Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
L’essor des biens communs. Une analyse pluridisciplinaire des communs | ||||||||
La route : un espace collectif qui n’est pas commun | ||||||||
Hervé Marchal | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||
RÉSUMÉ
À partir de recherches menées entre les années 2012 et 2016 et fondées sur la méthode de l’entretien participant, l’article se centre sur le rapport à la route appréhendé à partir du point de vue de l’automobiliste. Il veut plus précisément saisir dans quelle mesure la route peut, en tant que dimension matérielle support de déplacements et de mobilités, se rapprocher d’un commun ou, plutôt, de communs, voire d’un bien commun. Il ressort des analyses que même si la route est éminemment collective, il ne va pas de soi, dès lors qu’elle est appréhendée du point de vue de l’automobiliste, qu’elle incarne un espace commun au sens où s’y fabrique des communs et des biens communs. |
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MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||||||
Notre propos consiste à se centrer sur le rapport à la route appréhendé à partir du point de vue de l’automobiliste, entendons de l’individu au volant. Autrement dit, l’objectif est ici de chercher à savoir comment les automobilistes perçoivent, depuis leur conduite intérieure précisément, leur environnement, à commencer par les autres automobilistes. Dès lors, la route apparaît comme un territoire vécu théâtre de multiples mobilités et la question devient, dans le cadre de ce numéro thématique, de savoir dans quelle mesure la route peut, en tant que dimension matérielle support de déplacements et de mobilités [1], se rapprocher d’un commun. Chercher à savoir si la route peut s’apparenter à un commun est loin de relever de l’évidence, ne serait-ce qu’en vertu du fait que derrière le mot « commun » n’opère pas nécessairement un sens commun, peu s’en faut [2]. La question vaut d’être d’autant plus développée que l’entrée par la notion de commun(s) [3] autorise à voir, comme on le verra, les limites inhérentes à la circulation automobile dès lors qu’on a à l’esprit que le caractère de fait collectif de la route ne suffit pas, dans une très large mesure, à en faire un espace commun – ce qui interroge, au passage, la possibilité même de voir dans ce territoire des mobilités qu’est la route un support viable pour davantage de soutenabilité ou de durabilité [4]. De ce point de vue, et autant le souligner d’emblée, le lien entre la route et la notion de bien commun est de nature problématique, et ce d’autant plus à partir du moment où l’on retient une acception « globale » de la notion de commun (i) alors associée à une visée d’universalité. C’est le cas par exemple quand on parle de l’eau, de l’air ou même de l’infomation [5] en termes de biens communs à l’échelle de la planète. Dès lors que la notion de bien commun, déclinée au singulier, domine l’horizon de sens en promouvant des valeurs à portée planétaire, à l’image de ce qu’il est possible d’appeler des biens communs « sociaux » reposant sur la mise en commun de ressources associées à des droits universels [6], la route, et celles et ceux qui l’empruntent ce faisant, perçue depuis l’intérieur de l’automobile apparaît somme toute assez étrangère à ces dimensions comme on le verra dans nos analyses – quand bien même, faut-il souligner, les choses ne sont pas forcément si simples à partir du moment où c’est le rapport de l’individu à lui-même qui est privilégié au volant [7]. Parallèlement à cette acception à portée universelle de la notion de commun, nous mobiliserons ce que des auteurs nomment communs (ii) [8], ce qui invite à être attentif aux façons avec lesquelles des citoyens, des habitants ou des usagers, tels des automobilistes, perçoivent et investissent « leurs territoires de vie » [9] ou, plus précisément, leur territoire de mobilités incarné par la route pour ce qui nous concerne en l’espèce. Peut ici se jouer, par exemple, la production d’un sentiment commun d’appartenance, la construction d’un ordre social commun par le bas, la gestion partagée d’un territoire (ville, quartier, immeuble, etc.) à travers des engagements citoyens et participatifs [10], ou encore « la possibilité d’une ville conviviale » [11] fondée notamment sur une « maîtrise d’usage » [12]. Cette perspective sera au centre de notre propos et invite à être attentif au processus de commoning. C’est donc en se basant sur les notions de bien commun (i) et de communs (ii) que nous allons interroger le rapport de l’automobiliste à la route et à son environnement [13]. Et pour comprendre, du point de vue de l’automobiliste, dans quelle(s) mesure(s) la route peut (ou non) s’apparenter à un bien commun, voire à des communs, nous nous appuierons sur des recherches menées entre les années 2012 et 2016, recherches qui ont consisté à saisir, à partir d’« entretiens participants » [14], non seulement comment les individus au volant habitent l’intérieur de leur automobile, mais également perçoivent leur vie et leur environnement, à commencer par celui de nature sociale, entendons les autres, qu’ils soient automobilistes ou non au demeurant. C’est que l’automobile, qu’on le veuille ou non, est bien plus qu’un simple bien marchand et qu’un simple moyen de transport. Car il est admis que l’individu dans son automobile, durant ses déplacements, ne peut pas ne pas habiter [15] l’espace circonscrit dans lequel il se trouve alors, et partant éprouver le monde et s’éprouver lui-même. L’habitat ne peut en effet être réduit au seul logement, surtout dans un monde où le mouvement crée lui-même des liens et des lieux appropriés, personnalisés et habités [16]. C’est d’ailleurs pourquoi il est heuristique de développer une analyse fine des manières d’habiter les mobilités [17], à commencer en l’espèce par celles automobiles. Après avoir montré combien être au volant de sa voiture éloigne l’individu de tout sentiment commun d’appartenance, le propos montrera en quoi la route s’individualise, remettant ainsi en cause l’idée même d’un cadre culturel commun au fondement des relations entre automobilistes. Mais plus encore, il s’agira de souligner que les autres usagers de la route sont très souvent réifiés par les automobilistes au point d’être