du pouvoir. Elles montrent que les tiers-lieux de type coopératif, semblent les plus à même d’échapper à l’emprise des logiques propriétaires, qu’elles soient privées ou publiques.

Pauline Bascou revient quant à elle sur cet élément qu’est l’eau. L’auteure s’applique justement à présenter les évolutions historiques qui ont accompagné les différentes acceptions du bien commun, appliqué spécifiquement à l’eau et à sa gestion dans le monde occidental contemporain. La notion, dont on peut retracer la genèse à l’Antiquité, a retrouvé au cours de la seconde moitié du xxe siècle une acuité nouvelle en ce qui concerne le débat entre gestion privée et administration publique. Si l’on peut expliquer les transitions sémantiques de l’eau en tant que bien commun par des glissements dans les imaginaires de l’urbain et de la bonne allocation de la ressource, la contribution de Pauline Bascou montre également que le recours au bien commun a alimenté, à partir des années 1980-1990, la contestation de la marchandisation de l’eau bien au-delà de simples postures discursives.

Enfin, à partir de recherchées menées entre les années 2012 et 2016 sur ce que vivent les individus au volant de leur automobile, Hervé Marchal montre à quel point la route de facto collective est loin de s’apparenter aussi bien à un commun, associé à une visée d’universalité, qu’à des communs, renvoyant notamment à la production d’un sentiment commun d’appartenance ou à la construction d’un ordre social commun. En effet, l’analyse fine du rapport à la route appréhendé à partir du point de vue de l’automobiliste oblige à constater que, en l’espèce, collectif ne rime pas avec commun, peu s’en faut. Mais comment s’en étonner quand on sait que la voiture va de pair avec le processus d’individuation contemporain et que sa banalisation participe du succès de représentations sociales mettant en scène un individu souverain susceptible de se développer dans une autarcie identitaire. Dans ce contexte, la route apparait comme un commun notamment à partir du moment où elle est contrôlée, réglementée et judiciarisée.

AUTEUR

Jean-Marc Stébé
Professeur de sociologie
Université de Lorraine, 2L2S-EA 3478

Hervé Marchal
Professeur de sociologie
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366


ANNEXES

NOTES
[1] Jean-Marc Stébé et Hervé Marchal [dir.], Traité sur la ville, Paris, PUF, 2009.
[2]  Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld [dir.], Dictionnaire des biens communs, Paris, PUF, 2021.
[3] Comment ne pas penser ici au film de Jean Becker sorti en 1999 : Les enfants du marais.
[4] Pierre Charbonnier, Pierre Couturier, Antoine Follain et Patrick Fournier [dir.], Les espaces collectifs dans les campagnes xie-xxie siècle, Clermond-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2007.
[5] Elsa Martin E., « Distinction patrimoniale et populations locales : un rapport renouvelé à la ville ? Le cas de la Cité épiscopale d’Albi sur la Liste du Patrimoine mondial de l’Unesco », Patrimoines du Sud [en ligne], n° 9, 2019.
[6] Pierre Charbonnier et al., Les espaces collectifs dans les campagnes xie-xxie siècle, op. cit., p. 503.
[7] Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, Les grandes questions sur la ville et l’urbain, Paris, PUF, 2014 (2e édition).
[8] Nous pensons bien évidemment ici à la fameuse thèse wébérienne de la rationalisation du monde et, par extension, à cette idée d’un « désenchantement du monde ». Cf. Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959.
[9] C’est le cas par exemple au sein de zones pavillonnaires huppées où la qualité paysagère est vécue comme un bien qu’on a chèrement payé. Cf. Hervé Marchal, Jean-Marc Stébé et Florian Weber, « Gentrification of peri-urban spaces in France ‒ the surroundings of Nancy », Raumforschung & Raumordnung / Spatial Research and Planning, vol. 77, n° 3, 2019, p. 1-15.
[10]  Première femme à obtenir le prix Nobel d’économie. Elle obtiendra ce prix avec Oliver Williamson. Cf. Elinor Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1990 (traduit en français sous le titre La gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Bruxelles, Éditions De Boeck Supérieur, 2010).  

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Jean-Marc Stébé et Hervé Marchal, « Introduction », dans L’essor des biens communs. Une analyse pluridisciplinaire des communs, Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 7 septembre 2021, n° 15, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Jean-Marc Stébé et Hervé Marchal.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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