confondus avec leur automobile, notamment, ce qui va de pair avec des logiques de dépersonnalisation et de déshumanisation. Enfin, il sera question de revenir sur le fait que la route est rarement la scène de mouvements collectifs en tant que tels, excepté celui des Gilets jaunes bien évidemment. I. Être soi au volant, loin de tout sentiment commun d’appartenance La voiture n’est pas seulement une réponse à une exigence sociale de mobilité [18]. Au-delà d’une théorie fonctionnaliste focalisée uniquement sur la notion de besoin, il faut davantage recourir à une analyse culturelle et symbolique. La voiture a été en effet pensée, construite et diffusée à une époque où l’individu veut vivre sa vie comme bon lui semble, où il se perçoit comme un individu individualisé – et non « collectivisé » – aussi bien dans sa chair que dans son esprit, où ce qui importe à ses yeux est sa liberté : c’est cela que les sociologues veulent exprimer lorsqu’ils parlent du processus d’individualisation engagé depuis la fin du xixe siècle [19]. Dans ce sens, la voiture est symptomatique d’une société d’individus soucieux d’être responsables d’eux-mêmes et sujets de leur existence. Elle s’inscrit pleinement dans cette manière normalisée et banalisée de penser le « Moi » comme une forteresse intérieure se suffisant à elle-même [20]. Le succès de l’automobile, avec son intérieur confortable, silencieux et ergonomique – pour ceux qui en ont les moyens financiers –, en dit long sur nos représentations du privé et du public [21], de l’intérieur et de l’extérieur, du monde, des autres et de soi. À n’en pas douter, « la voiture prend son sens premier dans le registre des attributs de la normalité sociale. Ensuite, et ensuite seulement, elle prend sens dans un registre pratique, utilitaire d’un objet permettant de se déplacer et d’accomplir diverses tâches » [22]. Ce qu’autorise l’automobile, c’est une centration de son existence à partir d’un habitat fixe subjectivement investi d’une signification affective tout en se trouvant au cœur des mobilités. Si le logement joue immanquablement un tel rôle, il reste que l’automobile n’est pas en reste en tant que lieu à soi mobile indubitablement engagé dans le mouvement du monde. Cette possibilité de centration à partir d’un point spatial fixe, comme l’est son automobile sur un parking par exemple, correspond à une dimension, sinon décisive, du moins importante dans l’émergence d’une autonomie subjective et, partant, dans le fait d’être peu en mesure de penser l’espace en termes de communs : « Dans ma bagnole, c’est bête, mais là j’ai vraiment l’impression de faire ce que je veux, de ne rien devoir à personne, d’être enfin libre je pense. En fait, les autres, je m’en fous un peu, moi je mène ma vie […] » (homme, 42 ans, célibataire, ambulancier, 25 000 kms/an). Même si de tels propos ne peuvent être généralisés, il reste qu’ils font écho à nombre de paroles entendues durant notre recherche où manifestement « prendre la route » revient à prendre sa vie en main et à s’engager dans une perception individualisée des autres et du monde : « Bon, moi, quand je monte dans ma voiture, je dois dire que, bon…, j’aime bien bien car je suis avec moi même si vous voulez. Je sais pas si c’est clair, mais c’est ça, je suis avec moi et ça c’est bien, j’aime bien. En fait, je suis un peu seul au monde, vous voyez ? » (homme, 24 ans, célibataire, étudiant, 10 000 kms/an). Le temps du trajet est un temps pour soi, un temps privilégié où il est possible d’organiser le monde intérieur et extérieur à sa façon. Les parcours quotidiens sont ainsi émaillés de seuils symboliques personnalisés (panneaux publicitaires, signalisations, paysages, etc.) qui définissent des états d’être, des manières de se sentir et de se situer dans sa temporalité propre : « Alors, quand je passe ce penneau [une publicité pour un supermarché], je sais que ma journée est finie, je rentre chez moi, enfin dans mon territoire, enfin je sors de Nancy quoi » (homme, 37 ans, concubin, chef des ventes, 25 000 kms/an). Chaque seuil incarne ainsi une sorte de micro-baptême psychologique ponctuel et fugace dont la vertu est de structurer la journée, tant sur le plan de la réflexivité rationnelle que du ressenti. Plus largement, notons qu’à partir du moment où le monde extérieur peut se révéler, sinon dépourvu de sens, du moins peu accueillant, alors c’est le monde intérieur ou subjectif qui prévaut : son petit monde à soi en quelque sorte. Et l’automobile participe assurément de cette extension de son intériorité, ou du moins de sa manifestation, tout en étant engagé dans le mouvement général des êtres et des choses. L’automobile s’avère être un moyen souvent pratique de relever le défi de la vitesse généralisée [23], de répondre à cette épreuve caractéristique de notre époque qu’est l’accélération du quotidien et plus largement des rythmes de vie [24], d’où le fait que les règles de conduite et de limitation de la vitesse sont ressenties comme des contraintes peu supportables. Si le passage à 80 km/h sur les routes secondaires françaises (en juillet 2018) a suscité tant de réprobations et de « grogne » [25], c’est bien parce qu’il est vécu et ressenti comme une limite de plus à sa liberté de choisir son propre rythme lors de ses déplacements journaliers. Experts et autres responsables politiques ont beau répéter que cela se traduit par quelques secondes, voire quelques minutes en moins selon le trajet, et s’offusquer des réactions de contestation consécutives à une telle mesure, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’à l’intérieur de la voiture ce n’est pas le temps objectif ou mécanique de nos montres, téléphones et autres écrans digitaux qui domine et « compte », c’est le temps subjectif, ressenti, vécu, intime, d’où l’incompréhension entre les uns et les autres. Il faut à cet égard rappeler, avec Maxime Duviau [26], que la vitesse vécue va de pair avec une désynchronisation du temps de sorte que chacun, qu’il soit automobiliste ou non au demeurant, est engagé dans un rapport au temps (très) personnalisé [27]. Mais la vitesse n’est pas seulement d’ordre temporel dans la mesure où elle est associée à une ambiance, entendons à une immersion dans une réalité parallèle incarnée par l’habitacle en l’occurrence. À tous les niveaux, la vitesse participe de la prise d’autonomie, ce qui correspondrait, insiste Maxime Duviau, à une « quête insatiable » pour l’individu contemporain, à commencer par les plus jeunes. Le mouvement choisi donne en effet cette impression de provisoirement disparaître des autres pour mieux s’éprouver soi-même et se procurer un moment d’intensité existentielle. La vitesse est ainsi une « notion d’une extrême complexité, à la frontière de l’érotisation, de la crainte et du risque [28] ». En outre, il faut compter avec le fait qu’elle augure parfois d’une confrontation routière. Si la route est un espace inégalitaire au fait des différences d’une automobile à l’autre [29], elle est aussi agonistique, notamment pour les plus jeunes qui se risquent à la confrontation. Et si la compétition sur la route est souvent officieuse, cela n’enlève rien au fait que symboliquement elle revêt une grande portée. Maxime Duviau [30] insiste de façon opportune sur le dépassement compris comme une situation éphémère d’adversité. Au même titre qu’une interaction de tous les jours, se joue, dans ce moment si particulier (et risqué) où il s’agit de dépasser, le risque de « perdre la face [31] ». C’est dire si la route est lors de telles situations une scène où le commun se défait ostensiblement. On comprend mieux pourquoi, loin de tout sentiment de commune appartenance au même groupe social que sont les automoblistes, et encore moins au très hypothétique monde de la route, l’agressivité en vient parfois à s’immiscer dans les relations entre automobilistes. Chacun dans son micro-territoire mobile se croit fondé à mener sa vie comme bon lui semble. Tout ce qui gravite autour est alors suceptible d’être ressenti comme une sorte d’obstacle qui empêche de mettre en application son droit à être mobile, à user de son temps selon ses priorités et ses souhaits. La route, collectivement partagée, ne se traduit pas par un sens commun de ce qu’on peut y faire et ne pas y faire, peu s’en faut. Elle peut sûrement être qualifiée d’anomique à cet égard, dans une acception durkheimienne [32]. II. Une route d’individus Être au volant de sa voiture est une manière de privatiser et de signifier un monde extérieur anonyme et impersonnel. Dans ce sens, semblent tout à fait significatives les nouvelles formes que prend la volonté de rendre hommage à un proche, un être cher, un parent mort dans un accident de la route. En effet, il est fréquent de voir sur le bord des routes des bouquets de fleurs parfois associés à une photo, à un petit mot écrit à la main destiné à rappeler qu’à cet endroit un être cher est décédé. Comme le fait remarquer Laetitia Nicolas [33], si ces « bornes de mémoire » constituent des marques de chagrin disposées à la vue de tous, il n’en demeure pas moins qu’elles correspondent à des témoignages individuels, des significations personnalisées peu compréhensibles pour l’observateur extérieur. La route, symbole d’un monde où chacun s’investit temporairement avec sa voiture particulière, est logiquement le théâtre de pratiques où ses propres sentiments comptent plus que toute autre chose. C’est dire si la route et ses abords s’individualisent. En conséquence de quoi il faut souligner combien ce qui est en l’occurrence de facto commun, entendons l’individuation de la route, annihile la possibilité même de faire concrètement du commun et de penser (à) des communs, et encore moins à des biens communs tels qu’on les a mentionnés dans l’introduction puisque l’espace est privatisé. Il n’est pas étonnant de constater, dans le même sens, que de plus en plus d’automobilistes récusent une infraction de la route au nom d’un jugement en situation et en prétextant des circonstances exceptionnelles qu’eux seuls seraient en mesure de juger et de connaître véritablement [34]. Chaque conducteur a de « bonnes raisons » de penser qu’il conduit prudemment « tout simplement parce que sa conduite correspond à ses représentations » [35]. Le monde intérieur de l’automobile éloigne l’individu de l’ordre symbolique partagé, dans la mesure où les émotions et les affects ne sont plus à destination de l’autre, mais de soi. S’y impose une perception egocentrée du monde dans laquelle l’autre, et partant ce qu’on a de commun avec lui, disparaît, ou s’estompe. La voiture produit un effet solipsiste, ou du moins elle l’amplifie dans le sens où Ego se suffit à lui-même, se pense comme intransitif et se persuade qu’il n’y a pas d’autre réalité que lui-même. Le monde dans toute sa complexité est alors dénié pour le réduire à sa seule réalité, comme s’il y avait une parfaite identité entre le monde extérieur et sa réalité, comme si tout pouvait être ramené à soi : « Moi, dans ma voiture, déjà je m’y sens bien. Et puis, même si c’est bizarre de dire ça, mais c’est comme si j’étais un peu avec moi-même. C’est comme si, enfin, je pouvais des fois discuter avec moi et rien qu’avec moi. Bon, c’est comme ça que je le dirais… En fait, je suis un peu égoïste alors, et ça c’est vrai qu’il faut le dire » (femme, 32 ans, secrétaire médicale, 15 000 kms/an). Autrement dit, l’automobile incline à penser, dans une plus ou moins large mesure, que le monde est fait pour moi et seulement pour moi. L’automobiliste est non seulement dans son propre monde, il est son propre monde. Cet effet solipsiste menant à un sentiment d’auto-suffisance résulte et participe à la fois de cette individualisation exacerbée des existences ou, mieux, de cette singularisation de la société [36]. De ce point de vue, l’automobile apparaît comme une bulle existentielle et réaliste au sens où elle contient réellement sa propre réalité épurée de toute étrangeté : entendons de toute intrusion de l’autre communément présent sur la route : « Ah oui, alors là, je dois dire, et mon mari me le dit souvent, quand je suis au volant, je fais tellement de choses, comme prendre des appels téléphoniques, que les autres ils sont loin dans ma tête. J’aime pas dire ça, mais c’est vrai ! » (femme, 52 ans, médecin, 25 000 kms/an). Dès lors, les autres acteurs de la route (cyclistes, piétons, moto-cyclistes, motards, etc.) deviennent du même coup des obstacles au bon déroulement de « ma » vie et de « mes » temporalités journalières [37]. De multiples « cadres » [38] opèrent ici et défont la possibilité même de faire de la route un espace commun vécu et sensé. À qui appartient la route de ce point de vue ? À chacun se sentant autorisé à faire valoir ses priorités existentielles. Cyclistes, piétons, motards n’ont donc qu’à bien se tenir… « Quand on est au volant, on est souvent pressé, enfin, on veut avancer comme on veut, et alors c’est là que des fois j’ai du mal avec les cyclistes et les scooters. Ils font ce qu’ils veulent, ils se permettent tout, alors ça, ça m’énerve ! J’ai déjà baissé ma vitre pour dire ce que je pensais… » (homme, 39 ans, cadre, 30 000 kms/an). C’est sûrement au regard de ces dimensions qu’il faut comprendre l’incompréhension mutuelle entre automobilistes et piétons ou cyclistes. Car à partir du moment où l’on est dans son automobile, la rationalité semble plus que jamais limitée à son propre espace de sens, à son propre monde. Tout semble se passer comme si l’automobiliste n’était plus en mesure de cadrer le monde autrement qu’à partir de son seul et unique point de vue d’automobiliste. Constat d’autant plus déroutant pour l’observateur que cet automobiliste est lui aussi bien souvent par ailleurs un piéton ou encore un cycliste, un motard… « Moi, quand je suis au volant, c’est comme si plus rien ne comptait que mon envie d’aller à un endroit. Du coup, c’est vrai que les cyclistes ou les autres qui sont sur la route, ça m’embête alors que moi aussi je fais du vélo ! Du coup, j’essaie de me raisonner mais bon, il faut dire que les vélos eux aussi sont pas très polis, il nous font des signes qui franchement, des fois, me donnent envie de descendre ! » (homme, 22 ans, auto-entrepreneur, 20 000 kms/an). On le voit et on s’en doute, la route n’est pas individualisée uniquement par les automobilistes : il y a une réciprocité des indifférences entre automobilistes, piétons, cyclistes et motards, entre autres, qui contrarient de facto toute construction d’un ordre social commun. On est loin de la déférence consistant à se mettre à la place de l’autre et à le réhabiliter à la fois dans sa singularité et son humanité. La dynamique interactionnelle ici en jeu ne se traduit pas, le plus souvent, par des interactions polies, au mieux il s’agit de cordiale ignorance, au pire d’insultes et d’agressions verbales et physiques. Rappelons à ce propos que déjà pour Jacques Ellul [39] le succès de la voiture particulière avait pour résultat de produire un espace éclaté fait d’individus séparés les uns des autres, repliés sur eux-mêmes et agressifs le cas échéant. Edward T. Hall a également beaucoup insisté sur ce point, et ce dès les années 1960 : « La voiture isole l’homme de son environnement comme aussi des contacts sociaux. Elle ne permet que des types de rapport les plus élémentaires, qui mettent le plus souvent en jeu la compétition, l’agressivité et les instincts destructeurs. » [40] [41] D’une façon générale, la route contemporaine semble plus que jamais être une route d’individus où les rites d’interaction décrits et mis en évidence par Erving Goffman [42] perdent de leur actualité et de leur pouvoir de régulation de la vie sociale. En d’autres termes, s’opère un brouillage de l’autrui généralisé, entendons des règles et normes collectives. Les automobilistes que nous avons observés au volant se reconnaissent en effet assez peu dans un répertoire culturel commun. Il faut dire que dans son automobile, on l’a vu, tout un chacun est en mesure d’éprouver cette possibilité de se vivre dans son expérience singulière. La voiture particulière participe ainsi de cette tendance à se référer à soi, et plus encore à développer un art d’être soi [43], lequel devient une norme largement partagée en lieu et place à la référence à un autrui commun perçu de plus en plus comme une contrainte inadmissible qui « empêche de vivre comme on veut », comme nous le dira ce jeune homme en désignant un autre voiture coupable à ses yeux de perturbation du trafic (28 ans, célibataire, chômeur, 15 000 kms/an). C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’exaspération de certains de nos informateurs dénonçant toujours et encore le fait que « les autres [automobilistes] font n’importe quoi », qu’« ils se foutent de savoir si t’es à côté ou non ». L’automobile n’est alors plus facteur de sérénité, mais d’agacement, d’énervement, voire de colère et de dépit aussi. C’est également dans cette veine qu’il faut interpréter la juridiciarisation croissante des relations entre automobilistes. Moins les individus partagent spontanément des règles de conduite, plus il est nécessaire de les rappeler et ainsi d’assurer la circulation à partir de règles formelles ou prescrites, à l’origine d’un cadre commun alors imposé et hyperformalisé. La mise en place, hier de feux de circulation et de panneaux indicateurs, aujourd’hui de contrôles routiers automatisés et de caméras de surveillance routière, est destinée à rendre moins incertains les rapports entre automobilistes, du moins dans certains pays bien évidemment [44]. Cette inflation du formel participe un peu plus de ce que Georges Simmel [45] appelait « l’intellectualisation croissante de la vie », laquelle s’accompagne d’une augmentation de la vie nerveuse : de plus en plus de panneaux, de contrôles de vitesse et de règlements nécessitent en effet de la part des automobilistes une forte réflexivité et une perspicacité à réagir rapidement en fonction de ce qui leur est signalé. L’absence d’une force socialisante efficace qui uniformiserait les automobilistes au point de créer un cadre commun de conduite est une évidence. Au volant, chacun déploie ses propres manières d’habiter son petit monde et pense « en artisan » [46] (afin de se mettre à l’aise, gagner du temps, déjouer les contrôles de police, aménager son espace comme bon lui semble…). Comment dès lors ne pas souligner que les communs, de quelque nature qu’ils soient (culturelle, sociale, juridique, mémorielle, etc.), sont contrariés dans leur définition et leur possibilité même d’être éprouvés. III. Les autres conjugués au singulier Si la voiture peut jouer le rôle d’un espace propice aux relations personnalisées, comme lors de discussions intimes ou amicales, il en va très différemment des relations entre automobilistes, dans la mesure où ils se trouvent mutuellement en relation avec un « autre » qu’ils ne peuvent écouter et regarder, qu’ils ne peuvent saisir dans sa globalité, qu’ils ne peuvent toucher tant sur un plan figuré que sur un plan littéral. L’autre est ici intouchable stricto sensu. Chacun est de la sorte dépossédé de sa capacité à faire comprendre, lors de relations de face-à-face, son point de vue ; à dire sans entraves ce qu’il pense et ressent. L’autre est de facto tenu à distance. C’est pourquoi les petits écarts de comportement de conduite ou les incivilités n’entraînant pas d’accident n’ont pas de conséquences identitaires pour les fautifs car ils ne sont pas confrontés, le plus souvent, directement à la face d’autrui. C’est qu’à partir du moment où l’autre est réduit à l’identité impersonnelle et anonyme d’automobiliste, tout se passe comme s’il inspirait moins de crainte. Mais cela comporte son revers : à partir du moment où l’autre n’est qu’un automobiliste, on le dépouille de son épaisseur identitaire en le réduisant à une seule identité au point qu’il n’apparaît plus vraiment comme une personne singulière mais seulement comme un autre alors réifié : un automobiliste précisément, ni plus, ni moins [47]. Ainsi, d’une certaine façon, le monde de la route met à l’épreuve les individus dans leur définition d’eux-mêmes en tant que personne mais également en tant qu’être humain : logiques de dépersonnalisation et de déshumanisation opèrent de concert. Eu égard à cette dernière, il faut souligner qu’on est au plus loin de la notion de bien commun chargé d’une portée universalisante car la route n’est pas ce territoire où peut naître un niveau de conscience à même de percevoir de la commune humanité, excepté quelques rares situations tel un accident de la route où la détresse de l’autre, voire sa mort, réhabilite pour un temps chacun dans sa sensibilité humaine et le met en face de ses responsabilités. Cela étant, il reste qu’il semble opportun de parler ici d’une épreuve d’inhumanité au sens où ce qui est remis en cause, au sein même de la circulation automobile, c’est la capacité des individus à s’identifier réciproquement comme des êtres humains. Cette épreuve d’inhumanité n’a bien évidemment rien à voir, en l’occurrence, avec ce qu’elle a pu recouvrir dans l’expérience concentrationnaire des camps nazis analysée magistralement par Michael Pollak [48]. Mais sous une forme atténuée et nettement moins dramatique, elle s’observe au cœur de la mobilité automobile. Pour autant, si la voiture participe de la prégnance de la catégorisation outrancière d’autrui, ce n’est pas forcément négatif, aussi étonnant que cela puissse paraître. Car à travers cette manière d’appréhender l’autre, opère aussi une logique de réversibilité identitaire : au volant l’individu aisé sur le plan financier devient un automobiliste comme les autres, de sorte que la route incarne aussi, de façon contre intuitive, une épreuve d’égalité que la marque et le prix des automobiles viennent néanmoins contrarier, c’est entendu [49]. Mais quoi qu’il en soit, les règles sont les mêmes pour tout le monde de sorte qu’être sur la route immerge dans une parenthèse temporelle où les distinctions sociales semblent abolies. Ne faut-il pas alors émettre l’hypothèse selon laquelle la route peut s’apparenter à la « communitas » définie par Victor Turner [50] comme un état transitionnel où toute différenciation sociale est tue ? Dans ce sens, la circulation automobile comporte un potentiel de subversion des rapports hiérarchiques, un temps où l’autre devient un autre comme soi : un semblable donc. Et ce d’autant plus que les inégalités corporelles, voire les stigmates qui collent à la peau, deviennent quasiment invisibles sur la route. Aussi comprendre les rapports entre automobilistes suppose-t-il de tenir compte de ce fait fondamental : on interagit et on se voit sans véritablement interagir et voir l’autre. On interagit bien plus avec une automobile qu’avec une personne entière. En d’autres termes, ce à quoi nous avons affaire dans le commerce entre automobilistes, c’est à un effet métonymique. Parfois, tout se passe effectivement comme si la voiture recouvrait et se confondait in fine avec son propriétaire : « En fait, quand on regarde bien, c’est la voiture de l’autre qu’on insulte parfois, on sait même pas qui est au volant mais on crie sur la voiture ! Des fois ça fait drôle de voir qu’en fait on crie sur une personne âgée qui est simplement perdue… On est quand même terribles au volant si on regarde bien… » (femme, 56 ans, enseignante, 12 000 kms/an). L’une des propriétés des relations entre automobilistes est, par voie de conséquence, de mettre hors jeu le visage comme élément de l’interaction au profit d’une médiation indirecte incarnée par la carrosserie et les vitres de la voiture. Ici, l’individu et son visage ne transcendent plus l’interaction. C’est davantage le contraire qui prévaut étant donné que le visage est transcendé par la matérialité de la voiture [51]. Autrement dit, l’identité d’automobiliste s’impose comme une catégorie indépassable dans le sens où elle totalise l’individu pour le réduire à la seule dimension matérielle de son identité. Aussi l’épreuve de réification réalisée socialement et matériellement ici nie-t-elle, radicalement et outrageusement, les fondements de l’éthique lévinassienne qui fait de la sensibilisation au visage d’autrui le foyer originel permettant de dépasser les mots déshumanisants [52]. Or, le visage, et bien plus encore le regard, est condition d’une relation sensible. L’œil est la fenêtre de l’intériorité, le révélateur d’une sensibilité toujours furtive. Mais à partir du moment où l’autre est vu à travers un média, il ne peut plus être appréhendé dans l’immédiat d’une relation sensible ; tel est ce qu’impose a priori la condition de la circulation automobile. Comment alors ne pas penser à Simmel [53] lorsqu’il écrivait que « tout le commerce des hommes, leurs sympathies ou leurs antipathies, leur intimité ou leur froideur, seraient transformés d’une façon inappréciable s’il n’y avait pas d’échanges entre les regards ». IV. Conclusion Au regard de tous ces élements d’analyse, il apparaît logique d’observer que ce n’est pas parce que les automobilistes ont des intérêts objectivement communs qu’ils forment un groupe en mesure d’agir collectivement d’un seul homme. Les automobilistes auraient pourtant tout intérêt à ce que le prix de l’essence baisse ou à ce que les infractions routières soient moins sévèrement réprimées et sanctionnées. Mais très peu d’actions collectives [54] sont parvenues à s’organiser [55] jusqu’au mouvement des Gilets jaunes (en 2019). À cette occasion, s’est dessinée une orientation commune fondée sur des revendications d’abord liées au coût de l’essence et au droit à la mobilité – et donc à être engagé dans le mouvement du monde. Des ronds-points ont été investis et ouverts à tout le monde, devenant ainsi des communs dans le sens où ce qui est commun est « inappropriable » ou « hors-propriété » [56]. Ce qui signifie par extension que le commun ne peut être détenu ni par l’État sous forme de propriété publique, ni par un ou plusieurs particuliers sous forme de copropriété ou de communauté de biens. Ici, le commun est le résultat d’actions collectives relayées numériquement qui rappellent la capacité auto-instituante de la société [57]. Cette capacité est une activité de création ou d’invention : elle est une « praxis instituante » [58]. Pourtant, en dehors de ce mouvement, comment ne pas observer que personne n’a été jusqu’alors en mesure de fédérer les esprits et de faire émerger une conscience commune, condition d’un mouvement de grande envergure pour faire pression sur les compagnies pétrolières et les pouvoirs publics, par exemple. De ce point de vue, « les automobilistes » n’existent guère, sinon comme groupe latent qui n’arrive pas ou très peu à se constituer en groupe manifeste – excepté quelques cas très rares comme les pique-niques organisés chaque année par la marque low cost Dacia, pique-niques qui réunissent plusieurs milliers de personnes soucieuses de se distinguer des autres automobilistes en montrant à voir leur convivialité, leur anti-snobisme et leur rationalité de « rouler pas cher, économique et utile » [59]. Si la route est éminemment collective, comment ne pas souligner, à partir du moment où elle est observée du point de vue des automobilistes, qu’elle peut (très) difficilement être appréhendée en termes de communs et encore moins comme un bien commun se rapportant à notre commune humanité. La route est de fait collective mais loin d’être commune, au sens où elle n’est pas le support de la fabrique de communs et de biens communs. Il faut dire, comme l’écrit Jean Rémy, que « la mobilité soutient un processus d’individuation. Le succès de l’automobile vient de sa connivence avec ce processus d’individuation » [60]. Plus encore, pour le sociologue belge, « dans le contexte contemporain, l’auto-mobilité risque de se confondre avec l’automobilisme, car l’usage intensif de l’automobile me permet d’aller où je veux, quand je veux, dans les limites de mes moyens économiques. De cette manière, le processus d’individuation déjà en cours atteint un nouveau palier. » [61] La banalisation de la voiture semble en effet, on l’a amplement souligné, participer de la solidification de représentations mettant en scène un individu souverain susceptible de se développer dans une autarcie identitaire. Parce que la route apparait comme un commun notamment à partir du moment où elle est contrôlée, réglementée et juridiciarisée, comme on l’a vu, elle peut être définie comme un commun formalisé ou, plus précisément, comme un commun strié et tracé : strié car spatialement marqué et organisé [62] ; tracé car contrôlé via de multiples dispositifs qui se traduisent souvent par des lignes symboliques tracées à même le bitume [63]. Mais ce commun objectivement fixé, entendons institué, est loin d’être un commun subjectivement significatif, entendons vécu et ressenti comme tel au volant. |
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AUTEUR Hervé Marchal Professeur de sociologie Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366 |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Sur la distinction entre déplacement et mobilité, voir
Jean-Marc Stébé et Hervé Marchal, Les grandes questions sur la ville et l’urbain, Paris,
PUF, 2014 (chap. V).
[2]
Denis Bocquet, « Les communs comme concept et
catégorie de pensée : complexité et
polysémie du miroir historiographique », Espaces et sociétés, 2018, n° 175,
p. 183-188.
[3]
Leïla Kebir, Stéphane Nahrath et Frédéric
Wallet, « Éditorial. Biens communs et
territoires », Espaces et sociétés,
2018, n° 175, p. 9-17.
[4]
Arnaud Buchs, Catherine Baron, Géraldine Froger et Adrien
Peneranda, « Communs (im)matériels : enjeux
épistémologiques, institutionnels et
politiques », Développement durable et territoires [en ligne],
2010, vol. 10, n° 1, 2010, disponible sur
http://journals.openedition.org/developpementdurable/13701, page consultée le 21/10/2020.
[5]
Voir sur ce point l’article de Maryse Carmes et Maud
Pélissier dans ce numéro.
[6]
Hervé Defalvard, « Des communs sociaux à la
société du commun », Revue internationale de l’économie sociale, 2017,
vol. 345, n° 3, p. 42-56.
[7]
En effet, l’individu au volant peut penser à des biens
communs (à la Terre, à l’Humanité…) en
s’engageant dans un régime de verticalité
existentielle, mais ce n’est plus alors le rapport direct
à la route qui est concerné, mais un rapport intime de
soi à soi. Voir sur ce point Hervé Marchal, Un sociologue au volant, Paris, Téraèdre, 2014,
chap. I.
[8]
Benjamin Coriat,
Le retour des communs : la crise de l’idéologie
propriétaire, Paris, Les liens qui libèrent, 2015.
[9]
Leïla Kebir et al., op. cit.,
p. 10. Voir également les articles de Philippe Hamman et
de Corinne Martin dans ce numéro.
[10]
Rolande Beurthey et Laurences Costes, « Vers une ville
plus convivialiste ? La voie de l’habitat
participatif », Revue du MAUSS, 2019,
n° 54, p. 215-228 ; Simone Ranocchiari et
Christophe Mager, « Bologne et Naples au prisme des biens
communs : pluralité et exemplarité de projets de
gestion “commune” de l’urbain », Développement durable et territoires [en ligne],
2019, vol. 10, n° 1, disponible sur
http://journals.openedition.org/developpementdurable/13238, page consultée le 19/10/2020.
[11]
Alain Caillé, Philippe Chanial, Anne-Marie Fixot et Hervé
Marchal [dir.], La possibilité d’une ville conviviale, Revue du
MAUSS, 2019, n° 54.
[12]
Anne-Marie Fixot, « Vers une ville convivialiste.
Introduction à la maîtrise d’usage », Revue du MAUSS, 2014, n° 34, p. 154-168.
[13]
Dans cet article se tenant au plus près de l’individu au
volant, nous n’intégrerons que très peu la notion
de biens communs, déclinée au pluriel cette fois,
laquelle renvoie notamment à l’approche
(micro)institutionnaliste d’Elinor Ostrom qui n’a eu de
cesse d’insister sur la reconnaissance des communautés
locales ainsi que sur la pertinence des modes
d’autogouvernance dans la gestion collective des ressources
naturelles notamment. Voir Elinor Ostrom,
Governing the Commons: The Evolution of Institutions for
Collective Actions,
Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; voir aussi Crafting Institutions for Self-Governing Irrigation Systems,
San Francisco, ICS Press, 1992. Pour une discussion serrée de
cette approche, voir Olivier Weinstein,
« Comment comprendre les “communs” :
Elinor Ostrom, la propriété et la nouvelle économie
institutionnelle », Revue de la régulation
[en ligne], 2013, n° 14, disponible sur
http://journals.openedition.org/regulation/10452, page consultée le 11/02/2021.
[14]
Les entretiens se sont déroulés au sein des automobiles,
souvent lors de petits trajets. Ils ont duré en myenne
1 h 30. Les contacts avec les informateurs ont
été facilités dans la mesure où les vingt-deux
personnes interrogées « au volant »
avaient déjà été contactées dans le cadre
d’une recherche sur les mobilités périurbaines
autour de la ville de Nancy, située dans le Nord-Est de la
France. Pour plus de précisions, voir Hervé Marchal,
« L’entretien participant : une méthode
pour saisir le vécu de l’individu au volant », Recherche Transport Sécurité [en ligne], 2019, 16
pages, disponible sur
https://doi.org/10.25578/RTS_ISSN1951-6614_2019-08.
[15]
Hervé Marchal, Un sociologue au volant, op. cit.
[16]
Guénola Capron, Geneviève Cortès et Hélène
Guétat-Bernard, Liens et lieux de la mobilité. Ces autres territoires.
Paris, Belin, 2005.
[17]
David Bissell, « Passenger mobilities: affective
atmospheres and the sociality of public transport », Environment and Planning D: Society and Space, 2010,
n° 28, p. 270-289 ; Jean-Baptiste
Frétigny, « Habiter les mobilités : le
train comme terrain de réflexion », L’information géographique, 2011,
n° 75, p. 110-124.
[18]
Hervé Marchal, « Pourquoi l’automobile fait de
la résistance ? », Transports, infrastructures & mobilités, 2020,
n° 520, p. 16-21.
[19]
Comment se voir et se percevoir autrement que comme un individu
dans un monde qui impose de répondre individuellement à
la question du sens de la vie ? Plus il y a de densité
identitaire (de normes, de valeurs, de principes, de modèles,
de références, de repères…), plus
l’individu est en effet face à lui-même, attendu
qu’aucun fondement n’est suffisamment
hégémonique pour fonder une fois pour toutes son
identité. En d’autres termes, l’individu est
individualisé au sens où aucune tradition, aucune
transcendance, aucune source de sacralité ne lui indique du
dehors qui il doit être et comment il doit se conduire.
[20]
Norbert Elias, La société des individus, Paris,
Pocket, 1991.
[21]
Ce qui renvoie aux tensions entre les définitions personnelles
et intimes de soi et les définitions sociales, entendons
institutionnelles, statutaires ou encore culturelles allant de pair
avec des catégories impersonnelles pouvant être
ressenties comme, sinon caricaturales, du moins réductrices.
[22]
Éric Le Breton,
Bouger pour s’en sortir. Mobilité quotidienne et
intégration sociale, Paris, Armand Colin, 2005, p. 189.
[23]
Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité,
Paris, L’Harmattan, 2014.
[24]
Harmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une critique de la modernité tardive, Paris, La
Découverte, 2012.
[25]
Voir par exemple : Jacques Chevalier et AFP,
« 80 km/h : la grogne face à la
résolution du Premier ministre », Le Point,
13/06/2018, disponible sur
https://www.lepoint.fr/automobile/securite/80-km-h-la-grogne-face-a-la-resolution-du-premier-ministre-13-06-2018-2226841_657.php#xtmc=la-grogne-face-a-la-resolution-du-premier-ministre&xtnp=1&xtcr=1.
[26]
Maxime Duviau, « La jeunesse et la route.
Socio-anthropologie de la conduite automobile »,
université de Strasbourg, thèse de doctorat en
sociologie, 2020.
[27]
Voir aussi Jocelyn Lachance, « La vitesse au volant chez
les jeunes : symptômes d’une volonté de
désynchornisation », Sciences de l’Homme et sociétés, 2005,
n° 81, p. 52-71.
[28]
Maxime Duviau, op. cit., p. 240.
[29]
On sait par exemple combien les catégories populaires sont
plus que les autres largement soumises au risque routier, du fait
notamment du faible pouvoir protecteur de leur véhicule.
Inversement, les catégories sociales les plus favorisées,
qui contribuent fortement au risque routier et, au passage, au
risque environnemental, le sont beaucoup moins en raison d’un
équipement automobile de qualité. Voir Yoan Demoly,
« Carbone et tôle froissée. L’espace
social des modèles de voiture », Revue française de sociologie, 2015, vol. 56,
n° 2, p. 223-260.
[30]
Maximie Duviau, « La jeunesse et la route.
Socio-anthropologie de la conduite automobile »,
art. cit.
[31]
Erving Goffman, Les rites d’interaction, Paris,
Minuit, 1993.
[32]
Émile Durkheim, Le suicide, Paris, PUF, 1995.
[33]
Laetitia Nicolas, « Les bouquets funéraires des
bords de routes », Imageson.org, 30
janvier 2007.
[34]
Jean-Marie Renouard,
As du volant et chauffards. Sociologie de la circulation
routière, Paris, L’Harmattan, 2000.
[35]
Patrick Peretti-Watel, « La conduite automobile : un
objet de recherche sociologique ? », Archives européennes de sociologie, 2001,
vol. XLII, n° 2, p. 391-428 (cité
p. 425).
[36]
Danilo Martuccelli, La société singulariste,
Paris, Armand Colin, 2010.
[37]
On comprend également mieux pourquoi le co-voiturage est bien
vécu si « je le fais quand je veux et avec qui je
veux » – même si les contraintes
économiques ont parfois raison de ce credo bien sûr. En
outre, le covoiturage est d’autant plus accepté quand on
a la possibilité de profiter de son temps à soi et rien
qu’à soi. Cela est rendu possible et normal par les
téléphones portables et autres lecteurs mp3
réintroduisant une complexité temporelle entre les
covoitureurs, complexité temporelle synonyme
d’individualisation du temps de chaque individu au sein
même de l’habitacle. Comme dans le train, les temps de
chacun se désynchronisent au sein de la voiture.
[38]
Erving Goffman, Les cadres de l’expérience,
Paris, Minuit, 1991.
[39]
Jacques Ellul, Le bluff technologique, Paris, Hachette,
1988.
[40]
Edward T. Hall, La dimension cachée, Paris,
Seuil/Points, 1971, p. 127.
[41]
De nombreuses enquêtes d’opinion convergent pour
souligner que plus de huit conducteurs sur dix, que ce soit en
France ou en Europe, avouent avoir déjà eu peur du comportement agressif
d’un autre conducteur. Voir par exemple : Fondation
VINCI Autoroutes, « Baromètre de la conduite responsable 2020 : 1
conducteur français sur 5 admet ne plus être la
même personne lorsqu’il est au volant ! », carenews, 02/07/2020, disponible sur
https://www.carenews.com/fondation-vinci-autoroutes/news/barometre-de-la-conduite-responsable-2020-1-conducteur-francais-sur.
[42]
Erving Goffman, Les rites d’interaction, Paris,
Minuit, 1993.
[43]
Hervé Marchal, « L’identité du
citadin », dans Jean-Marc Stébé et Hervé
Marchal [dir.], Traité sur la ville, Paris, PUF, 2009,
p. 399-468.
[44]
En outre, notons que ce n’est pas parce que les moyens de
contrôle formel augmentent qu’ils sont respectés et
qu’ils vont de pair avec une diminution des
incivilités. Signalons que de multiples sondages donnent des
éléments de grandeur même s’ils ne sont pas
réalisés dans un cadre académique. Voir par exemple
le classique Baromètre européen de la conduite
responsable de la Fondation Vinci :
https://fondation.vinci-autoroutes.com/fr/article/barometre-de-la-conduite-responsable.
[45]
Georges Simmel, Philosophie de la modernité, Paris,
Payot, 2004.
[46]
Richard Sennett, La culture du nouveau capitalisme, Paris,
Albin Michel, 2008, p. 148.
[47]
Sur l’importance de la logique de catégorisation
pensée au regard des logiques de personnalisation et
d’humanisation, voir Hervé Marchal, « Les
conditions d’une totalisation éthique de
l’autre », Revue du MAUSS, 2013,
n° 41, p. 200-217.
[48]
Micheal Pollak, L’expérience concentrationnaire,
Paris, Métailié, 1990.
[49]
Luc Boltanski, « Les usages sociaux de
l’automobile : concurrence pour l’espace et
accidents », Actes de la recherche en sciences sociales, 1975,
vol. 1, n° 2, p. 25-49 ; Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris,
Minuit, 1979.
[50]
Victor Turner, « Liminality and Communitas »,
dans The Ritual Process: Structure and Anti-Structure,
Chicago, Aldine Publishing, 1969, p. 94-113.
[51]
Insistons ici sur le rôle des vitres qui médiatisent la
relation à l’autre au point de ne plus être en
contact de façon immédiate. Ne sommes-nous pas
alors dans un territoire circulatoire, entendons la route, où
à force de voir l’autre sans le rencontrer, celui-ci
finit par être extrait de toute commune humanité ?
Car le verre n’est pas simplement une frontière qui
reste toujours possiblement une instance de transaction ou de
communications ; il est bien plus, en l’espèce, un
mur qui a la particularité de faire taire l’autre, de
dissoudre son universalité. Il faut dire que le verre
n’est pas poreux, d’où le fait qu’il est
souvent « une aporie » sur le plan relationnel.
Voir sur ce point Hervé Marchal, « Le verre est dans
la ville. Digressions sur un matériau moins convivialiste
qu’on ne le croit », Revue du MAUSS,
2019, n° 54, p. 92-99.
[52]
Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, Paris,
Fayard / Radio France / Folio, 1982 [entretien avec
Pierre Nemo].
[53]
Georges Simmel, Sociologie et épistémologie,
Paris, PUF, 1981, p. 227.
[54]
Comment ne pas penser ici aux réflexions de Mancur Olson (Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978) sur
les conditions de l’action collective.
[55]
Pensons ici aux mobilisations contre les limitations de vitesse par
exemple. Quant aux motards, ils se mobilisent
régulièrement pour faire entendre leurs points de vue.
[56]
Pierre Dardot et Christian Laval,
Commun. Essai sur la révolution au xxie siècle, Paris, La Découverte, 2014.
[57]
Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société,
Paris, Seuil, 1975.
[58]
Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, op. cit., p. 397.
[59]
Cf.
https://www.latribune.fr/journal/edition-du-0207/entreprises/773344/frequentation-record-pour-le-pique-nique-dacia-rendez-vous-des-automobilistes-pauvres.html, entre autres.
[60]
Jean Rémy, « Mobilités et ancrages : vers
une autre définition de la ville », dans
Monique Hirschorn et Jean-Michel Berthelot [dir.], Mobilités et ancrages, Paris, L’Harmattan, 1996,
p. 140.
[61]
Jean Rémy, « L’automobilité sans
l’automobile. Anatomie d’un phénomène social
total », dans Alain Bourdin [dir.], Mobilité et écologie urbaine, Paris, Descartes
& Cie, 2007, p. 255.
[62]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris,
Minuit, 1980, p. 472.
[63]
Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Paris, Zones
sensibles, 2013.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Hervé Marchal, « La route : un espace collectif qui n’est pas commun », dans L’essor des biens communs. Une analyse pluridisciplinaire des communs, Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 7 septembre 2021, n° 15, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Hervé Marchal. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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